jeudi, juin 27, 2019

Proust Agostinelli 7

Le petit train de plaisir



Dans son article L’amour proustien, essai sur le cycle d’Albertine Maarten van Buuren n’y va pas par quatre chemins :

Les deux parties d’A la recherche du temps perdu qui précèdent Le Temps retrouvé : La prisonnière et Albertine disparue, appelées habituellement le cycle d’Albertine, sont la transposition fictionnelle de la liaison entre Marcel Proust et Alfred Agostinelli. (...)
Le cycle d’Albertine, dans lequel Proust a transposé son aventure avec Agostinelli, est resté inachevé. Proust était en plein travail de corrections lorsqu’il mourut en 1922. Les deux volumes s’en ressentent… [Ils] ont un caractère rhapsodique plus prononcé que les autres volumes. Beaucoup de fragments avaient été écrits à des époques très différentes, comme celui provenant de la toute première esquisse de 1908.


On ajoutera que le « roman d’Albertine » (Sodome et Gomorrhe III) commence avec les Impressions en automobile de 1907 retranscrites dès Swann. Dans Sodome II, Proust, selon son système de « pierres du Petit Poucet » disséminées à travers le texte tisse le fil invisible de sa toile en échafaudant une nouvelle variation sur son article du Figaro, et raconte à nouveau sous l’angle du quiproquo la rencontre avec son mécanicien. L’ordonnance du passage entre une lettre de dépit de Charlus à Aimé et l’épisode du lift, procède par digressions à une reconstruction du passé (ou si l’on veut de plusieurs versions du passé ouvrant sur des avenirs irréconciliables). Les termes n’y sont représentés en gras que pour souligner les réseau de polysémies potentielles :
Aimé, nous rencontrant dans l’escalier, fier de l’élégance d’Albertine et de notre moyen de transport, car ces voitures étaient assez rares à Balbec, se donna le plaisir de descendre derrière nous. Albertine, désirant être vue un peu dans sa nouvelle toilette, me demanda de faire relever la capote, qu’on baisserait ensuite pour que nous soyons plus librement ensemble. « Allons, dit Aimé au mécanicien, qu’il ne connaissait d’ailleurs pas et qui n’avait pas bougé, tu n’entends pas qu’on te dit de relever ta capote ? » Car Aimé, dessalé par la vie d’hôtel, où il avait conquis, du reste, un rang éminent, n’était pas aussi timide que le cocher de fiacre pour qui Françoise était une « dame » ; malgré le manque de présentation préalable, les plébéiens qu’il n’avait jamais vus il les tutoyait, sans qu’on sût trop si c’était de sa part dédain aristocratique ou fraternité populaire. « Je ne suis pas libre, répondit le chauffeur qui ne me connaissait pas. Je suis commandé pour Mlle Simonet. Je ne peux pas conduire Monsieur. » Aimé s’esclaffa : « Mais voyons, grand gourdiflot, répondit-il au mécanicien, qu’il convainquit aussitôt, c’est justement Mlle Simonet, et Monsieur, qui te commande de lever ta capote, est justement ton patron. » Et comme Aimé, quoique n’ayant pas personnellement de sympathie pour Albertine, était à cause de moi fier de la toilette qu’elle portait, il glissa au chauffeur : « T’en conduirais bien tous les jours, hein ! si tu pouvais, des princesses comme ça ! »
Le mécanicien en question est évidemment Alfred puisque c’est lui l’instrument de la révélation du mouvement cinématographique des espaces :
Les distances ne sont que le rapport de l’espace au temps et varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que nous avons à nous rendre à un endroit, dans un système de lieues, de kilomètres, qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L’art en est aussi modifié, puisqu’un village, qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin dans un paysage dont les dimensions sont changées. En tout cas, apprendre qu’il existe peut-être un univers où 2 et 2 font 5 et où la ligne droite n’est pas le chemin le plus court d’un point à un autre, eût beaucoup moins étonné Albertine que d’entendre le mécanicien lui dire qu’il était facile d’aller dans une même après-midi à Saint-Jean et à la Raspelière. (...)
Non, l’automobile ne nous menait pas ainsi féeriquement dans une ville que nous voyions d’abord dans l’ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateur dans la salle. Elle nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s’arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais, comme compensation d’une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vainement sous sa feuillée séculaire ; ces cercles, de plus en plus rapprochés, que décrit l’automobile autour d’une ville fascinée qui fuit dans tous les sens pour échapper, et sur laquelle finalement elle fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée où elle reste gisante à terre ; de sorte que cet emplacement, point unique, que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, elle donne par contre l’impression de le découvrir, de le déterminer nous-même comme avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle mesure de la terre.


Sur quoi Proust enchaîne innocemment dans un coq-à-l’âne familier - dont il ne parvient parfois à se tirer qu’avec un « N’anticipons pas, pour l’instant... » - sur la première révélation que le chauffeur est le complice de Morel ; l’esprit d’escalier mène toujours à quelque chose, quel que soit le sens dans lequel on l’emprunte :
Ce que malheureusement j’ignorais à ce moment-là et que je n’appris que plus de deux ans après, c’est qu’un des clients du chauffeur était M. de Charlus, et que Morel, chargé de le payer et gardant une partie de l’argent pour lui (en faisant tripler et quintupler par le chauffeur le nombre des kilomètres), s’était beaucoup lié avec lui (tout en ayant l’air de ne pas le connaître devant le monde) et usait de sa voiture pour des courses lointaines. Si j’avais su cela alors, et que la confiance qu’eurent bientôt les Verdurin en ce chauffeur venait de là, à leur insu peut-être, bien des chagrins de ma vie à Paris, l’année suivante, bien des malheurs relatifs à Albertine, eussent été évités ; mais je ne m’en doutais nullement. En elles-mêmes, les promenades de M. de Charlus en auto avec Morel n’étaient pas d’un intérêt direct pour moi.

La conclusion de la promenade amène à la question de sa rétribution, celle d’une part de l’attraction partagée :
En quittant Marcouville, pour raccourcir, nous bifurquions à une croisée de chemins où il y a une ferme. Quelquefois Albertine y faisait arrêter et me demandait d’aller seul chercher, pour qu’elle pût le boire dans la voiture, du calvados ou du cidre, qu’on assurait n’être pas mousseux et par lequel nous étions tout arrosés. Nous étions pressés l’un contre l’autre. Les gens de la ferme apercevaient à peine Albertine dans la voiture fermée, je leur rendais les bouteilles ; nous repartions, comme afin de continuer cette vie à nous deux, cette vie d’amants qu’ils pouvaient supposer que nous avions, et dont cet arrêt pour boire n’eût été qu’un moment insignifiant ; supposition qui eût paru d’autant moins invraisemblable si on nous avait vus après qu’Albertine avait bu sa bouteille de cidre ; elle semblait alors, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elle et moi un intervalle qui d’habitude ne la gênait pas ; sous sa jupe de toile ses jambes se serraient contre mes jambes, elle approchait de mes joues ses joues qui étaient devenues blêmes, chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose d’ardent et de fané comme en ont les filles de faubourgs. À ces moments-là, presque aussi vite que de personnalité elle changeait de voix, perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie, presque crapuleuse. Le soir tombait. Quel plaisir de la sentir contre moi, avec son écharpe et sa toque, me rappelant que c’est ainsi toujours, côte à côte, qu’on rencontre ceux qui s’aiment.

Dans le va-et-vient entre les trois personnages (2 étant le dédoublement fictif du même) le véritable point d’arrivée réside dans la question de la compensation financière, où Proust mêle les soupçons d’avidité de ses domestiques et le seul moyen de possession qu’il connaît, l’argent :
Et quand nous rentrions, Aimé, sur le premier degré de l’hôtel, ne pouvait s’empêcher, avec des yeux passionnés, curieux et gourmands, de regarder quel pourboire je donnais au chauffeur. J’avais beau enfermer ma pièce ou mon billet dans ma main close, les regards d’Aimé écartaient mes doigts. Il détournait la tête au bout d’une seconde, car il était discret, bien élevé et même se contentait lui-même de bénéfices relativement petits. Mais l’argent qu’un autre recevait excitait en lui une curiosité incompressible et lui faisait venir l’eau à la bouche.

C’est d’ailleurs, comme on l'a vu, une question de cupidité (compliquée d’un désir d’ascension sociale) qui survient quand le chauffeur est renvoyé à Paris, inisitant sur la gémellité coupable du chauffeur et de l’amant de Charlus :
J'ai dit – ce que j'ignorais alors et ce dont la connaissance m'eût évité bien des chagrins – qu'il était très lié (sans qu'ils eussent jamais l'air de se connaître devant les autres) avec Morel.

A cette reprise du discours sur le mécanicien succède un épisode narratif qui paraît (dans son ellipse temporelle) comme « plaqué » sur le texte, et raconte comment Morel et le chauffeur s'y prirent (en lui cassant la figure et en le faisant passer pour alcoolique) pour se débarrasser du cocher « mélancolique » des Verdurin, et faire acheter à la place du fiacre (justement dénommé « break ») une automobile :
Pour revenir au mécanicien, il demanda non seulement à Morel que les Verdurin remplaçassent leur break par une auto... mais, chose plus malaisée, leur principal cocher, le jeune homme sensible et porté aux idées noires, par lui, le chauffeur. […] Le chauffeur entra le lendemain et, plus tard, Mme Verdurin (qui avait été obligée d'en prendre un autre) fut si satisfaite de lui, qu'elle me le recommanda chaleureusement comme homme d'absolue confiance. Moi qui ignorais tout, je le pris à la journée à Paris. Mais je n'ai que trop anticipé, tout cela se retrouvera dès l'histoire d'Albertine.
Aussi ses plus grandes colères, ses plus sombres et plus injustifiables accès de mauvaise humeur venaient-ils de ce qu'il appelait... la fourberie universelle. Il se flattait d'y échapper en ne parlant jamais de personne, en cachant son jeu, en se méfiant de tout le monde. (Pour mon malheur, à cause de ce qui devait en résulter après mon retour à Paris, sa méfiance n'avait pas « joué » à l'égard du chauffeur de Balbec, en qui il avait sans doute reconnu un pareil, c'est-à-dire... un méfiant dans la bonne acception du mot, un méfiant qui se tait obstinément devant les honnêtes gens et a tout de suite partie liée avec une crapule).

(…) Je fus naturellement bien étonné d'apprendre que le cocher avait été mis à la porte, et bien plus de reconnaître dans son remplaçant le chauffeur qui nous avait promenés, Albertine et moi. Mais il me débita une histoire compliquée, selon laquelle il était censé être rentré à Paris, d'où on l'avait demandé pour les Verdurin, et je n'eus pas une seconde de doute.

Au début de La Prisonnière, alors que le Narrateur s'est rendu en l'absence -croit-il- d'Albertine demander des conseils de toilette pour lui offrir une robe de chambre de Fortuny, il croise entre deux escaliers Charlus et Morel en visite chez Jupien, - la nièce du giletier-pourvoyeur, fiancée de Morel, a imprudemment offert de leur « payer le thé »-. Leur présence fait soudain ressurgir une sombre histoire d'argent liée à un vice que la voix narrative n'a cure de préciser.

Donc à Balbec… [Morel] m’avait demandé de le présenter à ce même Bloch avec lequel il avait été si désagréable une semaine auparavant dans le train. Bloch n’avait pas hésité à lui prêter — ou plutôt à lui faire prêter par M. Nissim Bernard — 5.000 francs. De ce jour, Morel avait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux comment il pourrait rendre service à quelqu’un qui lui avait sauvé la vie. Enfin, je me chargeai de demander pour Morel 1.000 francs par mois à M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch, qui se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois, Morel, encore sous l’impression de la bonté de Bloch, lui envoya immédiatement les 1.000 francs ; mais après cela il trouva sans doute qu’un emploi différent des 4.000 francs qui restaient pourrait être plus agréable, car il commença à dire beaucoup de mal de Bloch. La vue de celui-ci suffisait à lui donner des idées noires, et Bloch ayant oublié lui-même exactement ce qu’il avait prêté à Morel, et lui ayant réclamé 3.500 francs au lieu de 4.000, ce qui eût fait gagner 500 francs au violoniste, ce dernier voulut répondre que, devant un pareil faux, non seulement il ne paierait plus un centime mais que son prêteur devait s’estimer bien heureux qu’il ne déposât pas une plainte contre lui. En disant cela, ses yeux flambaient. Il ne se contenta pas, du reste, de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n’avaient pas à lui en vouloir, mais bientôt qu’ils devaient se déclarer heureux qu’il ne leur en voulût pas. Enfin, M. Nissim Bernard ayant, paraît-il, déclaré que Thibaud jouait aussi bien que Morel, celui-ci trouva qu’il devait l’attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui nuisant dans sa profession ; puis, comme il n’y a plus de justice en France, surtout contre les Juifs (l’antisémitisme ayant été chez Morel l’effet naturel du prêt de 5.000 francs par un Israélite), il ne sortit plus qu’avec un revolver chargé.

On peut rêver sur ce passage en tentant de séparer les strates du collage : cet aspect de Bloch n'est plus l'aspirant-littérateur précieux, passionné par la Berma, mais le financier, fils de banquier que fut Albert Nahmias. Aurait-il prêté, avec ou sans contrepartie, de l'argent à un quelconque mécanicien de Cabourg ? Cette hypothèse, peut-être tirée par les cheveux, qu'Alfred et Albert se seraient au moins rencontré « pour affaire » comme aime dire Morel, expliquerait l'absurdité des télégrammes de Proust à Nahmias en décembre 1913, les recommandations de ne surtout pas mentionner le nom de son père à l'hôtel à Nice, les noms d'emprunt, celle de ne surtout pas rencontrer Alfred qui l'aurait immédiatement démasqué. Considérant que dans le roman c'est Saint-Loup (dont l'amitié sera bientôt dénoncée sous prétexte d'homosexualité cachée et dont les modèles sont morts à l'époque de la rédaction) qui remplit l'office de Nahmias, on en vient à se souvenir que dans la folie érotique du Narrateur, Saint-Loup, qui finira par tromper Gilberte et son oncle avec Morel pour qui il dépense des sommes folles, aurait profité de ce séjour pour faire des avances à une Albertine qu'il avait déjà envisagé d'épouser autrefois :

Maintenant je comprenais ce que Robert avait voulu me dire chez la princesse de Guermantes : « C’est malheureux que ta petite amie de Balbec n’ait pas la fortune exigée par ma mère, je crois que nous nous serions bien entendus tous les deux. » Il avait voulu dire qu’elle était de Gomorrhe comme lui de Sodome, ou peut-être, s’il n’en était pas encore, ne goûtait-il plus que les femmes qu’il pouvait aimer d’une certaine manière et avec d’autres femmes. Et, en somme, c’était le même fait qui nous avait donné à Robert et à moi le désir d’épouser Albertine (à savoir qu’elle aimait les femmes). Mais les causes de notre désir, comme ses buts aussi, étaient opposés. Moi, c’était par le désespoir où j’avais été de l’apprendre, Robert par la satisfaction; moi pour l’empêcher, grâce à une surveillance perpétuelle, de s’adonner à son goût ; (Fug 679/259).

Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle qui en est l'objet comme une défiance qui autorise la tromperie. D'ailleurs, pour tâcher d'apprendre quelque chose, c'est nous qui avons pris l'initiative de mentir, de tromper. Andrée, Aimé, nous promettent bien de ne rien dire, mais le feront-ils ? Bloch n'a rien pu promettre puisqu'il ne savait pas et, pour peu qu'elle cause avec chacun des trois, Albertine, à l'aide de ce que Saint-Loup eût appelé des « recoupements », saura que nous lui mentons quand nous nous prétendons indifférents à ses actes et moralement incapables de la faire surveiller.

Compliqué ? Laissons filer en roue libre le petit train de l'association d'idée et de la machine à fantasme, le tortillard de Balbec. A la station terminus, le fuyant Nissim Bernard est également bien amoché, au terme d’une expérience de gémellité qui s’avère être une affaire de salade de tomates :

Nous étions, Albertine et moi, devant la station Balbec du petit train d'intérêt local... Non loin de nous était M. Nissim Bernard, lequel avait un œil poché. Il trompait depuis peu l'enfant des choeurs d'Athalie avec le garçon d'une ferme assez achalandée du voisinage, « Aux Cerisiers ». Ce garçon rouge, aux traits abrupts, avait absolument l'air d'avoir comme tête une tomate. Une tomate exactement semblable servait de tête à son frère jumeau. Pour le contemplateur désintéressé, il y a cela d'assez beau, dans ces ressemblances parfaites de deux jumeaux, que la nature, comme si elle s'était momentanément industrialisée, semble débiter des produits pareils. Malheureusement, le point de vue de M. Nissim Bernard était autre et cette ressemblance n'était qu'extérieure. La tomate n° 2 se plaisait avec frénésie à faire exclusivement les délices des dames, la tomate n° 1 ne détestait pas condescendre aux goûts de certains messieurs. Or chaque fois que, secoué, ainsi que par un réflexe, par le souvenir des bonnes heures passées avec la tomate n° 1, M. Bernard se présentait « Aux Cerisiers »... le vieil Israélite, jouant sans le savoir Amphitryon, s'adressait au frère jumeau et lui disait : « Veux-tu me donner rendez-vous pour ce soir. » Il recevait aussitôt une solide « tournée ». Elle vint même à se renouveler au cours d'un même repas, où il continuait avec l'autre les propos commencés avec le premier. À la longue elle le dégoûta tellement, par association d'idées, des tomates, même de celles comestibles, que chaque fois qu'il entendait un voyageur en commander à côté de lui, au Grand-Hôtel, il lui chuchotait : « Excusez-moi, Monsieur, de m'adresser à vous, sans vous connaître. Mais j'ai entendu que vous commandiez des tomates. Elles sont pourries aujourd'hui. Je vous le dis dans votre intérêt car pour moi cela m'est égal, je n'en prends jamais. » (...) Aimé, qui connaissait la scène, en riait tout seul et pensait : « C'est un vieux malin que Monsieur Bernard, il a encore trouvé le moyen de faire changer la commande. » M. Bernard, en attendant le tram en retard, ne tenait pas à nous dire bonjour, à Albertine et à moi, à cause de son œil poché. Nous tenions encore moins à lui parler. C'eût été pourtant presque inévitable si, à ce moment-là, une bicyclette n'avait fondu à toute vitesse sur nous ; le lift en sauta, hors d'haleine. Mme Verdurin avait téléphoné un peu après notre départ pour que je vinsse dîner, le surlendemain ; on verra bientôt pourquoi. Puis après m'avoir donné les détails du téléphonage, le lift nous quitta, et comme ces « employés » démocrates, qui affectent l'indépendance à l'égard des bourgeois, et entre eux rétablissent le principe d'autorité, voulant dire que le concierge et le voiturier pourraient être mécontents s'il était en retard, il ajouta : « Je me sauve à cause de mes chefs. »

Nous arrivons maintenant en un lieu chic et mal famé : Maineville la teinturière, où se déroule une comédie des erreurs, pour le modique prix d’entrée de 50 francs.
La station suivante du petit train, Maineville, me rappelle justement un incident relatif à Morel et à M. de Charlus. Avant d’en parler, je dois dire que l’arrêt à Maineville... était l’occasion de scènes moins pénibles que celle que je vais raconter dans un instant. L’arrivant, ayant ses menus bagages dans le train, trouvait généralement le Grand Hôtel un peu éloigné, (...) quand, au moment où le train stationnait à Maineville, il voyait brusquement se dresser le Palace dont il ne pouvait pas se douter que c’était une maison de prostitution. (…)

... le prince de Guermantes qui, venu passer quelques jours sur cette côte… rencontra le musicien, sans savoir qui il était, sans être davantage connu de lui, et lui offrit cinquante francs pour passer la nuit ensemble dans la maison de femmes de Maineville ; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de Guermantes et de la volupté d’être entouré de femmes ... Je ne sais comment M. de Charlus eut l’idée de ce qui s’était passé et de l’endroit, mais non du séducteur. Fou de jalousie, et pour connaître celui-ci, il télégraphia à Jupien, qui arriva deux jours après, et quand, au commencement de la semaine suivante, Morel annonça qu’il serait encore absent, le baron demanda à Jupien s’il se chargerait d’acheter la patronne de l’établissement et d’obtenir qu’on les cachât, lui et Jupien, pour assister à la scène (SG 1078/464).

Mais Morel, prévenu par la maquerelle que « deux messieurs avaient payé fort cher pour le voir », resta « paralysé par la stupeur » et n’offrit qu’une scène décente lors de laquelle il se borna à raconter à trois filles ses souvenirs de régiment, stratagème destiné à éloigner les soupçons de Charlus. Ce dernier comprit qu’il avait été joué. Il arriva, à son corps défendant, la même mésaventure à son frère, puisque invité par le prince à se rendre le lendemain à un nouveau rendez-vous dans une villa de louage, Morel, patientant devant la cheminée reconnut entre autres photos de parents des Guermantes, le portrait de Charlus :
Fou de terreur, Morel... ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M. de Charlus l’avait fait tomber pour éprouver s’il était fidèle, dégringola quatre à quatre les quelques marches de la villa, se mit à courir à toutes jambes sur la route et quand le prince de Guermantes (après avoir cru faire faire à une connaissance de passage le stage nécessaire, non sans s’être demandé si c’était bien prudent et si l’individu n’était pas dangereux) entra dans son salon, il n’y trouva plus personne. Il eut beau, avec son valet, par crainte de cambriolage, et revolver au poing, explorer toute la maison, qui n’était pas grande, les recoins du jardinet, le sous-sol, le compagnon dont il avait cru la présence certaine avait disparu.



Proust l’a répété, il n’avait aucune imagination. Ces incidents épars rapportés à la figure du double conservent sans doute des éléments biographiques d’une réalité sans cesse soumise à enquête.

Tout être aimé, même dans une certaine mesure, tout être est pour nous comme Janus, nous présentant le front qui nous plaît si cet être nous quitte, le front morne si nous le savons à notre perpétuelle disposition. ... C’est terrible d’avoir la vie d’une autre personne attachée à la sienne comme une bombe qu’on tiendrait sans qu’on puisse la lâcher sans crime. Mais qu’on prenne comme comparaison les hauts et les bas, les dangers, l’inquiétude, la crainte de voir crues plus tard des choses fausses et vraisemblables qu’on ne pourra plus expliquer, sentiments éprouvés si on a dans son intimité un fou (…) en laissant de côté les relations qu’ils avaient ou non ensemble, M. de Charlus avait dû ignorer, au début, que Morel était fou (...)… le menaçait de résolutions désespérées, au milieu desquelles persistait le souci le plus retors de l’intérêt le plus immédiat. Tout ceci n’est que comparaison. Albertine n’était pas folle.

Les aveux d’Andrée à la fin D’Albertine disparue expliquent, même si le Narrateur n’y accorde qu’une attention distraite ou apaisée, la véritable nature des rapports d’ Albertine et de Morel à qui elle est finalement livrée :
Du reste ce n’était pas seulement avec moi qu’elle aimait prendre du plaisir. Elle avait rencontré chez Mme Verdurin un joli garçon, Morel. Tout de suite ils s’étaient compris. Il se chargeait, ayant d’elle la permission d’y prendre aussi son plaisir, car il aimait les petites novices, de lui en procurer. Sitôt qu’il les avait mises sur le mauvais chemin, il les laissait. Il se chargeait ainsi de plaire à de petites pêcheuses d’une plage éloignée, à de petites blanchisseuses, qui s’amourachaient d’un garçon mais n’eussent pas répondu aux avances d’une jeune fille. Aussitôt que la petite était bien sous sa domination, il la faisait venir dans un endroit tout à fait sûr, où il la livrait à Albertine. Par peur de perdre Morel, qui s’y mêlait du reste, la petite obéissait toujours, et d’ailleurs elle le perdait tout de même, car, par peur des conséquences et aussi parce qu’une ou deux fois lui suffisaient, il filait en laissant une fausse adresse. Il eut une fois l’audace d’en mener une, ainsi qu’Albertine, dans une maison de femmes à Corliville, où quatre ou cinq la prirent ensemble ou successivement.. (Fug 599/180).

Gageons qu’avec quelques relectures supplémentaires, cette occurrence unique de Corliville serait devenue Maineville . Quand ce n’est pas le petit train, mais l’automobile qui s’y arrête, Maineville est lieu des rendez-vous intimes où le Narrateur vient chercher Albertine, une Albertine singulièrement délurée et animale qui ne craint pas de se donner en spectacle à un chauffeur qui s’est mystérieusement « évaporé » :
Quelquefois aussi, c'était moi qui allais chercher mon amie, un peu plus tard ; alors elle devait m'attendre devant les arcades du marché, à Maineville… Alors je la voyais… sauter à côté de moi dans la voiture avec le bond léger plus d'un jeune animal que d'une jeune fille. Et c'est comme une chienne encore qu'elle commençait aussitôt à me caresser sans fin. Quand la nuit était tout à fait venue et que, comme me disait le directeur de l'hôtel, le ciel était tout parcheminé d'étoiles, si nous n'allions pas nous promener en forêt avec une bouteille de Champagne, sans nous inquiéter des promeneurs déambulant encore sur la digue faiblement éclairée (…) Je finissais par ramener Albertine à Parville. Arrivé devant chez elle, il fallait interrompre nos baisers de peur qu'on ne nous vît ; n'ayant pas envie de se coucher, elle revenait avec moi jusqu'à Balbec, d'où je la ramenais une dernière fois à Parville ; les chauffeurs de ces premiers temps de l'automobile étaient des gens qui se couchaient à n'importe quelle heure.

Dès la scène enflammée du baiser refusé dans Les jeunes filles en fleurs, « les seins bombés des premières falaises de Maineville » apparaissent déjà dans l’encadrement de la fenêtre.

Le Palace de Maineville, établissement sans doute imaginaire (Proust pense-t-il aux localités existantes de Bretteville-sur-Bordel ou de Bosc-Bordel?) n’est qu’une étape dans la suite continue des maisons de passe ou d’établissements publics potentiels lieux de drague de la recherche, du Chalet d’aisance des Champs-Elysées tenue par La Marquise à la maison de Jupien du Temps retrouvé.

Proust paraît être le premier à chanter les odeurs des toilettes qui lui rappellent le petit cabinet « à l’odeur d’iris » de Combray. Ces lieux sont dévolus à diverses satisfactions humides :
Les murs humides et anciens de l'entrée... dégageaient une fraîche odeur de renfermé qui... me pénétra d'un plaisir non pas de la même espèce que les autres..., d'un plaisir consistant auquel je pouvais m’étayer, délicieux, paisible, riche d'une vérité durable, inexpliquée et certaine (JFF)
Sortons maintenant du Palace pour faire escale aux Bains-Douches… Mais voilà qu’interrompus dans notre voyage, nous recevons une petit bleu…




Le rêve d’un télégraphiste
 
Le sujet du télégraphiste s’arrêtant en chemin pour jouer aux billes avec des pâtissiers est un poncif des années 1900


Il convient de revenir sur l’indifférence prêtée à Proust vis-à-vis du grand « gourdiflot » qu’est l’Agostinelli de 1907. Si la cristallisation stendhalienne ne paraît pas s’être développée sur lui, c’est qu’elle est en attente d’un révélateur, ou que la couche picturale est encore trop fraîche pour y appliquer les glacis qui donneront au tableau l’illusion de la profondeur. Van Buuren, dans l’étude précédemment citée relève :
A propos de la première rencontre avec Albertine, le Narrateur note : « Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé, n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est « condamnée » tant qu’on voit du monde. Si la connaissance du plaisir fut ainsi retardée pour moi... » (R 2 , II, 227). Proust affirme d’une manière exceptionnellement radicale qu’une expérience profonde n’a jamais lieu au moment de l’événement, que l’expérience, pour se produire, prend du retard sur l’événement qui le provoque, que l’expérience fonctionne avec « Spätwirkung » comme le disent de manière frappante les Allemands. La métaphore de la chambre noire intérieure et l’impossibilité de développer le négatif tant que la personne aimée est présente fait comprendre que des sentiments profonds (quels qu’ils soient) ne sauraient s’exprimer, ni même se développer en présence directe de la personne à laquelle ils s’adressent. Ils ont besoin, pour ce faire, d’un médiateur qui n’est autre que l’image que le sujet « développe » loin de la personne aimée (haïe, redoutée, etc.). La métaphore attire également l’attention sur le fait que les données de la perception constituent une matière brute et inutile tant qu’elles ne sont pas « développées » dans la chambre noire intérieure, c’est à dire élaborées et développées d’une manière qui suggère une analogie entre le travail de la conscience et le travail artistique.
On pourrait également déduire de cette constatation que le processus inverse en découle : dès que l’image positive est développée, elle se transforme de nouveau en un cliché « négatif », manifestant l’inversion des valeurs lumière/ombre.
Tout dans la vie réelle de l’auteur, conduit à Agostonelli : au printemps 1908, Proust cherche, sans peut-être se douter de ce qu’il va trouver ni qu’il l’a déjà rencontré, un objet de désir avec lequel remplir le personnage déjà crayonné du futur grand amour (Maria, Paquita, Gisèle, Alberte- n’en jetez plus) de son narrateur. Son attention se fixe ex-abrupto sur une figure, en uniforme de travail bleu, coiffée d’un képi-casquette, messager (c’est à dire « angelos », le messager grec) porteur de dépêches de la même couleur que son costume, jeune (pas majeur) mais sans trop, indissociable de son vélocipède, pourquoi pas un télégraphiste ?

