mercredi, juin 20, 2012

je me souviens: wrestlers' archive 3


L'oreille cassée


L’année de l’apparition de Vadim, il n’est pas seul dans l’équipe de Rostov ; mon attention s’est d’abord fixée sur un poids lourd, une montagne de muscle, un géant pour un petit homme comme moi.  Au début, je n’ai même pas très bien saisi sa nationalité, il est seul, sans coéquipier ni entraîneur…

 

Les bouts d’équipe défilent au compte goutte, en général dès qu’ils débarquent de l’aéroport ils viennent faire un tour au club juger de l’ambiance, amorcer un petit entraînement pour se délasser de l’immobilité du voyage. Ils investissent les lieux, les uns après les autres, restant entre eux pour la plupart, partagés par la langue.  


 Quelques uns plus hardis, ou plus sociables, se trouvent des partenaires d’occasion dans des catégories de poids ou des styles qui ne correspondent pas aux leurs, afin de garder la surprise et l’explosivité pour le tournoi. 



Un américain studieux, un peu enveloppé, s’essaye à découvrir les méthodes de lutte de l’ennemi héréditaire,

 sous les quolibets ironiques et souriants de ses camarades d’équipe. 



 
En attendant les premiers arrivants dans la salle déserte j’ai tenté de placer les balances aux endroits stratégiques d’où je pourrais les photographier frontalement, du fond de la salle, en face de la porte des douches. 




Je les ai sorties des deux vestiaires exigus afin qu’ils se répandent dans l’espace limité du vestibule où l’on a aligné les bancs le long de la barrière qui sépare symboliquement l’enclos des appareils de musculation où quelques régionaux peuvent venir s’entraîner en jetant un œil aux athlètes étrangers.


Modèles, je vous aime ; je vous aime d’autant plus que vous n’êtes pas consentants, que tout cela se passe malgré vous. Qu’ensuite, quand je viendrai proposer des photos vous me renverrez en croyant qu’il s’agit d’une proposition payante, que même si ce n’était pas payant, vous me ferez comprendre qu’il ne fallait pas les prendre, et que si j’ai respecté le moment où vous étiez nus pour laisser mon seul regard en enregistrer le souvenir, vous vous offusquez encore de ma présence incongrue, quoi que vous ayez offert dans un moment d’oubli et d’orgueil, quand l’éternité vous fixe à travers la lentille de l’appareil, pâles, solarisés, dans des clichés inexploitables, que par la petite part de mémoire qu’ils fixent de ce moment irréel de jeunesse inquiète et protestataire ; ça ne sort pas du cercle familial, personne ne saura, personne ne les a vus des années durant, tous ceux qui ont pu les voir ont oublié. Mignons, allons voir si la rose…



 
Héritage culturel ? les allemands sont plus à l’aise avec le spectacle, ils s’habillent et se dévêtent avec le naturel d’un touriste sur une plage naturiste, sans se cacher les uns derrière les autres, sans considérer qu’on puisse les observer. Paradoxalement, cette facilité les rend inabordables, ils sont ailleurs, dans un univers où ils sont seuls à exister, avec une discrétion nordique, sans éclat de voix ni ostentation.




 
La chair très blanche, presque imberbe, Rostov, lui, affiche une nonchalance qui confine à l’impudeur, sans jamais rien montrer d’intime, convaincu sans doute de la séduction immédiate qu’exerce son corps sculptural. 



L’air de rien, il en joue, très attentif à tout ce qui se passe autour de lui. Il déambule dans la salle, essaye une machine ici ou là, soulève quelques haltères. 

 

Pas question d’entraînement il n’a pas de partenaire. Il essaye la douche et le sauna, change de slip par deux fois à l’abri des regards et de l’objectif, une fois noir, l’autre blanc qui souligne mieux sa queue. 


Sans raison il s’attarde, nonchalamment, il pose. 

 

Enfin l’air triste et épuisé il se laisse tomber sur une chaise à l’entrée de la salle qui a l’air d’un siège de nain sous sa stature et jette un regard par en dessous au moment où je vole la photo d’une façon un peu trop ostensible.


Sans sourire, sans un mot il va s’installer contre les tapis au fond de la salle et me fait signe de venir. Et là, au lieu de profiter de l’aubaine, je prends peur soudain de ce lien entre l’appareil et lui, exposé à la curiosité de tous, je n’ose pas, je prends deux photos comme si je gênais, je le remercie en bafouillant. 


Il a l’air déçu que ce soit déjà fini.

