Le
champion des champions
1913 est réputée être l’année
glorieuse de l’aviation. Elle est marquée par un exploit qui
vaudra à Roland Garros le surnom de Champion des champions. Il
n’était précédemment que « l’éternel second ». Le
16 avril 1913, Roland Garros participe à la "Coupe Schneider"
pour hydravions à Monaco. Il s'y classe troisième après Prévost
et Weymann.
Le 10 septembre, le Figaro parle de lui pour un tout autre motif :
Roland Garros sans permis Article paru dans le Figaro du 10 septembre 1913.
Roland
Garros est un aviateur merveilleux ; son courage,
son sang-froid, son habileté font l'admiration du monde entier. Ses
camarades le considèrent comme leur maître, car ils savent qu'il
n'ose que ce qu'il peut oser. La raison tempère son intrépidité;
il affirme qu'il est prudent et le prouve. «Je n'ai jamais eu
d'accident», dit-il.
Or, ce jeune homme qui
a en souriant affronté mille fois la mort, qui a donné de son
expérience du danger tant de preuves, et la mesure de son adresse
infaillible, n'a pas de permis pour conduire une automobile. Il l'a
eu, on le lui a retiré.
Un jour qu'il passait
en automobile, lui qui de ses roues n'a jamais frôlé une personne,
un agent lui dressa une contravention pour excès de vitesse.
Appelé loin de Paris
par un meeting d'aviation, il apprit à son retour qu'il avait été
condamné par défaut à deux jours de prison. La justice qui boite
n'est pas douce envers ceux qui ont des ailes.
Garros connut les
tristesses de la prison. Libéré, il se vengea. Il prit part à
Paris-Madrid, s'en donna à ailes-que-veux-tu, puis partit pour
l'Amérique du Sud où il se prodigua en exploits prodigieux.
À son retour, il
déchanta, car il apprit en mettant les pieds chez lui qu'il avait
six jours de prison pour excès de vitesse réitérés. Pendant son
absence, un mécanicien, peu scrupuleux avait utilisé sa voiture et
une contravention au vol lui avait valu d'être étiqueté
récidiviste. Il put fournir la preuve de son absence; parvint ainsi
à échapper aux six jours de prison, mais ils restèrent à son
compte créditeur et lui valurent, en conséquence, le retrait,
poliment exécuté, de son permis de conduire une automobile.
Et c'est ainsi que
Garros, le virtuose de l'air, le compagnon des nuées, le rival des
oiseaux de grand vol, n'a plus le droit qu'on accorde pour vingt
francs au premier cocher maladroit venu, de conduire une auto dans
Paris.
Vient l’heure de gloire :
La traversée de la Méditerranée en aéroplane Article paru dans le Figaro du 24 septembre 1913.
Garros va de Saint-Raphaël à Bizerte sans escale 780 kilomètres
au-dessus de la mer
Il n'y a plus de Méditerranée. En moins de huit heures de vol et
malgré un vent contraire, l'aviateur Roland Garros est allé le 23
septembre 1913 de Saint-Raphaël à Bizerte, sans faire escale en
Corse ou en Sardaigne et dédaignant même de consentir à se
détourner de sa route maritime pour voler au-dessus des terres.
(...)
Malgré un vent qui s'opposait à son essor, Roland Garros n'a mis
hier que 7h45 minutes pour franchir la Méditerranée, c'est-à-dire
à plus de 97 kilomètres à l'heure, à plus de 51 nœuds.
Roland Garros était parti de Saint-Raphaël à 5 heures 52, sur son
monoplan Morane-Saulnier, moteur Gnome de 80 chevaux. Il n'avait pas
d'appareils flotteurs pour ne pas «s'alourdir»: «à quoi bon,
disait-il, retarder de quelques instants ma perte en cas d'accident?
Je ne veux que du poids utile.» Et il put prendre ainsi une plus
grande quantité d'essence.
Roland Garros ne s'est pas, en effet, contenté d'être un admirable
aviateur; il s'est attaché à percer le véritable secret du vol,
pour en posséder la technique, l'inscrire et en faire don à tous.
Il osa le premier ces attitudes que prennent les oiseaux dans
l'espace; et s'il les osa, ce ne fut pas seulement pour l'ivresse
qu'il goûtait à ces audaces ailées, à ces plongées à pic, à
ces virages sur une aile, à ces effarantes et merveilleuses
descentes en spirales; mais parce qu'il voulait, par les
démonstrations concluantes de l'expérience et de l'exemple répété,
documenter les aviateurs présents et à venir sur les chances qu'ils
ont dans l'air de se tirer heureusement et normalement des instants
qui jusqu'alors paraissaient désespérés.
Né le 6 octobre 1888 à Saint-Denis de La Réunion, Roland Garros
appartient à l'aviation depuis 1910. Il fit ses études à Nice,
vint à Paris pour y perfectionner son éducation musicale, car il
rêvait du Conservatoire, et... se donna des ailes.
Trois jours, plus tard, l’aviateur est
de retour à Paris. Il débarque Gare de Lyon où, rapporte la
Presse, «un accueil enthousiaste lui était réservé par la foule
innombrable qui se pressait tant sur les quais qu’aux alentours».
Proust ne cite qu’une fois le nom de
Garros dans la recherche, et encore à propos de la métaphore des
anges de Giotto vu comme « de jeunes élèves de Garros ».
Il ne pouvait pourtant ignorer les exploits de Garros à Balbec, un
an avant sa victoire sur la méditerranée.
Figaro, 31 août 1912 :
Un vol, de Garros a Houlgate (Par dépêche) Houlgate, 30 août.
Profitant d'une journée plus calme et presque belle, Garros s'est
livré aujourd'hui, à Houlgate, à de nombreux vols, tour à tour
sur son Blériot 50-chx, et sur son autre Blériot de 80-chx qu'il
emploiera pour son record de hauteur. Ce record de hauteur, il le
tentera demain s'il fait beau. Aujourd'hui, il a enthousiasmé le
public de Houlgate par des vols en spirale et des descentes en
tire-bouchon, admirables de vaillance et d'élégance. Il est
impossible de montrer plus d'agilité, de courage et d'habileté.
A Houlgate, à Dives
et à Cabourg tout le monde suivait l'aviateur et l'applaudissait. A
un certain moment, il a essayé son appareil de hauteur. Pendant ce
temps, son camarade Barrier a pris l'autre appareil et s'est croisé
dans le ciel avec lui au-dessus de la foule émerveillée,
Souhaitons pour demain
un beau temps permettant de nouvelles chevauchées.
« Je pars avec deux
heures d'essence, une installation sommaire d'oxygène et un costume
digne d'un explorateur polaire. » Roland Garros raconte ainsi son
exploit du 6 septembre 1912. A 12 h 45, à bord d'un Blériot XI, il
établit un record à 4 950 m d'altitude au-dessus de la plage.