A Louis d’Albufera 26 mars 1908

Est-ce que je rêve ou est-ce que tu ne m'envoyais pas porter des lettres autrefois par un jeune télégraphiste qui était apparenté à un quelconque de tes serviteurs ? Dans ce cas tu pourrais m'être utile car pour quelque chose que j'écris j'aurais besoin de connaître un télégraphiste. Tu me diras que je n'ai qu'à parler à ceux qui m'apportent des dépêches, mais d'abord personne ne m'écrit plus, et ensuite dans mon quartier ce sont tous des enfants en bas âge incapables de donner l'ombre d'un renseignement. Mais les renseignements ( d'ailleurs peu nombreux ) ne me suffisent pas ; c'est surtout de voir un télégraphiste dans l'exercice de ses fonctions, d'avoir l'impression de sa vie. Peu-être le tien ne l'est plus. Dans ce cas il ne servirait à rien mais peut-être a-t-il des amis. Enfin je me recommande à toi et à lui, si je ne confonds pas.
21 avril 1908
Merci de tes nombreux renseignements... J'aime cette précision et t'en remercie. J'écrirai un jour à l'autre à Louis Maheux. Ta plaisanterie avec le genre de rapports que tu n'as pas eus avec lui était inutile et cette idée ne me serait pas venue. Hélas je voudrais être aussi sûr que tu n'as pas à cet égard de telles idées sur moi. En tout cas ce serait plus explicable puisque tant de gens l'ont dit de moi. Cependant je pense que quel que soit le fond de ta pensée sur moi à ce sujet ( et je souhaite de tout mon cœur qu'elle soit conforme à la vérité, c'est-à-dire excellente ), ce n'est pas relativement à Louis Maheux que cette pensée te viendrait. Je ne suis pas assez stupide,si j'étais de ce genre de canailles, pour aller prendre toutes les précautions pour que le garçon sache mon nom, puisse me faire coffrer, t'avertisse de tout etc. Je
réponds à ta plaisanterie un peu longuement peut'être, mais c'est qu'hélas elle était suivie : " mais " ( mais si c'est pour avoir l'impression de sa vie ) que tu as écrit involontairement d'autant plus sincèrement et qui m'a donné fort à penser.
 5 mai 1908
Mon cher Louis
Précisément comme je venais de t'écrire le jeune Maheux est venu. Cette fois j'ai pu le recevoir. Il est très gentil, très intelligent, il m'a donné des renseignements, compte m'en redonner d'autres m'a-t-il dit. Son seul inconvénient c'est qu'il est beaucoup trop bien, trop comme il faut, pas représentatif du tout de sa profession. Il ressemble à Bertrand de Fénelon, sauf qu'il est beaucoup mieux tenu. Il m'a dit en me parlant des télégraphistes avec mépris : « Ils ont plutôt le genre Grenelle que le genre de la rue Saint-Dominique ». Genre de la rue Saint-Dominique dans sa pensée voulait dire son genre à lui. Il serait un modèle parfait pour un tableau de mœurs mondaines. Nous nous sommes quittés très bons amis ( du moins de mon côté, et lui a été très aimable ).
Adieu mon cher Louis je te l'ai écrit tout de suite comme je t'avais écrit que je ne l'avais pas vu et pour que ma lettre ne soit pas en contradiction avec la réalité.
Hélas, le jeune Maheux ne correspond donc en rien aux critères requis: il n’est pas assez populaire, trop éduqué jusque dans son langage, rien ne donne en lui le frisson du voyou, il ressemble même au modèle de l’ami parfait, Montargis-Saint-Loup (et porte le même prénom que son correspondant-rabatteur hétérosexuel et coureur de jupons avéré).




Apparition d’un Sauveur




Si tous les éléments biographiques mènent à Agostinelli, tout ceux qui succèdent à son apparition y ramènent.

C’est à l’étude brillante de Luc Fraysse L'affaire Philippe Sauveur : Proust en dialogue avec un roman manuscrit de Ramon Fernandez, qu’on doit ce nouveau détour :

Philippe Sauveur est un roman sur l’inversion écrit par un auteur hétérosexuel, Ramon Fernandez (père de Dominique). Un manuscrit de ce livre jamais achevé, et longtemps disparu, a été longuement consulté par Proust (qui avait rencontré brièvement l’auteur en mars 1913 aux Ballets russes, et n’avait cessé de tenter de s’en rapprocher) donnant lieu à une correspondance -peu fournie mais probablement amputée en raison de son sujet- jusqu’alors assez obscure.

Proust à Ramon Fernandez, avril 1918 :

J’avais eu envie de vous connaître il y a longtemps, il y a si longtemps que mon désir — comme les canons à longue portée — s’était usé et détruit de lui-même. J’ai eu comme cela envie de voir des villes précieuses, et quand j’ai eu la mauvaise chance de manquer trop souvent le train, j’y ai renoncé à jamais. La même chose m’est arrivée pour des dames que j’étais curieux de voir. Le rendez-vous a raté et je n’ai plus eu du tout envie. C’est un peu différent à votre égard, puisque ce n’était pas le visage, mais une belle intelligence que je souhaitais de connaître. (…) J’étais déjà fort au bout de mon rouleau d’espérances, quand je vous rencontrai aux Ballets russes. Je vous attendis en vain chez moi après le théâtre, en vain le lendemain un mot de vous. J’avais donc entièrement renoncé à M. Fernandez. Mais comme dans les contes des Mille et une Nuits,[au passage l’importance de cet autre livre encadre toute La Recherche] on trouve métamorphosé en quelque chose de méconnaissable, ce qu’on avait cessé de chercher. J’ai donc vu un Fernandez, sans moustaches, sans barbe, sans aucun rapport (qu’au moins je me sente capable de restituer), un Fernandez nouveau chez Lucien Daudet. Le nouveau est moins aimable quand il parle que l’ancien, il ne dit même pas bonjour, mais il écrit, ce que l’ancien ne faisait pas, et des lettres ravissantes. De ce Legrandin que seule une erreur dans la correction des épreuves m’a empêché de retirer de Swann où il est si ennuyeux, Fernandez parle tellement mieux que moi que Legrandin redevient utile.

Luc Fraysse (article cité) : En mai 1918, le romancier croit savoir que son cadet « était parti corriger les épreuves de son roman Philippe Sauveur » Et dans la seconde lettre à Fernandez que nous possédions, en octobre de la même année, (...) juste après une évocation du comte Sala, dont le « salaïsme » (terme désignant l’inversion, dans le vocabulaire épistolaire de Proust) faisait fuir les serveurs du Ritz, l’épistolier fait une nouvelle allusion au roman inédit de son destinataire : « je continue à penser à l’armée gratinoise, à Philippe Sauveur, à la comparaison entre les grands maîtres de la littérature et Meredith, et aussi à l’honneur si grand que vous me faites en me dédiant votre Essai sur lui » . (…) L’essai que fera paraître Fernandez sur Proust semble indiquer qu’il était plus précisément fait allusion à l’armée, dans un tel contexte, des domestiques, puisque nous lirons sous sa plume, à propos du roman mondain de Proust : « son monde des garçons de restaurant n’est-il pas comme un “gratin” du sous-sol, et son monde des domestiques comme une bourgeoisie en tablier ? »  

Une dissension majeure apparaît en effet dans l’analyse de l’inversion que Fernandez ne prête qu’aux classes aisées décadentes.

Ramon Fernandez dans son André Gide de 1931 :

Je soumis mon manuscrit à Proust qui m’en écrivit à plusieurs reprises ; nous eûmes aussi quelques entretiens à ce sujet. Il convenait que la pédérastie, ou l’inversion — il n’opposait point ces termes, comme fait Gide — était aujourd’hui une maladie. Mais il niait — et c’était là, justement, une des critiques qu’il adressait à mon livre — que cette maladie fût réservée à la société oisive, à la bourgeoisie corrompue. Aggravée par le snobisme… l’inversion, selon lui, était répandue dans toutes les classes de la société.

Proust paraît dans ses contacts répétés avec Ramon Fernandez, avoir exercé en retour une influence sur les concepts développés dans Philippe Sauveur.

Fraysse : Il semble que la présentation de Charlus par Saint-Loup puis l’apparition du baron lui-même dans les Jeunes filles en fleurs influencent à présent le portrait de Philippe Sauveur : « Il attachait une importance essentielle à ce qu’il appelait le rapport viril, que d’ailleurs il ne parvenait point à définir clairement » (f° 15)… de fait, Ramon Fernandez notera sur ce point, en 1931, dans son Gide : « la prétention à la virilité fait partie du caractère de M. de Charlus, du moins du Charlus des premiers temps »

Ainsi dans un épisode du manuscrit retrouvé de Philippe Sauveur intervient un soldat qui, devant un bar de rencontre, sauve deux personnages secondaires du livre d’une altercation avec un ivrogne :
Je me souviendrai toujours de cette apparition dans le clair-obscur de la rue lointaine où notre promenade nous avait conduits. Il avait la taille et l’uniforme héraldique des life-guards. La visière de son képi, qui étendait une ombre sur ses yeux, dessinait une ligne parallèle à son nez, un de ces nez droits comme on n’en voit que dans les musées et dans les brumes anglo-saxonnes. Il glissa sa badine  sous son bras gauche et nous demanda avec une jolie grâce réservée si nous n’avions pas été trop molestés par l’ivrogne. Comme Bigourdin, sportif convaincu, contemplait avec une naïve admiration son corps élancé sans raideur et musclé sans difformités, il s’adressa plus particulièrement à lui, mais sans affectation, avec une gentillesse simple qui nous séduisit tous les deux. Il tenait à la fois du valet-de-pied, du guerrier, de l’athlète et du collégien, avec je ne sais quel parfum de jeune fille qui donnait une étrange poésie à sa virilité.

Sans plus s’attarder aux autres emprunts potentiels, nous nous focaliserons sur le passage du texte de Ramon Fernandez – première apparition autour d’un piano d’un amant platonique que Sauveur tente par la suite de ramener à la décence et à la norme- qui a directement inspiré l’entrée en scène d’un Saint-Loup « en gloire » (au sens pictural du terme) et qui chez Proust constistue dans une sorte de « précipité » (au sens chimique du terme) une troisième version hagiographique de la rencontre avec Agostinelli, celle de l’éblouissement immédiat, compris comme il se doit à retardement :

Fraysse : C’est ici qu’intervient (f° 280) une description... dont Proust nous semble s’être souvenu dans les Jeunes filles en fleurs. Voici en effet comment le personnage fait son apparition :
Il était ce qu’il y a, parmi les hommes, de plus près des ruisseaux, des horizons, des peupliers, de tout ce qui épouse directement le soleil ; l’humidité qui brillait aux coins de sa bouche et de ses yeux avait la qualité de la rosée ; les [sinuosités barré] lignes de son visage faisaient penser aux courbes délicates des collines et des vallées, son corps à un jeune arbre, ses cheveux à la moisson, ses yeux à la mer.
À lire ces lignes, on se souvient de la première apparition de Robert de Saint-Loup, dans le hall du Grand-Hôtel de Balbec :
Une après-midi de grande chaleur j’étais dans la salle à manger de l’hôtel qu’on avait laissée à demi dans l’obscurité pour la protéger du soleil en tirant des rideaux qu’il jaunissait et qui par leurs interstices laissaient clignoter le bleu de la mer, quand dans la travée centrale qui allait de la plage à la route, je vis, grand, mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer un jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi dorés que s’ils avaient absorbé tous les rayons du soleil. Vêtu d’une étoffe souple et blanchâtre comme je n’aurais jamais cru qu’un homme eût osé en porter, et dont la minceur n’évoquait pas moins que le frais de la salle à manger, la chaleur et le beau temps du dehors, il marchait vite. Ses yeux, de l’un desquels tombait à tout moment un monocle, étaient de la couleur de la mer.

Observons donc la chronologie, pour remarquer que l’entrée de Saint-Loup au Grand-Hôtel n’apparaît pas dans les versions plus anciennes, où le futur ami du héros se nomme longtemps Montargis. […] la fréquentation de Ramon Fernandez, durant le premier semestre de 1918, communique avec des ajouts ou réécritures dans les Jeunes filles. [Dans son son Proust de 1943, Fernandez] souligne l’importance chez Proust de ce qu’il nomme la « contemplation vitrée » qu’il interprète … de deux manières, en ce qu’elle crée « le cadre d’un tableau » et signale un « recul devant le contact immédiat »  Saint-Loup … c’est l’homme à femmes qui se fait homme-femme (dans Philippe Sauveur, on se souvient que l’homme-femme se faisait homme à femmes, ce qu’une lettre de Proust appliquait indirectement à l’auteur).


On a compris pourquoi Robert de lumière (d’Humières) est « saint », il est aussi « loup » mot qui revient souvent dans l’échange Proust Fernandez, (lequel rapporte ces paroles « ma phrase, avec ces mots que je n’entends pas, me fait l’effet d’avoir ce que les mécaniciens, je crois, appellent un loup ») dans l’acception « défaut capital dans une pièce de bois ; et dans l’argot du théâtre, un défaut dans l’enchaînement des scènes qui produit un instant de vide » (Littré cité par Fraysse).


On n’ignore pas évidemment que Jeanne Weil, Mme Adrien Proust, surnommait Marcel « mon petit loup » et Robert son frère, « mon autre loup ». En quoi donc, le loup illuminé est-il un autre visage jumeau d’Agostinelli ?


Un avant-texte du cahier 31, concernant Montargis à Doncières -même ville où se situera finalement la rencontre de Charlus avec le permissionnaire Morel- apporte une réponse définitive à cette question d’apparence bancale, à travers l’hapax « chauffer », lequel conduit à une machine volante encore à inventer :


Il faut l'avoir vu dans sa garnison, il faut aussi avoir été amoureux d'une cousine à lui, pour avoir connu sa bonté dans toute sa gloire. On peut dire que du jour où on arrivait il mettait à votre disposition tous les chevaux de la remonte, avec les cyclistes, le service automobile et aéronautique de la garnison, sans compter toutes les automobiles et les chevaux des châteaux voisins où il était adoré. Et, comme c'était le garçon qui comprenait le mieux les désirs insensés qu'on pouvait avoir quoique n'étant pour sa part de nature à les partager, si à sept heures du soir je disais : « Dire que ce serait si bon de voir Mme de Guermantes », il me disait : « Il est sept heures, je m'échappe sans permission, nous montons en automobile, à minuit moins le quart nous serons à Paris et nous la prendrons à la sortie de l'Opéra ». Arrivant à toute vitesse sur sa machine pour faire ce dont il avait envie, il avait toujours l'air de figurer dans une composition glorifiant la Science moderne au service du sentiment. Il me proposait toujours de « chauffer pour Paris ». Si l'aéroplane avait existé, nous y aurions volé. (Esquisse XII, II, p. 1103).

mardi, juin 18, 2019

Proust Agostinelli 6



Le champion des champions


1913 est réputée être l’année glorieuse de l’aviation. Elle est marquée par un exploit qui vaudra à Roland Garros le surnom de Champion des champions. Il n’était précédemment que « l’éternel second ». Le 16 avril 1913, Roland Garros participe à la "Coupe Schneider" pour hydravions à Monaco. Il s'y classe troisième après Prévost et Weymann.

Le 10 septembre, le Figaro parle de lui pour un tout autre motif :

Roland Garros sans permis Article paru dans le Figaro du 10 septembre 1913.

