lundi, mai 28, 2012

Géricault Accumulation et promiscuité

L'assassinat de Fualdès

Lorsque Géricault songe à composer un nouveau tableau monumental, il sait qu'il lui faut, des personnages multiples, un évènement de l'actualité proche dans le temps, relaté par la presse, sujet à controverses, qu'il puisse traiter dans un style académique, avec profusion de nus ou demi-nus masculins, dans lequel il y ait au moins un mort et d'autres actions potentiellement violentes: son imagination est d'abord stimulée par l'affaire de l'assassinat du procureur Fualdès. Il envisage une suite de dessins préparatoires qui racontent les événements dans une suite de plan cinématographiques.

D'abord, l'enlèvement proprement dit: Fualdès, bâillonné est tiré et poussé par quatre larrons, dont un seul nu à l'intérieur de la maison Bancal, taverne et maison de rendez-vous de seconde zone,
à quoi succède la scène d'assassinat proprement dit dans l'étroite cuisine de la maison. Fualdès est couché sur la table, égorgé avec un couteau de boucher. Il est saigné et son sang recueilli dans un baquet donné à un cochon qui ne put tout finir:
 C'est cette scène qu'évoquent les estampes populaires du temps,
sauf que chez Géricault, le cochon est bien là et qu'à gauche apparaissent des dissensions parmi les assassins. Problème, il y a deux femmes, peut-être trois si le personnage tiré par les cheveux est bien une femme. Certains pensent que cette scène de lutte où le personnage du dessous est pris à la gorge serait liée à cette série:
Qu'en est-il de cette ébauche mystérieuse du Rijksmuseum? La justification de l'état de "dénudement " des assassins pourrait se justifier par la préoccupation de ne pas laisser de taches de sang sur les vêtements.

Cette difficulté à se résoudre à représenter les personnages nus ou habillés apparaît encore dans le dessin de 1818 des Conspirateurs, dernier avatar peut-être d'une série à laquelle Géricault a renoncé et qui décrirait (au moment où l'affaire prend un tour moins crapuleux et plus politique) un avant du crime, le moment de la préméditation:
Mais il n'y a pas de nu frontal, et c'est finalement plus une scène de cabaret que de redoutables brigands
Géricault va plutôt se concentrer sur une scène d'extérieur et sur le transport du corps après le crime:
avec le corps et un couteau (dit  Translation du cadavre)
 avec deux fusils (et un homme très grand) conformément aux observations des prétendus témoins
Se souvient-il d'anciens dessins? (ou, emporté par le sujet, agissons-nous par association d'idée pour mieux imaginer ce qu'aurait pu synthétiser le tableau final?)

comme celui-ci proche de Paris et Oenone au siège de Troie, le sujet du concours de Rome dont il fut évincé

Avant de se fixer sur la scène de l'immersion du cadavre -désormais absent -dans l'Aveyron, avec ce personnage qui se cache au premier plan, résultat de la menace de mort s'il en venait à parler de ce qu'il a surpris.  

Le nombre de personnages a grandi: c'est que Géricault progresse vers une autre idée dominante, l'accumulation pyramidale des corps dans un  mélange entre vivants et  morts, dans une nature violente qui traduit à elle seule le drame, et en présence d'eau.

Ce cadavre disparu, ce pourrait être celui de l'homme mort, avec son raccourci spectaculaire si semblable au toréro de Manet:



Les noyés, rescapés du Déluge

Les noyés (ou leur sauvetage) de la Scène de déluge font office de point de référence dans la transition qui s'opère entre l'affaire Fualdès et La Méduse.
La Scène de déluge entre plus dans la série des paysages de tempête, les personnages sont perdus dans le décors:

  Les dessins préparatoires sont plus éloquents:
 d'après Poussin pour le groupe de droite


 avec en marge des scènes de lutte ou de translation d'un corps
plus proche de ce tableau?
ou dans la persistance d'une idée qui paraît ressurgir après la grande réalisation dans cette étude appelée La tempête ou L'épave
dont l'aquarelle du même nom semble préciser l'intention

Des études de l’époque romaine témoignent que le thème de l’homme vivant recueillant un corps naufragé hantait Géricault bien avant qu’il songe à une composition d’envergure :





Vers la scène de Naufrage

Comme l'Assassinat de Fualdès, le Radeau de La Méduse connait une suite de développements par séquences cinématographiques, mais dans une temporalité inversée. La première pensée va aux rescapés embarquant sur un canot de sauvetage de L'Argus, dans une ambiance mythologique de barque du nocher des Enfers. A ce stade et malgré la maigreur et les personnages portés, hissés à bord, ce ne sont que des hommes dans un bateau, rien de particulièrement dramatique hors l'espoir d'échapper à une mort certaine.


Le radeau apparaît comme sujet secondaire


Le radeau abandonné devient un sujet de nature morte, puis il est mis en situation dans un paysage dramatique inspiré des marines que Géricault peint au Hâvre pour trouver une atmosphère de tempête qui ne correspond pas aux circonstances du sauvetage. Si la structure pyramidale de la composition est déjà trouvée, il est toujours orienté vers la gauche.