Pourquoi
Houlgate ? Garros est un habitué de la ville. Il séjourne à la
villa Les Mouettes, chez son ami Émile Dubonnet, industriel, lui
aussi aviateur. Son biplan garé sur la terrasse, il suffisait
d'installer une rampe de bois pour le glisser sur la plage.
Le Rossignol (le
fleuriste d’Houlgate) :
« Je revois Roland Garros tirant son aéroplane sur la terrasse
des Mouettes, la villa des Dubonnet. Mais Proust je suis moins sûr
de le voir.Je ne m’en plains guère, c’est au fond un phénomène
qu’il a décrit. A l’image incertaine qui a pu m’impressionner
de lui, enfermé dans ses châles, descendant de quelque voiture de
louage, secouant peut-être la poussière de la route, à ce souvenir
d’enfant peut-être imaginé, se superpose le souvenir du souvenir,
celui fort net que m’a légué, avec ce cahier [de comptes], ma
mère lorsqu’elle parlait de lui. En sorte que je ne sais plus
séparer dans ma mémoire ce qui est à moi et ce qui est à elle.
Lorsque
Garros raconte lui-même la préparation de son exploit de 1913, il
note :
« Nous étions en juillet [1913]
et je n'avais en vue rien de sérieux. Le bilan de cette
période se réduisit à une exhibition d'amateur à Commercy, en
l'honneur du président Poincaré, les parties de tourisme à
Deauville et quelques vols d'entraînement à Villacoublay. »
Il
y a donc fort à parier que Garros est passé par Houlgate en août
1913. Houlgate où précisément sur le conseil d’Agostinelli
(dit-il), Proust se décide à rentrer en catastrophe à Paris le 4
août. Et si l’on se trompait complètement sur l’identité de la
personne à l’influence de laquelle il fallait absolument
soustraire Agostinelli ?
Dans ses Souvenirs
sur Proust, Louis Gautier-Vignal, lecteur enthousiaste de Swann,
qui ne rencontrera Proust qu’en juin 1914, raconte :
« J’avais revu récemment Roland Garros, mon camarade
pendant des année, au lycée de Nice. Je l’avais mené chez Misia
(qui allait devenir Mme Sert) et lui fis rencontrer Cocteau qui
désirait le connaître. Garros nous avait donné le même jour , à
Cocteau et à moi le baptême de l’air à Buc… nous faisant
monter l’un après l’autre dans un petit avion où le passager
prenait place derrière le pilote sur un siège d’où le regard
plongeait dans le vide car les ailes se trouvaient au-dessus des
sièges. »
Selon
les recoupements établis par la sœur de Gautier-Vignal, le premier
vol de Cocteau avec Garros aurait eu lieu précisément en novembre
1913. Roland Garros profitait alors des loisirs que lui laissaient
son emploi du temps à l’aérodrome militaire de Villacoublay pour
venir donner des baptêmes de l’air à Buc.
Buc
Vers
octobre 1913, Proust dut lâcher du mou sur la chaîne de son
prisonnier et permettre à Alfred de se rendre aux terrains
d’aviation, puisque selon Céleste il finança les première leçons
à Buc, où Alfred était conduit par son mari Odilon.
On
observe dans La Recherche, lorsqu’Albertine prétend s’être
rendue aux Réservoirs à Versailles, un épisode de dédoublement
multiple des modèles où l’on glisse d’Odilon au chauffeur de
Balbec au maître-chanteur à la Morel:
...
de récents et d’ailleurs minuscules incidents faisaient qu’ayant,
bien entendu, la même confiance dans l’honnêteté du chauffeur,
sa vigilance, ou du moins la perspicacité de sa vigilance, ne me
semblait plus tout à fait aussi grande qu’autrefois. (…)
je pris un prétexte pour descendre parler au mécanicien (toujours
le même, celui que nous avons vu à Balbec) pendant qu’Albertine
s’habillait. « Vous m’avez dit que vous aviez déjeuné à
Vatel, Melle
Albertine me parle des Réservoirs. Qu’est-ce que cela veut
dire ? » Le mécanicien me répondit : « Ah !
j’ai dit que j’avais déjeuné au Vatel, mais je ne peux pas
savoir où Mademoiselle a déjeuné. Elle m’a quitté en arrivant à
Versailles pour prendre un fiacre à cheval, ce qu’elle préfère
quand ce n’est pas pour faire de la route. » (…)
Je trouvai que le mécanicien
avait été bien maladroit, mais ma confiance en lui fut désormais
complète. Car s’il eût été le moins du monde de mèche avec
Albertine, il ne m’eût jamais avoué qu’il l’avait laissée
libre de onze heures du matin à six heures du soir. Il n’y aurait
eu qu’une autre explication, mais absurde, de cet aveu du
chauffeur. C’est qu’une brouille entre lui et Albertine lui eût
donné le désir, en me faisant une petite révélation, de montrer à
mon amie qu’il était homme à parler et que si, après le premier
avertissement tout bénin, elle ne marchait pas droit selon ce qu’il
voulait, il mangerait carrément le morceau. Mais cette explication
était absurde ; il fallait d’abord supposer une brouille
inexistante entre Albertine et lui, et ensuite donner une nature de
maître-chanteur à ce beau mécanicien qui s’était toujours
montré si affable et si bon garçon. (…) « j’ai tellement
peur des accidents, je me reproche tant de ne pas l’accompagner,
que j’aime mieux que ce soit vous, vous tellement sûr, si
merveilleusement adroit, à qui il ne peut pas arriver d’accident,
qui conduisiez partout Mlle Albertine. Comme cela je ne crains
rien. » Le charmant mécanicien apostolique sourit finement, la
main posée sur sa roue en forme de croix de consécration. Puis il
me dit ces paroles qui (chassant les inquiétudes de mon cœur où
elles furent aussitôt remplacées par la joie) me donnèrent envie
de lui sauter au cou : « N’ayez crainte, me dit-il. Il
ne peut rien lui arriver car, quand mon volant ne la promène pas,
mon œil la suit partout. (...) Mais enfin elle ne m’a pas vu.(...)
Comment aurais-je supposé que cette rectification — sous forme
d’ample complément à son dire de l’avant-veille — venait de
ce qu’entre ces deux jours Albertine, alarmée que le chauffeur
m’eût parlé, s’était soumise, avait fait la paix avec lui. Ce
soupçon ne me vint même pas. Il est certain que ce récit du
mécanicien, en m’ôtant toute crainte qu’Albertine m’eût
trompé, me refroidit tout naturellement à l’égard de mon amie et
me rendit moins intéressante la journée qu’elle avait passée à
Versailles.
