L'oreille cassée
L’année
de l’apparition de Vadim, il n’est pas seul dans l’équipe de Rostov ; mon
attention s’est d’abord fixée sur un poids lourd, une montagne de muscle, un
géant pour un petit homme comme moi. Au
début, je n’ai même pas très bien saisi sa nationalité, il est seul, sans
coéquipier ni entraîneur…
Les bouts d’équipe défilent au compte goutte, en
général dès qu’ils débarquent de l’aéroport ils viennent faire un tour au club
juger de l’ambiance, amorcer un petit entraînement pour se délasser de
l’immobilité du voyage. Ils investissent les lieux, les uns après les autres,
restant entre eux pour la plupart, partagés par la langue.
Quelques uns plus hardis, ou plus sociables, se
trouvent des partenaires d’occasion dans des catégories de poids ou des styles
qui ne correspondent pas aux leurs, afin de garder la surprise et l’explosivité
pour le tournoi.
Un américain studieux, un peu enveloppé, s’essaye à découvrir
les méthodes de lutte de l’ennemi héréditaire,
sous les quolibets ironiques et souriants de ses camarades
d’équipe.
En
attendant les premiers arrivants dans la salle déserte j’ai tenté de placer les
balances aux endroits stratégiques d’où je pourrais les photographier
frontalement, du fond de la salle, en face de la porte des douches.
Je les ai
sorties des deux vestiaires exigus afin qu’ils se répandent dans l’espace
limité du vestibule où l’on a aligné les bancs le long de la barrière qui
sépare symboliquement l’enclos des appareils de musculation où quelques
régionaux peuvent venir s’entraîner en jetant un œil aux athlètes étrangers.
Modèles,
je vous aime ; je vous aime d’autant plus que vous n’êtes pas consentants,
que tout cela se passe malgré vous. Qu’ensuite, quand je viendrai proposer des
photos vous me renverrez en croyant qu’il s’agit d’une proposition payante, que
même si ce n’était pas payant, vous me ferez comprendre qu’il ne fallait pas
les prendre, et que si j’ai respecté le moment où vous étiez nus pour laisser
mon seul regard en enregistrer le souvenir, vous vous offusquez encore de ma
présence incongrue, quoi que vous ayez offert dans un moment d’oubli et
d’orgueil, quand l’éternité vous fixe à travers la lentille de l’appareil,
pâles, solarisés, dans des clichés inexploitables, que par la petite part de
mémoire qu’ils fixent de ce moment irréel de jeunesse inquiète et
protestataire ; ça ne sort pas du cercle familial, personne ne saura,
personne ne les a vus des années durant, tous ceux qui ont pu les voir ont
oublié. Mignons, allons voir si la rose…
Héritage
culturel ? les allemands sont plus à l’aise avec le spectacle, ils
s’habillent et se dévêtent avec le naturel d’un touriste sur une plage
naturiste, sans se cacher les uns derrière les autres, sans considérer qu’on
puisse les observer. Paradoxalement, cette facilité les rend inabordables, ils
sont ailleurs, dans un univers où ils sont seuls à exister, avec une discrétion
nordique, sans éclat de voix ni ostentation.
La
chair très blanche, presque imberbe, Rostov, lui, affiche une nonchalance qui
confine à l’impudeur, sans jamais rien montrer d’intime, convaincu sans doute
de la séduction immédiate qu’exerce son corps sculptural.
L’air de rien, il en
joue, très attentif à tout ce qui se passe autour de lui. Il déambule dans la
salle, essaye une machine ici ou là, soulève quelques haltères.
Pas question
d’entraînement il n’a pas de partenaire. Il essaye la douche et le sauna,
change de slip par deux fois à l’abri des regards et de l’objectif, une fois
noir, l’autre blanc qui souligne mieux sa queue.
Sans raison il s’attarde,
nonchalamment, il pose.
Enfin l’air triste et épuisé il se laisse tomber sur
une chaise à l’entrée de la salle qui a l’air d’un siège de nain sous sa
stature et jette un regard par en dessous au moment où je vole la photo d’une
façon un peu trop ostensible.
Sans
sourire, sans un mot il va s’installer contre les tapis au fond de la salle et
me fait signe de venir. Et là, au lieu de profiter de l’aubaine, je prends peur
soudain de ce lien entre l’appareil et lui, exposé à la curiosité de tous, je
n’ose pas, je prends deux photos comme si je gênais, je le remercie en
bafouillant.
Il a l’air déçu que ce soit déjà fini.
