vendredi, juin 07, 2019

Proust Agostinelli 3



Solution de continuité


Il se pourrait que les confidences déclarations de Proust à Gide, apporte, à son insu, les plus grandes interrogations sur la structure de La Recherche, la nature double du personnage de l’amant, le possible changement de direction de l’ensemble vers un autre type de révélation que celle du Temps Retrouvé.
Les rapports entre Gide et Proust étaient déjà conflictuels avant que Gide, ne refuse le manuscrit de Swann. Proust écrit à Jacques Copeau, (autre collaborateur de la N.R.F.) suite à une indiscrétion prêtée à Gide : «Si Gide savait le nombre d’histoires de bains turcs, d’arabes de l’exposition, de capitaines de bateau Calais-Douvres signalées par un autre de vos collaborateurs etc., dont j’ai tâché de faire justice au-près de ses meilleurs amis, peut’être mettrait-il plus de circonspection en parlant de moi.»
Cinquante ans plus tard, avec un ton humoristique suspect, Morand qui a bien connu les écrivains dont il dévoile les manigances intimes, les renvoie dos à dos dans leurs amours ancillaires et juvéniles :

Paul Morand, Journal inutile (1969)

Henri Bardac me racontait qu'une habituelle manœuvre de Proust, quand il voulait séduire, dans les hôtels, quelque garçon d'étage, était de sonner et de se laver les mains aussitôt.
Quand le garçon entrait: « Mon ami, j'ai un pourboire pour vous; je ne puis vous le donner, car j'ai les mains mouillées; prenez-le donc dans la poche de mon pantalon… »
Cocteau me racontait qu'étant un jour entré à l'improviste dans la chambre de Gide, à Marseille, il avait trouvé le petit liftier agenouillé devant lui: « Il me recoud un bouton… », dit Gide. (Cocteau, imitant les lèvres avares et fermées de Gide, était sublime d'imitation.)


Après la fameuse lettre d’excuse et d’admiration envers le volume paru chez Grasset qu’il a enfin lu (sur l’insistance de Cocteau, rappelle ce dernier), Gide annonce la nouvelle de la décision de publier gratuitement les volumes suivant de l’œuvre dans la N.R.F., dix jours avant l’accident d’Agostinelli. Est-ce la proximité de ces dates qui explique que Gide devienne subitement le premier confident auquel Proust fait part de ses sentiments après que le corps d’Agostinelli ait été retrouvé ?

(Enveloppe datée du 11 juin 1914)

Cher ami,
Je vous remercie mille fois d'avoir eu la gentillesse de m'écrire ; je crains que ce que j'ai voulu dire ait bien peu passé dans mes phrases et que ce qui seul m'a paru valoir la peine d'écrire demeure inconnu. Vous êtes trop bon de penser aussi à mes ennuis et à mes chagrins ; hélas, la mesure a été comblée par la mort d'un jeune homme que j'aimais probablement plus que tous mes amis puisqu'elle me rend si malheureux. Bien que de la plus humble " condition " et n'ayant aucune culture, j'ai de lui des lettres qui sont d'un grand écrivain.

C'était un garçon d'une intelligence délicieuse ; et ce n'est pas du reste du tout pour cela que je l'aimais. J'ai été longtemps sans m'en apercevoir, moins longtemps que lui d'ailleurs. J'ai découvert en lui ce mérite si merveilleusement incompatible avec tout ce qu'il était, je l'ai découvert avec stupéfaction, mais sans que cela ajoutât rien à ma tendresse. Après l'avoir découvert, j'ai eu seulement quelque plaisir à le lui apprendre. Mais il est mort avant de bien savoir ce qu'il était, et même avant de l'être entièrement. Tout cela est mêlé à des circonstances si affreuses que, déjà brisé comme j'étais, je ne sais comment je peux porter tant de chagrin.