L’évocation des terrains
d’aviation dans le roman d’Albertine s’inscrit dans une trame
continue. Elle reflète par ses entrées contradictoires
l’inachèvement et les hésitations de l’auteur ; on peut en
déduire qu’il posait alors les jalons préparatoires à un
développement de plus grande ampleur, qu’il aurait comme à son
habitude, reconstruit sur épreuves. Dans l’Albertine des
promenades à l’aérodrome se lit à l’évidence l’excitation
d’Agostinelli devant ces nouvelles machines, qui représentent
l’aboutissement d’une carrière de mécanicien (cycliste,
chauffeur). On peut douter que Proust ait fait l’impossible pour
empêcher son secrétaire de se livrer à cette activité, puisqu’il
s’est résolu à la financer, peut-être à contre-cœur mais dans
des formes tout à fait officielles.
Michel Eman dans sa biographie de Proust situe en novembre 1913 les premiers pas de l’élève- aviateur : « Toujours est-il que dans le courant du mois, Proust inscrivit son secrétaire à l’école d’aviation Louis-Blériot à Buc près de Versailles où il prit quelques leçons. » Jérôme Picon, (Proust une vie à s’écrire) nous en révèle la date exacte : « Le 13, veille du jour où Swann sort en librairie, Nicolas a été chargé de prendre rendez-vous à Versailles avec Ferdinand Collin, qui dirige l'école d'aviation de Buc. Un contrat doit être signé, pour y encadrer l'apprentissage d'Alfred. » Les leçons prirent donc place dans la deuxième quinzaine de novembre, peu après que Céline Cottin ait été évincée, laissant Proust enfin seul avec les Agostinelli : un exemplaire dédicacé du livre lui parvint à l’hôpital où son mari lui rendait visite tous les après-midi. Le départ d’Alfred eut lieu le 1er décembre « pendant le sommeil de Proust » répète-t-on à l’envi, confondant peut-être le livre et la réalité.
Comment être certain des modalités de ce de ce déménagement à la cloche de bois et des arrière-pensées de chacun des acteurs ou auteurs du drame ? Un brouillon antérieur montre Albertine quittant le narrateur au moment où il allait se décider à lui demander de partir (décision ajournée chaque matin.)
Michel Eman dans sa biographie de Proust situe en novembre 1913 les premiers pas de l’élève- aviateur : « Toujours est-il que dans le courant du mois, Proust inscrivit son secrétaire à l’école d’aviation Louis-Blériot à Buc près de Versailles où il prit quelques leçons. » Jérôme Picon, (Proust une vie à s’écrire) nous en révèle la date exacte : « Le 13, veille du jour où Swann sort en librairie, Nicolas a été chargé de prendre rendez-vous à Versailles avec Ferdinand Collin, qui dirige l'école d'aviation de Buc. Un contrat doit être signé, pour y encadrer l'apprentissage d'Alfred. » Les leçons prirent donc place dans la deuxième quinzaine de novembre, peu après que Céline Cottin ait été évincée, laissant Proust enfin seul avec les Agostinelli : un exemplaire dédicacé du livre lui parvint à l’hôpital où son mari lui rendait visite tous les après-midi. Le départ d’Alfred eut lieu le 1er décembre « pendant le sommeil de Proust » répète-t-on à l’envi, confondant peut-être le livre et la réalité.
Comment être certain des modalités de ce de ce déménagement à la cloche de bois et des arrière-pensées de chacun des acteurs ou auteurs du drame ? Un brouillon antérieur montre Albertine quittant le narrateur au moment où il allait se décider à lui demander de partir (décision ajournée chaque matin.)
Sans
doute, j’étais maintenant libre de faire, aussi souvent que je
voulais, des promenades avec Albertine. Comme il n’avait pas tardé
à s’établir autour de Paris des hangars d’aviation, qui sont
pour les aéroplanes ce que les ports sont pour les vaisseaux, et que
depuis le jour où, près de la Raspelière, la rencontre quasi
mythologique d’un aviateur, dont le vol avait fait se cabrer mon
cheval, avait été pour moi comme une image de la liberté, j’aimais
souvent qu’à la fin de la journée le but de nos sorties —
agréables d’ailleurs à Albertine, passionnée pour tous les
sports — fût un de ces aérodromes. Nous nous y rendions, elle et
moi, attirés par cette vie incessante des départs et des arrivées
qui donnent tant de charme aux promenades sur les jetées, ou
seulement sur la grève pour ceux qui aiment la mer, et aux flâneries
autour d’un « centre d’aviation » pour ceux qui
aiment le ciel. À tout moment, parmi le repos des appareils inertes
et comme à l’ancre, nous en voyions un péniblement tiré par
plusieurs mécaniciens, comme est traînée sur le sable une barque
demandée par un touriste qui veut aller faire une randonnée en mer.
Puis le moteur était mis en marche, l’appareil courait, prenait
son élan, enfin, tout à coup, à angle droit, il s’élevait
lentement, dans l’extase raidie, comme immobilisée, d’une
vitesse horizontale soudain transformée en majestueuse et verticale
ascension. Albertine ne pouvait contenir sa joie et elle demandait
des explications aux mécaniciens qui, maintenant que l’appareil
était à flot, rentraient. Le passager, cependant, ne tardait pas à
franchir des kilomètres ; le grand esquif, sur lequel nous ne
cessions pas de fixer les yeux, n’était plus dans l’azur qu’un
point presque indistinct, lequel d’ailleurs reprendrait peu à peu
sa matérialité, sa grandeur, son volume, quand, la durée de la
promenade approchant de sa fin, le moment serait venu de rentrer au
port. Et nous regardions avec envie, Albertine et moi, au moment où
il sautait à terre, le promeneur qui était allé ainsi goûter au
large, dans ces horizons solitaires, le calme et la limpidité du
soir. (La
Prisonnière)
Les
circonstances deviennent tout à fait incohérente dans Albertine
disparue,
laissant
cohabiter des fragments de réalité et leur transformation
littéraire :
Un jour Albertine m’avait
raconté qu’elle avait été à un camp d’aviation, qu’elle
était amie de l’aviateur (sans doute pour détourner mon soupçon
des femmes, pensant que j’étais moins jaloux des hommes), que
c’était amusant de voir comme Andrée était émerveillée devant
cet aviateur, devant tous les hommages qu’il rendait à Albertine,
au point qu’Andrée avait voulu faire une promenade en avion avec
lui. Or cela était inventé de toutes pièces, jamais Andrée
n’était allée dans ce camp d’aviation.
