mardi, janvier 29, 2019

le surréalisme crucifié (Crevel 4)


 Picabia Le surréalisme crucifié

Texte paru dans la revue Jeux (1935) sous la plume de son directeur-secrétaire de rédaction-éditeur G. Paul-Henri, pseudonyme de Georges Ardiot :




jeudi, janvier 10, 2019

les pieds dans le plat (Crevel 3)


Elève Micron, en attendant votre décapitation dans votre cachot de la Conciergerie, vous copierez cent fois les lignes suivantes de feu René Crevel :





(...)

Les chômeurs crèvent de faim, de froid, tandis qu’on brûle et qu’on noie les richesses accumulées à leurs dépens. Cela est vrai, incontestable, aussi bien au propre qu’au figuré. Non moins vrai moralement qu’intellectuellement ou physiquement parlant. La minorité des exploiteurs continue d’affamer la masse pour mieux l’empoisonner. Les grands gargotiers laissent mijoter en vase clos le bouillon de culture.(...) Mais la faim ne se trompe point avec quelques rogatons, la colère n’accepte pas de se laisser noyer sous des niaiseries.(...)
 
« Heureux les pauvres d’esprit »… « il y a plus de joie pour un pécheur qui se repent »… Or se repentir, se convertir, rentrer dans le droit chemin, c’est d’abord et toujours trahir les compagnons de misère, de déchéance, c’est les vendre avec soi à ceux dont le règne a fait cette misère, cette déchéance, c’est se livrer, les livrer aux flics qui se valent tous, les réels et l’imaginaire, flics en chair et en os spécialisés dans le passage à tabac ou grand flic en peau de brouillard, Dieu, dont le nom n’est jamais invoqué (toujours le même goût des miracles) que pour faire tourner en eau de boudin la colère du peuple aux poings de pierre, aux yeux de flamme. Il ne s’agit plus d’inventer un autre monde pour excuser celui-ci. Il faut refaire par la révolution ce vieux monde capitaliste qui demande aux réformes de l’aider à durer. Que soient cousues les bouches qui osent encore parler d’une revanche dans l’au-delà, qui osent promettre la mort en guise de revanche sur la vie. Camarade, le temps seul limite la misère de ta vie, mais la misère toutes les misères limitent le temps de ta vie. Des hommes noirs sont payés par les riches pour parler d’éternité, de ce qui ne finit pas, et toi et les tiens, dans la paix comme dans la guerre, vous êtes prématurément achevés par l’impitoyable désordre capitaliste.

Voici les treize fusillés de Genève (octobre 1932).

Début 1933 : Un gazomètre explose dans la ville ouvrière de Neukirchen. Les gros magnats de la Sarre ne se ruinent pas en précautions. Il y a une internationale de l’avarice et de la négligence en pays capitalistes. ça saute chez Renault : 9 morts. La chaudière était vieille, entartrée, et les murs qui l’isolaient construits en petites briques d’agglomérés légers. Dans les mers du Sud, les marins malais et les Hollandais, dont la milliardaire crapaudine Wilhelmine réduit la solde de 17 %, se mutinent. L' Aldebaran, bateau français qui fait (joli métier) la police du Pacifique, se joint à la flotte néerlandaise. La chasse est donnée à ces indigènes d’assez mauvais esprit pour ne pas remercier la colonisatrice quand on leur supprime un cinquième de leurs moyens de ne pas crever de faim. Un avion laisse tomber une bombe de cinquante kilos : vingt-deux morts. Si les mutins ne s’étaient pas rendus, on leur en envoyait une autre de deux cents kilos. ( Ce coup de maître n’était, du reste, pas un coup d’essai de l’impérialisme puisque, en 1930, au Chili, la flotte s’étant révoltée à la suite d’une diminution de salaires et les ouvriers de Valparaiso, Santiago-de-Chili, Coquimbo et Antofagasta, ayant, pour les soutenir, proclamé la grève générale la bourgeoisie chilienne fit appel à la flotte américaine dont les avions lancèrent des bombes et réduisirent ainsi les révoltés).