Roland Garros est un aviateur merveilleux ; son courage, son sang-froid, son habileté font l'admiration du monde entier. Ses camarades le considèrent comme leur maître, car ils savent qu'il n'ose que ce qu'il peut oser. La raison tempère son intrépidité; il affirme qu'il est prudent et le prouve. «Je n'ai jamais eu d'accident», dit-il.
Or, ce jeune homme qui a en souriant affronté mille fois la mort, qui a donné de son expérience du danger tant de preuves, et la mesure de son adresse infaillible, n'a pas de permis pour conduire une automobile. Il l'a eu, on le lui a retiré.
Un jour qu'il passait en automobile, lui qui de ses roues n'a jamais frôlé une personne, un agent lui dressa une contravention pour excès de vitesse.
Appelé loin de Paris par un meeting d'aviation, il apprit à son retour qu'il avait été condamné par défaut à deux jours de prison. La justice qui boite n'est pas douce envers ceux qui ont des ailes.
Garros connut les tristesses de la prison. Libéré, il se vengea. Il prit part à Paris-Madrid, s'en donna à ailes-que-veux-tu, puis partit pour l'Amérique du Sud où il se prodigua en exploits prodigieux.
À son retour, il déchanta, car il apprit en mettant les pieds chez lui qu'il avait six jours de prison pour excès de vitesse réitérés. Pendant son absence, un mécanicien, peu scrupuleux avait utilisé sa voiture et une contravention au vol lui avait valu d'être étiqueté récidiviste. Il put fournir la preuve de son absence; parvint ainsi à échapper aux six jours de prison, mais ils restèrent à son compte créditeur et lui valurent, en conséquence, le retrait, poliment exécuté, de son permis de conduire une automobile.
Et c'est ainsi que Garros, le virtuose de l'air, le compagnon des nuées, le rival des oiseaux de grand vol, n'a plus le droit qu'on accorde pour vingt francs au premier cocher maladroit venu, de conduire une auto dans Paris.


Vient l’heure de gloire :

La traversée de la Méditerranée en aéroplane Article paru dans le Figaro du 24 septembre 1913. 
 
Garros va de Saint-Raphaël à Bizerte sans escale 780 kilomètres au-dessus de la mer
Il n'y a plus de Méditerranée. En moins de huit heures de vol et malgré un vent contraire, l'aviateur Roland Garros est allé le 23 septembre 1913 de Saint-Raphaël à Bizerte, sans faire escale en Corse ou en Sardaigne et dédaignant même de consentir à se détourner de sa route maritime pour voler au-dessus des terres. (...)
Malgré un vent qui s'opposait à son essor, Roland Garros n'a mis hier que 7h45 minutes pour franchir la Méditerranée, c'est-à-dire à plus de 97 kilomètres à l'heure, à plus de 51 nœuds.
Roland Garros était parti de Saint-Raphaël à 5 heures 52, sur son monoplan Morane-Saulnier, moteur Gnome de 80 chevaux. Il n'avait pas d'appareils flotteurs pour ne pas «s'alourdir»: «à quoi bon, disait-il, retarder de quelques instants ma perte en cas d'accident? Je ne veux que du poids utile.» Et il put prendre ainsi une plus grande quantité d'essence.
Roland Garros ne s'est pas, en effet, contenté d'être un admirable aviateur; il s'est attaché à percer le véritable secret du vol, pour en posséder la technique, l'inscrire et en faire don à tous.
Il osa le premier ces attitudes que prennent les oiseaux dans l'espace; et s'il les osa, ce ne fut pas seulement pour l'ivresse qu'il goûtait à ces audaces ailées, à ces plongées à pic, à ces virages sur une aile, à ces effarantes et merveilleuses descentes en spirales; mais parce qu'il voulait, par les démonstrations concluantes de l'expérience et de l'exemple répété, documenter les aviateurs présents et à venir sur les chances qu'ils ont dans l'air de se tirer heureusement et normalement des instants qui jusqu'alors paraissaient désespérés.
Né le 6 octobre 1888 à Saint-Denis de La Réunion, Roland Garros appartient à l'aviation depuis 1910. Il fit ses études à Nice, vint à Paris pour y perfectionner son éducation musicale, car il rêvait du Conservatoire, et... se donna des ailes.
Trois jours, plus tard, l’aviateur est de retour à Paris. Il débarque Gare de Lyon où, rapporte la Presse, «un accueil enthousiaste lui était réservé par la foule innombrable qui se pressait tant sur les quais qu’aux alentours».


Proust ne cite qu’une fois le nom de Garros dans la recherche, et encore à propos de la métaphore des anges de Giotto vu comme « de jeunes élèves de Garros ». Il ne pouvait pourtant ignorer les exploits de Garros à Balbec, un an avant sa victoire sur la méditerranée.
Figaro, 31 août 1912 :
Un vol, de Garros a Houlgate (Par dépêche) Houlgate, 30 août.
Profitant d'une journée plus calme et presque belle, Garros s'est livré aujourd'hui, à Houlgate, à de nombreux vols, tour à tour sur son Blériot 50-chx, et sur son autre Blériot de 80-chx qu'il emploiera pour son record de hauteur. Ce record de hauteur, il le tentera demain s'il fait beau. Aujourd'hui, il a enthousiasmé le public de Houlgate par des vols en spirale et des descentes en tire-bouchon, admirables de vaillance et d'élégance. Il est impossible de montrer plus d'agilité, de courage et d'habileté.
A Houlgate, à Dives et à Cabourg tout le monde suivait l'aviateur et l'applaudissait. A un certain moment, il a essayé son appareil de hauteur. Pendant ce temps, son camarade Barrier a pris l'autre appareil et s'est croisé dans le ciel avec lui au-dessus de la foule émerveillée,
Souhaitons pour demain un beau temps permettant de nouvelles chevauchées.
« Je pars avec deux heures d'essence, une installation sommaire d'oxygène et un costume digne d'un explorateur polaire. » Roland Garros raconte ainsi son exploit du 6 septembre 1912. A 12 h 45, à bord d'un Blériot XI, il établit un record à 4 950 m d'altitude au-dessus de la plage.
Pourquoi Houlgate ? Garros est un habitué de la ville. Il séjourne à la villa Les Mouettes, chez son ami Émile Dubonnet, industriel, lui aussi aviateur. Son biplan garé sur la terrasse, il suffisait d'installer une rampe de bois pour le glisser sur la plage.

Le Rossignol (le fleuriste d’Houlgate) :

« Je revois Roland Garros tirant son aéroplane sur la terrasse des Mouettes, la villa des Dubonnet. Mais Proust je suis moins sûr de le voir.Je ne m’en plains guère, c’est au fond un phénomène qu’il a décrit. A l’image incertaine qui a pu m’impressionner de lui, enfermé dans ses châles, descendant de quelque voiture de louage, secouant peut-être la poussière de la route, à ce souvenir d’enfant peut-être imaginé, se superpose le souvenir du souvenir, celui fort net que m’a légué, avec ce cahier [de comptes], ma mère lorsqu’elle parlait de lui. En sorte que je ne sais plus séparer dans ma mémoire ce qui est à moi et ce qui est à elle.

Lorsque Garros raconte lui-même la préparation de son exploit de 1913, il note :

« Nous étions en juillet [1913] et je n'avais en vue rien de sérieux. Le bilan de cette période se réduisit à une exhibition d'amateur à Commercy, en l'honneur du président Poincaré, les parties de tourisme à Deauville et quelques vols d'entraînement à Villacoublay. »
Il y a donc fort à parier que Garros est passé par Houlgate en août 1913. Houlgate où précisément sur le conseil d’Agostinelli (dit-il), Proust se décide à rentrer en catastrophe à Paris le 4 août. Et si l’on se trompait complètement sur l’identité de la personne à l’influence de laquelle il fallait absolument soustraire Agostinelli ?
Dans ses Souvenirs sur Proust, Louis Gautier-Vignal, lecteur enthousiaste de Swann, qui ne rencontrera Proust qu’en juin 1914, raconte :
« J’avais revu récemment Roland Garros, mon camarade pendant des année, au lycée de Nice. Je l’avais mené chez Misia (qui allait devenir Mme Sert) et lui fis rencontrer Cocteau qui désirait le connaître. Garros nous avait donné le même jour , à Cocteau et à moi le baptême de l’air à Buc… nous faisant monter l’un après l’autre dans un petit avion où le passager prenait place derrière le pilote sur un siège d’où le regard plongeait dans le vide car les ailes se trouvaient au-dessus des sièges. »
Selon les recoupements établis par la sœur de Gautier-Vignal, le premier vol de Cocteau avec Garros aurait eu lieu précisément en novembre 1913. Roland Garros profitait alors des loisirs que lui laissaient son emploi du temps à l’aérodrome militaire de Villacoublay pour venir donner des baptêmes de l’air à Buc.


 
Buc

Vers octobre 1913, Proust dut lâcher du mou sur la chaîne de son prisonnier et permettre à Alfred de se rendre aux terrains d’aviation, puisque selon Céleste il finança les première leçons à Buc, où Alfred était conduit par son mari Odilon.
On observe dans La Recherche, lorsqu’Albertine prétend s’être rendue aux Réservoirs à Versailles, un épisode de dédoublement multiple des modèles où l’on glisse d’Odilon au chauffeur de Balbec au maître-chanteur à la Morel:
 
... de récents et d’ailleurs minuscules incidents faisaient qu’ayant, bien entendu, la même confiance dans l’honnêteté du chauffeur, sa vigilance, ou du moins la perspicacité de sa vigilance, ne me semblait plus tout à fait aussi grande qu’autrefois. (…) je pris un prétexte pour descendre parler au mécanicien (toujours le même, celui que nous avons vu à Balbec) pendant qu’Albertine s’habillait. « Vous m’avez dit que vous aviez déjeuné à Vatel, Melle Albertine me parle des Réservoirs. Qu’est-ce que cela veut dire ? » Le mécanicien me répondit : « Ah ! j’ai dit que j’avais déjeuné au Vatel, mais je ne peux pas savoir où Mademoiselle a déjeuné. Elle m’a quitté en arrivant à Versailles pour prendre un fiacre à cheval, ce qu’elle préfère quand ce n’est pas pour faire de la route. » (…)

Je trouvai que le mécanicien avait été bien maladroit, mais ma confiance en lui fut désormais complète. Car s’il eût été le moins du monde de mèche avec Albertine, il ne m’eût jamais avoué qu’il l’avait laissée libre de onze heures du matin à six heures du soir. Il n’y aurait eu qu’une autre explication, mais absurde, de cet aveu du chauffeur. C’est qu’une brouille entre lui et Albertine lui eût donné le désir, en me faisant une petite révélation, de montrer à mon amie qu’il était homme à parler et que si, après le premier avertissement tout bénin, elle ne marchait pas droit selon ce qu’il voulait, il mangerait carrément le morceau. Mais cette explication était absurde ; il fallait d’abord supposer une brouille inexistante entre Albertine et lui, et ensuite donner une nature de maître-chanteur à ce beau mécanicien qui s’était toujours montré si affable et si bon garçon. (…) « j’ai tellement peur des accidents, je me reproche tant de ne pas l’accompagner, que j’aime mieux que ce soit vous, vous tellement sûr, si merveilleusement adroit, à qui il ne peut pas arriver d’accident, qui conduisiez partout Mlle Albertine. Comme cela je ne crains rien. » Le charmant mécanicien apostolique sourit finement, la main posée sur sa roue en forme de croix de consécration. Puis il me dit ces paroles qui (chassant les inquiétudes de mon cœur où elles furent aussitôt remplacées par la joie) me donnèrent envie de lui sauter au cou : « N’ayez crainte, me dit-il. Il ne peut rien lui arriver car, quand mon volant ne la promène pas, mon œil la suit partout. (...) Mais enfin elle ne m’a pas vu.(...) Comment aurais-je supposé que cette rectification — sous forme d’ample complément à son dire de l’avant-veille — venait de ce qu’entre ces deux jours Albertine, alarmée que le chauffeur m’eût parlé, s’était soumise, avait fait la paix avec lui. Ce soupçon ne me vint même pas. Il est certain que ce récit du mécanicien, en m’ôtant toute crainte qu’Albertine m’eût trompé, me refroidit tout naturellement à l’égard de mon amie et me rendit moins intéressante la journée qu’elle avait passée à Versailles.

L’évocation des terrains d’aviation dans le roman d’Albertine s’inscrit dans une trame continue. Elle reflète par ses entrées contradictoires l’inachèvement et les hésitations de l’auteur ; on peut en déduire qu’il posait alors les jalons préparatoires à un développement de plus grande ampleur, qu’il aurait comme à son habitude, reconstruit sur épreuves. Dans l’Albertine des promenades à l’aérodrome se lit à l’évidence l’excitation d’Agostinelli devant ces nouvelles machines, qui représentent l’aboutissement d’une carrière de mécanicien (cycliste, chauffeur). On peut douter que Proust ait fait l’impossible pour empêcher son secrétaire de se livrer à cette activité, puisqu’il s’est résolu à la financer, peut-être à contre-cœur mais dans des formes tout à fait officielles. 

Michel Eman dans sa biographie de Proust situe en novembre 1913 les premiers pas de l’élève- aviateur : « Toujours est-il que dans le courant du mois, Proust inscrivit son secrétaire à l’école d’aviation Louis-Blériot à Buc près de Versailles où il prit quelques leçons. » Jérôme Picon, (Proust une vie à s’écrire) nous en révèle la date exacte : « Le 13, veille du jour où Swann sort en librairie, Nicolas a été chargé de prendre rendez-vous à Versailles avec Ferdinand Collin, qui dirige l'école d'aviation de Buc. Un contrat doit être signé, pour y encadrer l'apprentissage d'Alfred. » Les leçons prirent donc place dans la deuxième quinzaine de novembre, peu après que Céline Cottin ait été évincée, laissant Proust enfin seul avec les Agostinelli : un exemplaire dédicacé du livre lui parvint à l’hôpital où son mari lui rendait visite tous les après-midi. Le départ d’Alfred eut lieu le 1er décembre « pendant le sommeil de Proust » répète-t-on à l’envi, confondant peut-être le livre et la réalité. 

Comment être certain des modalités de ce de ce déménagement à la cloche de bois et des arrière-pensées de chacun des acteurs ou auteurs du drame ? Un brouillon antérieur montre Albertine quittant le narrateur au moment où il allait se décider à lui demander de partir (décision ajournée chaque matin.)