La confusion cavalier-aviateur
se poursuit dans ces propos incongrus du Narrateur :
« Je vous en prie, ma
petite chérie, pas de haute voltige comme vous avez fait l’autre
jour. Pensez, Albertine, s’il vous arrivait un accident ! »
Je ne lui souhaitais naturellement aucun mal. Mais quel plaisir si,
avec ses chevaux, elle avait eu la bonne idée de partir je ne sais
où, où elle se serait plu, et de ne plus jamais revenir à la
maison. »
Ces
scènes sont préparée par des considérations générales bien
avant les derniers volumes, comme celle qui dans Le côté de
Guermantes associe les mélomanes et les admirateurs des aviateurs.
Le contexte est déjà révélateur de ce qui rapproche les membres
dans une communauté quasi sectaire. Incidemment
la présence des trois
aviateurs imaginés rappelle le trio de la maison Jupien, Julot,
l’aviateur permissionnaire, Maurice, et
le groupe cette bizarre
« Chambre des aviateurs » où
Saint-Loup, s’il n’était mort, aurait pu se faire élire mieux
que les héros revenus de guerre, fussent-ils comme Morel déserteurs
dénoncés et renvoyés sur le front. Les habitants de Sodome ne sont
jamais très loin des créatures ailées. Leur véritable crime
n’est-il pas d’avoir tenté de violer des anges ?
Toute
excitation mentale donnant une valeur qui prime, une qualité
supérieure aux habitudes qui s’y rattachent, il n’y a pas de
goût un peu vif qui ne compose ainsi autour de lui une société
qu’il unit, et où la considération des autres membres est celle
que chacun recherche principalement dans la vie. Ici, fût-ce dans
une petite ville de province, vous trouverez des passionnés de
musique ; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur
argent se passe aux séances de musique de chambre, aux réunions où
on cause musique, au café où l’on se retrouve entre amateurs et
où on coudoie les musiciens de l’orchestre. D’autres
épris d’aviation tiennent à être bien vus du vieux garçon du
bar vitré perché au haut de l’aérodrome ; à l’abri du
vent, comme dans la cage en verre d’un phare, il pourra suivre, en
compagnie d’un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les
évolutions d’un pilote exécutant des loopings, tandis qu’un
autre, invisible l’instant d’avant, vient atterrir brusquement,
s’abattre avec le grand bruit d’ailes de l’oiseau Roch. (Le côté de Guermantes)
Marcel
Plantevignes -dont l’aventure à Cabourg inspira l’épisode du
cheval cabré devant l’avion- témoigne de l’engouement de Proust
pour l’aviation :
« D’une
façon générale, Proust suivait avec émoi les progrès de
l’aviation naissante, et, un soir, comme nous devisions
tranquillement, un
avion important tout bruissant d’un bruit apocalyptique, et
semblant avoir rasé de près de l’hôtel, tant il volait bas,
passa avec fracas au-dessus de nous dans le ciel nocturne, nous
coupant la parole, et Proust, alerté, s’interrompant soudain de ce
à quoi il songeait, et me désignant d’un doigt dramatique le
bruit et le ciel, me dit gravement : -Ecoutez, Marcel, écoutez,
les temps futurs qui sont en marche ! »
Comment
ne pas croire que, tout en prétendant le redouter, Proust n’ait
rêvé d’un avenir d’aviateur pour Agostinelli ? Après
sa disparition il se rendit de nouveau à Buc pour tenter de mener
plus ou moins discrètement l’enquête auprès des camarades qui
avaient pu connaître Agostinelli à Nice. Dans le carnet 4 il nota
la liste des aviateurs présents aux obsèques et
connus
« peut-être avant à Buc » :
Alexandre Semitchoff, Kasterine,
Joseph Garbero, J. Dumas.
Il
transposa
sa culpabilité sur
celle de son narrateur, s’imaginant
au sortir de la maison de passe
lui-même victime d’un avion- exterminateur :
Dès
le début de l’alerte, j’avais quitté la maison de Jupien. Les
rues étaient devenues entièrement noires. Parfois seulement, un
avion ennemi qui volait assez bas éclairait le point où il voulait
jeter une bombe. Je ne retrouvais plus mon chemin, je pensais à ce
jour où, allant à la Raspelière, j’avais rencontré, comme un
Dieu qui avait fait se cabrer mon cheval, un avion. Je pensais que
maintenant la rencontre serait différente et que le Dieu du mal me
tuerait. (…)
Je
pensais à la maison de Jupien, peut-être réduite en cendres
maintenant, car une bombe était tombée tout près de moi comme je
venais seulement d’en sortir, cette maison sur laquelle M. de
Charlus eût pu prophétiquement écrire « Sodoma » comme
avait fait, avec non moins de prescience ou peut-être au début de
l’éruption volcanique et de la catastrophe déjà commencée,
l’habitant inconnu de Pompéi.
« La
mer sera mon tombeau »
entrefilet
paru dans L’est Républicain le 11 mai 1914
La
phrase mélodramatique « la mer sera mon tombeau »,
prêtée à Albertine lors d’une dispute dans Sodome et
Gomorrhe, n’a aucun sens dans la bouche de l’héroïne qui se
tuera à cheval, hormis l’introduction d’une distanciation
clownesque dans le drame, par l’ironie de la comparaison avec la
légende de Sapho tombée de son « Rocher ».
«Hé
bien, c'est entendu, je pars, dit-elle d'un ton tragique, non sans
regarder l'heure afin de voir si elle n'était pas en retard pour
l'autre, maintenant que je lui fournissais le prétexte de ne pas
passer la soirée avec moi. Vous êtes trop méchant. Je change tout
pour passer une bonne soirée avec vous et c'est vous qui ne voulez
pas, et vous m'accusez de mensonge. Jamais je ne vous avais encore vu
si cruel. La mer sera mon tombeau. Je ne vous reverrai jamais. (Mon
cœur battit à ces mots, bien que je fusse sûr qu'elle reviendrait
le lendemain, ce qui arriva.) Je me noierai, je me jetterai à l'eau.
– Comme Sapho. – Encore une insulte de plus; vous n'avez pas
seulement des doutes sur ce que je dis mais sur ce que je fais. –
Mais, mon petit, je ne mettais aucune intention, je vous le jure,
vous savez que Sapho s'est précipitée dans la mer. – -Si, si,
vous n'avez aucune confiance en moi.» Elle vit qu'il était moins
vingt à la pendule; elle craignit de rater ce qu'elle avait à
faire, et, choisissant l'adieu le plus bref (dont elle s'excusa, du
reste, en me venant voir le lendemain; probablement, ce lendemain-là,
l'autre personne n'était pas libre), elle s'enfuit au pas de course
en criant: «Adieu pour jamais», d'un air désolé.
Prêtée
à Alfred, qui ne l’a sans doute jamais prononcée, elle prend le
même caractère prémonitoire que l’instrument du supplice du
saint-martyr dans l’article de 1907.
