Vadim
L’émerveillement
est difficile à dire : qu’en reste-t-il une fois le moment vécu ? De charmants
et de très mauvais souvenirs où la mémoire n’a aucune part, la seule difficulté étant mon
état de santé qui se dégrade et l’impossibilité de frayer avec aucun des participants,
le recul déjà qui me fait m’éloigner et
prendre mes distances vis-à-vis de ce qu’on me demandait en échange de la
liberté de circuler appareil en main. Je n’ai plus le feu, bientôt je n’aurais
même plus l’envie de l’impossible.
Je
ne peux l’approcher autrement qu’en compétition, tout le monde le protège.
Qu’es-tu devenu de mieux que je ne pouvais offrir ?
Ce
qui reste de Vadim, c’est avant tout ses photos, les premières, de dos, la
solidité de ses jambes étonnamment velues et musclées pour un jeune homme de
son âge., la perfection du cul rebondi qu’on imagine revêtu du même pelage, le
naturel de la démarche, l’extraordinaire élégance du maintien ordinaire.
A
l’époque, le maillot de lutte connaissait des variations curieuses : les
français, les occidentaux en général tentaient de moderniser l’apparence, à
mesure qu’on se rapprochait du corps comme les combinaisons des nageurs et des
coureurs le tissu –non tissé- devenait plus couvrant, à la fois plus révélateur
quoiqu’il découvrît moins de peau, et plus « propre ». Les lutteurs de l’est n’avaient pas les
singlets en lycra dernier cri, la plupart du temps, ils n’avaient même pas leur
propre maillot, ils se le refilaient pendant les pauses, et comme ils n’étaient
pas à leur taille, ils faisaient des croisillons et des nœuds avec les
bretelles pour tenter de les ajuster, mais distendus, ils pendouillaient sur
les poids légers et contenaient mal les muscles ronds des lourds.
C’était un
trafic perpétuel dans les tribunes de changement de couleurs (car la plupart
des vieux maillots n’étaient pas réversibles rouge-bleu) et un strip-tease
continu de garçons en slip de bain (le sous-vêtement généralement adopté).
Taillés très bas sur la hanche, pas plus qu'un short à bretelles, même plus ajustés, ils laissaient entrevoir la carapace.
Dès
qu’il est sur la photo, il n’y a pas de ratées, il reste toujours quelque chose
à voir, même dans le flou de l’engagement, quand il fonce tête en avant,
taurillon sans conscience de la banderille.
Dessous,
il se cambre au mieux selon la règle, ignorant le double-sens de la pose, il
s’offre sans chercher à fuir avant l’engagement comme ils font tous, sachant
qu’un bon de félin le libèrera de la position de passivité le moment venu.
Son
apparente innocence est fascinante. Dès qu’on approche il se retire, derrière
la barrière de la langue, se met en retrait, n’offrant jamais un sourire, juste
un regard intense et vide qui méprise le contact.
Le
lendemain de sa victoire, je passe tôt au bureau de tabac, il est dans le
journal local, le photographe professionnel, dans le but d’exalter le héros,
vainqueur malgré la blessure, a choisi le court moment où il avait la tête
bandée parce qu’il saignait un peu, un ornement dont il s’est laissé couvrir
pour l’arracher bien vite parce que ça le gênait, ce soin excessif, cette
précaution malvenue.
Je lui donne un exemplaire, il ne comprend pas ce que je
lui veux, c’est comme s’il ne se reconnaissait pas sur la photo. Il l’oublie
sur un banc de la salle en partant déjeuner. Le mien, je ne le retrouve pas non
plus dans le grenier encombré qui me sert d’atelier, pour ne jamais me souvenir
de son nom de famille.
Il
n’a plus de combat ce jour-là, il reste en survêtement à somnoler dans la
tribune.
Au
banquet, il s’assoit à la table des iraniens qui parlent vaguement russe. Il
boit du thé comme les autres musulmans. J’essaye de prendre une photo-souvenir,
je suis arrivé au bout de la pellicule. De retour à la table des officiels,
l’entraîneur russe, me resservant un verre de vodka, me dit en anglais, avec un
sourire en coin: « Leave him. What can
you offer? He’s eighteen ».
What did he mean ? Was my desire so obvious? Was
he jealous of my interest, or trying to make a pass at me?
Je
revois Vadim deux ans plus tard, j’ai raté la première journée du tournoi. Je
l’entrevois plutôt au moment où il se rhabille. Cette année-là je ne vois pas
seulement les choses en noir et blanc, je vois tout en noir, rien ne va plus
dans mes yeux embrumés par la fièvre, ça cogne dans ma tête.
Lui
n’a fait que gagner en beauté et en force. Je n’irai pas à la fête cette
année-là. Je n’irai plus jamais d’ailleurs. Je rentre me coucher pour suer à
grosses gouttes les nuits suivantes. Plus d’un an passera avant que je ne
développe la photo.
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