Sans doute, j’étais maintenant libre de faire, aussi souvent que je voulais, des promenades avec Albertine. Comme il n’avait pas tardé à s’établir autour de Paris des hangars d’aviation, qui sont pour les aéroplanes ce que les ports sont pour les vaisseaux, et que depuis le jour où, près de la Raspelière, la rencontre quasi mythologique d’un aviateur, dont le vol avait fait se cabrer mon cheval, avait été pour moi comme une image de la liberté, j’aimais souvent qu’à la fin de la journée le but de nos sorties — agréables d’ailleurs à Albertine, passionnée pour tous les sports — fût un de ces aérodromes. Nous nous y rendions, elle et moi, attirés par cette vie incessante des départs et des arrivées qui donnent tant de charme aux promenades sur les jetées, ou seulement sur la grève pour ceux qui aiment la mer, et aux flâneries autour d’un « centre d’aviation » pour ceux qui aiment le ciel. À tout moment, parmi le repos des appareils inertes et comme à l’ancre, nous en voyions un péniblement tiré par plusieurs mécaniciens, comme est traînée sur le sable une barque demandée par un touriste qui veut aller faire une randonnée en mer. Puis le moteur était mis en marche, l’appareil courait, prenait son élan, enfin, tout à coup, à angle droit, il s’élevait lentement, dans l’extase raidie, comme immobilisée, d’une vitesse horizontale soudain transformée en majestueuse et verticale ascension. Albertine ne pouvait contenir sa joie et elle demandait des explications aux mécaniciens qui, maintenant que l’appareil était à flot, rentraient. Le passager, cependant, ne tardait pas à franchir des kilomètres ; le grand esquif, sur lequel nous ne cessions pas de fixer les yeux, n’était plus dans l’azur qu’un point presque indistinct, lequel d’ailleurs reprendrait peu à peu sa matérialité, sa grandeur, son volume, quand, la durée de la promenade approchant de sa fin, le moment serait venu de rentrer au port. Et nous regardions avec envie, Albertine et moi, au moment où il sautait à terre, le promeneur qui était allé ainsi goûter au large, dans ces horizons solitaires, le calme et la limpidité du soir. (La Prisonnière)
Les circonstances deviennent tout à fait incohérente dans Albertine disparue, laissant cohabiter des fragments de réalité et leur transformation littéraire :

Un jour Albertine m’avait raconté qu’elle avait été à un camp d’aviation, qu’elle était amie de l’aviateur (sans doute pour détourner mon soupçon des femmes, pensant que j’étais moins jaloux des hommes), que c’était amusant de voir comme Andrée était émerveillée devant cet aviateur, devant tous les hommages qu’il rendait à Albertine, au point qu’Andrée avait voulu faire une promenade en avion avec lui. Or cela était inventé de toutes pièces, jamais Andrée n’était allée dans ce camp d’aviation.

La confusion cavalier-aviateur se poursuit dans ces propos incongrus du Narrateur :
« Je vous en prie, ma petite chérie, pas de haute voltige comme vous avez fait l’autre jour. Pensez, Albertine, s’il vous arrivait un accident ! » Je ne lui souhaitais naturellement aucun mal. Mais quel plaisir si, avec ses chevaux, elle avait eu la bonne idée de partir je ne sais où, où elle se serait plu, et de ne plus jamais revenir à la maison. »



Ces scènes sont préparée par des considérations générales bien avant les derniers volumes, comme celle qui dans Le côté de Guermantes associe les mélomanes et les admirateurs des aviateurs. Le contexte est déjà révélateur de ce qui rapproche les membres dans une communauté quasi sectaire. Incidemment la présence des trois aviateurs imaginés rappelle le trio de la maison Jupien, Julot, l’aviateur permissionnaire, Maurice, et le groupe cette bizarre « Chambre des aviateurs » où Saint-Loup, s’il n’était mort, aurait pu se faire élire mieux que les héros revenus de guerre, fussent-ils comme Morel déserteurs dénoncés et renvoyés sur le front. Les habitants de Sodome ne sont jamais très loin des créatures ailées. Leur véritable crime n’est-il pas d’avoir tenté de violer des anges ?
Toute excitation mentale donnant une valeur qui prime, une qualité supérieure aux habitudes qui s’y rattachent, il n’y a pas de goût un peu vif qui ne compose ainsi autour de lui une société qu’il unit, et où la considération des autres membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici, fût-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des passionnés de musique ; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se passe aux séances de musique de chambre, aux réunions où on cause musique, au café où l’on se retrouve entre amateurs et où on coudoie les musiciens de l’orchestre. D’autres épris d’aviation tiennent à être bien vus du vieux garçon du bar vitré perché au haut de l’aérodrome ; à l’abri du vent, comme dans la cage en verre d’un phare, il pourra suivre, en compagnie d’un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les évolutions d’un pilote exécutant des loopings, tandis qu’un autre, invisible l’instant d’avant, vient atterrir brusquement, s’abattre avec le grand bruit d’ailes de l’oiseau Roch. (Le côté de Guermantes)

Marcel Plantevignes -dont l’aventure à Cabourg inspira l’épisode du cheval cabré devant l’avion- témoigne de l’engouement de Proust pour l’aviation :

« D’une façon générale, Proust suivait avec émoi les progrès de l’aviation naissante, et, un soir, comme nous devisions tranquillement, un avion important tout bruissant d’un bruit apocalyptique, et semblant avoir rasé de près de l’hôtel, tant il volait bas, passa avec fracas au-dessus de nous dans le ciel nocturne, nous coupant la parole, et Proust, alerté, s’interrompant soudain de ce à quoi il songeait, et me désignant d’un doigt dramatique le bruit et le ciel, me dit gravement : -Ecoutez, Marcel, écoutez, les temps futurs qui sont en marche ! »

Comment ne pas croire que, tout en prétendant le redouter, Proust n’ait rêvé d’un avenir d’aviateur pour Agostinelli ? Après sa disparition il se rendit de nouveau à Buc pour tenter de mener plus ou moins discrètement l’enquête auprès des camarades qui avaient pu connaître Agostinelli à Nice. Dans le carnet 4 il nota la liste des aviateurs présents aux obsèques et connus « peut-être avant à Buc » : Alexandre Semitchoff, Kasterine, Joseph Garbero, J. Dumas.

Il transposa sa culpabilité sur celle de son narrateur, s’imaginant au sortir de la maison de passe lui-même victime d’un avion- exterminateur :

Dès le début de l’alerte, j’avais quitté la maison de Jupien. Les rues étaient devenues entièrement noires. Parfois seulement, un avion ennemi qui volait assez bas éclairait le point où il voulait jeter une bombe. Je ne retrouvais plus mon chemin, je pensais à ce jour où, allant à la Raspelière, j’avais rencontré, comme un Dieu qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion. Je pensais que maintenant la rencontre serait différente et que le Dieu du mal me tuerait. (…) Je pensais à la maison de Jupien, peut-être réduite en cendres maintenant, car une bombe était tombée tout près de moi comme je venais seulement d’en sortir, cette maison sur laquelle M. de Charlus eût pu prophétiquement écrire « Sodoma » comme avait fait, avec non moins de prescience ou peut-être au début de l’éruption volcanique et de la catastrophe déjà commencée, l’habitant inconnu de Pompéi.






« La mer sera mon tombeau »

entrefilet paru dans L’est Républicain le 11 mai 1914

La phrase mélodramatique « la mer sera mon tombeau », prêtée à Albertine lors d’une dispute dans Sodome et Gomorrhe, n’a aucun sens dans la bouche de l’héroïne qui se tuera à cheval, hormis l’introduction d’une distanciation clownesque dans le drame, par l’ironie de la comparaison avec la légende de Sapho tombée de son « Rocher ». 
 
«Hé bien, c'est entendu, je pars, dit-elle d'un ton tragique, non sans regarder l'heure afin de voir si elle n'était pas en retard pour l'autre, maintenant que je lui fournissais le prétexte de ne pas passer la soirée avec moi. Vous êtes trop méchant. Je change tout pour passer une bonne soirée avec vous et c'est vous qui ne voulez pas, et vous m'accusez de mensonge. Jamais je ne vous avais encore vu si cruel. La mer sera mon tombeau. Je ne vous reverrai jamais. (Mon cœur battit à ces mots, bien que je fusse sûr qu'elle reviendrait le lendemain, ce qui arriva.) Je me noierai, je me jetterai à l'eau. – Comme Sapho. – Encore une insulte de plus; vous n'avez pas seulement des doutes sur ce que je dis mais sur ce que je fais. – Mais, mon petit, je ne mettais aucune intention, je vous le jure, vous savez que Sapho s'est précipitée dans la mer. – -Si, si, vous n'avez aucune confiance en moi.» Elle vit qu'il était moins vingt à la pendule; elle craignit de rater ce qu'elle avait à faire, et, choisissant l'adieu le plus bref (dont elle s'excusa, du reste, en me venant voir le lendemain; probablement, ce lendemain-là, l'autre personne n'était pas libre), elle s'enfuit au pas de course en criant: «Adieu pour jamais», d'un air désolé.
Prêtée à Alfred, qui ne l’a sans doute jamais prononcée, elle prend le même caractère prémonitoire que l’instrument du supplice du saint-martyr dans l’article de 1907.
Dans la dernière année de l’avant-guerre, l’essor de l’aviation est telle que la mort d’un aviateur est signalée par tous le journaux, fusses-t-ils régionaux ou internationaux.
New York Hérald du 31 mai 1914 (cité par M.A. Barathieu) :
« Les spectateurs horrifiés pouvaient voir que le machine n’avait pas coulé immédiatement et quelques secondes plus tard ils apercevaient Agostinelli se cramponnant au fuselage de l’aéroplane. Pendant quelques minutes il agita la main avec frénésie, appelant « A l’aide ! Au secours ! » . Puis soudain la machine et le jeune aviateur disparurent comme s’ils avaient été saisis d’en-dessous. Ce qui rehaussait la tragédie, c’est que le Signora Agostinelli, la femme de l'aviateur se trouvaient parmi les quelques personnes qui en étaient témoins ». 
 
Pour célébrer les héros L’écho d’Alger instaure même une rubrique récurrente intitulée Martyrologe de l'air dans laquelle sont publiés trois articles successifs sur l’accident :
Comment mourut Agostinelli

ANTIBES, 31 mai Voici comment est arrivé l'accident de l'élève-aviateur Agostinelli : Il effectuait un virage en mer, à 500 mètres du rivage, quand son appareil tomba… on vit alors l'aviateur monté sur le fuselage qui flottait, appeler au secours, mais l'appareil et l'aviateur disparurent soudainement. La femme d'Agostinelli était présente sur le rivage et vit sa dérouler tout ce drame. Plusieurs barques allèrent immédiatement sur les lieux où avait disparu l'avion, mois ils n'y trouvèrent rien.
On repêche l’avion d'Agostinelli

ANTIBES, 31 mai. — On a pu repêcher l'ap pareil de l'aviateur Agostinelli, mais toutes les recherches pour retrouver le corps de l'élève aviateur sont restées vaines.
Le corps d'Agostinelli est retrouvé 
 
NICE, 7 juin. — -Des pêcheurs ont retrouvé à 300 mètres du rivage, près d'Antibes, le corps de l'aviateur Agostinelli, qui, voici huit jours s'est noyé en tombant à la mer.
Le Figaro du 9 juin 1914 apporte quelques précisions:
Le corps d'Agostinelli retrouvé
 
Le corps de l'aviateur Alfred Agostinelli, qui-s'était noyé, il y a neuf jours, en tombant à la mer, près d'Antibes, a été retrouvé dimanche par des pêcheurs, à trois cents mètres du rivage, à mi-distance, entre Antibes et Cagnes.
 
Pour un récit plus complet des faits, on se reportera aux leçons de Robert Vigneron (in Etudes sur Stendhal et Proust réunies par ses élèves) :
Le samedi 30 mai 1914, vers cinq heures du soir, à l’école d’aviation des frères Garbero, au terrain de la Grimaude, près d’Antibes, l’élève pilote Alfred Agostinelli venait de décoller à bord d’un monoplan… et ce jour-là, pour la seconde fois il volait seul. Mais grisé par son succès et oubliant les conseils du chef-pilote Joseph Garbero, il osa s’écarter de la piste et s’aventurer au-dessus de la Baie des Anges. Soudain, comme il amorçait un virage à faible hauteur [ayant oublié dans sa griserie qu’un tel mouvement supposait de prendre de l’altitude, ou bien ?] on vit son monoplan glisser sur l’aile droite et s’abîmer dans la mer, à quelques centaines de mètres du rivage, en face de l’embouchure de la Brague. La première stupeur passée, on s’aperçut que l’appareil flottait encore, aux trois quarts submergé ; l’aviateur, debout sur son siège, criait au secours. En toute hâte, on affréta une barque, on fit force de rames ; mais tout d’un coup la frêle épave coula à pic, et l’homme avec elle. Agostinelli, pourtant passait pour un bon nageur ; mais certains affirmaient qu’on avait vu des requins dans ces parages ; et les courants étaient forts dans ce coin-là. Jusqu’à la nuit, des barques s’obstinèrent à fouiller la baie ; mais on ne put découvrir le moindre vestige du drame (…)
Painter contrairement à Vigneron soutient qu’Agostinelli ne savait pas nager, ce qui semblerait plus conforme à la logique puisqu’il n’était pas attaché à l’appareil, et que ni la température de l’eau, ni les courants à deux cent mètres du bord n’auraient pu empêcher un bon nageur de regagner le rivage.
Le lendemain dimanche, le Figaro annonçait la nouvelle, en septième page, en quelques lignes brutales : « L’élève-aviateur Agostinelli, âgé de vingt-six ans, de l’école d’aviation d’Antibes, est tombé à la mer, à cinq heures, d’une hauteur de 200 mètres, et à 300 mètres du rivage. L’appareil a coulé au bout de quelques minutes, entraînant l’aviateur. Les secours envoyés n’ont retrouvé ni le corps de l’aviateur ni l’appareil. Et un télégramme désespéré arrivait Bd Haussmann, signé Anna Agostinelli. Marcel Proust apprit ainsi, du fond de sa chambre close, que son cher compagnon était à jamais disparu. (...)
Cependant à Antibes, on avait repris les recherches le dimanche matin. On commençait à désespérer quand, vers neuf heures la barque de pêche « L’indomptable », patron Aubriot, qui traînait ses filets verts l’embouchure de la Brague, accrocha par hasard l’épave ; mais le cadavre n’y était plus : les courants l’avaient sans doute emporté au large. Le lendemain matin, le père, la femme et le frère d’Agostinelli communiquaient aux journaux le signalement du disparu : combinaison kaki, casque en caoutchouc marron, chaussettes noires, souliers noirs, bague chevalière en or avec les initiales A.A. Mais bientôt l’intérêt dressait le père et le frère contre la veuve ; navrés à la pensée que les autorités s’intéressaient à elle et que si le corps était retrouvé c’est à elle que reviendraient les cinq ou six mille francs que le disparu avait sur lui, ils télégraphièrent au Prince de Monaco qu’Anna n’était point la femme légitime de celui qui passait pour son mari. Enfin au bout d’une semaine, la mer rendit le cadavre. Le dimanche 7 juin, des pêcheurs de Cros-de-Cagnes cinglaient vers Cannes lorsque, à la hauteur de la calanque du Loubet, ils aperçurent, flottant à la dérive tout près du bord, un noyé en combinaison kaki. Ils hélèrent une brave femme qui travaillait sur le rivage ; puis un passant survint, qui réussit à repérer le corps décomposé. On courut prévenir la famille et les autorités ; et bientôt arrivèrent sur les lieux MM. Agostinelli père et frère de la victime, accompagnés de MM. Garbero frères, aviateurs, et suivis de M. Bernard, maire de Villeneuve-Loubet, et de la gendarmerie de Cagnes. Les formalités accomplies, un fourgon des pompes funèbres d’Antibes vint chercher la dépouille pour la transporter à la morgue. Le lendemain lundi sous un ciel gris et bas les obsèques furent célébrées au milieu d’un concours nombreux. Les cordons du poêle étaient tenus pas MM. Dumas, Hector et Joseph Garbero et Nicolas Kasterine. La jeune veuve conduisait le deuil ; son beau-père et son beau-frère la soutenaient, chancelante sous ses voiles, mais elle défaillit en cours de route. Venaient ensuite les notables d’Antibes et le personnel de l’école de la Grimaude. Après l’absoute, M. le curé Ventru prononça une émouvante oraison ; puis le cortège se dirigea vers la gare d’où un fourgon devait emporter à Nice les restes innommables de celui qui avait été Marcel Swann.
Ce joli texte (qui n’a pour défaut que de ne pas citer ses sources) attire l’attention sur les déchirements immédiats des ayant-droits, qui laissent supposer que les Agostinelli, père et frère se seraient volontiers débarrassé d’Anna, et ce n’est probablement pas un hasard si dans l’urgence elle s’est immédiatement placée sous la protection de Proust, même si son acharnement à rechercher le corps avait peut-être pour but de retrouver l’argent emporté par son amant (7000 fr selon Painter)... On peut remarquer au passage que Proust se trompait en considérant que les Agostinelli dépensaient sans compter (l’enquête d’août 1913 n’aurai-t -elle pas eu pour objet au moins secondaire d’examiner les dépenses plus que les relations sociales des filés ?). Alfred au moins a économisé une somme assez importante. Faut-il considérer comme normal pour une homme de cette époque qu’il la transportât sur lui en permanence ? Ou que signifie qu’il en fut porteur lors de son deuxième vol en solitaire ? Ce détail, non résolu -qui récupéra l’argent, était-il récupérable après plus d’une semaine passée dans l’eau- pourrait-il avoir une incidence sur la thèse d’un simple accident ? Alfred, comme un peu plus tard Robert d’Humières est-il mort, -éventuellement à son insu- en service commandé, pour échapper définitivement à une relation amoureuse impossible ?
Carter, Proust in love : 
 
« La famille envoya un demi-frère d'Agostinelli, Jean Vittoré à Paris, où Proust profondément peiné, pleura dans ses bras. Vittoré était venu supplier le romancier d'embaucher des plongeurs pour rechercher le corps. Les plongeurs qui devaient venir de Toulon, demandaient 5000 francs pour le dérangement. Proust n'essaya pas d'engager les hommes car son ''règlement de créance seul'' aurait ''entièrement absorbé" le cash que Hauser avait réuni pour lui. 
 