Dans
la dernière année de l’avant-guerre, l’essor de l’aviation
est telle que la mort d’un aviateur est signalée par tous le
journaux, fusses-t-ils régionaux ou internationaux.
New York Hérald du 31 mai 1914 (cité par M.A. Barathieu) :
« Les spectateurs
horrifiés pouvaient voir que le machine n’avait pas coulé
immédiatement et quelques secondes plus tard ils apercevaient
Agostinelli se cramponnant au fuselage de l’aéroplane. Pendant
quelques minutes il agita la main avec frénésie, appelant « A
l’aide ! Au secours ! » . Puis soudain la machine
et le jeune aviateur disparurent comme s’ils avaient été saisis
d’en-dessous. Ce qui rehaussait la tragédie, c’est que le
Signora Agostinelli, la femme de l'aviateur se trouvaient parmi les
quelques personnes qui en étaient témoins ».
Pour
célébrer les héros L’écho d’Alger instaure
même une rubrique récurrente intitulée Martyrologe
de l'air dans laquelle sont
publiés trois articles
successifs sur
l’accident :
Comment mourut Agostinelli
ANTIBES, 31 mai — Voici comment est arrivé l'accident de l'élève-aviateur Agostinelli : Il effectuait un virage en mer, à 500 mètres du rivage, quand son appareil tomba… on vit alors l'aviateur monté sur le fuselage qui flottait, appeler au secours, mais l'appareil et l'aviateur disparurent soudainement. La femme d'Agostinelli était présente sur le rivage et vit sa dérouler tout ce drame. Plusieurs barques allèrent immédiatement sur les lieux où avait disparu l'avion, mois ils n'y trouvèrent rien.
On repêche l’avion
d'Agostinelli
ANTIBES, 31 mai. — On a pu repêcher l'ap pareil de l'aviateur Agostinelli, mais toutes les recherches pour retrouver le corps de l'élève aviateur sont restées vaines.
Le corps
d'Agostinelli est retrouvé
NICE, 7 juin. — -Des
pêcheurs ont retrouvé à 300 mètres du rivage, près d'Antibes, le
corps de l'aviateur Agostinelli, qui, voici huit jours s'est noyé en
tombant à la mer.
Le Figaro du 9 juin 1914
apporte quelques précisions:
Le corps d'Agostinelli retrouvé
Le corps de l'aviateur Alfred
Agostinelli, qui-s'était noyé, il y a neuf jours, en tombant à la
mer, près d'Antibes, a été retrouvé dimanche par des pêcheurs, à
trois cents mètres du rivage, à mi-distance, entre Antibes et
Cagnes.
Pour un récit plus complet
des faits, on se reportera aux leçons de Robert Vigneron (in Etudes
sur Stendhal et Proust réunies par ses élèves) :
Le samedi 30 mai 1914, vers cinq heures du soir, à l’école
d’aviation des frères Garbero, au terrain de la Grimaude, près
d’Antibes, l’élève pilote Alfred Agostinelli venait de décoller
à bord d’un monoplan… et ce jour-là, pour la seconde fois il
volait seul. Mais grisé par son succès et oubliant les conseils du
chef-pilote Joseph Garbero, il osa s’écarter de la piste et
s’aventurer au-dessus de la Baie des Anges. Soudain, comme il
amorçait un virage à faible hauteur [ayant oublié dans sa griserie
qu’un tel mouvement supposait de prendre de l’altitude, ou
bien ?] on vit son monoplan glisser sur l’aile droite et
s’abîmer dans la mer, à quelques centaines de mètres du rivage,
en face de l’embouchure de la Brague. La première stupeur passée,
on s’aperçut que l’appareil flottait encore, aux trois quarts
submergé ; l’aviateur, debout sur son siège, criait au
secours. En toute hâte, on affréta une barque, on fit force de
rames ; mais tout d’un coup la frêle épave coula à pic, et
l’homme avec elle. Agostinelli, pourtant passait pour un bon
nageur ; mais certains affirmaient qu’on avait vu des requins
dans ces parages ; et les courants étaient forts dans ce
coin-là. Jusqu’à la nuit, des barques s’obstinèrent à
fouiller la baie ; mais on ne put découvrir le moindre vestige
du drame (…)
Painter
contrairement à Vigneron soutient qu’Agostinelli ne savait pas
nager, ce qui semblerait plus conforme à la logique puisqu’il
n’était pas attaché à l’appareil, et que ni la température de
l’eau, ni les courants à deux cent mètres du bord n’auraient pu
empêcher un bon nageur de regagner le rivage.
Le
lendemain dimanche, le Figaro annonçait la nouvelle, en septième
page, en quelques lignes brutales : « L’élève-aviateur
Agostinelli, âgé de vingt-six ans, de l’école d’aviation
d’Antibes, est tombé à la mer, à cinq heures, d’une hauteur de
200 mètres, et à 300 mètres du rivage. L’appareil a coulé au
bout de quelques minutes, entraînant l’aviateur. Les secours
envoyés n’ont retrouvé ni le corps de l’aviateur ni l’appareil.
Et un télégramme désespéré arrivait Bd Haussmann, signé Anna
Agostinelli. Marcel Proust apprit ainsi, du fond de sa chambre close,
que son cher compagnon était à jamais disparu. (...)
Cependant
à Antibes, on avait repris les recherches le dimanche matin. On
commençait à désespérer quand, vers neuf heures la barque de
pêche « L’indomptable », patron Aubriot, qui traînait
ses filets verts l’embouchure de la Brague, accrocha par hasard
l’épave ; mais le cadavre n’y était plus : les
courants l’avaient sans doute emporté au large. Le lendemain
matin, le père, la femme et le frère d’Agostinelli communiquaient
aux journaux le signalement du disparu : combinaison kaki,
casque en caoutchouc marron, chaussettes noires, souliers noirs,
bague chevalière en or avec les initiales A.A. Mais bientôt
l’intérêt dressait le père et le frère contre la veuve ;
navrés à la pensée que les autorités s’intéressaient à elle
et que si le corps était retrouvé c’est à elle que reviendraient
les cinq ou six mille francs que le disparu avait sur lui, ils
télégraphièrent au Prince de Monaco qu’Anna n’était point la
femme légitime de celui qui passait pour son mari. Enfin au bout
d’une semaine, la mer rendit le cadavre. Le dimanche 7 juin, des
pêcheurs de Cros-de-Cagnes cinglaient vers Cannes lorsque, à la
hauteur de la calanque du Loubet, ils aperçurent, flottant à la
dérive tout près du bord, un noyé en combinaison kaki. Ils
hélèrent une brave femme qui travaillait sur le rivage ; puis
un passant survint, qui réussit à repérer le corps décomposé. On
courut prévenir la famille et les autorités ; et bientôt
arrivèrent sur les lieux MM. Agostinelli père et frère de la
victime, accompagnés de MM. Garbero frères, aviateurs, et suivis de
M. Bernard, maire de Villeneuve-Loubet, et de la gendarmerie de
Cagnes. Les formalités accomplies, un fourgon des pompes funèbres
d’Antibes vint chercher la dépouille pour la transporter à la
morgue. Le lendemain lundi sous un ciel gris et bas les obsèques
furent célébrées au milieu d’un concours nombreux. Les cordons
du poêle étaient tenus pas MM. Dumas, Hector et Joseph Garbero et
Nicolas Kasterine. La jeune veuve conduisait le deuil ; son
beau-père et son beau-frère la soutenaient, chancelante sous ses
voiles, mais elle défaillit en cours de route. Venaient ensuite les
notables d’Antibes et le personnel de l’école de la Grimaude.
