lundi, mai 28, 2012

Gericault esclaves, révoltés et infidèles

Le calvaire des Naufragés de la Méduse ne s'arrête pas au moment du sauvetage. A proprement parler il n'occupe qu'une vingtaine de pages du récit de Corréard et Savigny. Ce qu'on oublie aujourd'hui c'est que ce désastre prend place sur fond de conflit colonial entre France et Angleterre, entre officiers impériaux et restauration. Après une incroyable suite de pérégrinations, ballotés entre Maures, peuples africains, gouverneur anglais et administration française, une partie des rescapés se retrouve à l'hôpital de Saint-Louis:

Marins de La Méduse détenus par les britanniques. Lithographie de C. Motte, rue des Marais, d'après Théodore Géricault in Relation complète du naufrage de la frégate La Méduse faisant partie de l'expédition du Sénégal en 1816, par A. Correard, H. Savigny, D'Anglas de Praviel et Paul C.L. Alexandre Rand des Adrets (dit Sander Rang); telle est la description exacte, mention que l'on retrouve en effet dans l'édition tardive du récit des naufragés.

Cette gravure illustre un moment bien identifié du récit où  Corréard désespéré, sans contact avec les autres français (une partie s'est retrouvée à Dakar, dans un camp décimé par les maladies tropicales, cinq sont morts après leur arrivée en Afrique) ne peut assister aux obsèques d'un de ses derniers compagnons, car il n'a  pour se couvrir qu'un drap! Des officiers anglais lui procurent des vêtements, et des vivres portés par les esclaves, alors qu'il est affamé par le gouverneur et le médecin anglais.

Étonnamment, on ne connaît (pas encore) d'esquisse qui auraient pu servir à cette composition. Pourtant tous les élément familiers du dernier Géricault s'y trouvent: les officiers et les soldats, les esclaves noirs aux pieds d'un mort, les orientaux, l'hôpital. Pas d'esquisses? à moins que... ce dessin du musée des Beaux-Arts présenté comme un Ugolin ne soit Corréard en proie au désespoir...


que ce tableau un temps attribué à Géricault ne soit pas une esquisse pour La Traite des Noirs mais un développement du thème des esclaves noirs portant des victuailles?


Et ce dessin mystérieux ne pourrait-il pas illustrer la suite de l'affaire, puisque Corréard, finalement ramené en France, où l'on ne voulait surtout pas d'un survivant qui pût témoigner de l'incompétence des officiers royalistes, fut, après un séjour à l'hôpital de la Rochelle condamné à quatre mois de prison (et de fortes amendes, la première sanction d'une longue série) pour la rédaction de son ouvrage considéré comme un libelle séditieux!

On a voulu voir dans le tableau de la scène d'hôpital, apparemment de très peu postérieur à l'achèvement du Radeau, tour à tour des victimes de la peste, une scène de la révolution grecque, puis finalement l'illustration d'un épisode de la fièvre jaune à Cadix. La permanence de la figure du "père" fait envisager les choses un peu autrement: ne serait-ce pas le camp de Dakar qui est décrit ici, où l'un des rescapés meurt au milieu de personnages indifférents à son sort?
 
 à la différence de tous les autres tableaux de maturité, une femme soutient la ligne de perspective du tableau, morte sans doute, dont les jambes seules, comme un figure géométrique captent la lumière pour définir l'espace en éventail  (triangulaire encore) de la composition. Sa présence se manifeste dans une étude très différente de la version définitive:
 mais dans cette autre étude, l'un de nos "héros" reparaît, sans doute aux mains d'un officier ou d'un infirmier anglais


On dit depuis le témoignage indirect de Clément, et s'appuyant sur deux dessins, que les derniers projets de Géricault pour la peinture monumentale seraient

La Traite des Noirs
 représenté aussi par cette étude qui ressemble plus à la Scène d'hôpital
 où l'on trouve une figure de mère et d'enfant comme dans 
L'ouverture des portes de l'inquisition, faisant allusion à la révolte espagnole de mars 1820 contre Ferdinand VII:
 outre la composition entièrement nouvelle, quoique provisoire, on remarque que ces deux projets tournent autour d'études de têtes d'expression:

Toutes ces scènes constituent une réinterprétation "exotique" des pestiférés romains (sans la prière à la vierge)

et présentent des traits communs dans la vision d'un orientalisme qui fera flores sous le pinceau de Delacroix. 