Je
suis en panique, je sais que c’est le soir de la pesée, mais je ne sais pas où
elle aura lieu, dans un hôtel près de la gare, mais lequel ? Je n’arrive
pas à poser les questions aux responsables, j’ai toujours l’impression qu’ils
s’amusent à me faire tourner en rond, ils ne sont jamais sûrs, au dernier
moment, la salle n’est plus assez grande. C’est la période de fermeture des
établissements, il n’y a plus de clientèle, ils reçoivent seulement les
lutteurs dispatchés ça et là en fonction des disponibilités. Et mon temps est compté, il faut que je rentre
pour le dîner ; pister les mecs de snacks en corridors, c’est juste une
distraction, personne ne comprend combien ça me coûte de politesse, de rouerie,
de compromission pour trouver les dix minutes qui vont fixer sur la pellicule
ces instants pour l’éternité. Encore faudrait-il trouver la bonne place, contre
le mur derrière les juges, pouvoir se glisser, caché par la foule, sans qu’elle
cache le clou du spectacle.
Ce soir-là j’ai plutôt de la chance, je ne me rends
pas compte immédiatement de la curieuse atmosphère de foire que donnent les
têtes de carnaval.
Il
est là, cintré dans un slip mode à la poche avant de jockstrap.
Préoccupé par
le verdict de la balance il ne me voit plus.
Dans le brouhaha des
conversations, je n’entends plus rien à la lecture des papiers. Je ne saurais
pas son prénom.
Le
lendemain matin, il perd au deuxième tour de la compétition.
Son air égaré de
petit garçon déçu me fend le cœur.
Alors
que tout est fini pour lui et qu’il pourrait profiter du beau temps pour
visiter la ville ou les environs, je le retrouve assis sur le muret en face du
club où il a trouvé porte close. Pendant que nous attendons que quelqu’un
vienne ouvrir il me dit une phrase en grimaçant, et répète en me montrant son
oreille rouge au cartilage distendu. Quelqu’un a tiré trop fort dessus et l’a
blessé pendant la compétition. Il ne parle pas anglais mais j’ai compris quand
même.
Nous
ne sommes que quatre ou cinq dans la salle, deux lutteurs, les entraîneurs
américains et d’un pays lointain que je ne nommerais pas : je le reconnais
bien, il a été plusieurs fois champion olympique, mettons que je l’appellerais
M pour ne pas faire d’histoires.
Le matin, il a envoyé un de ses lutteurs me
porter un petit fanion de son université. Des années après, ce trophée pend
toujours à la poignée de la porte de ma chambre.
Il
y a une atmosphère de vacances tardives et de cour de récréation. Tout le monde
veut essayer le grand russe à l’oreille cassée. Chacun dans sa langue
l’approche avec des gestes de valseur, comme s’ils tentaient de le courtiser.
A
la fin de son tour d’essai avec l’entraîneur noir américain qui porte un
T-shirt dans le dos duquel est écrit, je lutte, Rostov remet son protège
oreille.
M. s’approche, ils commencent quelques prises distantes d’échauffement.
Il lui demande d’enlever son casque de protection, lui faisant comprendre qu’il
ne touchera pas à son oreille. La lutte reprend, M. n’est pas satisfait, il
demande maintenant au grand russe d’ôter le T-shirt qu’il a passé sous son
maillot, qu’il va avoir chaud, qu’ils vont transpirer.
Il prend
quelques minutes pour réfléchir, et enlève le T-shirt, comme M. qui pour l’encourager
s’est mis torse nu.
Commence alors une séance où les adversaires se frottent,
portant chaque prise comme au ralenti, accompagnant l’opposant dans la chute,
comme on berce un enfant, le protégeant d’une main qui caresse.
Tout s’est
arrêté autour d’eux, l’air s’est raréfié, les quelques spectateurs retiennent
leur souffle, transpirent avec eux, conscients d’assister à une scène d’exception,
qu’il sera impossible de reproduire, où deux parfaits étrangers trouvent un
accord parfait, construisant une chorégraphie rituelle où ne subsiste que le
plaisir métaphorique de l’union.
Le
bruit du déclencheur de l’appareil me ramène au réel, j’essaye de me faire le
plus discret possible. Je songe à peine à jouer de mes deux appareils, l’un
chargé en couleur, à échanger le téléobjectif et le 50 dans les instants de
pause. Par la fenêtre ouverte nous parviennent de la cour d’école proche des voix
et des cris d’enfants.
Le
lendemain matin, c’est lundi, le tournoi est fini, j’ai récupéré un double tirage
de ma pellicule chez le photographe. Selon toutes probabilités ils ont déjà
repris l’avion. Je tente tout de même d’interroger le portier de l’hôtel
qui me dit qu’ils sont encore là. Je croise M. par hasard, engoncé dans son
costume-cravate, alors qu’il remonte chercher ses bagages ; je réussis à
lui glisser quelques clichés couleurs en souvenir. Il me remercie d’un signe de
tête, puis la droite sur le cœur. Le grand russe est parti dans la nuit, il n’aura
eu la veille que les trois portraits dans la salle.
Je
me souviens… La saison suivante, contre toute attente et toute raison la photo
de M. fera l’affiche de l’évènement et sa tête s’étalera en grand sur les bus
et les colonnes Morris de la ville.
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