(...)

Et pendant ce temps-là, encore et toujours, les murs des églises, des tribunaux, des casernes, des prisons continuent de répéter : Liberté, égalité, fraternité. Trois mots, deux douzaines de lettres, ce n’est pas beaucoup, c’est de moins en moins pour camoufler et consolider les remparts que le désordre capitaliste s’obstine à vouloir imposer au mouvement de l’histoire, à son plus irrésistible élan, la révolution prolétarienne. Trois mots, deux douzaines de lettres une promesse à prendre par antiphrase, sur des pierres officielles, un mensonge non moins officiel : l’exploiteur ne se contente pas d’exploiter, il nargue son exploité. Ici la muflerie éclate à pleines façades, là-bas l’ironie s’agrippe de toutes ses griffes aux flancs de la misère, aux flancs des masures, aux flancs de la misère des masures, aux flancs des masures de la misère.

La provocation court les rues, les rues de Paris.

(...)

Une longue rue pauvre.

Deux cent soixante-cinq turnes répètent la même façade galeuse, la même cour, le même escalier si noir, aux marches si usées qu’on risque de s’y casser vingt fois le cou d’un palier à l’autre. Digne décor du drame de la misère, de son épilogue la maladie, la mort. Voilà bien, ma foi, l’occasion d’une petite plaisanterie. Une plaque d’émail la répète : rue du Château-des-Rentiers. Nous sommes rue du Château-des-Rentiers. De château de rentier, l’on n’en trouvera point l’ombre avant la semaine des quatre jeudis (...). L’ironie, qualité bien française. On ne pouvait tout de même pas appeler rue du Taudis-des-Chômeurs cette sentine de la désolation. Il faut savoir sourire. Par exemple, il est assez badin que sur un grand pan de mur de gigantesques lettres encrassées par la fumée des usines voisines annoncent qu’en face est une œuvre antituberculeuse. Voilà de quoi divertir un peu ceux qui crachent leurs poumons au fond des galetas de la rue du Château-des-Rentiers. En fait d'œuvre-antituberculeuse, on peut toujours aller y voir. La pluie traverse le toit, ruisselle à l’intérieur. Ni eau, ni gaz, ni électricité. Des punaises en compensation. Les cabinets sont dans la cour, les mêmes pour tout le monde. Cabinets à la turque. Ça ne donne pas envie d’aller à Constantinople. L’été, la fosse répand une puanteur que l’hiver atténue un peu. Mais alors, il faut crever de froid.

Broncho-pneumonie ou fièvre typhoïde selon la saison.

Ce qui se louait trois cents francs avant la guerre en vaut maintenant quatorze cents.

Le simple particulier n’est d’ailleurs pas le plus rapace des propriétaires. L’assistance publique possède de vastes terrains rue du Château-des-Rentiers. Au lieu de bâtir, elle s’est contentée de diviser le tout en lopins que traverse un chemin sans voirie. Chacun de ses locataires s’est construit sa petite maison. Or, pour les quelques mètres carrés dont elle demandait, en 1914, quatre-vingt-quinze francs par an, l’administration nationale de bienfaisance et d’entraide capitalistes exige aujourd’hui six cents francs.

Et, toujours cette charmante ironie ! Dans les parages immédiats de ce hameau qui jouit des mêmes privilèges que les plus sinistres lotissements, voici l’asile de nuit Nicolas Flamel où l’on daigne recueillir pour quelques heures ceux que le régime a jetés à la rue. Dès l’aube on les en chasse, on les envoie au diable. Libre à eux d’aller où ils veulent se faire tremper les os, rôtir la carcasse.
S’il y a des écriteaux à toutes les portes de l’avenue riche, dans la rue pauvre pas un trou de rat qui soit vacant.