L'orientalisme de Géricault est noir et éminemment politique. La destination de ce jeune homme en costume grec moderne sur un rocher (1823?) reste énigmatique:


Ces têtes de citoyens pas comme les autres, Géricault les avait déjà croquées à Londres (Physionomies londoniennes)


Mais il les avait aussi chez lui, en la personne de son serviteur Mustapha:
portrait présumé
 A propos des obsèques de Géricault, Clément écrit:
On remarqua beaucoup dans le cortège un homme en costume oriental qui suivait en sanglotant, et qui, 
selon l'usage de son pays, portait dans un pan de sa robe de la cendre dont il se jetait des poignées sur la 
tête en signe de deuil. C'était Moustapha, pauvre Turc que Géricault avait rencontré dans les rues de Paris avec 
quelques autres naufragés de la même nation, et qu'il avait pris à son service. Ce brave homme avait pour son maître 
l'attachement d'un chien. Il couchait sur une natte à la porte de sa chambre et le servit avec un dévouement et une 
fidélité extraordinaires. Cependant ses manières excentriques effrayaient le père de Géricault, qui finit par obtenir 
de son fils qu'il s'en séparât. Moustapha avait quelques épargnes, et il entreprit un petit commerce de pastilles 
du sérail, qui lui procura une jolie aisance; mais il resta toujours profondément reconnaissant de l'intérêt que 
Géricault lui avait témoigné. — 


 Ce serviteur, Géricault le fait même poser dans l'uniforme du Colonel Bro (son ami et bailleur), héros malheureux de la guerre Saint-Domingue:


C'est peut-être que le projet du tableau de la Traite des Noirs est lié à ces événements (défaite de l'Empire qui avait rétabli l'esclavage en 1804 après à peine dix ans d'abolition, alors que l'Angleterre en décidera de le supprimer en 1808, tentant vainement de faire cesser ce trafic dans ses colonies d'Amérique).
Episodes de la guerre de Saint-Domingue




qui évoque les Mameluks de la Grande Armée



Indice qu'il méditait quelque chose autour de ce thème, les portraits d'homme noirs se multiplient dans les derniers temps,


sans qu'on reconnaisse dans aucun le fameux Joseph de La Méduse:


Note sur Joseph:
On reconnaît Joseph dans cette étude de Théodore Chassériau
A ce propos nous dirons que tous les peintres ont leur modèle de prédilection, qu’ils reproduisent incessamment dans leurs tableaux. Qu’un artiste rencontre dans la rue un homme aux traits mâles et fortement accentués, à la physionomie expressive, à la tournure athlétique, fût-ce sous les haillons d’un chiffonnier, l’artiste l’endoctrinera et l’aura bientôt fait passer de l’échope à l’atelier. C’est ainsi que Géricault recruta parmi les acteurs de madame Saqui le nègre Joseph, qui, venu de Saint-Domingue à Marseille, et de Marseille à Paris, avait été engagé dans la troupe acrobate pour jouer les Africains. Le Naufrage de la Méduse amena une nombreuse clientèle à Joseph, et ses épaules larges et son torse effilé la lui ont conservée, malgré ses impardonnables distractions. Car pensez-vous que l’Haïtien, brûlé par le soleil des tropiques, va demeurer tranquille dans sa pose comme Napoléon sur la Colonne ? Non : vous voyez tout à coup sa figure s’épanouir, ses grosses lèvres s’ouvrir, ses dents blanches étinceler ; il se parle à lui-même, il se conte des histoires, il rit à gorge déployée ; il songe à son pays natal ; réchauffé par la chaleur du poêle, il rêve le climat des Antilles ; au milieu des émanations  de la tôle rougie et de la couleur à l’huile, il respire le parfum des orangers. O illusions ! (La Bedollière Le modèle 1840)
Vingt ans après, il fut encore le modèle de ce tableau d'Adolphe Brune:

On donne encore pour véritable cette aquarelle de Géricault représentant un couple:
 L'attribution de la version inversée du dessin paraît infiniment plus probable:
Un homme noir apparaît encore dans l'aquarelle de La chasse au lion, mais faut-il vraiment y voir un Géricault, les couleurs en étant étonnamment claires

Une autre étude, sans aucun doute de Géricault, se rapporte indirectement au même thème, c'est la vue d'Aigleville ou de Champs d'Asile. Voici comment: en 1819, des soldats de l'Empire fuirent Saint-Domingue où ils étaient devenus propriétaire terriens. Ils se regroupèrent en Alabama, dans une éphémère République de Marengo,  qui prospéra pendant les dix années suivantes, introduisant la culture du coton aux Amériques, puis plus tard de la canne à sucre à Cuba. Leurs démêlés avec les colons anglais mirent fin à leur entreprise, ces soldats de l'Empire souhaitant conserver la main d’œuvre gratuite de leurs esclaves noirs.
Dans son dessin, Géricault représente les retrouvailles de deux de ces soldats exilés:



Le dessin, comme souvent chez Géricault est peut-être inspiré de cette gravure d'époque:

La référence à la caricature n'est plus très éloignée, comme dans cette scène de conflit entre un prêtre et un soldat, signe d'une révolte continue envers les symboles d'autorité des sociétés que traversa successivement le peintre:

L'un des hommages les plus émouvants concernant Géricault est celui que rapporte Alexandre Dumas dans ses mémoires, souvenir vivant par le style même si le dialogue est peut-être réinventé puisque ces Mémoires se rapportent à une époque où Dumas n'avait que 22 ans:

Dans mes dîners hebdomadaires chez M. Arnault, j’avais bien souvent rencontré le colonel Bro... Bro avait une maison rue des Martyrs, n° 23, et, dans cette maison, logeaient, selon leurs fortunes diverses, Manuel, le député expulsé de la Chambre, Béranger le poète, et Géricault.
Un jour qu’on avait parlé de Géricault, qui s’en allait mourant, Bro me dit :
- Venez donc voir son tableau de La Méduse, et le voir lui-même, afin que, s’il meurt, vous ayez vu au moins un des plus grands peintres qui aient jamais existé.
Je n’eus garde de refuser, comme on comprend bien. Rendez-vous fut pris pour le lendemain.

De quoi mourait Géricault ?.. Un jour, au moment de monter à cheval, il s’aperçoit que la boucle de ceinture de son pantalon manque: il lie les deux pattes, et part au galop; son cheval le jette à terre; il tombe sur le noeud, et le noeud froisse deux vertèbres de l’épine dorsale. Une maladie dont Géricault était en train de se traiter en ce moment vient faire de cette contusion une plaie, et Géricault, l’espérance de tout un siècle, meurt d’une carie des vertèbres – c’est-à-dire d’une des maladies les plus longues et les plus douloureuses qu’il y ait !

Quand nous entrâmes chez lui, il était occupé à dessiner sa main gauche avec sa main droite.
- Que diable faites-vous donc là, Géricault ? lui demanda le colonel.
- Vous le voyez, mon cher, dit le mourant ; je m’utilise. Jamais ma main droite ne trouvera une étude d’anatomie pareille à celle que lui offre ma main gauche, et l’égoïste en profite.
En effet, Géricault était arrivé à un tel degré de maigreur, qu’à travers la peau, on voyait les os et les muscles de sa main, comme on les voit sur ces plâtres d’écorchés que l’on donne pour modèle aux élèves.
- Eh bien, mon cher ami, lui demanda Bro, comment avez-vous supporté l’opération d’hier ?
- Très bien... C’était très curieux. Imaginez-vous que ces bourreaux-là m’ont charcuté pendant dix minutes.
- Vous avez dû souffrir horriblement ?
- Pas trop... je pensais à autre chose.
- A quoi pensiez-vous ?
- A un tableau.
- Comment cela ?
- C’est bien simple. J’avais fait tourner la tête de mon lit en face de la glace, de sorte que, pendant qu’ils travaillaient sur mes reins, je les regardais faire en me soulevant sur mes coudes. Ah ! si j’en reviens je vous réponds que je ferai un fier pendant à l’étude d’anatomie d’André Vésale ! seulement, mon étude d’anatomie, à moi, sera faite sur un homme vivant.

