mardi, juillet 12, 2011

L'élève Dargelos (texte et dessins de Jean Cocteau)

DARGELOS
C'est dans la scène d'ouverture des Enfants Terribles que la figure de Dargelos entre officiellement dans la littérature:

- As-tu vu Dargelos ?
- Oui? non, je ne sais pas.
(...)
L'élève pâle contourna le groupe et se fraya une route à travers les projectiles. 
Il cherchait Dargelos. Il l'aimait. 
Cet amour le ravageait d'autant plus qu'il précédait la connaissance de l'amour. C'était un mal vague, intense, contre lequel il n'existe aucun remède, un désir chaste sans sexe et sans but. 
Dargelos était le coq du collège. Il goûtait ceux qui le bravaient ou le secondaient. Or, chaque fois que l'élève pâle se trouvait en face des cheveux tordus, des genoux blessés, de la veste aux poches intrigantes, il perdait la tête. 
La bataille lui donnait du courage. Il courrait, il rejoindrait Dargelos, il se battrait, le défendrait, lui prouverait de quoi il était capable.
 Une main désigne l'élève pâle qui titube et qui va encore appeler. Il vient de reconnaître, debout sur un perron, un des acolytes de son idole. C'est cet acolyte qui le condamne. Il ouvre la bouche : «Darge..?»; aussitôt, la boule de neige lui frappe la bouche, y pénètre, paralyse les dents. Il a juste le temps d'apercevoir un rire et; à côté du rire, au milieu de son état-major, Dargelos qui se dresse, les joues en feu, la chevelure en désordre, avec un geste immense. Un coup le frappe en pleine poitrine. Un coup sombre. Un coup de poing de marbre. Un coup de poing de statue. Sa tête se vide.
Il devine Dargelos sur une espèce d'estrade, le bras retombé, stupide, dans un éclairage surnaturel. Il gisait par terre. Un flot de sang échappé de la bouche barbouillait son menton et son cou, imbibait la neige. (...)
Le groupe de Dargelos restait sur les marches du perron, immobile. Enfin le censeur et le concierge du collège apparurent, prévenus par l'élève que la victime avait appelé Gérard en entrant dans la bataille. Il les précédait. Les deux hommes soulevèrent le malade; le censeur se tourna du côté de l'ombre :
 - C'est vous Dargelos ? 
- Oui, monsieur. 
- Suivez-moi. 
Et la troupe se mit en marche. 
Les privilèges de la beauté sont immenses. Elle agit même sur ceux qui ne la constatent pas. 
Les maîtres aimaient Dargelos. Le censeur était extrêmement ennuyé de cette histoire incompréhensible.
On transporta l'élève dans la loge du concierge où la concierge qui était une brave femme le lava et tenta de le faire revenir à lui. Dargelos était debout dans la porte. Derrière la porte se pressaient des têtes curieuses. Gérard pleurait et tenait la main de son ami. 
- Racontez, Dargelos, dit le censeur. 
- Il n'y a rien à raconter, m'sieur. On lançait des boules de neige. Je lui en ai jeté une. Elle devait être très dure. Il l'a reçue en pleine poitrine, il a fait «ho !» et il est tombé comme ça. J'ai d'abord cru qu'il saignait du nez à cause d'une autre boule de neige. 
- Une boule de neige ne défonce pas la poitrine. 
- Monsieur, monsieur, dit alors l'élève qui répondait au nom de Gérard, il avait entouré une pierre avec de la neige. 
- Est-ce exact ? questionna le censeur. 
Dargelos haussa les épaules. 
- Vous ne répondez pas ? 
- C'est inutile. Tenez, il ouvre les yeux, demandez-lui? 
Le malade se ranimait. Il appuyait la tête contre la manche de son camarade. 
- Comment vous sentez-vous ? 
- Pardonnez-moi? 
- Ne vous excusez-pas, vous êtes malade, vous vous êtes évanoui. 
- Je me rappelle. - Pouvez-vous me dire à la suite de quoi vous vous êtes évanoui ? 
- J'avais reçu une boule de neige dans la poitrine. 
- On ne se trouve pas mal en recevant une boule de neige ! 
- Je n'ai rien reçu d'autre. 
- Votre camarade prétend que cette boule de neige cachait une pierre. 
Le malade vit que Dargelos haussait les épaules.
- Gérard est fou, dit-il. Tu es fou. Cette boule de neige était une boule de neige. Je courais, j'ai dû avoir une congestion. 
Le censeur respira. 
Dargelos allait sortir. Il se ravisa et on pensa qu'il marchait vers le malade. 
Arrivé en face du comptoir où les concierges vendent des porte-plume, de l'encre, des sucreries, il hésita, tira des sous de sa poche, les posa sur le rebord et prit en échange un de ces morceaux de réglisse qui ressemblent à des lacets de bottine et que sucent les collégiens. Ensuite il traversa la loge, porta la main à sa tempe dans une sorte de salut militaire et disparut.