Ces informations sont à prendre avec précaution. Céleste en effet affirma que Proust finança les recherches, et Painter dit sobrement : «  un jour ou deux après, le demi frère d’Agostinelli vint le voir au 102 bd Haussmann, et Proust éclata en sanglots dans ses bras. »




Painter suppose qu’Emile occupa l’emploi de secrétaire en juillet et août 1914. Proust démarcha tous ses amis niçois, Mme Catusse, le père de Gautier Vignal afin de trouver un emploi de chauffeur à Emile.
A Reynaldo Hahn le 21 nov 1914 :
Si vous pouviez écrire un mot à La (croyez-vous que je ne peux pas trouver le nom de votre ancien secrétaire si gentil, d'une famille de robe) pour son cousin de Monaco, les Agostinelli père et fils sont dans une extrême misère, le Casino de Monte Carlo doit paraît-il rouvrir prochainement et comme beaucoup d'employés sont à la guerre (?) il serait plus facile de les caser. J'ai aussi recommandé le fils qui est un excellent mécanicien et chauffeur au père Gautier Vignal par l'intermédiaire de son fils. Le père est un cocher de premier ordre (références Léonino etc.)
Il finit par obtenir en mai 1915 de le faire engager par les Rostand. William Carter (Proust A life) souligne que l’assistance offerte par Proust qui alla jusqu’à lui donner les vêtements qu’il avait conservés de son père, n’était pas tout à fait désintéressée :
 
« Emile qui avait une femme et un enfant à charge, contacta son bienfaiteur par suite de la crainte qu’il avait de se retrouver sans emploi si les Rostand venaient à quitter Pais pour une région plus sûre. Quoique Marcel ne vit que rarement Emile, il tenait à rester en contact avec lui [une note du carnet 4, contemporaine de l’inhumation d’Alfred mentionne l’adresse d’Emile à Toulouse, 22 rue Sainte-Ursule] pour en apprendre davantage sur la vie d’Agostinelli entre le mment où il d’enfuit de l’appartement de Proust et sa mort. Proust rappela à Maurice Rostand [le fils homosexuel d’Edmond] qu’il n’avait jamais répondu à ses questions au sujet de ce qu’il aurait pu apprendre d’intéressant d’Emile à propos des pilotes qu’Agostinelli avaient connu à Antibes. Et pour se prévenir des soupçons que Maurice pouvait entretenir sur ses motivations, Marcel expliqua que ces détails l’intriguaient dans le cadre d’une « reconstitution balzacienne ».
L’occasion d’en apprendre plus des employeurs d’Emile ne se poursuivit pas longtemps puisque l’entrée en guerre de l’Italie le 22 mai 1915 le précipita sur le front.

Le retour d’Anna à Paris, qui demeura bd Haussmann de mi juin à au début de juillet dut constituer une scène de vaudeville tragique : on imagine à peine comment les deux veuves se tombèrent dans les bras.
Vers fin juin 1914 à Montesquiou :
Si je ne vous ai pas remercié plus tôt, c’est qu’aux ennuis qui accablent ma vie, et aux chagrins, mille fois pires que les ennuis, s’est ajouté la perte de mon secrétaire, mort d’une façon affreuse. Comme dans le phénomène de la sursaturation, tout ce qui jusque là était fluide et supportable me tient maintenant maintenant dans un éternel étau… J’ai renvoyé à corriger les épreuves de mon second volume, qui se trouve ainsi ajourné, car je suis incapable même de me relire. Je n’ai que la force de rendre à la pauvre veuve le courage qui me manque.

Proust s’efforça de trouver à plusieurs reprises des emplois à Anna, places qu’elle abandonna les unes après les autres. En octobre 1916, elle insista pour obtenir une recommandation auprès de Jacques Bizet pour entrer dans une usine de munitions, ce que Proust refusa obstinément de faire, estimant que le travail d’usine était trop éprouvant pour elle. Il écrivit à Mme Straus qu’il ne pouvait prendre cette responsabilité, « pas plus que je n’ai consenti pour son pauvre mari à le laisser voler sur la mer. »
Alfred aurait-il eu l’intention lointaine de traverser la Méditerranée ?Au journaliste du Matin qui lui exposait tous les dangers d'une telle tentative Garros avait répliqué légèrement agacé : « Je réussirai ou je me noierai ! »




Correspondance du deuil


La tristesse de Proust s’étale dans ses lettres, parfois longtemps après les faits ; il écrira par exemple (à son ami Henry Bordeaux): « un être que j’aimais profondément est mort à 26 ans, noyé » ou encore « II est bien triste qu'un être si doué, si jeune, si courageux, ait fini de cette manière affreuse» ; à René Blum «Un peu avant la guerre, j’avais perdu la personne que j’aimais le plus».
En réponse à une lettre de Walter Berry, Proust écrit encore en 1918 ces phrases qui soulignent le parallèle avec l’amour « incestueux » de Phèdre :
« votre Méditerranée ne me semble pas si pacifique. La manière dont elle engloutit le blasphémateur ressemble assez à certain récit de Théramène sur la mort de Thésée [sic, pour Hippolyte]. Je la crois aussi féroce mais moins constante, elle a englouti, il y a quatre ans, tombé de son avion mon cher secrétaire qui était Italien et copiait Swann à la machine. »
A Lucien Daudet, avant le 21 novembre 1914 :
Enfin, moi qui avais si bien supporté d'être malade, qui ne me trouvais nullement à plaindre, j'ai su ce que c'était, chaque fois que je montais en taxi, d'espérer de tout mon cœur que l'autobus qui venait allait m'écraser.
Même à l’oreille sans doute complaisante de sa voisine du dessus, Mme Williams, Proust écrit, probablement en octobre 1914 :
Madame,
C'est toujours un bien grand plaisir pour moi de recevoir une lettre de vous. La dernière m'a été particulièrement douce en ces heures terribles où on tremble pour tous ceux qu'on aime, et je n'entends pas par là seulement ceux qu'on connaît. Il est pourtant permis sans trop d'égoïsme d'avoir des inquiétudes privilégiées, et le sort de mon frère qui opère dans la ligne de feu, a eu son hôpital bombardé, les obus tombant jusque sur la table d'opération si bien qu'il a été obligé de descendre ses blessés dans les caves, me tient particulièrement à cœur. Heureusement il est sain et sauf jusqu'ici et a été cité à l'ordre du jour de l'armée. J'espère que vous avez aussi de bonnes nouvelles des vôtres.
Quant à moi je dois passer prochainement en conseil de contre réforme, j'ignore si je serai pris ou non. J'avais voulu vous écrire l'été dernier pour avoir de vos nouvelles. Mais même bien avant la Guerre j'ai été accablé de soucis. J'ai d'abord été à peu près complètement ruiné, ce qui m'a semblé extrêmement pénible. Mais peu de temps après mon pauvre secrétaire a été noyé en tombant d'aéroplane dans la mer. Et l'immense chagrin que j'en ai eu, et qui dure toujours, m'a empêché de penser à des ennuis matériels, bien petits à côté d'une souffrance morale.
Vous le connaissiez peut-être de vue car il habitait chez moi avec sa femme. Mais ce que vous ne pouvez savoir c'est l'intelligence d'élite qui était la sienne, et extrêmement spontanée puisqu'il n'avait fait aucune étude, ayant été jusque-là un simple mécanicien. Jamais je n'ai mieux compris la profondeur du mot «l'Esprit souffle où il veut».

Le besoin de Proust d’épancher son chagrin après de nombre de ses correspondants trouve son expression la plus personnelle dans une fameuse lettre à Hahn où Proust parle sans fard de ses sentiments vis-à-vis d’Agostinelli et explique la transposition, dans l’œuvre, du mécanisme du deuil et de l’oubli.


Peu après le 24 octobre 1914
Cher Reynaldo
Mon cher petit vous êtes bien gentil d'avoir pensé que Cabourg avait dû m'être pénible à cause d'Agostinelli. Je dois avouer à ma honte qu'il ne l'a pas été autant que j'aurais cru et que ce voyage a plutôt marqué une première étape de détachement de mon chagrin, étape après laquelle heureusement j'ai rétrogradé une fois revenu vers les souffrances premières. Mais enfin à Cabourg sans cesser d'être aussi triste ni d'autant le regretter, il y a eu des moments, peut'être des heures, où il avait disparu de ma pensée.
Mon cher petit ne me jugez pas trop mal par là (si mal que je me juge moi-même!). Et n'en augurez pas un manque de fidélité dans mes affections, comme moi j'ai eu le tort de l'augurer pour vous quand je vous voyais regretter peu des gens du monde que je croyais que vous aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins de tendresse que je n'avais cru. Et j'ai compris ensuite que c'était parce qu'il s'agissait de gens que vous n'aimiez pas vraiment. J'aimais vraiment Alfred. Ce n'est pas assez de dire que je l'aimais, je l'adorais. Et je ne sais pourquoi j'écris cela au passé car je l'aime toujours.
Mais malgré tout, dans les regrets, il y a une part d'involontaire et une part de devoir qui fixe l'involontaire et en assure la durée. Or ce devoir n'existe pas envers Alfred qui avait très mal agi avec moi, je lui donne les regrets que je ne peux faire autrement que de lui donner, je ne me sens pas tenu envers lui à un devoir comme celui qui me lie à vous, qui me lierait à vous, même si je vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille fois moins. Si donc j'ai eu à Cabourg quelques semaines de relative inconstance, ne me jugez pas inconstant et n'en accusez que celui qui ne pouvait mériter de fidélité.
D'ailleurs j'ai eu une grande joie à voir que mes souffrances étaient revenues; mais par moments elles sont assez vives pour que je regrette un peu l'apaisement d'il y a un mois. Mais j'ai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut-être moins obsédantes qu'il y a un mois et demi ou deux mois. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue, mais parce qu'on meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le « moi » d'il y a quelques semaines. Son ami ne l'a pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il l'a rejoint dans la mort et son héritier, le « moi » d'aujourd'hui aime Alfred mais ne l'a connu que par les récits de l'autre. C'est une tendresse de seconde main.
(Prière de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation d'en lire quelques extraits à Gregh ou à d'autres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. D'ailleurs je n'ai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne m'offre plus que des événements que j'ai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume celui qui s'appelle en partie « A l'ombre des jeunes filles en fleurs », vous reconnaîtrez l'anticipation et la sûre prophétie de ce que j'ai éprouvé depuis.)
… Mille tendresse de votre Marcel
P. S. Que ma lettre je vous en prie n'aille pas vous donner l'idée que j'ai oublié Alfred. Malgré la distance que je sens hélas par moments, je n'hésiterais pas même dans ces moments-là à courir me faire couper un bras ou une jambe si cela pouvait le ressusciter.


Proust à Charles d'Alton (après le 12 mai 1915) :
Cher Monsieur
J'aimerais bien avoir de vos nouvelles. La dernière fois Madame Foucart à qui j'avais écrit n'a pu m'en donner. Madame d'Alton ne m'a pas répondu. Et comme cette année je n'irai sans doute pas à Cabourg (je vais d'ailleurs être sans doute mobilisé) je resterai, si vous ne m'écrivez pas, sans rien savoir de vous, à qui je pense à peu près tous les jours. Je sais la belle résolution que vous avez prise, avec quelle vaillance vous l'avez soutenue. Que j'aurais aimé, comme l'a pu Bertrand, vous voir dans votre uniforme où vous devez être si charmant et qui doit s'assortir si bien à la couleur de vos yeux. Les bretonnes doivent murmurer en vous voyant (si vous êtes toujours en Bretagne : « Il est un bleu dont je meurs Parce qu'il est dans les prunelles » [Sully Prudhomme citation à peu près]. Hélas il y a q. q. chose d'autre dont je meurs c'est de la guerre ! Deux amis tendrement aimés dont le premier était pour moi un véritable frère, Bertrand de Fénelon et Robert d'Humières sont morts de la façon la plus affreuse. Je les nomme seuls parce qu'ils étaient les préférés, mais combien j'ai perdu de parents, d'amis. Et puis maintenant on aime même ceux qu'on ne connaît pas, on aime tout ce qui se bat, on pleure tout ce qui tombe ! Quant j'ai vu Madame d'Alton à Cabourg, je me plaignais parce que je venais d'être ruiné. Que je voudrais l'avoir toujours été et qu'un être comme Bertrand de Fénelon fut vivant. Et vous avez peut'être su qu'avant, mon pauvre Agostinelli que j'aimais tant et dont je resterai toujours inconsolable s'était tué en aéroplane, noyé dans la Méditerranée. Mon ami Reynaldo est en Argonne, mon frère à Arras ; mon frère a été cité à l'ordre du jour de l'armée et décoré et en effet depuis le 1er jour il n'a cessé de montrer un grand courage mais je suis souvent très inquiet. J'ai passé un mois à Cabourg et au milieu des angoisses de la guerre, on a trouvé le moyen, sans pourtant qu'on puisse imaginer où s'en trouvait la matière, de faire d'invraisemblables potins.
Cela m'a fait prendre cette plage en horreur d'autant plus que des personnes pour qui je n'ai que respect et qu'affection les ont largement propagés. (ceci entre nous deux n'est-ce pas, car vous risqueriez de commettre une complète erreur tandis que quand nous causerons ensemble je pourrai peut'être vous être bien utile). J'en reste ulcéré. Mais cette tristesse est bien peu de chose auprès de toutes les autres. Nuit et jour on pense à la guerre, peut'être plus douloureusement encore quand comme moi on ne la fait pas. Même si l'on pense à autre chose, même si l'on dort, cette souffrance ne cesse pas comme ces névralgies qu'on perçoit dans le sommeil. Je tâche de comprendre les opérations du mieux que je peux, c'est à dire guère. Je m'ingurgite chaque jour tout ce que les critiques militaires français ou genevois pensent de la guerre. Ai-je besoin de vous dire que ce n'est jamais sans adresser une pensée pleine de tendre respect à l'homme de grand cœur et de charmant esprit qui voulait bien causer avec moi armée et stratégie dans le Casino de Cabourg. Depuis cet homme là a réalisé son rêve en redevenant officier. Je l'admire, je l'envie ; mais je voudrais bien savoir comment il va ! Et je le prie d'agréer l'hommage de mon affectueux respect. Marcel Proust


Proust. le 27 mai 1915, écrit à Mme Anatole Catusse pour l'anniversaire de la mort d’Alfred Agostinelli : il la prie de commander à Nice « une couronne ou une gerbe destinée à être déposée sur une tombe pour un anniversaire », qu’il faudrait faire livrer pour le 30 mai chez la sœur du défunt, « en disant que c’est de ma part » ; il va la prévenir. Il ne connaît personne d’autre à Nice pour se charger de cette corvée.