Les naufragés sont d'abord un groupe en prière, vu plus de profil que de derrière, dans une ambiance quasi-religieuse:
La première allusion au mort couché sur le ventre apparaît à me sure que la scène bascule vers la diagonale:
La séquence la plus travaillée, dans le style de la gravure ou de la lithographie est celle de la mutinerie; une action et une narration prend place, la description des personnages se fait beaucoup plus précise, apparaissent des officiers en uniformes, ceux que les "indigènes" auraient proposé de passer par-dessus bord, afin de gagner l'Afrique. Le sujet prend un tour politique, et on a l'impression de retrouver une scène de bataille telles que celles des dernières années de l'empire:

 

L'accumulation et l'agitation sont à leur comble, il y a toujours des personnages qui supplient, il y a même une sorte de sainte famille:
correspondant à l'étude

au sabre de l'officier à épaulette s'oppose les deux naufragés à la hache,


celui de droite paraissant n'avoir plus de fonction  que symbolique dans la scène, car il lutte contre la vague.

Le tonneau qui servira de piédestal est toujours à l'arrière autour duquel apparaît la figure multiple (trois fois) du noyé.
L'état d'achèvement de cette étude semble la destiner à la gravure et témoigne sans doute du projet premier qui aurait été pour le peintre de fournir un ensemble de lithographies destinées à la réédition de la relation de Correard et Savigny. Le Musée de Rouen possède un exemplaire d'un placard publicitaire annonçant cette parution sur lequel Géricault a dessiné pour Corréard un nu inédit:

La BNF présente ce document (non crédité explicitement), dont la vision moins artistique mais plus réaliste décrit l'épisode de la révolte.




A quoi bon conserver un cadavre sur un radeau de naufragés? Mais pour la nourriture bien sûr! Parmi les différents thèmes autour desquels Géricault a tourné pour représenter ses naufragés, celui de la Scène de cannibalisme est attesté par des dessins préparatoire: et c'est sans doute ce qui, sans qu'ils l'avouassent, choqua le plus la critique et une partie du public, bien au-delà des potentiels sous-entendus politiques de la catastrophe, la dévoration représentant encore une métaphore des formes de sexualité non autorisées. Personne pourtant n'ignorait le récit  du capitaine de vaisseau Coudein, survivant de La Méduse:
"Parmi les malheureux que la mort avait épargnés, les plus affamés se précipitèrent sur les restes inanimés d'un de leurs malheureux frères d'infortune, mirent le cadavre en pièces et se rassasièrent de ce mets horrible. A l'instant même, beaucoup de nous n'y touchèrent pas. Ce ne fut que quelques temps après, que nous fûmes tous obligés d'en venir à cette extrémité." (Coudein).

détail
Les infortunés que la mort avait épargnés… se précipitèrent sur les cadavres, les coupèrent par tranches, et quelques-uns mêmes les dévorèrent à l’instant. Beaucoup néanmoins ni (sic) touchèrent pas… Voyant que cette affreuse nourriture avait relevé les forces de ceux qui l’avaient employée, on proposa de la faire sécher pour la rendre plus supportable au goût. Ceux qui eurent la force de s’en abstenir prirent une plus grande quantité de vin [Il y avait sept tonneaux de vins sur le radeau]. Nous essayâmes de manger des baudriers de sabres et des gibernes ; nous parvînmes à en avaler quelques petits morceaux. Quelques-uns mangèrent du linge ; d’autres des cuirs de chapeaux sur lesquels il y avait un peu de graisse ou plutôt de crasse… Un matelot tenta de manger des excréments, mais il ne put y parvenir. (Correard-Savigny)


Le thème n'est pas neuf mais Géricault connaissait-il les tableaux de Goya sur le sujet?

Il reste plusieurs traces de cette séquence dans le radeau, version définitive; le personnage (mort?) qui semble mordre la fesse d'un rescapé bien vivant
le couple du père et son fils qui évoque indirectement l'histoire d'Ugolin (ci-dessous Ugolin dans sa prison)



Dans la scène de cannibalisme, on observe le passage de toutes les figure au nu, la disparition des supplications -il n'y a plus d'instance divine devant l'horreur- qui fait insensiblement basculer la diagonale vers la droite:
Les études des groupes définitifs commencent, la composition se dépouille à nouveau, mais se resserre dans une nouvelle promiscuité
Il faut encore relever le tonneau et à y faire grimper Joseph:


 
 

 et voici qu'au milieu de ses recherches, Géricault retrouve un style classique curieusement proche de Le Brun, comme s'il se souvenait du passage du Granique




Reste à tracer les deux études finales, à l'huile, en petit format (dont celle du Louvre inachevée) qui présentent, outre le tonneau, la différence que le brick Argus va rétrécir, pour n'être plus qu'un point qui, au lieu de se rapprocher, s'éloigne, créant par ce seul artifice l'ultime tension dramatique qui fait passer les naufragés (ceux encore plus vifs que morts) de l'espoir du sauvetage, à l'horreur de la frustration, exploitant cet épisode de la narration de Savigny et Corréard qui atteste que le vaisseau entrevu disparut sans voir le radeau pour ne réapparaître que quelques heures plus tard:
un capitaine d'infanterie aperçut un navire, et nous l'annonça par un cri de joie. Nous reconnûmes que c'était un brick; mais il était à grande distance... Pendant plus d'une demi-heure, nous flottâmes entre l'espoir et la crainte; les uns croyaient voir grossir le navire, et les autres assuraient que sa bordée le portait au large de nous. Ces derniers étaient les seuls dont les yeux n'étaient pas fascinés par l'espérance, car le brick disparut. Du délire de la joie nous passâmes à celui de l'abattement et de la douleur; nous enviions le sort de ceux que nous avions vu périr à nos côtés...











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