Puis sans transition et donc continuant probablement à parler de lui :

Merci aussi d'avoir été indulgent à Monsieur de Charlus. J'essayai de peindre l'homosexualité épris de virilité parce que, sans le savoir, il est une Femme. Je ne prétends nullement que ce soit le seul homosexuel. Mais c'en est un qui est très intéressant et qui, je crois, n'a jamais été décrit. Comme tous les homosexuels du reste, il est différent du reste des hommes, en certaines choses pire, en beaucoup d'autres infiniment meilleur. De même qu'on peut dire : " Il y a un certain rapport entre un tempérament arthritique ou nerveux de telle personne et ses dons de sensibilité, etc. " je suis convaincu que c'est à son homosexualité que Monsieur de Charlus doit de comprendre tant de choses qui sont fermées à son frère le Duc de Guermantes, d'être tellement plus fin, plus sensible. Je l'ai marqué dès le début. Malheureusement l'effort d'objectivité que je fis là comme partout rendra ce livre particulièrement haïssable. Dans le troisième volume en effet, où Monsieur de Charlus ( qui ne fit qu'apparaître en celui-ci ) tient une place considérable, les ennemis de l'homosexualité seront révoltés des scènes que je peindrai. Et les autres ne seront pas contents non plus que leur idéal viril soit présenté comme une conséquence d'un tempérament féminin.

Quant à ce volume-ci ( où d'ailleurs Monsieur de Charlus paraîtra ailleurs que dans le passage que vous avez lu ), je ne sais si je dois lui laisser le titre Le Côté de Guermantes. Dans les romans russes, anglais, dans les vieux romans français, on met 1er volume, 2me volume, et personne ne s'étonne qu'une " Partie ", commencée à la fin du 2me volume, s'achève au commencement du 3me. Mais avec les titres pour chaque volume ! En réalité la 1re partie du Côté de Guermantes se passe encore du côté de chez Swann, et le premier tiers du 3me volume se passe du côté de Guermantes. Faut-il laisser ce titre et expliquer cette inexactitude dans une note, ou trouver un autre titre pour le second volume ?
Quand à mon titre A la Recherche du Temps perdu, l'explication qu'en a donnée Monsieur Ghéon [ Le nom n’est pas là par hasard ; lettre à Hahn le 18 juillet 1912 : « J'ai appris à Paris avant mon départ - via Bibesco mais Tombeau - que Gide et Ghéon, séparément, ne se contentaient pas d'un vague platonisme. Et la précision des choses que j'ai apprises m'a rendu plus révoltante l'hypocrisie de Ghéon dans ses articles sur Saint Sébastien... »] m'a vraiment porté malheur, car ( ce qui montre du reste la grande influence qu'il exerce ) il n'est plus un critique, hollandais ou breton, qui ne me " resserve ", en moins bon langage, ses reproches. Il semble bien pourtant que " Temps perdu " signifie " Passé ", et puisque j'annonçais le 3me volume sous le titre :" Le Temps retrouvé ", c'était bien dire que j'allais vers quelque chose, que tout cela n'était pas une vraie évocation de dilettante. Fallait-il donc dès le début annoncer ce que je ne découvrirais qu'à la fin ? je ne crois pas, pas plus que je ne crois qu'il ait été d'un artiste de dévoiler tout de suite que si Swann laissait Monsieur de Charlus sortir avec Odette, c'était parce que celui-ci avait été épris de Swann dès le collège, et qu'il savait n'avoir pas à être jaloux. [Cette phrase est inextricable avec les changements de sujet] Cher ami, j'aime tant causer avec vous que je me fatigue trop ; je vous dis adieu et je vous remercie encore en vous assurant de mes sentiments bien profondément affectueux et admiratifs.


20 juin 1914 (enveloppe)