Je suis en panique, je sais que c’est le soir de la pesée, mais je ne sais pas où elle aura lieu, dans un hôtel près de la gare, mais lequel ? Je n’arrive pas à poser les questions aux responsables, j’ai toujours l’impression qu’ils s’amusent à me faire tourner en rond, ils ne sont jamais sûrs, au dernier moment, la salle n’est plus assez grande. C’est la période de fermeture des établissements, il n’y a plus de clientèle, ils reçoivent seulement les lutteurs dispatchés ça et là en fonction des disponibilités.  Et mon temps est compté, il faut que je rentre pour le dîner ; pister les mecs de snacks en corridors, c’est juste une distraction, personne ne comprend combien ça me coûte de politesse, de rouerie, de compromission pour trouver les dix minutes qui vont fixer sur la pellicule ces instants pour l’éternité. Encore faudrait-il trouver la bonne place, contre le mur derrière les juges, pouvoir se glisser, caché par la foule, sans qu’elle cache le clou du spectacle. 


Ce soir-là j’ai plutôt de la chance, je ne me rends pas compte immédiatement de la curieuse atmosphère de foire que donnent les têtes de carnaval.






Il est là, cintré dans un slip mode à la poche avant de jockstrap. 


Préoccupé par le verdict de la balance il ne me voit plus. 
 

Dans le brouhaha des conversations, je n’entends plus rien à la lecture des papiers. Je ne saurais pas son prénom.











 
Le lendemain matin, il perd au deuxième tour de la compétition.








Son air égaré de petit garçon déçu me fend le cœur.




Alors que tout est fini pour lui et qu’il pourrait profiter du beau temps pour visiter la ville ou les environs, je le retrouve assis sur le muret en face du club où il a trouvé porte close. Pendant que nous attendons que quelqu’un vienne ouvrir il me dit une phrase en grimaçant, et répète en me montrant son oreille rouge au cartilage distendu. Quelqu’un a tiré trop fort dessus et l’a blessé pendant la compétition. Il ne parle pas anglais mais j’ai compris quand même.

Nous ne sommes que quatre ou cinq dans la salle, deux lutteurs, les entraîneurs américains et d’un pays lointain que je ne nommerais pas : je le reconnais bien, il a été plusieurs fois champion olympique, mettons que je l’appellerais M pour ne pas faire d’histoires.


 

 Le matin, il a envoyé un de ses lutteurs me porter un petit fanion de son université. Des années après, ce trophée pend toujours à la poignée de la porte de ma chambre.

Il y a une atmosphère de vacances tardives et de cour de récréation. Tout le monde veut essayer le grand russe à l’oreille cassée. Chacun dans sa langue l’approche avec des gestes de valseur, comme s’ils tentaient de le courtiser.




A la fin de son tour d’essai avec l’entraîneur noir américain qui porte un T-shirt dans le dos duquel est écrit, je lutte, Rostov remet son protège oreille. 

  

M. s’approche, ils commencent quelques prises distantes d’échauffement. 



Il lui demande d’enlever son casque de protection, lui faisant comprendre qu’il ne touchera pas à son oreille. La lutte reprend, M. n’est pas satisfait, il demande maintenant au grand russe d’ôter le T-shirt qu’il a passé sous son maillot, qu’il va avoir chaud, qu’ils vont transpirer. 


 

Il prend quelques minutes pour réfléchir, et enlève le T-shirt, comme M. qui pour l’encourager s’est mis torse nu. 

Commence alors une séance où les adversaires se frottent, portant chaque prise comme au ralenti, accompagnant l’opposant dans la chute, comme on berce un enfant, le protégeant d’une main qui caresse. 

 





Tout s’est arrêté autour d’eux, l’air s’est raréfié, les quelques spectateurs retiennent leur souffle, transpirent avec eux, conscients d’assister à une scène d’exception, qu’il sera impossible de reproduire, où deux parfaits étrangers trouvent un accord parfait, construisant une chorégraphie rituelle où ne subsiste que le plaisir métaphorique de l’union.







Le bruit du déclencheur de l’appareil me ramène au réel, j’essaye de me faire le plus discret possible. Je songe à peine à jouer de mes deux appareils, l’un chargé en couleur, à échanger le téléobjectif et le 50 dans les instants de pause. Par la fenêtre ouverte nous parviennent de la cour d’école proche des voix et des cris d’enfants.

 




Le lendemain matin, c’est lundi, le tournoi est fini, j’ai récupéré un double tirage de ma pellicule chez le photographe. Selon toutes probabilités ils ont déjà repris l’avion. Je tente tout de même d’interroger  le portier de l’hôtel qui me dit qu’ils sont encore là. Je croise M. par hasard, engoncé dans son costume-cravate, alors qu’il remonte chercher ses bagages ; je réussis à lui glisser quelques clichés couleurs en souvenir. Il me remercie d’un signe de tête, puis la droite sur le cœur. Le grand russe est parti dans la nuit, il n’aura eu la veille que les trois portraits dans la salle.

Je me souviens… La saison suivante, contre toute attente et toute raison la photo de M. fera l’affiche de l’évènement et sa tête s’étalera en grand sur les bus et les colonnes Morris de la ville.



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