Fred
Audin
Alfred
Agostinelli :
Sur
la trace du fugitif
docu-fiction
La
plupart des exégètes admettent tant bien que mal que ce Proust
appelait « l’épisode d’Albertine » (dans le plan
initial Sodome et Gomorrhe III), La Prisonnière et La
Fugitive, qu’il conviendrait peut-être d’appeler La
Disparue, sont la transposition de la relation avec Alfred
Agostinelli, pendant les huit mois où il vécut dans l’appartement
du 102 Bd Haussmann.
Ce point de vue est
réducteur : non seulement Proust ne paraît pas avoir
clairement songé à faire disparaître son personnage avant la
disparition d’Agostinelli, mais il a utilisé les années de guerre
afin de refondre complètement son œuvre, insérant dans A
l’Ombre des jeunes Filles en Fleurs (un épisode placé en
avant-dernière position de la « première Recherche »)
le souvenir du jeune homme de 19 ans rencontré en 1907 et organisant
autour de lui un nouveau pan de mur demeuré inachevé qui aurait
connu des développements sans doute inattendus dans les Sodome IV,
V, voire VI envisagés. Tous les personnages - ceux « d'en
bas » au moins- possèdent des traits directement inspirés
d’Alfred Agostinelli. Sur l'autre versant de la phrase faîtière
de la Recherche se préparaient à travers Albertine, à
entrer en scène les chauffeurs, les grooms, les maîtres d'hôtel,
les aviateurs, boulangers et bouchers confondus dans le brassage de
la mobilisation, s’apprêtant à opérer un renversement des
valeurs de la critique sociale telle qu'on la connaît dans les
volumes achevés. Agostinelli infuse dans la recherche comme un
sachet de thé, se répand partout, tels les petits personnages de
papier du jeu japonais s’ouvrent, évoquant une inflorescence
éphémère. Il bouleverse la structure du roman, la pénètre, s’y
répand, comme les fragments en étoile d'un miroir brisé, comme un
projectile dans l'eau diffracte la lumière du jour.
L'intuition de George Painter :
Quoiqu'il n'en possède guère les
preuves (le second volume du Proust de Painter a été publié en
1965, avant les versions "augmentées" issues d'états
contradictoires du texte, quinze ans avant les souvenirs de Céleste,
avant l'acquisition du carnet de 1906, etc.) le biographe de Proust
et de ses "modèles" écrit ces phrases définitives:
L'essentiel du récit de La Prisonnière et d'Albertine disparue , le départ précipité pour Paris, la captivité, la fuite, la mort, la jalousie posthume du Narrateur et les lents progrès de l'oubli reprennent indubitablement l'histoire véritable de l'amour de Proust pour Agostinelli. Ce qu'il y a d'étrange c'est que (...) le processus de l'oubli se trouvait déjà décrit à l'avance, en réduction, dans le récit antérieur de l'amour du Narrateur pour Gilberte et de Swann pour Odette ; et la mort d'Albertine, la seule fin possible pour un amour pareillement sans espoir, se trouvait déjà esquissée dans le suicide de l'héroïne lesbienne d'Avant la nuit. C'est comme si Proust avait inspiré à son aventure amoureuse avec Agostinelli le schéma préexistant, non seulement de son expérience personnelle de l'amour, acquise tout au long de sa vie, mais aussi du moment capital de son roman. Agostinelli fut poussé, tout au long du chemin qui devait le conduire à sa fin tragique, par le mécanisme inéluctable d'une œuvre d'art ; il fut tué par la Recherche ; et au moment où il devait devenir maître de son destin, comme Albertine lorsqu'elle s'enfuit en Touraine, il marchait en réalité vers sa mort. La Recherche est une œuvre consacrée par deux sacrifices humains, la mort de Mme Proust et celle d'Agostinelli...