Dans l’avenue riche, l’appartement de 7000 francs, le petit hôtel particulier de 10000 francs d’avant-guerre sont offerts respectivement à 20000 et 40000 francs. Donc, le logement n’a augmenté que de trois à quatre fois pour le bourgeois, tandis que le prolétaire doit payer un loyer cinq, six et sept fois plus cher à ce bourgeois qui le condamne à vivre dans des taudis. Et ce propriétaire qui ne se ruinera certes point en réparations entend qu’on respecte l’amas de vieilles ferrailles, de plâtras, de torchis et de planches pourries, sa propriété. Défense aux enfants de jouer dans la cour. Mais à l’intérieur le mobilier pourtant réduit à sa plus simple expression encombre la ou les deux minuscules pièces. Dehors, les maigres étalages ont vite fait de manger le trottoir, de ne pas même en laisser assez pour une marelle. De lourds camions ébranlent la chaussée.

Défense aux enfants de jouer dans la cour.
Défense aux enfants de jouer.
 
Rue du Château-des-Rentiers, en janvier dernier, une petite fille de quatorze ans se suicidait. Drame de la misère, expliquèrent les journaux. De la fenêtre par où elle se jeta, la vue n’était certes pas de celles qui suffisent à vous faire passer l’envie de se fracasser le crâne contre les pavés. Un boyau de misère faisait hernie, s’étranglait entre des murs. Impasse de l’Avenir, s’appelait ce cul-de-sac. Dame, il n’a rien à voir avec les Champs-Élysées l’avenir que l’exploiteur assigne aux enfants de ses exploités.
Capitale capitaliste, les rues du Taudis-des-Chômeurs succèdent aux rues du Taudis-des-Chômeurs, ombres concrètes, pantelantes, écartelées d’une abstraction impitoyable, la bonne philosophie. Mais les hommes n’en peuvent plus, les hommes n’en veulent plus. Les hommes serrent les poings. Les hommes savent que la sentine de la désolation ne s’ouvrira point au jour par une simple petite brèche. Il faut l’éventrer. (...)

En France, à Paris, où le style bourgeois continue à s’inspirer à la fois des vespasiennes (modèle classique) et des trouvailles dont se sont montrées prodigues les entreprises funèbres dans l’art d’empanacher les corbillards, de caparaçonner, d’écussonner les chevaux qui les traînent et de draper les façades des maisons mortuaires et des églises, en France, à Paris, on attend impatiemment que quelque vieille marionnette gouvernementale se trouve réduite à l’état de manger les pissotières par la racine, pour déployer toutes les forces militaires et religieuses du régime. Toujours l’union sacrée. Ça rappelle le bon temps, quand les nonnes suivaient aux armées les généraux de la troisième république pour leur chatouiller la prostate et s’envoyer de bons petits coups de goutte militaire, en guise d’apéritif. Alors Clemenceau décorait la sœur Julie. Aussi ont-ils pleuré et prié tout leur saoul ces Messieurs du clergé, à la mort du père La Victoire. Sans doute avait-il refusé les secours de la religion. Mais la religion lui pardonnait, parce que le cher vieux Tigre après avoir satisfait la férocité de sa boulimie sénile par le dépeçage de l’Europe, avait, d’accord avec les charognards de l’état-major, poignardé dans le dos la révolution allemande et la révolution hongroise. Et certes, comment les corbeaux et les corbelles pourraient-ils continuer à croasser, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, si la bourgeoisie victorieuse ne venait en aide à la bourgeoisie vaincue, lorsque le peuple assez criminel pour ne point accepter avec résignation chrétienne la défaite et ses maux, entend se débarrasser de ceux qui font ces maux et les divinisent.