Après l’absoute, M. le curé Ventru prononça une émouvante
oraison ; puis le cortège se dirigea vers la gare d’où un
fourgon devait emporter à Nice les restes innommables de celui qui
avait été Marcel Swann.
Ce
joli texte (qui n’a pour défaut que de ne pas citer ses sources)
attire l’attention sur les déchirements immédiats des
ayant-droits, qui laissent supposer que les Agostinelli, père et
frère se seraient volontiers débarrassé d’Anna, et ce n’est
probablement pas un hasard si dans l’urgence elle s’est
immédiatement placée sous la protection de Proust, même si son
acharnement à rechercher le corps avait peut-être pour but de
retrouver l’argent emporté par son amant (7000 fr selon Painter)...
On peut remarquer au passage que Proust se trompait en considérant
que les Agostinelli dépensaient sans compter (l’enquête d’août
1913 n’aurai-t -elle pas eu pour objet au moins secondaire
d’examiner les dépenses plus que les relations sociales des
filés ?). Alfred au moins a économisé une somme assez
importante. Faut-il considérer comme normal pour une homme de cette
époque qu’il la transportât sur lui en permanence ? Ou que
signifie qu’il en fut porteur lors de son deuxième vol en
solitaire ? Ce détail, non résolu -qui récupéra l’argent,
était-il récupérable après plus d’une semaine passée dans
l’eau- pourrait-il avoir une incidence sur la thèse d’un simple
accident ? Alfred, comme un peu plus tard Robert d’Humières
est-il mort, -éventuellement à son insu- en service commandé, pour
échapper définitivement à une relation amoureuse impossible ?
Carter,
Proust
in love :
« La
famille envoya un demi-frère d'Agostinelli, Jean Vittoré à Paris,
où Proust profondément peiné, pleura dans ses bras. Vittoré était
venu supplier le romancier d'embaucher des plongeurs pour rechercher
le corps. Les plongeurs qui devaient venir de Toulon, demandaient
5000 francs pour le dérangement. Proust n'essaya pas d'engager les
hommes car son ''règlement de créance seul'' aurait ''entièrement
absorbé" le cash que Hauser avait réuni pour lui.
Ces
informations
sont à prendre avec précaution. Céleste en effet affirma que
Proust finança les recherches, et
Painter dit sobrement : « un
jour ou deux après, le demi frère d’Agostinelli vint le voir au
102 bd
Haussmann, et Proust éclata en sanglots dans ses bras. »
Painter suppose qu’Emile
occupa l’emploi de secrétaire en juillet et août 1914. Proust
démarcha tous ses amis niçois, Mme Catusse, le père de Gautier
Vignal afin de trouver un emploi de chauffeur à Emile.
A
Reynaldo Hahn le 21 nov 1914 :
Si vous
pouviez écrire un mot à La (croyez-vous que je ne peux pas trouver
le nom de votre ancien secrétaire si gentil, d'une famille de robe)
pour son cousin de Monaco, les Agostinelli père et fils sont dans
une extrême misère, le Casino de Monte Carlo doit paraît-il
rouvrir prochainement et comme beaucoup d'employés sont à la guerre
(?) il serait plus facile de les caser. J'ai aussi recommandé le
fils qui est un excellent mécanicien et chauffeur au père Gautier
Vignal par l'intermédiaire de son fils. Le père est un cocher de
premier ordre (références Léonino etc.)
Il finit par obtenir en mai
1915 de le faire engager par les Rostand. William Carter (Proust A
life) souligne que l’assistance offerte par Proust qui alla
jusqu’à lui donner les vêtements qu’il avait conservés de son
père, n’était pas tout à fait désintéressée :
« Emile
qui avait une femme et un enfant à charge, contacta son bienfaiteur
par suite de la crainte qu’il avait de se retrouver sans emploi si
les Rostand venaient à quitter Pais pour une région plus sûre.
Quoique Marcel ne vit que rarement Emile, il tenait à rester en
contact avec lui [une note du carnet 4, contemporaine de l’inhumation
d’Alfred mentionne l’adresse d’Emile à Toulouse, 22 rue
Sainte-Ursule] pour en apprendre davantage sur la vie d’Agostinelli
entre le mment où il d’enfuit de l’appartement de Proust et sa
mort. Proust rappela à Maurice Rostand [le fils homosexuel d’Edmond]
qu’il n’avait jamais répondu à ses questions au sujet de ce
qu’il aurait pu apprendre d’intéressant d’Emile à propos des
pilotes qu’Agostinelli avaient connu à Antibes. Et pour se
prévenir des soupçons que Maurice pouvait entretenir sur ses
motivations, Marcel expliqua que ces détails l’intriguaient dans
le cadre d’une « reconstitution balzacienne ».
L’occasion
d’en apprendre plus des employeurs d’Emile ne se poursuivit pas
longtemps puisque l’entrée en guerre de l’Italie le 22 mai 1915
le précipita sur le front.
Le retour d’Anna à
Paris, qui demeura bd Haussmann de mi juin à au début de juillet
dut constituer une scène de vaudeville tragique : on imagine à
peine comment les deux veuves se tombèrent dans les bras.
Vers fin juin 1914 à Montesquiou :
Si je ne vous ai pas remercié plus tôt, c’est qu’aux ennuis qui accablent ma vie, et aux chagrins, mille fois pires que les ennuis, s’est ajouté la perte de mon secrétaire, mort d’une façon affreuse. Comme dans le phénomène de la sursaturation, tout ce qui jusque là était fluide et supportable me tient maintenant maintenant dans un éternel étau… J’ai renvoyé à corriger les épreuves de mon second volume, qui se trouve ainsi ajourné, car je suis incapable même de me relire. Je n’ai que la force de rendre à la pauvre veuve le courage qui me manque.