On verra peut-être
dans la collecte des traces de ce personnage en creux un pur
fantasme, une enquête stérile pour savoir si oui ou non, et dans
quelle mesure Proust a été payé de retour. Ce retour dont il a été
payé est l’œuvre elle-même, ce Tombeau (au sens musical du
terme) d’Agostinelli, modèle un instant prêté qui échappe au
statut de personnage pour s’élever, par sa présence réelle et
fantomatique à celui de co-auteur du Livre, un livre tel que celui
qu’il marque du doigt sur la photo de son ou ses années de
« secrétaire ».
L’automédon
« Mais
Madame est assez aimable pour me ramener, répondait Mme Cottard, ne
voulant pas avoir l’air d’oublier, en faveur d’une personne
plus célèbre, qu’elle avait accepté l’offre que Mme Bontemps
lui avait faite de la ramener dans sa voiture à cocarde. J’avoue
que je suis particulièrement reconnaissante aux amies
qui veulent bien me prendre avec elles dans leur véhicule. C’est
une véritable aubaine pour moi qui n’ai pas d’automédon. »
Lors
d’une de ses premières apparitions la tante d’Albertine, Mme
Bontemps -dont le rêve est de s’introduire dans tous les salons –
dispose d’ une voiture à cocarde, grâce à son mari directeur de
cabinet du ministre des travaux publics, avec chauffeur. (Elle a
recueilli, mais à contre cœur, Albertine
devenue orpheline et souhaiterait que la jeune fille fasse rapidement
un riche mariage qui l’enrichirait un peu elle-même).
Contrairement aux aristocrates qui utilisent encore des victorias,
des landaux ou des fiacres hypomobiles, Mme Bontemps avant même
l’apparition de sa nièce introduit dans le texte des JFF, sans
qu’il soit même désigné comme tel, le personnage du chauffeur,
nouvellement répandu avec l’engouement pour les taxis.
L’automédon, désignant un conducteur d’attelage (du nom du
conducteur d’Achille pendant la guerre de Trois) est un emploi
impropre pour désigner une voiture automobile.
Marcel Proust, dessin envoyé à Reynaldo Hahn :
(Pastiche de textes de Caran Dache)
I (1) « Avec les pneus Michelin
l'intrépide sportman et sa frêle épouse peuvent faire du 50 à
l'heure en gardant la position étendue, telle qu'on la pratique
aujourd'hui dans tous les sanatoriums. »
Les
mécaniciens de 1907
Alfred Agostinelli est né
le 11 octobre 1888 à Monaco, fils d'Eugène, originaire de Livourne
et de Marie-Louise Bensa, provençale ("avec dit-on, souligne
Painter, quelques gouttes de sang arabe" . Avant de connaître
Eugène, Marie-Louise avait vécu avec un nommé Vittoré dont elle
avait eu dix enfants. Avec Agostinelli elle eut ensuite deux garçons,
Alfred et Émile. On ignore tout de leur enfance.
Proust fait appel à Alfred
comme chauffeur à partir d’août 1907. Ou plus exactement il
loue un taxi auquel sont attachés les trois mécaniciens, Odilon
Albaret, Jossien et Agostinelli. Ce véhicule appartient à la
compagnie des taximètres Unic, financée par Henri de Rotschild, et
dont le siège est à Monaco, puisque cette entreprise se dédie à
transporter de riches clients, à Monaco durant la saison hivernale,
sur la côte normande l’été. Elle est dirigée par Jacques Bizet,
ancien condisciple de Proust au lycée Condorcet, fils de Geneviève
Straus, née Halévy (Vve Georges Bizet), laquelle jugea prudent de
fermer sa porte au jeune Proust, craignant que la réputation de son
fils fût entachée par l’affection -apparemment non réciproque-
de Marcel pour Jacques.
