mercredi, juillet 20, 2011

Les lutteurs: Alexandre Falguière

En 1875, Alexandre Falguière est déjà un sculpteur reconnu: du jour au lendemain, il devient un peintre en exposant l'immense tableau qui, depuis son acquisition par le Musée d'Orsay est sans doute redevenu son oeuvre la plus connue et la meilleure représentation d'un combat de lutte à ce jour. Le réalisme de la toile laisse les critiques de l'époque sur la réserve. On invoque en général l'influence des peintres américains qui se sont attaché aux thèmes sportifs, mais la date montre que les tableaux les plus connus sur ce même thème sont contemporains, si ce n'est postérieurs. On dit aussi que la mode de la lutte, activité de foire, s'est répandue ne France comme une conséquence de la défaite de 1870. Les spécialistes prétendront longtemps identifier dans les personnages principaux Marseille et Dumortier, premières "stars" de la lutte professionnelle: il semble qu'ils se soient trompé, mais leurs noms sont restés les plus connus;

          Liste:

Arpin, Dubois, Faouët, Sabès, maîtres es ruses,
Marseille jeune, aîné, Pietro et Abdullah,
Kara-Ahmed, Osman, Pytlasinski, Nourlah,
Tobie de Toulouse et Doublîé de Vaucluse.
François et Buisson de Bordeaux, Franck de Montmartre,
Achille du Mont-Ventoux, Hackenschmidt, Hitzler,
Léon Dumont, Paul Pons, et de Bouillon Omer,
Ou Lagneau de Paris contre Etienne le Pâtre.
Ils étaient forgerons, maçons, soldats, vachers,
Lepy le géant, Raoul, Constant le Boucher,
L'Aimable, Dumortier, champions de la culbute,
Gambier, Crest, Van den Berg, Ganzouin et Fénelon. 
Falguière les a mis torse nu au Salon:
En France ils ont écrit l'histoire de la lutte.  

(Fred Audin: in Trophicules)


Quelques remarques sur le tableau lui-même:

La dimension de la composition l'empêche de passer inaperçue: la toile fait 191x240, permettant une représentation des deux personnages (au physique si caractéristique et probablement assez petits) à taille réelle.

La scène se passe probablement dans l'arène athlétique de la rue Lepeletier, mentionnée dans le petit journal en 1867, pour avoir été le cadre d'une représentation de la secte des Aïssaoua. Les gradins recouverts de rouge donnent au lieu un caractère semblable à celui du cirque d'hiver. L'ouverture de cette salle (la première à représenter contrairement aux baraques foraines, des spectacles de combat non arrangés par avance) daterait précisément de cette même année 1867.

On lit dans le journal des Goncourt:  "Nous sommes des assidus de l'Arène athlétique, de ce spectacle de la lutte, qui vous travaille tous les nerfs et dont vous vous en allez avec un peu de la tristesse et de la déception des vaincus." 

Arène. Baraque de luttes. (En 1900, on disait : arène athlétique, arène foraine, arène de luttes), argot des lutteurs forains.
G. Sandry, M. Carrère, Dict. de l'arg. mod., 1953, p. 224.



Contrairement au précédent de Courbet (Les Lutteurs, exposé au salon de 1853 en compagnie des Baigneuses), il s'agit d'une scène d'intérieur, l'éclairage portant sur l'avant de la scène et mettant les acteurs principaux dans la lumière. Les spectateurs au contraire, comme au théâtre sont plongés dans l'ombre.



Derrière eux, les rectangles rouge clair semblent traduire une ouverture vers l’extérieur ou une coursive. Cette figuration quasi-abstraite annonce la manière des Nabis (et de Vuillard en particulier).

Le rouge des tribunes rappelle celui des fresques des murs pompéïens, rappelant de façon indirecte la thématique antique, comme également le figure le sable du sol. Comme dans le cirque romain (où le sable = arène, est déjà la couverture de sol destinée aux lutteurs) on aperçoit dans ce qui semble un mélange de terre battue et de paille, un fragment de bandage, évocateur de probables blessures, donc de combats antérieur, et aussi un pompon arraché à un maillot. Ce sont ces pompons qui identifient les adversaires, l'un blanc pour le short rouge, l'autre bleu ciel pour le maillot rayé, plus jaune que bleu, et qui, à en juger par la référence à Courbet (voire aux maillots des baigneurs de Bazille) paraît être la tenue traditionnelle du lutteur "bleu". On devine d'ailleurs au fond du tableau de Bazille (1869) une scène (les jeunes gens qui s'essuient) qui pourrait être un jeu de lutte, impression que renforce le code rouge-bleu des maillots:


En ce qui concerne la présence des spectateurs, parmi lesquels on reconnaît les sculpteurs (et ceci est un message direct pour les peintres, notons au passage que la première exposition des impressionnistes se tiendra l'année suivante, en 1876, au numéro 11 de la rue le Peletier) Jules-Isidore Lafrange, Jean-Paul Aubé et Eugène Delaplanche. Contrairement à Courbet encore, les spectateurs, dont la tribune est très éloignée dans le tableau de "plein-air" sont chez Falguière très proche de l'action, et pour ainsi dire "couchés dessus", plus proches que ne le sont les spectateurs dans un gymanse moderne ou autour d'un ring de boxe. Cette galerie de portrait ne peut manquer d'évoquer les portraits de groupes (ou réunions dans l'atelier) de Fantin-Latour, et en particulier le fameux "coin de table" de 1872:

Comme dans le coin de table ou l'Hommage à Delacroix, l'assistance est exclusivement masculine. Au milieu de ces têtes connues ne figure qu'un couple ambigu, et flou, dont l'un des partenaires ne présente pas une apparence de virilité certaine (alors que la plupart des autres portent des accessoires caractéristiques, pipes, chapeaux, barbes ou moustaches) qui renvoie au "couple" Verlaine-Rimbaud (et peut-être même au trio auquel on pourrait adjoindre Germain Nouveau). Leur position dans l'axe de la focale ferait presque croire à une signification "codée" -involontaire?- de la scène,  tableaux de confrérie, de société secrète,  accentuant le rapport de l'arène athlétique avec le bordel.


La foire, l'Hercule forain, la coulisse et la marge, ces même sous-entendus, et peut-être politiques aussi, sont présents dans le traitement du thème par Daumier (la toile précède même celle de Courbet d'un an, 1852)



Contrairement à Courbet encore Falguière représente l'engagement du combat, et une pose qui ne contrevient pas à la règle -la main sur la tête, comme l'étranglement sont ou seront bientôt des prises interdites-. La pose des jambes est sensiblement identique (mais inversée, Courbet adopte la vision offensive, Falguière l'option "passive" ou du moins défensive). Ce que montre Falguière ce n'est pas une scène de sport, mais des hommes qui viennent regarder, avec divers degré de détachement, deux hommes qui s'enlacent, plus ou moins décidés à se faire mal pour le plaisir d'un groupe de voyeurs (statut qui se transfère en abyme à celui qui contemple la scène, et regarde par devant un tableau où les spectateurs eux-même ne voient que ce qui se passe par derrière).

Plusieurs fois reproduit par L'illustration (dans la version d'Achille Gilbert), le tableau de Falguière fait son chemin dans l'imaginaire des potentiels amateurs par la gravure (il s'en vend encore des originaux abordables):



Curieux retour à un original noir et blanc, car, déguisant mieux sa source, en l'affichant de façon paradoxale, que Courbet, Falguière avoue que son tableau transpose une scène d'atelier. Autre élément de la surrection de la modernité dans la peinture (et prolongeant l'usage qu'en fit Delacroix) le tableau de Falguière est en effet la copie d'une photo prise (et mise en scène par ses soins même si le "photographe" est "anonyme") dans son atelier.


Cette photographie conservée dans le fonds du Musée Rodin, montre la reprise au carreau du sujet principal.


Les seules différences notables sont, l'absence des pompons, (la modification de la chevelure du lutteur courbé et de la barbe du dominant qui se confond dans la version photographique avec l'ombre de le tête sur le cou -il est probable que le modèle original ait réellement été roux, ce qui ne manque pas de jouer sur l'harmonie d'ensemble du tableau, ainsi que sur le reflet de la lumière sur sa peau qui renforce l'effet de "poursuite" d'une lumière diffusée -hors-champ- par en haut, et s'écrasant au sol en un cercle dont le centre est marqué par le pompon blanc), celle du mystérieux couple flou, et enfin celle des rectangles de lumière suggérés peut-être par les encadrements de tableaux. Un dessin préparatoire aux dimensions de la photo (ou décalqué sur elle) existerait dans les archives du Petit Palais.

Une photographie des frères Marseille rend plus plausible, en raison de la chevelure, l'identification de l'un des deux au modèle de la photographie:
 A moins que la caricature (dont j'ignore l'auteur) qui est supposée représenter Arpin et Marseille n'ait joué un rôle dans le composition de Falguière?
Car le sujet fait flores dès la deuxième moitié du 19è siècle, comme le montre cette autre caricature, qui présente l'intérêt de montrer (outre le lustre) un public qui mêle spectateurs aux lutteurs en attente de combat:

Le fait que les modèles soient habillés les désignent bien comme des professionnels de la lutte:

 

et non comme des modèles d'artistes jouant à la lutte:





          BORD DE TAPIS

Dans la salle où l'on a disposé quelques chaises,
Les lutteurs au repos finissent leurs sandwichs.
Ils s'étirent, prennent des attitudes kitsch
De vacanciers assis sur le bord des falaises.
Il rit, à demi nu, il a quinze ans ou seize;
De l'entraîneur, au loin, il n'entends plus le speech.
             Remontant son T-shirt tout écrit en english,
De ses tétons durcis il écrase les fraises.
Puis, baissant sur ses cuisses son survêtement
Il montre à ses copains, fier douloureusement,
Le début d'érection dont la tension l'épuise,
Avant qu'un de ses équipiers, compréhensif,
Se dévoue pour apaiser ce rut excessif,
Sachant qu'il se bat mieux quand les fesses lui cuisent.

        
         (Fred Audin, Trophicules)

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