Proust s’efforça de trouver à plusieurs reprises des emplois à Anna, places qu’elle abandonna les unes après les autres. En octobre 1916, elle insista pour obtenir une recommandation auprès de Jacques Bizet pour entrer dans une usine de munitions, ce que Proust refusa obstinément de faire, estimant que le travail d’usine était trop éprouvant pour elle. Il écrivit à Mme Straus qu’il ne pouvait prendre cette responsabilité, « pas plus que je n’ai consenti pour son pauvre mari à le laisser voler sur la mer. »
Alfred aurait-il eu
l’intention lointaine de traverser la Méditerranée ?Au
journaliste du Matin qui lui exposait tous les dangers d'une telle
tentative Garros avait répliqué légèrement agacé : « Je
réussirai ou je me noierai ! »
Correspondance
du deuil
La tristesse de Proust s’étale dans ses lettres, parfois longtemps après les faits ; il écrira par exemple (à son ami Henry Bordeaux): « un être que j’aimais profondément est mort à 26 ans, noyé » ou encore « II est bien triste qu'un être si doué, si jeune, si courageux, ait fini de cette manière affreuse» ; à René Blum «Un peu avant la guerre, j’avais perdu la personne que j’aimais le plus».
En
réponse à une lettre de Walter Berry, Proust écrit encore en 1918
ces phrases qui soulignent le parallèle avec l’amour
« incestueux » de Phèdre :
« votre Méditerranée ne me semble pas si pacifique. La manière dont elle engloutit le blasphémateur ressemble assez à certain récit de Théramène sur la mort de Thésée [sic, pour Hippolyte]. Je la crois aussi féroce mais moins constante, elle a englouti, il y a quatre ans, tombé de son avion mon cher secrétaire qui était Italien et copiait Swann à la machine. »
A Lucien Daudet, avant le 21 novembre 1914 :
Enfin, moi qui avais si bien supporté d'être malade, qui ne me trouvais nullement à plaindre, j'ai su ce que c'était, chaque fois que je montais en taxi, d'espérer de tout mon cœur que l'autobus qui venait allait m'écraser.
Même
à l’oreille sans doute complaisante de
sa voisine du
dessus,
Mme Williams, Proust
écrit, probablement
en octobre 1914 :
Madame,
C'est toujours un bien grand plaisir pour moi de recevoir une lettre
de vous. La dernière m'a été particulièrement douce en ces heures
terribles où on tremble pour tous ceux qu'on aime, et je n'entends
pas par là seulement ceux qu'on connaît. Il est pourtant permis
sans trop d'égoïsme d'avoir des inquiétudes privilégiées, et le
sort de mon frère qui opère dans la ligne de feu, a eu son hôpital
bombardé, les obus tombant jusque sur la table d'opération si bien
qu'il a été obligé de descendre ses blessés dans les caves, me
tient particulièrement à cœur. Heureusement il est sain et sauf
jusqu'ici et a été cité à l'ordre du jour de l'armée. J'espère
que vous avez aussi de bonnes nouvelles des vôtres.
Quant à moi je dois passer prochainement en conseil de contre
réforme, j'ignore si je serai pris ou non. J'avais voulu vous écrire
l'été dernier pour avoir de vos nouvelles. Mais même bien avant la
Guerre j'ai été accablé de soucis. J'ai d'abord été à peu près
complètement ruiné, ce qui m'a semblé extrêmement pénible. Mais
peu de temps après mon pauvre secrétaire a été noyé en tombant
d'aéroplane dans la mer. Et l'immense chagrin que j'en ai eu, et qui
dure toujours, m'a empêché de penser à des ennuis matériels, bien
petits à côté d'une souffrance morale.
Vous
le connaissiez peut-être de vue car il habitait chez moi avec sa
femme. Mais ce que vous ne pouvez savoir c'est l'intelligence d'élite
qui était la sienne, et extrêmement spontanée puisqu'il n'avait
fait aucune étude, ayant été jusque-là un simple mécanicien.
Jamais je n'ai mieux compris la profondeur du mot «l'Esprit souffle
où il veut».
Le
besoin de Proust d’épancher son chagrin après de nombre de ses
correspondants trouve son expression la plus personnelle dans une
fameuse lettre à Hahn où Proust parle sans fard de ses sentiments
vis-à-vis d’Agostinelli et explique la transposition, dans
l’œuvre, du mécanisme du deuil et de l’oubli.
Peu
après le 24 octobre 1914
Cher Reynaldo
… Mon
cher petit vous êtes bien gentil d'avoir pensé que Cabourg avait dû
m'être pénible à cause d'Agostinelli. Je dois avouer à ma honte
qu'il ne l'a pas été autant que j'aurais cru et que ce voyage a
plutôt marqué une première étape de détachement de mon chagrin,
étape après laquelle heureusement j'ai rétrogradé une fois revenu
vers les souffrances premières. Mais enfin à Cabourg sans cesser
d'être aussi triste ni d'autant le regretter, il y a eu des moments,
peut'être des heures, où il avait disparu de ma pensée.
Mon
cher petit ne me jugez pas trop mal par là (si mal que je me juge
moi-même!). Et n'en augurez pas un manque de fidélité dans mes
affections, comme moi j'ai eu le tort de l'augurer pour vous quand je
vous voyais regretter peu des gens du monde que je croyais que vous
aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins de tendresse que je
n'avais cru. Et j'ai compris ensuite que c'était parce qu'il
s'agissait de gens que vous n'aimiez pas vraiment. J'aimais vraiment
Alfred. Ce n'est pas assez de dire que je l'aimais, je l'adorais. Et
je ne sais pourquoi j'écris cela au passé car je l'aime toujours.
Mais
malgré tout, dans les regrets, il y a une part d'involontaire et une
part de devoir qui fixe l'involontaire et en assure la durée. Or ce
devoir n'existe pas envers Alfred qui avait très mal agi avec moi,
je lui donne les regrets que je ne peux faire autrement que de lui
donner, je ne me sens pas tenu envers lui à un devoir comme celui
qui me lie à vous, qui me lierait à vous, même si je vous devais
mille fois moins, si je vous aimais mille fois moins. Si donc j'ai eu
à Cabourg quelques semaines de relative inconstance, ne me jugez pas
inconstant et n'en accusez que celui qui ne pouvait mériter de
fidélité.
D'ailleurs
j'ai eu une grande joie à voir que mes souffrances étaient
revenues; mais par moments elles sont assez vives pour que je
regrette un peu l'apaisement d'il y a un mois. Mais
j'ai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant
peut-être moins obsédantes qu'il y a un mois et demi ou deux mois.
Ce n'est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue,
mais parce qu'on meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité
pour maintenir et faire vivre intact le « moi » d'il y a
quelques semaines. Son ami ne l'a pas oublié, le pauvre Alfred. Mais
il l'a rejoint dans la mort et son héritier, le « moi »
d'aujourd'hui aime Alfred mais ne l'a connu que par les récits de
l'autre. C'est une tendresse de seconde main.