Cher ami,
... comme le temps est très lourd, même si je laisse la porte ouverte, la fumée ne s'échappe pas; vous ne verriez pas clair ; vous suffoqueriez. De plus, la femme de mon pauvre ami
[Anna] est maintenant ici. Je n'ai pas trop de regrets d'être incapable d'écrire en ce moment un article, malgré l'honneur que ce serait pour moi de parler des Caves et la reconnaissance que je vous aurais de me le permettre. Mais mon seul appui au Figaro, Calmette, n'est plus.(…)  
Vous ne verrez rien de Monsieur de Charlus dans la N.R.F., car les extraits que j'ai donné n'ont plus trait à lui, bien qu'il paraisse encore dans le second volume et ait avec le narrateur une conversation assez longue à Paris, après la scène que vous avez lue ( à Balbec ). C'est du reste dans le 3me volume qu'il prend toute son importance. Mais je ne sais pourquoi je parle du 3me volume. Je ne sais même si le second paraîtra jamais et, à ce point de vue, je regrette d'avoir donné des extraits à la N.R.F. Depuis la mort de mon pauvre ami, je n'ai pas eu le courage d'ouvrir un seul des paquets d'épreuves que Grasset m'envoie chaque jour. Ils s'empilent tout ficelés les uns sur les autres, et je ne vois pas quand, ni si jamais, j'aurai le courage de me remettre à la besogne. (...)


Sept ans plus tard Gide mentionne dans son journal deux conversations (propos entre quinquagénaires) qu’il eut avec Proust en mai 1921, à l’époque donc où il révise l’épisode d’Albertine. Les trente premières pages de Sodome et Gomorrhe viennent de paraître suscitant des réactions critiques majoritairement véhémentes et hostiles.


14 mai 1921 

« Passé avec Proust une heure de la soirée d’hier .Depuis quatre jours il envoie chaque soir une auto pour me prendre, mais qui chaque soir, m’a manqué. Hier, comme précisément je lui ai dit que je ne pensais pas être libre, il s’apprêtait, à sortir, ayant pris rendez- vous au dehors. Il dit ne s’être pas levé depuis longtemps. Bien que dans la chambre où il me reçoit, l’on étouffe, il grelotte ; il vient de quitter une autre pièce beaucoup plus chaude où il était en nage ; il se plaint que sa vie ne soit plus qu’une lente agonie et bien que s’étant mis, dès mon arrivée, à me parler de l’uranisme, il s’interrompt pour me demander si je peux lui donner quelques clartés sur l’enseignement de l’Evangile, dont je ne sais qui lui a redit que je parlais particulièrement bien. Il espère trouver quelque soutien et soulagement à ses maux, qu’il me peint longuement comme atroces. Il est gras, ou plutôt bouffi ;il me rappelle un peu Jean Lorrain .Je lui apporte « Corydon » dont il me promet de ne parler à personne ; et comme je lui dis quelques mots de mes Mémoires : « Vous pouvez tout raconter, s’écrie-t-il ;mais à condition de ne jamais dire :JE. » Ce qui ne fait pas mon affaire.
Loin de nier ou de cacher son uranisme, il l’expose, et je pourrais presque dire :s’en targue.il dit n’avoir jamais aimé les femmes que spirituellement et n’avoir jamais connu l’amour qu’avec des hommes. Sa conversation, sans cesse traversée d’incidentes, court sans suite. Il me dit la conviction où il est que Baudelaire était uraniste : « la manière dont il parle de Lesbos, et déjà le besoin d’en parler, suffiraient seuls à m’en convaincre », et comme je proteste :
-En tous cas, s’il était uraniste, c’était à son insu presque ; et vous ne pouvez penser qu’il ait jamais pratiqué…
-Comment donc ! s’écrire-t-il. Je suis convaincu du contraire ; comment pouvez-vous douter qu’il pratiquât ? lui, Baudelaire !
Et dans le ton de sa voix, il semble qu’en en doutant je fasse injure à Baudelaire. Mais je veux bien croire qu’il a raison ; et que les uranistes sont encore un peu plus nombreux que je ne le croyais d’abord. En tous cas je ne supposais pas que Proust le fût aussi exclusivement. »