Quittant la médecin pour la mécanique,
J. Bizet crée en 1909 son propre modèle de véhicule (monoplace) Le
Zèbre. On notera à titre d’anecdote que cette entreprise
embauchera en décembre 1918 un pilote nommé André Morel (lequel
s’en retira en 1921 pour créer avec l’ingénieur Edmond Moyet,
la marque Amilcar).
Il semble qu’il y
ait entre les trois chauffeurs une hiérarchie, le plus âgé des 3
(Albaret a 26 ans en 1907) répartissant les tâches et présentant
aux clients les chauffeurs susceptibles de leur convenir.
Odilon Albaret, qui
exploite par la suite un taxi à son compte, deviendra le chauffeur
régulier de Proust. Albaret habite Levallois-Perret où on le
contacte par téléphone dans un café proche de son domicile. Le 28
mars 1913, il épouse Céleste.
Odillon
Albaret démarrant le taxi
Ce
n'est pourtant pas Albaret, jamais cité explicitement dans l’œuvre,
qui accompagne Proust dans Impressions de route en automobile
(publié en 1907 dans Le Figaro, repris en 1919 dans
Pastiches et mélanges sous le titre journées en automobile,
texte qui est la matrice de la vocation littéraire dans le roman. La
première note des Mélanges le souligne clairement :
Je me suis naturellement abstenu de reproduire dans ce volume les nombreuses pages que j’ai écrites sur des églises dans le Figaro par exemple : l’église de village (bien que très supérieure à mon avis à bien d’autres qu’on lira plus loin). Mais elles avaient passé dans « A la recherche du temps perdu » et je ne pouvais me répéter. Si j’ai fait une exception pour celle-ci, c’est que dans « Du côté de chez Swann » elle n’est que citée, partiellement d’ailleurs, entre guillemets, comme un exemple de ce que j’écrivis dans mon enfance. Et dans le IVe volume (non encore paru) de « À la recherche du temps perdu », la publication dans le Figaro de cette page remaniée est le sujet de presque tout un chapitre.
Voici ce qui se rapporte dans cet article directement à Alfred Agostinelli et aux clochers:
Parti de Balbec [le nom de la ville n’est pas cité dans
l’original de 1907] à une heure déjà assez avancée de
l'après-midi, je n'avais pas de temps à perdre si je voulais
arriver avant la nuit chez mes amis, à mi-chemin à peu près entre
Lisieux et Louviers. [...] Seuls, s'élevant du niveau uniforme de la
plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les
deux clochers de Saint-Etienne. Bientôt nous en vîmes trois, le
clocher de Saint-Pierre les avait rejoints. [...] Puis, l'éloignement
se déchirant comme une brume qui dévoile, complète, et dans ses
détails, une forme invisible l'instant d'avant, les tours de la
Trinité apparurent ou plutôt une seule tour, tant elle cachait
exactement l'autre derrière elle. Mais elle s'écarta, l'autre
s'avança et toutes deux s'alignèrent. Enfin un clocher retardataire
(celui de Saint-Sauveur, je suppose) vint par une volte face hardie
se placer en face d'elles. [...]
Un accident de
machine nous força de rester jusqu'à la nuit tombante à Lisieux ;
avant de partir, je voulus revoir à la cathédrale quelques-uns des
feuillages dont parle Ruskin, mais les faibles lumignons qui
éclairaient les rues de la ville cessaient sur la place où la
cathédrale était presque plongée dans l'obscurité.[…] Mais au
moment où je m'approchais d'elle à tâtons une subite clarté
l'inonda : tronc par tronc les piliers sortirent de la nuit,
détachant vivement en pleine lumière sur un fond d'ombre le large
modelé de leurs feuilles de pierres. C'était mon mécanicien,
l'ingénieux Agostinelli, qui, envoyant aux vieilles sculptures le
salut du présent dont la lumière ne servait plus qu'à mieux lire
les leçons du passé, dirigeait successivement sur toutes les
parties du porche, à mesure que je voulais les voir, les feux du
phare de son automobile.