La bonne philosophie veut que Bismarck collabore avec Thiers contre les Communards et que Clemenceau et Foch rendent aux généraux du Kaiser en fuite canons et mitrailleuses pour réduire les Spartakistes.
Une fois la saignée faite et bien vidées les veines du prolétariat, les professionnels de la tuerie que toute classe privilégiée produit automatiquement pour la défense de ses privilèges n’entendent point cesser de tenir le haut du pavé. Boulangisme, chauvinisme, antisémitisme, colonialisme, etc., sous des incarnations multiples, de 1871 à 1914, l’impérialisme français ne visa qu’à répandre entretenir la psychose de revanche. Il fallait une figuration monstre pour l’hécatombe à grand spectacle qui se préparait. Il importait que ne fût en rien troublée l’ordonnance de l’holocauste au désordre capitaliste. Aussi, toujours avec la même rage mystique, les vieillards continuaient-ils à parler du rachat de l’homme par ses souffrances. Et ils n’en parlèrent que plus et que mieux, quand, vers leur ciel éclairé des seules étoiles de la mort, avec la fracassante musique de l’artillerie et l’encens des gaz asphyxiants, monta l’informe et dérisoire supplication de ces chœurs qui pieusement chantaient de l’un et l’autre côté du front « Mon Dieu, mon Dieu, sauvez la France » et « Gott mit uns » pour finir par mêler leurs voix dans un même De profundis.
Et maintenant à quand la belle ? demande chacune des rives du Rhin à son aimable vis-à-vis.

Beau joueur, le gouvernement français n’a-t-il pas, en effet, très galamment rendu au bourgeois de Berlin le service que le bourgeois de Paris avait reçu de l’état-major prussien. C’était de bonne guerre et de bonne philosophie. C’est pour l’avenir de la bonne guerre et de la bonne philosophie que deux nations ennemies de la veille et du lendemain se devaient de couvrir de leur complicité une répression qui compte, cette fois-ci, au nombre de ses victimes Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, assassinés dans le dos en plein Berlin et jetés à la Sprée tout comme l’autre fois, 47 ans auparavant, Flourens, désarmé, eut le crâne fendu de haut en bas par un gendarme, et Eugène Varlin, mouchardé par un curé, fut si maltraité qu’on le fusilla évanoui. Puis parce que les vieux renards de la politique extérieure, tout comme ceux de l’intérieure, n’ignorent point qu’il est parfois opportun d’essayer de tromper son monde à coup de ruses réformistes, ce fut le burlesque intermède paneuropéen.


" Voici venir l’heure où les mers de chaude colère vont remonter le courant glacé des fleuves, déborder, féconder à grandes brasses un sol sclérosé, pétrifié, arracher les frontières, emporter les églises, nettoyer les collines de suffisance bourgeoise, décapiter les pics d’insensibilité aristocratique, noyer les obstacles que la minorité des exploiteurs opposait à la masse des exploités, rendre à son devenir l’humanité en la libérant des institutions périmées, des peurs religieuses, de la mystique patriotarde et de tout ce qui fait et divinise les maux du plus grand nombre au profit des requins à deux pattes, de leurs rombières et de toute la clique.

(...)
La grande connivence intercapitaliste peut organiser avec la collaboration des flicailles autochtones l’assassinat de tel vieux polichinelle officiel par un paralytique général, combiner l’incendie d’un palais de parlement, réussir quelque attentat encore plus sensationnel à des fins répressives, le tout sous la protection du souverain maître des indicateurs tortionnaires et bourreaux, tous les valets d’une société qui entend damner dans une autre vie, les damnés de la terre, tous les acteurs de la grande parade répressive, du dernier cogne en grosse viande carrée à Dieu le pur esprit, tous font figure de policiers.
Et le policier c’est l’ennemi absolu (Baudelaire).
À ennemi absolu, haine absolue, et, puisque l’ennemi fait la loi, la pluie de sang, pluie de cendre, pluie de poussière, pluie de superstition, pluie de détresse, pluie de mort, toujours la pluie et jamais le soleil,
puisqu’il règne sur toutes les vieilles hypocrisies d’institutions, et de préceptes, ce caméléon dont l’uniforme le plus rutilant accepte volontiers de tourner à la grisaille pour tromper son monde, le poisser, le passer à tabac, écrabouiller à grands coups de godasses terrestres et divines ce qui s’obstine à demeurer capable d’élan, d’érection, d’amour, (...)