Le lendemain 15 mai
« Hier soir, j’allais monter me coucher lorsque retentit un coup de sonnette. C’est le chauffeur de Proust, le mari de Céleste, qui me rapporte l’exemplaire de « Corydon » que je prêtais à Proust le 13 mai, et qui propose de m’emmener, car Proust va un peu mieux et me fait dire qu’il peut me recevoir, si toutefois cela ne me dérange pas de venir. Et sa phrase est beaucoup pus longue et plus compliquée que je ne la cite ; je pense qu’il l‘avait n apprise en route, car, comme je l’avais d’abord interrompu, il l’a reprise pour la réciter d’une haleine. Céleste, de même, lorsqu’elle m’avait ouvert la porte l’autre soir, après avoir exprimé les regrets qu’avait Proust de ne pouvoir me recevoir, ajoutait : »Monsieur prie Monsieur Gide de se convaincre qu’il pense incessamment à lui. » (J’ai noté la phrase aussitôt.)
Longtemps j’ai pu douter si Proust ne jouait pas un peu de sa maladie pour protéger son travail (ce qui me paraissait très légitime) ;mais hier, et déjà l’autre jour, j’ai pu me convaincre qu’il était réellement très souffrant ; il dit rester des heures durant sans même pouvoir remuer la tète ; il reste couché tout le jour, et de longues suites de jours. Par instant il promène le long des ailes du nez le tranchant d’une main qui parait morte, aux doigts bizarrement raides et écartés et rien n’est plus impressionnant que ce geste maniaque et gauche, qui semble un geste d’animal ou de fou.
Nous n’avons, ce soir encore, guère parlé que d’uranisme ; il dit se reprocher cette «indécision» qui l’a fait, pour nourrir la partie hétérosexuelle de son livre, transposer « à l’ombre des jeunes filles en fleurs » tout ce que ses souvenirs homosexuels lui proposaient de gracieux, de tendre et de charmant, de sorte qu’il ne lui reste plus pour « Sodome » que du grotesque et de l’abject. Mais il se montre très affecté lorsque je lui dis qu’il semble avoir voulu stigmatiser l’uranisme ; il proteste ; et je comprends enfin que ce que nous trouvons ignoble, objet de rire ou de dégoût, ne lui parait pas, lui, si repoussant.
Lorsque je lui demande s’il ne nous présentera jamais cet Eros sous des espèces jeunes et belles, il me répond que, d’abord, ce qui l’attire, ce n’est presque jamais la beauté et qu’il estime qu’elle n’a que peu à voir avec le désir- et que, pour ce qui est de la jeunesse, c’était ce qu’il pouvait le plus aisément transposer (ce qui se prêtait le mieux à une transposition) .


Proust écrit dans Le Temps retrouvé : 
 
Aussi, quand Françoise, voyant Albertine entrer, par toutes les portes ouvertes, chez moi comme un chien, mettre partout le désordre, me ruiner, me causer tant de chagrins, me disait (car à ce moment-là j'avais déjà fait quelques articles et quelques traductions) : « Ah ! si Monsieur à la place de cette fille qui lui fait perdre tout son temps avait pris un petit secrétaire bien élevé qui aurait classé toutes les paperoles de Monsieur ! » j'avais peut-être tort de trouver qu'elle parlait sagement. En me faisant perdre mon temps, en me faisant du chagrin, Albertine m'avait peut-être été plus utile, même au point de vue littéraire, qu'un secrétaire qui eût rangé mes paperoles. Mais tout de même, quand un être est si mal conformé (et peut-être dans la nature cet être est-il l'homme) qu'il ne puisse aimer sans souffrir, et qu'il faille souffrir pour apprendre des vérités, la vie d'un tel être finit par être bien lassante. Les années heureuses sont les années perdues, on attend une souffrance pour travailler. 
 
Mes rencontres avec M. de Charlus, par exemple, ne m'avaient-elles pas permis, (…) de me convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée, vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l'inversion sexuelle grandit plus encore que celui déjà si instructif de l'amour ; celui-ci nous montre la beauté fuyant la femme que nous n'aimons plus et venant résider dans le visage que les autres trouveraient le plus laid, qui à nous-même aurait pu, pourra un jour nous déplaire ; mais il est encore plus frappant de la voir, obtenant tous les hommages d'un grand seigneur qui délaisse aussitôt une belle princesse, émigrer sous la casquette d'un contrôleur d'omnibus. (...)
L'écrivain ne doit pas s'offenser que l'inverti donne à ses héroïnes un visage masculin.


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