«Permettez-moi deux petites recommandations. 1° La famille à laquelle cela s’adresse, d’extraction plus que modeste et populaire, sera plus sensible à un genre de fleurs “faisant de l’effet” qu’à des arrangements nous plaisant, à vous ou à moi. L’an passé j’avais envoyé une couronne de 400 fr. ce que je crois qu’on peut faire de plus beau et que cette année mes ennuis ne me permettent pas de recommencer, et leur regret a été que ce ne fût pas “en fleurs artificielles”. – La seconde chose est que la dame en question n’est à aucun point de vue de celles avec qui vous pourriez être en relations. Il n’y a rien d’assez choquant pour me détourner de vous demander de vous en occuper car s’il y a irrégularité de situation, elle date de plus de vingt ans, n’est compliquée d’aucune autre, et cachée avec la plus grande décence. mais vous pouvez cependant pour que votre noli me tangere reste plus intact prévenir le fleuriste que vous ne connaissez pas cette dame ».Puis, faisant allusion à la guerre : « J’espère que l’intervention italienne n’aura pas pour effet de transformer votre cher convalescent en un chasseur alpin. [...] Je ne puis vous dire tous les amis que je perds. Depuis bien des années je ne les voyais plus. mais hélas je n’ai pas le don d’oubli, et je pleure nuit et jour Fénelon et d’Humières comme si je les avais quittés hier »..



 Lettre à Mme Jean Vittoré pour l’anniversaire de la mort d’Alfred :

J’ai prié des mais que j’ai à Nice de s’occuper de fleurs pour l’anniversaire du pauvre Alfred, et je me permets de les faire envoyer chez vous. On les remettra 50 rue de Paris le 30 de ma part et vous aurez la bonté d’indiquer au porteur où se trouve la tombe, à moins que ne vouliez vous charger de les déposer vous-même, comme je sais d’après ce qu’Alfred m’a toujours dit, que vous avez le culte du souvenir et vous rendez pieusement au cimetière.
Cette affreuse guerre m'a enlevé presque tous mes amis, tués à la fleur de l'âge, et deux cousins, les inquiétudes que j'ai pour mon frère et d'autres parents qui sont sur le front, rien de tout cela n'affaiblit en moi le souvenir si triste et si tendre que je garde d'Alfred. Je pense constamment à lui, mon amitié et mon regret ne font que devenir de plus en plus profonds. Certes sa présence me manque infiniment. J’aimais tant son esprit, son cœur. Mais si sans le voir jamais, je le savais du moins vivant, heureux quelque part, pouvant obtenir de le vie tout ce que ses beaux jours méritaient, je me consolerais aisément de cette séparation. Mais penser qu'il n'est plus, qu'une mort injuste et stupide a anéanti de si belles espérances, c'est à cela que je ne peux m'habituer, que je ne m'habituerai jamais.
Je vous prie d’exprimer à sa famille les sentiments si douloureux avec lesquels je serai de cœur avec eux, le 30. Sans la guerre, j’aurais voulu cette année visiter sa tombe. Je vous demande du moins de le faire pour moi. »

Le Rossignol : « une gerbe parvient à Mme Agostinelli (10 francs) et une autre (20 francs) à Mme Vittoré, ... »




Félix et les aviateurs


Le cahier 54, que Proust surnomme « Vénusté » constitue avec le cahier Dux le premier état connu de l'épisode d'Albertine en 1913-1914 .
Le cahier 54 commence par une séquence isolée titrée Sur M. de Charlus, (disparue sans laisser de trace narrative -mais tant de traces sémantiques- dans les brouillons ultérieurs), qui développe sur 9 folios l'histoire d'amour et de jalousie pour un jeune homme dénommé Félix pour lequel son patron cherche la profession la moins exposée aux séducteurs potentiels -qui sont partout-. Dans cet épisode, Félix n’est un prédécesseur de Morel-Santois (pianiste/violoniste, la « petite tante déguisée en soldat » de la rencontre ferroviaire avec Charlus) que dans la mesure où l’Alfred qui suscite la jalousie délirante se dédouble dans l’ami du chauffeur malveillant, relation de débauche d’une Albertine dont on ignore encore l’aspect nymphomaniaque et lesbien. A la question que faire de Félix, un musicien, un journaliste, un musicien, Charlus pense le diriger vers la carrière des sports? « car Félix avait pensé aussi à s'y consacrer quelque temps » où « M. de Charlus avait cru que la Vénus masculine s’incarnait moins fréquemment. Mais depuis peu il avait eu à cet égard les précision les plus effrayantes édifiantes. »
Laurence Teyssandier  in Quand genèse et autobiographie se rencontrent
Vient alors un long développement extrêmement travaillé, consacré au portrait d'un aviateur homosexuel, « le fameux XXX, un bon gros garçon, le roi des aviateurs » qualifié de « demi-dieu ventru » et même plus loin de « gros silène ailé ».(Folio 5) Les figures prodigieuses qu'il accomplit dans le ciel ne l'empêchent pas, une fois revenu à terre, de courir « secrètement à la recherche de jeunes garçons qui l'entouraient comme les satyres Bacchus » (Folio 4) et se livrer à son vice dans "l'atelier volcanique où se préparaient ses machines volantes, les jeunes apprentis, quelques-uns beaux comme des anges, qui s'empressaient à pousser l'appareil sur le champ à en mettre assurer les ailes et qui lui / il lui avaient tous passé par les mains" ; tandis que les uns couraient pousser son appareil, qu’un autre assurait ses ailes, il en entraînait quelqu’un au fond du hangar derrière un appareil qu’ils faisaient semblant de regarder à moins qu’il ne l’emmenât pendant qu’il allait coiffer le bonnet de Mercure avec lequel il allait s’envoler, alors cabrioler au-dessus des forêts, fuser vers l’éther. Il restait souvent fort tard, s’arrêtait, noir comme un nuage devant l’écran d’or du soleil couchant, faisait des cercles, descendait, remontait < comme une hirondelle > dans la nuit commençante, et les humains ne connaissaient que cela de sa vie divine. Mais ils ne savaient pas que plus tard, dans à < en > des lieux secrets comme en une sorte d’Olympe insoupçonné [à] l’écart de sa vie connue et constatée, il avait < menait > une existence créée par son profond et insoupçonné désir, abritée en secret, dans une sorte d’Olympe invisible et peuplé de jeunes gens.
Le contraste entre « sa vie divine », au grand jour, d’as du pilotage, et l’existence « créée par son profond et insoupçonné désir, abritée en secret, dans une sorte d’Olympe invisible et peuplé de jeunes gens », renferme une sorte de mystérieuse beauté que M. de Charlus ressent plus vivement depuis que l’existence de ses pareils est devenue pour lui synonyme de danger pour Félix.
L'abondance des références mythologiques pour désigner les aviateurs et l'aviation est une des caractéristiques les plus frappantes du morceau. On y trouve (...) toutes sortes de divinités telles que Cupidon, Bacchus, Mercure ou encore Hercule. Il s'agit d'une mythologie revue et corrigée dont la marque spécifiquement proustienne réside dans la création de créatures doublement hybrides. (…) Même remarque pour l'audacieux oxymore qui transforme Vénus-Aphrodite, la divinité qui symbolise par excellence la féminité, en une "Vénus masculine (Folio 4).
On ne peut échapper à une citation plus étendue des pages dans la transcription qu’en propose Laurence Teyssandier dans le second volume de sa thèse :
Folio 6 :
« Quelle que fût celle [la carrière] à laquelle il [Félix] se destinait qu'il se rendit à un bureau, dans un salon, à un journal, dans un aérodrome, à un théâtre, il fallait bien traverser les rues de Paris. (…) Et les rues ne sont encore rien.(…) mais comment l’empêcher d’entrer d’aller sur un champ de courses, d’entrer dans un cinématographe ? (…) Cette armée des hors-natures dont il [Charlus] avait jadis jusque là refait avec tant de plaisir le dénombrement, lui apparaissait maintenant effroyable, sortant de tous les pavés, cn entourant son pauvre <jeune> amant, le cernant, l'empêchant de par cent, par mille, par dix mille offres, de retrouve la bonne voie, même s'il avait voulu la chercher.  Monsieur de Charlus, était oppressé aurai voulu appeler au secours, frayer un passage à travers ce rassemblement de toutes les tantes qui emboîtaient le pas au jeune homme et le faire diriger loin de Paris. Mais où ?..  Partout [passage au folio 7r°] il en retrouverait. Dans toutes les lieux < villes > de plaisir, ils sont même plus en vue qu’à Paris. La campagne, la solitude. Mais là ce sera le juge de paix, ou le jardinier. Et puis M. de Charlus avait oublié qu’il n’y avait pas que la poursuite des autres après Félix qui avait si peu de défense, il y avait ses désirs à lui peut-être < et si les vieillards ne couraient pas après le jeune homme dans la rue, le jeune homme pensait peut-être soudain à quelque enfant dans son cœur. ; partout il pourrait trouver un valet de ferme, un garçon d’écurie [phrase interrompue].
Folio 5, addition : «  Tous ces êtres-là qui à cause de la faunesse ancrée en eux qui a été semée en eux et pas en d’autres – pourquoi [?] – lui apparaissaient comme des demi-dieux, comme des personnages dignes et qu’a laissé d’être peints par les grands Italiens de la Renaissance, et qu’il réunissait en abolissant par la pensée les êtres semblables au commun qui les séparaient dans la vie, dans le monde,faisaient maintenant comme un sorte de ronde effrayante et dionysiaque autour de son malheureux amant (…) Cette mystérieuses intervention de la divinité qui faisait que le gros Silène ailé recherchait les jeunes gens, ne semblait-il pas probable que je d’après ce que par imprudence je lui avais dit, qu’elle s’était produite au cœur même de son amant et que toutes les tantes de la terre ne fussent-elles arrivées à mettre la main sur lui lui secrètement même dans le lit de sa maîtresse, boudeur et mystérieux, rêverait du jeune au jeune pâtissier qui leur apportait des tartes, et quelque jour quand sa maîtresse serait sortie le ferait s’enfermerait avec lui dans la cuisine et ce soir-là ne recoucherait avec elle qu’avec mauvaise humeur, ayant encore congestionné et ayant la migraine de la peur qu’elle ne les surprît et
Folio 8
(…) Oui, pourquoi dans ce jeune homme <selon quelle loi, dans le sein du jeune homme> en apparence semblable aux autres <dans/au fond de> une excavation, une sorte d'antre mystérieux existait-il un désir vivait-il avait-il été tressé à jamais avec son âme, différent, qui n'apparaissait que par moments et qui lui faisait convoiter des jeunes gens ; pourquoi en lui dans son cœur, à lui et non en celui d'autres - quoique M. de Charlus sût que - longtemps à sa joie - et maintenant à son désespoir, que c'était en beaucoup, existait-il une excavation, une sorte d'antre mystérieux > où, sans jamais l'avoir révéler à personne, il jouait à lui-même de la flûte pour attirer les jeunes gens…Dans Le passé de ce corps que M. de Charlus eût voulu envelopper, enfermer, isoler dans sa tendresse, recelait peut-être le désir intermittent, entre des liaisons féminines, le désir plus profond, plus secret, plus secret, plus inavoué, plis irrésistible de se prostituer à tel ou tel jeune garçon.
(…) Alors la curiosité touchant ces choses, déjà devenue douloureuse depuis l’abandon de M. de Charlus et ses soupçons, quand elle se portait sur les autres devenait autrement poignante quand elle s’exerçait sur Félix lui-même. M. de Charlus se rappelait ceux que Félix avait pu connaître. Il pensait au porteur de dépêches qu’une fois il avait retrouvé à la cuisine quand il l’avait cru parti depuis longtemps, au garçon laitier. Il croyait les voir à côté de son jeune amant comme dans ces viei[lles] gra[vures] héliogravures où l’on voit des amours autour de Cupidon, et l’épuisant de leurs caresses, < à côté de lui, > mais même pas non, plus qu’à côté de lui, car leur présence autour de Félix au cours de sa vie, leurs accouplements avec lui < s’il > avaient eu < alors > pour source [,] s’il avait ce penchant, son désir profond ; tandis qu’il jouait avec l’un d’eux, se laissant épuiser par ses caresses, une [ folio 9r°] joie habitait le cœur de < riait dans en > Félix qui prolongeait le petit garçon jusqu’au fond du cœur de son amant, de sorte qu’il était en lui, lié à lui, au plus intime de sa pensée, presque issu de lui comme les divinités issues d’un dieu qui jouent autour de lui à la fois ses amants et ses filles, et Félix les avait en quelque so[rte] puisqu’il les avait voulus, recherchés, appelés, caressés, possédés était décoré, < fleuri > de leurs <tendres > chairs roses, les avait pu comme un arbuste qui produit des roses. Et s’il s’était ainsi, il le serait partout même loin des villes, il le resterait. < Sur la mer > il trouverait le moyen de partir faire des promenades tard avec un matelot, à l’église de s’enfermer avec l’enfant de chœur dans le confessionnal. Et peut-être vaudrait-il encore mieux que M. de Charlus apprît qu’il était devenu le secrétaire d’un riche étranger que du moins il n’aimerait pas. Mais il vaudrait encore mieux qu’il n’apprît rien du tout, et qu’il ignorât tout de la résidence de Félix, de sa profession, de sa vie, qu’il le situât dans ce lieu innombrable et vague où l’on < qui fait moins > souffrir moins l’absent de de l’idée de ce qui s’y passe, car cette idée reste vague, alternative, flotte entre mille suppositions qui se détruisent l’une l’autre et ne prennent pas de cruelle racine [sic] dans l’âme et finissent par faire quelque possibilité abstraite, un pur néant qui endort la souffrance et prépare l’oubli.
Ce passage reprend en forme de conclusion d’autres rédactions abandonnées aux folios 3 et 4, peut-être plus explicites encore pour ce qui concerne les relations de l’auteur et de son ex-mécanicien car plus proches dans leur brutalité d’une réalité que masque la réécriture :
chair qui < adorée > qu’il aurait voulu garder toujours à lui, y avait-il eu le autrefois, de temps à autre, le désir et l’accomplissement avec de jeunes / tout jeunes gens / de ce corps qu’il avait poli de ses bai[sers] / enveloppé de baisers et de sa tendresse / Recelait-il < avait-[il] recelé > le désir intermittent de tout jeunes gens / avec chair / < corps > adorée que M. de Charlus avait enveloppé et aurait voulu isoler enfermer, isoler, dans sa tendresse, recelait-il le désir intermittent de se prostituer à de tout jeunes gens, que le vieil amant délaissé voyait tour à croyait voir épuisant de leurs baisers au à côté de Félix l’ épuisant de leurs Félix de leurs caresses, tantôt l’un à côté de lui, tantôt l’autre ; mais non, plus qu’à côté de lui, puisque issus de lui, puisque c’était un désir ancré en lui qui les lui faisait rechercher, que quand il était auprès d’eux, une pensée de joie habitait son âme, qu’ainsi ils étaient scellés, liés jusqu’au plus profond de sa chair, laquelle s’épanouissait de temps à autre en ces formes juvéniles comme un Dieu à la fois un et plusieurs, comme un arbuste qui porte des roses. Alors à ce moment où il Félix était libre, quelle anxié[té] curiosité qui eût jadis < hier encore > été si plaisante à M. de Charlus, aujourd’hui si atroce, de savoir s’il irait conduire une barque seul avec < ce qu’était au fond > le jeune matelot du bois que avec qui Félix irait peut-être le soir faire seul un long tour en barque, ou l’enfant de chœur de Saint-Sulpice avec qui il entrait //peut-être à la tombée du jour dans une des nombreuses chapelles pleines d’ombre. Mais même < Même > la curiosité de M. de Charlus à l’égard de gens qui en eux-mêmes n’avaient rien de séduisant n’était pas moins < était > douloureuse. Car Félix avait besoin d < aimait >l’argent et céderait aussi bien à un autre vieillard qu’il avait cédé à lui-même. S’il se destinait au journalisme Et il était il était ainsi autant que de savoir < se demander > quels jeunes gens seraient l’objet de ses désirs, il était cruel de se demander de que du désir de quels hommes mûrs lui serait l’objet. Que fallait-il souhaiter pour qu’il évitât les mauvais chemins [?] S’il entrait dans le journalisme, comme on avait dit, il pensait déjà à X, Y, Z, qui tout de suite seraient attirés par sa jolie figure. Dans le monde s’il cherchait à y aller, hélas, il l’avait trop souvent dénombré lui-même, plus de quatre-vingts pour cent de ceux qui le fréquentent sont ainsi. Seulement pour beaucoup c’est ignoré d’une manière générale. Et les parti[culiers] personnes particulières qui ont été à même de le découvrir malgré les ruses employées ne sont pas les mêmes. C’est le < un ancien > valet de chiens de tel prince marié, père de famille,
entretenant une danseuse qu’il aime, qui saura seul saura cela de lui, alors que tout le monde l’ignore, sauf quelques voyous des fortifications qui ne savent pas son nom. Pour un autre c’est le mécanicien d’une randonnée qui l’aura // une fois conduit. S’il se donnait définitivement à la musique, il ne serait pas plus en sûreté, bien plus en vue, même s’il n’était pas recherché des musiciens, il le serait des auditeurs.