Dans l'édition de 1919, c'est à cet
endroit que Proust ajoute une deuxième note en partie inexacte :
Je ne prévoyais guère quand j’écrivais ces lignes que sept ou huit ans plus tard ce jeune homme me demanderait à dactylographier un livre de moi, apprendrait l’aviation sous le nom de Marcel Swann dans lequel il avait amicalement associé mon nom de baptême, et le nom d’un de mes personnages et trouverait la mort à vingt-six ans, dans un accident d’aéroplane, au large d’Antibes.
Et quand je revins vers la voiture je vis un groupe d'enfants que
la curiosité avait amenés là et qui, penchant sur le phare leurs
têtes dont les boucles palpitaient dans cette lumière surnaturelle
recomposaient ici, comme projetée de la cathédrale dans un rayon,
la figuration angélique d'une Nativité.
Quand nous
quittâmes Lisieux il faisait nuit noire : mon mécanicien avait
revêtu une vaste mante de caoutchouc et coiffé une sorte de capuche
qui, enserrant la plénitude de son jeune visage imberbe,
le faisait ressembler, tandis que nous nous enfoncions de plus en
plus vite dans la nuit, à, quelque pèlerin ou plutôt à quelque
nonne de la vitesse. De temps à autre - sainte Cécile improvisant
sur un instrument plus immatériel encore - il touchait le clavier et
tirait un des jeux de ces orgues cachées dans l'automobile et dont
nous ne remarquons guère la musique, pourtant continue, qu'à ces
changements de registres que sont les changements de vitesse ;
musique pour ainsi dire abstraite, tout symbole et tout nombre, et
qui fait penser à cette harmonie que produisent, dit-on, les
sphères, quand elles tournent dans l'éther. Mais la plupart du
temps il tenait seulement dans sa main sa roue - sa roue de direction
(qu'on appelle volant) - assez semblable aux croix de consécration
que tiennent les apôtres adossés aux colonnes du chœur dans la
Sainte-Chapelle de Paris, à la croix de Saint-Benoît, et en général
à toute stylisation de la roue dans l'art du moyen âge. Il ne
paraissait pas s'en servir tant il restait immobile, mais la tenait
comme il aurait fait d'un symbole dont il convenait qu'il fût
accompagné ; ainsi les saints, aux porches des cathédrales,
tiennent l'un une ancre, un autre une roue, une harpe, une faux, un
gril, un cor de chasse, des pinceaux. Mais si ces attributs étaient
généralement destinés à rappeler l'art dans lequel ils
excellèrent de leur vivant, c'était aussi parfois l'image de
l'instrument par quoi ils périrent ; puisse le volant de direction
du jeune mécanicien qui me conduit rester toujours le symbole de son
talent plutôt que d'être la préfiguration de son supplice !
On
reviendra sur l’importance de cette ébauche qui livre plusieurs
traits au personnage d’Albertine, tant
dans les Jeunes Filles
que dans La Prisonnière,
et préfigure
la destinée
d’Agostinelli supplicié volant.
Mais l'automobile s'est arrêtée au coin d'un chemin creux, devant une porte feutrée d'iris défleuris et de roses. Nous étions arrivés à la demeure de mes parents [les « amis » du début]. Le mécanicien donne de la trompe pour que le jardinier vienne nous ouvrir, cette trompe dont le son nous déplaît par sa stridence et sa monotonie, mais qui pourtant, comme toute matière peut devenir beau s'il s'imprègne d'un sentiment. Au cœur de mes parents il a retenti joyeusement comme une parole inespérée (...) Et je songeais que dans Tristan et Isolde (...) c'est, la première fois, à la redite stridente, indéfinie et de plus en plus rapide de deux notes dont la succession est quelquefois produite par le hasard dans le monde inorganisé des bruits ; c'est, la deuxième fois, au chalumeau d'un pauvre pâtre, à l'intensité croissante, à l'insatiable monotonie de sa maigre chanson, que Wagner, par une apparente et géniale abdication de sa puissance créatrice, a confié l'expression de la plus prodigieuse attente de félicité qui ait jamais rempli l'âme humaine.