Bro demanda au malade la permission de me montrer sa Méduse.
- Faites, dit Géricault, vous êtes chez vous.
Et il continua de dessiner sa main. Je restai longtemps en face de ce merveilleux tableau...
En sortant, je marchai sur l’envers d’une toile ; je ramassai cette toile, et, la regardant à l’endroit, j’aperçus une merveilleuse tête d’ange déchu. Je la donnai à Bro.
- Voyez donc, lui dis-je, voici ce que je trouve sous mon pied !
Bro revint au malade.
- Ah çà ! êtes-vous fou, mon cher, lui dit-il, de laisser traîner de pareilles choses!
- Savez-vous ce que c’est que cette tête ? demanda Géricault en riant.
- Non.
- Eh bien, mon cher, c’est le fils de votre portier. Il est entré, l’autre jour, dans mon atelier, et j’ai été étonné du parti qu’on pouvait tirer de sa tête. Je l’ai fait asseoir, et, en dix minutes, j’ai fait cette étude d’après lui... La voulez-vous ? Prenez-la.
- Mais, si c’est une étude, vous l’avez faite dans un but ?
- Oui, dans le but d’étudier.
- Elle peut vous être utile un jour ?
- Un jour, mon cher Bro, c’est bien loin, et, d’ici là, il passera beaucoup d’eau sous le pont, et beaucoup de morts par la porte du cimetière Montmartre.
- Eh bien ! eh bien ! fit Bro.
- Prenez-la toujours, mon ami, dit Géricault ; si j’en ai jamais besoin, je la retrouverai chez vous.
Puis il nous fit de la tête un signe d’adieu, et nous sortîmes. Bro emporta sa tête d’ange. Huit jours après, Géricault était mort, et de Dreux-d’Orcy, l’ami intime de Géricault, et son exécuteur testamentaire, vendait La Méduse, avec grand-peine - six mille francs - à l’administration des Beaux-Arts. Encore, le gouvernement ne l’achetait-il que pour en faire couper cinq ou six têtes, dont il comptait faire des têtes d’étude pour les élèves.
De Dreux-d’Orcy obtint heureusement que ce sacrilège restât à l’état de projet.

Quelle était la tête d'ange en question? Sans doute pas celle-ci, dont la paternité est incertaine malgré la signature et la date apocryphe
Celle-ci correspondrait sans doute assez bien à l'idée qu'on se faisait d'une "tête d'ange" et son état d'inachèvement pourrait correspondre au récit de Dumas:

Celle-là n'aurait pour elle que la date, postérieure à 1820...
 "Si seulement j'avais fait cinq tableaux!" se lamentait Géricault sur son lit de mort, pensant qu'il n'en avait fait qu'un. Aujourd'hui, l'inachèvement de la plupart de ses idées, l'incroyable profusion d'études pour des projets abandonnés classe Géricault comme une des figures les plus significatives de la modernité, et si tôt qu'on reste stupéfait de découvrir toujours de nouveaux essais dans des voies si divergentes,et dans un style en constante évolution.

Et si Géricault n'avait pas été peintre?
En dehors des sujets de démonstration qu'il fit pour promouvoir un procédé de pierre artificielle reconstituée dans lequel il avait imprudemment investi
 La fabrique de pierre artificielle à Montmartre

on connait peu les sculptures de Géricault qui ne sont que des essais marginaux. Mais s'il s'était appliqué à développer son style, que n'eut-il obtenu dans ce domaine?

ci-dessous, terre cuite (Guerrier blessé) signée avant cuisson:

Géricault est un labyrinthe sans fin: on n'est jamais certain d'avoir tout vu dans le moins signifiant de ses tableaux. Remontons au Paysage à l'Aqueduc présenté au tout début de cette étude, et constatons que tout était déjà là, dissimulé dans la minuscule bande inférieure:



ou dans l’ordonnancement en ligne d’un tableau de jeunesse (Eugène de Beauharnais et ses aides de camp).





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