Pour rendre compte de la richesse des leitmotive de ces pages, il faudrait tout souligner et rechercher au cas par cas chaque analogie. On s’interrogera seulement avec Guillaume Perrier (Ecriture et Mnémotechnie) sur le surnom du cahier ; « Vénusté ». Ce latinisme assez rare qui équivaudrait à « grâce digne de Vénus » revêt un sens particulier pour Proust :
Il s’en dégage l’impression d’un mot profondément ambigu, à la fois noble par son origine et vulgaire par la sorte de beauté sensuelle qu’il peut désigner. Cette noblesse sert le cas échéant à voiler ou à suggérer une forme de sensualité inavouable. Dans une lettre de 1907 à Reynaldo Hahn signalée par les éditeurs du Cahier 54, Proust écrit d’une sœur de Mme Greffulhe : « Sa petitesse et sa vénusté sont d’ailleurs très comiques et font penser à quelque beauté parfaite et minuscule comme on n’en voit l’étrangeté que dans certains bordels». (…) Mais l’emploi le plus intéressant, dans un livre dont on sait que Proust l’a lu... se trouve dans le recueil pornographique de Verlaine, Femmes (1890), dédié aux « Putains », « novices ou professes ». On lit dans le premier poème, « À celle que l’on dit froide » : « […] ta gorge triomphante / Dans sa gracile vénusté ». Deux strophes plus loin, la jeune femme est comparée à « un joli garçon ». Proust aurait acquis ces deux livres lors d’une vente de 1908, d’après Philip Kolb, et il en parle dans deux lettres de la même année, en les qualifiant de « scandaleux », « immondes », « secrets », « stupides », et encore quatorze ans plus tard, en 1922, en employant les termes « hideux » et « pénible ». Si cette inspiration verlainienne est avérée, alors on comprend mieux la charge émotionnelle et le caractère transgressif de « vénusté », susceptibles d’en faire une image frappante et un titre adéquat pour le Cahier 54. Ce mot condenserait la passion amoureuse de Charlus pour Félix et celle du héros pour Albertine, et refléterait les tourments de Proust lui-même.

Il a déjà été question, à propos des promenades avec Albertine, de la « Vénus ancillaire» objet de prières jaculatoires. La « Vénus masculine » de l’épisode des aviateurs soulignerait donc la parenté des terrains d’aviation avec des lieux de perdition homosexuels, le bordel de l’imaginaire « chambre des Aviateurs » devant laquelle Saint-Loup aurait réuni tous les suffrages. C’est encore à Charlus chez les Verdurin qu’est associé la Vénus androgyne (-dont d’éminents mythologues semblent penser que la figure primitive se serait dédoublée en un couple Vénus-Mercure, porteur des mêmes attributs) :

La rage de l’inverti est plus lancinante encore. Il a compris que, dès la première seconde, le gentilhomme et le coiffeur ont désiré son jeune compagnon (…) Il peut se tromper un moment, mais une divination rapide le remet dans la vérité. Aussi l’erreur de M. de Charlus fut-elle courte. Le discernement divin lui montra au bout d’un instant que Cottard n’était pas de sa sorte et qu’il n’avait à craindre ses avances ni pour lui-même, ce qui n’eût fait que l’exaspérer, ni pour Morel, ce qui lui eût paru plus grave. Il reprit son calme, et comme il était encore sous l’influence du passage de Vénus androgyne, par moments il souriait faiblement aux Verdurin, sans prendre la peine d’ouvrir la bouche, en déplissant seulement un coin de lèvres, et pour une seconde allumait câlinement ses yeux, lui si féru de virilité, exactement comme eût fait sa belle-sœur la duchesse de Guermantes.





Les anges de Giotto

 
L’épisode de Venise (qui se conclut à Padoue) dans Albertine disparue restaure le lien brisé avec cet autre disparu, qui n’est jamais cité pour lui-même : dans des brouillons antérieurs apparaissent aussi les frères Wright, « Roland Garros » lui-même pour une fois nommé directement puis effacé sans doute au moment de sa mort- Fonck, et d’autres aviateurs absents du premier état du texte :

La veille de notre départ, nous voulûmes pousser jusqu’à Padoue où se trouvaient ces Vices et ces Vertus dont Swann m’avait donné les reproductions ; après avoir traversé en plein soleil le jardin de l’Arena, j’entrai dans la chapelle des Giotto, où la voûte entière et le fond des fresques sont si bleus qu’il semble que la radieuse journée ait passé le seuil, elle aussi, avec le visiteur et soit venue un instant mettre à l’ombre et au frais son ciel pur, à peine un peu plus foncé d’être débarrassé des dorures de la lumière, comme en ces courts répits dont s’interrompent les plus beaux jours quand, sans qu’on ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné son regard ailleurs pour un moment, l’azur, plus doux encore, s’assombrit. Dans ce ciel, sur la pierre bleuie, des anges volaient avec une telle ardeur céleste, ou au moins enfantine, qu’ils semblaient des volatiles d’une espèce particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans l’histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques, et qui ne manquent pas de volter devant les saints quand ceux-ci se promènent ; il y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d’eux, et, comme ce sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit s'élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à exécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort d'ailes qui leur permettent de se maintenir dans des conditions contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plutôt penser à une variété disparue d’oiseaux ou à de jeunes élèves de Garros s'exerçant au vol plané qu'aux anges de la Renaissance et des époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et dont le maintien est habituellement le même que celui de personnages célestes qui ne seraient pas ailés.


 
Loopings ? Écrit Proust. Le premier français à avoir réussi cette figure, l’a exécutée à Buc, le 31 août 1913, ( quatre jours après son prédécesseur russe)



Les enquêtes menées auprès des élèves de Garros ne portèrent sans doute pas leur fruit puisque Proust se tourna vers un jeune homme qui lui proposa , -offre de service restée sans réponse-, de dactylographier de nouvelles pages, Louis Gautier-Vignal, déjà cité.
Louis Gautier-Vignal, (dans ses Souvenirs sur Proust) rapporte :

Quand Proust apprit par les Daudet que j’étais l’ami de Roland Garros, [et sachant que j’étais à Paris à l’hôtel Majestic] il souhaita me rencontrer. Un soir je lisais dans ma chambre lorsque le téléphone sonna. C’était Proust. Après s’être nommé… il me dit ce qui l’avait décidé à me téléphoner : la mort de son secrétaire, l’élève aviateur Agostinelli, que j’avais peut-être rencontré dans le midi. Je répondis que j’étais le plus souvent à l’étranger et que je ne faisais que d’assez courts séjours dans le Midi auprès de mon père. Je dis à Proust que j’allais essayer d’obtenir par l’intermédiaire de Garros les renseignements qu’il souhaitait connaître.

Vient la première rencontre :

Proust me remercia d’être venu le voir. Il s’excusa longuement de me recevoir dans sa chambre et d’être dans son lit. Il me demanda, comme il l’avait fait par téléphone, des nouvelles de ma santé. Puis nous parlâmes de ce qui était l’objet de ma visite : la mort d’Agostinelli… Proust me redit le chagrin que lui causait sa mort car il le connaissait depuis bien des années. Il se reprochait de l’avoir laissé entreprendre un métier dangereux, de l’avoir même indirectement encouragé en promettant de lui donner un avion.(…) En apprenant que j’étais un ami d’enfance de Garros, Proust avait pensé… que je fréquentais les milieux aéronautiques de Nice, que j’avais peut-être rencontré Agostinelli, que je pourrais le renseigner sur les circonstances de sa mort. Or je n’habitais pas Nice depuis des années… Je ne connaissais personne dans le monde de l’aviation. Garros n’habitait plus Nice. Je m’offris pourtant de l’inviter à dîner avec lui ou de le lui amener.

Il semble bien, que, tout en menant son enquête posthume, Proust ait soigneusement évité de se retrouver en présence de Roland Garros.

Par deux fois Proust tente de placer t le jeune Agostinelli survivant, Emile, : première tentative en novembre 1914 ? Proust ayant appris que Gautier-Vignal père a besoin d'un chauffer le recommande : « Émile Agostinelli dont je vous avais parlé est dans une profonde misère je crois, misère due à ses stupides arrangements, d’ailleurs. ». Mécanicien et bon chauffeur, "monégasque mais ayant beaucoup vécu à Nice, il connaît à merveille toutes les routes".
Demande suivante le 10 janvier 1915 ;Proust mélange sans transition avec sa tactique de séduction épistolaire le véritable objet de sa lettre.

Chose inouïe, moi qui peux vivre indéfiniment seul, je m’ennuie après vous. Chose plus inouïe encore, moi si malheureux en ce moment, et vous je suppose relativement heureux, j’éprouve comme un besoin de vous consoler. Puisse ce besoin ne correspondre à aucune tristesse réelle en vous pressentie par mon cœur inquiet. Que devenez-vous ? Voulez-vous que je vienne un soir tard ? Cette idée de votre tristesse sans cause que je connaisse me donne peut-être seule le désir d’aller à vous. Avez-vous pu faire quelque chose pour cet Emile Agostinelli (24 rue de Paris, à Nice). Non, je suppose, car je le crois toujours sans travail. Que de choses à se dire et qu’on ne se dira jamais (…) ne prenez pas trop à la lettre ma demande de vous voir. Car ce sera peut-être difficilement réalisable et n’est peut-être que momentanément souhaité par moi…

En dépit du du trouble intérêt manifesté avec insistance par Proust, Gautier-Vignal dément toute relation amoureuse entre Proust et Agostinelli, reconnaissant seulement la fascination que l’écrivain, - se faisant passer pour malade afin de s’enfermer, seul, prisonnier de sa chambre (où couché il ne pouvait recevoir aucune femme)- aurait éprouvé pour un jeune homme sportif et remuant. Il faut souligner que Gautier-Vignal n’a pu croiser Alfred, et qu’il méconnaît complètement l’histoire de leurs relations, puisqu’il place son départ vers mars 1914. Gautier-Vignal feint de ne pas se rendre compte des tentatives de séduction à son adresse, ni que Proust l’ait approché uniquement parce qu’il supposait qu’il pouvait obtenir de lui, en tant que relation de Roland Garros, des renseignements sur Agostinelli.

Le 5 octobre 1918, apprenant la mort de Roland Garros à bord de son Spad XIII,  Proust écrit à Jean Cocteau une lettre de condoléances dans laquelle la position de révélateur qu'il assigne au Garros du Cap de Bonne-Espérance décrit assez exactement ce qu'il est en train de composer avec la figure d'Alfred dans La Recherche : « Ma consolation est de penser que vous aurez cette douceur, vous qui l’avez tant aimé, de l’avoir dans vos vers fixé pour toujours dans un ciel où il n’y a plus de chutes et où les noms humains demeurent comme ceux des étoiles. » Si Proust ne chercha pas à rencontrer Garros, que plusieurs de ses ami(e)s auraient pu lui présenter, ce n'est peut-être pas qu'en jaloux maladif, il le considérât comme un suborneur, mais plutôt qu'il vît en lui une sorte d'Alfred qui aurait réussi puisqu'il avait vécu les mêmes passions, vélo, automobile, aviation, qu' il crût distinguer aussi en lui le double visage du manipulateur vénal. Touts choses égales par ailleurs, la mort en vol leur conférant le statut d'anges déchus.

Roland Garros est tué dans un combat aérien, la veille de ses 30 ans : il s'est écrasé au lieu dit « chemin du champ du Prêtre » à deux kilomètres du village de Saint-Morel, dans les Ardennes. « J'ignore si c'est une coïncidence » aurait dit Céleste, mais sans nier la source flaubertienne, (le Moreau de L’éducation sentimentale) le patronyme Morel, précédemment, le flûtiste, Charley, Bobby, Saintois etc. n’est fixé dans l’œuvre de Proust -et apparemment dans l'urgence- que pendant la correction des épreuves du Côté de Guermantes I, fin 1919.