La
référence à Tristan, (comme
celle qui précède à la figuration angélique d’une
Nativité) apparent
coq-à-l’âne n’est évidemment pas innocente. La
construction romanesque est à l’œuvre. Des traces de l’épisode
apparaissent dans la correspondance :
Proust
à Robert de Billy octobre
1907 : "Mon petit Robert j’ai passé un été qui
vous aurait étonné, je suis allé à Cabourg où l’air m’a été
assez favorable (après avoir été très très malade à Paris après
votre départ pendant longtemps) et où grâce à des médicaments
malheureusement néfastes j’ai pu m’habiller tous les jours,
sortir tous les soirs en auto (fermé) faire de la route, aller voir
(sans aucun plaisir) des églises, aller au polo, jouer – et perdre
au baccara tous les soirs etc. Tout cela dans le milieu le plus
commun du monde. L’hôtel fermant je suis revenu à Évreux (en
auto) et y étouffant trop je suis revenu d’Évreux (toujours en
auto) à Paris où j’étouffe encore davantage et où je vous
quitte en m’excusant de ma fatigue de ne pas dire de plus longues
tendresses à un ami tel que je ne suis pas resté un jour sans
penser à lui mais la caféine me mettait dans une trépidation
constante qui m’empêchait d’écrire
"...
"Vous ai-je dit que je suis
revenu à Paris et retombé malade, qu’à Cabourg j’étais au
milieu de gens indicibles mais assez près en auto des gentils
Guiche, des charmants Straus, des agréables Eyragues. Et surtout de
belles églises que mon mécanicien la nuit éclairait avec le phare
de l’auto.
Tendrement à vous, Marcel".
Tendrement à vous, Marcel".
Quoiqu'il
se plaigne auprès de ses correspondants de n'avoir jamais été
"aussi agité, aussi stérile, aussi malheureux", il semble
que cette période corresponde à des jours heureux : grâce au café,
Proust reste éveillé de jour, tient l'asthme à distance, il mène
la vie "d'un boulet de canon lancé". Lorsqu'il descend de
voiture "une sorte de tremblement pareil à celui du moteur
continue à ronfler en moi et à frémir, et empêche ma main de se
poser et de m'obéir."
Après divers
circuits en quête d'églises, Proust aurait selon Painter peut-être
dès cette année-là, visité le château de Cantepie (Le
Canteloup-Chantepie de la forêt de la partie de campagne avec
Albertine), près de Cambremer, habité par une famille
franco-britannique, les Swann, qui se souviennent de la demande que
leur fit l'écrivain d'utiliser leur nom.
Vers le 20
septembre, le grand-hôtel de Cabourg fermant pour l'hiver, Proust
accomplit son plus long voyage en compagnie d'Alfred : invité par
les Clermont-Tonnerre à séjourner au château de Grisolles, il
préféra louer deux étages (selon d’autres deux chambres
superposées, mais reste celle d’Alfred) de l'Hôtel Moderne
à Evreux pendant quatre jours. Il découvrit dans l'église d'Evreux
les vitraux dont il fit ceux de Combray. Après avoir consommé 17
tasses de café, il se rendit enfin au château de brique roses du
18è des Clermont-Tonnerre (dont la demeure allait inspirer La
Raspelière), arrivant à la tombée de la nuit dans le taxi
d'Agostinelli.