Il disparait aussi du livre après cette scène initiale.

Mais il réapparaît en bien d'autres endroits, et même pas déguisé avec quelques phrases identiques dans Le livre blanc:

Un des élèves, nommé Dargelos, jouissait d'un grand prestige à cause d'une virilité très au-dessus de son âge. Il s'exhibait avec cynisme et faisait commerce d'un spectacle qu'il donnait même à des élèves d'une autre classe en échange de timbres rares ou de tabac. Les places qui entouraient son pupitre étaient des places de faveur. Je revois sa peau brune. A ses culottes très courtes et à ses chaussettes retombant sur ses chevilles, on le devinait fier de ses jambes. Nous portions tous des culottes courtes, mais à cause de ses jambes d'hommes, seul Dargelos avait les jambes nues. Sa chemise ouverte dégageait un cou large. Une boucle puissante e tordait sur son front. Sa figure aux lèvres un peu grosses, aux yeux un peu bridés, au nez un peu camus, présentaient les moindres caractéristiques du type qui devait me devenir néfaste.

Comme le Paul des Enfants terribles, le narrateur du Livre Blanc n'identifie pas la nature de son sentiment. Il s'en ouvre à un camarade qui répond -en haussant les épaules-:

"Que tu es bête, c'est simple. Invite Dargelos un dimanche, emmène-le derrière les massifs et le tour sera joué.(...) Pourquoi, dit-il chercher midi à quatorze heures? Dargelos est plus fort que nous (il employait d'autres termes). Dès qu'on le flatte il marche. S'il te plaît tu n'as qu'à te l'envoyer."

Poussé par l'élève auquel je m'étais ouvert, je demandais à Dargelos un rendez-vous dans une classe vide après l'étude de cinq heures. Il vint. javais compté sur un prodige qui me dicterait ma conduite. En sa présence je perdis la tête. je ne voyais plus que ses jambes robustes et ses genoux blessés, blasonnés de croûtes et d'encre:
-Que veux-tu me demanda-t-il? avec un sourire cruel. je devinais ce qu'il supposait et que ma requête n'avait pas d'autre signification à ses yeux. J'inventai n'importe quoi.
-Je voulais te dire, bredouillai-je, que le censeur te guette.
C'était un mensonge absurde car le charme de Dargelos avait ensorcelé nos maîtres.
Les privilèges de la beauté sont immense. Elle agit même sur ceux qui paraissent s'en soucier le moins.
(...)
- Ah! j'exagère dit-il, eh bien mon vieux, je la lui montrerai au censeur. Je la lui montrerai au port d'armes; et quant à toi, si c'est pour me rapporter des conneries pareilles que tu me déranges, je te préviens qu'à la première récidive, je te botterai les fesses."

Sur ces images Le livre blanc demeure moins explicite que quelques dessins et poèmes:


Un Cahier intime de 1936 précise encore les données de "l'image primitive" qui sert de socle au mythe.

L'élève Dargelos. Il était fier de ses jambes brunes et velues. Le professeur: "Monsieur Dargelos, vous devriez dire à votre mère de vous mettre des pantalons longs. Vous n'êtes plus d'âge à montrer vos jambes." D.: "Pourquoi, monsieur? Je vous trouble?" (sic)

Lui seul ne faisait pas de "saletés" par ersatz en "attendant la femme". Il repoussait les camarades. "Tu as une main de femme", disait-il. Il se vantait -à juste titre - d'être un mâle et d'aimer les mâles. Première image de la force, sincérité de l'héroïsme. Où a-t-il disparu?

En classe, il rabattait ses chaussettes et relevait ses culottes en hait de ses cuisses. Il exhibait ses jambes superbes et aimait exciter ainsi ses camarades. Ensuite il se moquait d'eux: "Vous deviendrez tous de sales hypocrites, disait-il, ne m'approchez pas."

Au dortoir il faisait monter en cachette le tambour (fils des concierges), un grand diable de son espèce. Il nous invitait. "Vous allez voir des hommes qui font l'amour, et pas de fausses femmes et de faux hommes". Il se donnait en spectacle sans la moindre gêne.




La mort de Dargelos

Ton corps est un jeune arbre où se dresse une branche.
J'en approche ma main, je retrousse ma manche,
Je gonfle mon biceps et la sève bondit.
(...) Qu'y puis-je de l'amour nul ne connaît le sexe.
Pour connaître son fils Vénus s'incarne en nous. 
Il a dorénavant tes beaux, tes durs genoux,
Pareils aux genoux nus d'un prince de collège,
O toi qui m'as vengé d'une boule de neige.


1 commentaire:

Fred. A a dit…

On peut lire à cette adresse, Le livre Blanc cité plus haut
http://semgai.free.fr/doc_et_pdf/cocteau_livre_blanc.pdf