Patrick Mimouni,
(Fumer avec Proust)
Proust provoqua
délibérément le même incident chez les Clermont-Tonnerre à
Glisolles où il arriva à minuit, durant le même été, en
réveillant toute la maison. Pour observer la voûte spectrale et
mobile que les feux de la voiture creusaient dans les ténèbres,
comme aujourd’hui la lumière d’une caméra miniaturisée
lorsqu’elle pénètre dans une bronche humaine, Proust aimait
voyager la nuit. Et de prévenir ses hôtes que son asthme l’avait
obligé à avaler en chemin, d’étape en étape, dix-sept tasses de
café (sans doute pour justifier, et le retard, et l’état
dans lequel il était). Comme il repartait bientôt, il demanda à
Agostinelli de braquer les phares de l’automobile sur la roseraie
de la duchesse que Proust préférait appeler Philiberte, survolté
comme un enfant mais dirigeant la manœuvre en cinéaste, heureux de
montrer à son hôtesse en quoi consistait l’outil de lecture qu’il
venait d’inventer, lequel rendait dans la nuit les roses si
célestes et si stellaires.
William C. Carter
Proust in Love :
Pendant
que Proust était à Evreux, Agostinelli le conduisit à Glisolles un
soir visiter M. et Mme de Clermont-Tonnerre. Pour parer ses crises
d'asthme continuelles Proust avait consommé 17 tasses de café avant
de quitter l’hôtel, apparemment le nombre qu'il avait calculé
pour contenir la dose requise de caféine. Mme de Clermont-Tonnerre
qui passait une soirée tranquille avec son mari entendit soudain ce
qu'elle pensa être le bruit de pneus sur le gravier de l'allée –
une impression qu'elle communiqua au duc, qui, incrédule, fit la
remarque '' Vous êtes folle ! ''. Mais elle avait raison. C'était
le taxi rouge d'Agostinelli qu'elle avait entendu stopper
brusquement. Proust s'attarda à bavarder avec ses hôtes tard dans
la soirée . Quand ce fut le moment de partir, il était si
gravement agité avec tout le café qu'il avait consommé qu'il
pouvait à peine marcher. Le duc prit Proust par le bras et dirigea
'' ses pas mal assurés et affaiblis par la caféine '' pour
descendre les marches d'escalier de nuit. Quand l'écrivain déclina
poliment une invitation à revenir le lendemain, la duchesse
protesta, '' mais vous ne voulez pas voir mes roses ! ''. Proust
répondit '' montrez les moi ce soir ''. Le malin Agostinelli gara
l'automobile devant la roseraie et braqua les phares sur les buissons
dont les fleurs apparurent ''comme des beautés qui auraient été
réveillées de leur sommeil''.
Proust, (Cahier 26,
esquisse des JF)
Ces jeunes filles…
elles sont nous ne les voyons pas planes, nous
les voyons dans l’espace avec tout leur volume, toutes leurs
couleurs où nous goûtons leur parfum dans les nuances de rose, et
dans la rousse chevelure, comme si nous nous pro
avec cette intensité de sensations qui nous grisent quand nous nous
promenons dans une merveilleuse roseraie. »
Fatigué par une
nuit bruyante à Evreux, et sentant son asthme revenir, Proust
renonce à visiter les jardin de Monet à Giverny et se fait conduire
sans escale à l'hôtel des Réservoirs à Versailles où il compte
retrouver Hahn. Proust reste couché trois semaines n'ayant que deux
fois recours à son chauffeur préféré avant que celui-ci ne
soit rappelé à Monaco, par une maladie de son frère Emile (et sans
doute par le commencement de la saison hivernale de la compagnie de
Jacques Bizet : "Depuis que je suis à Paris je ne quitte pas
mon lit. Pourtant hier je suis sorti avec Jossien, le pauvre
Agostinelli ayant été obligé de partir pour Monte Carlo à cause
de la santé de son frère. Je vois qu'il y a
bien des erreurs graves dans la façon dont est comprise
l’administration des Unic. Je les signalerai à Jacques car j'ai
la certitude qu'il pourrait faire dix fois autant d’affaire qu’il
n’en fait." (Lettre à Mme Straus 7 octobre
1907).
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