(Prière
de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de
ces vérités vous donnait la tentation d'en lire quelques extraits à
Gregh ou à d'autres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je
veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann.
D'ailleurs je n'ai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie
ne m'offre plus que des événements que j'ai déjà décrits. Quand
vous lirez mon troisième volume celui qui s'appelle en partie « A
l'ombre des jeunes filles en fleurs », vous reconnaîtrez
l'anticipation et la sûre prophétie de ce que j'ai éprouvé
depuis.)
… Mille
tendresse de votre Marcel
P.
S. Que ma lettre je vous en prie n'aille pas vous donner l'idée que
j'ai oublié Alfred. Malgré la distance que je sens hélas par
moments, je n'hésiterais pas même dans ces moments-là à courir me
faire couper un bras ou une jambe si cela pouvait le ressusciter.
Proust à Charles d'Alton
(après le 12 mai 1915) :
Cher Monsieur
J'aimerais bien avoir de vos nouvelles. La dernière fois Madame
Foucart à qui j'avais écrit n'a pu m'en donner. Madame d'Alton ne
m'a pas répondu. Et comme cette année je n'irai sans doute pas à
Cabourg (je vais d'ailleurs être sans doute mobilisé) je resterai,
si vous ne m'écrivez pas, sans rien savoir de vous, à qui je pense
à peu près tous les jours. Je sais la belle résolution que vous
avez prise, avec quelle vaillance vous l'avez soutenue. Que j'aurais
aimé, comme l'a pu Bertrand, vous voir dans votre uniforme où vous
devez être si charmant et qui doit s'assortir si bien à la couleur
de vos yeux. Les bretonnes doivent murmurer en vous voyant (si vous
êtes toujours en Bretagne : « Il est un bleu dont je meurs Parce
qu'il est dans les prunelles » [Sully Prudhomme citation à peu
près]. Hélas il y a q. q. chose d'autre dont je meurs c'est de la
guerre ! Deux amis tendrement aimés dont le premier était pour moi
un véritable frère, Bertrand de Fénelon et Robert d'Humières sont
morts de la façon la plus affreuse. Je les nomme seuls parce qu'ils
étaient les préférés, mais combien j'ai perdu de parents, d'amis.
Et puis maintenant on aime même ceux qu'on ne connaît pas, on aime
tout ce qui se bat, on pleure tout ce qui tombe ! Quant j'ai vu
Madame d'Alton à Cabourg, je me plaignais parce que je venais d'être
ruiné. Que je voudrais l'avoir toujours été et qu'un être comme
Bertrand de Fénelon fut vivant. Et vous avez peut'être su qu'avant,
mon pauvre Agostinelli que j'aimais tant et dont je resterai toujours
inconsolable s'était tué en aéroplane, noyé dans la Méditerranée.
Mon ami Reynaldo est en Argonne, mon frère à Arras ; mon frère a
été cité à l'ordre du jour de l'armée et décoré et en effet
depuis le 1er jour il n'a cessé de montrer un grand courage mais je
suis souvent très inquiet. J'ai passé un mois à Cabourg et au
milieu des angoisses de la guerre, on a trouvé le moyen, sans
pourtant qu'on puisse imaginer où s'en trouvait la matière, de
faire d'invraisemblables potins.
Cela m'a fait prendre cette plage en horreur d'autant plus que des
personnes pour qui je n'ai que respect et qu'affection les ont
largement propagés. (ceci entre nous deux n'est-ce pas, car vous
risqueriez de commettre une complète erreur tandis que quand nous
causerons ensemble je pourrai peut'être vous être bien utile). J'en
reste ulcéré. Mais cette tristesse est bien peu de chose auprès de
toutes les autres. Nuit et jour on pense à la guerre, peut'être
plus douloureusement encore quand comme moi on ne la fait pas. Même
si l'on pense à autre chose, même si l'on dort, cette souffrance ne
cesse pas comme ces névralgies qu'on perçoit dans le sommeil. Je
tâche de comprendre les opérations du mieux que je peux, c'est à
dire guère. Je m'ingurgite chaque jour tout ce que les critiques
militaires français ou genevois pensent de la guerre. Ai-je besoin
de vous dire que ce n'est jamais sans adresser une pensée pleine de
tendre respect à l'homme de grand cœur et de charmant esprit qui
voulait bien causer avec moi armée et stratégie dans le Casino de
Cabourg. Depuis cet homme là a réalisé son rêve en redevenant
officier. Je l'admire, je l'envie ; mais je voudrais bien savoir
comment il va ! Et je le prie d'agréer l'hommage de mon affectueux
respect. Marcel Proust
Proust.
le 27 mai 1915, écrit à Mme Anatole Catusse pour l'anniversaire de
la mort d’Alfred Agostinelli : il la prie de commander à Nice
« une couronne ou une gerbe destinée à être déposée sur une
tombe pour un anniversaire », qu’il faudrait faire livrer pour le
30 mai chez la sœur du défunt, « en disant que c’est de ma part
» ; il va la prévenir. Il ne connaît personne d’autre à Nice
pour se charger de cette corvée.
«Permettez-moi deux petites recommandations. 1° La famille à
laquelle cela s’adresse, d’extraction plus que modeste et
populaire, sera plus sensible à un genre de fleurs “faisant de
l’effet” qu’à des arrangements nous plaisant, à vous ou à
moi. L’an passé j’avais envoyé une couronne de 400 fr. ce que
je crois qu’on peut faire de plus beau et que cette année mes
ennuis ne me permettent pas de recommencer, et leur regret a été
que ce ne fût pas “en fleurs artificielles”. – La seconde
chose est que la dame en question n’est à aucun point de vue de
celles avec qui vous pourriez être en relations. Il n’y a rien
d’assez choquant pour me détourner de vous demander de vous en
occuper car s’il y a irrégularité de situation, elle date de plus
de vingt ans, n’est compliquée d’aucune autre, et cachée avec
la plus grande décence. mais vous pouvez cependant pour que votre
noli me tangere reste plus intact prévenir le fleuriste que vous ne
connaissez pas cette dame ».Puis, faisant allusion à la guerre : «
J’espère que l’intervention italienne n’aura pas pour effet de
transformer votre cher convalescent en un chasseur alpin. [...] Je ne
puis vous dire tous les amis que je perds. Depuis bien des années je
ne les voyais plus. mais hélas je n’ai pas le don d’oubli, et je
pleure nuit et jour Fénelon et d’Humières comme si je les avais
quittés hier »..
Lettre
à Mme Jean Vittoré pour l’anniversaire de la mort d’Alfred :
J’ai prié des mais que j’ai à Nice de s’occuper de fleurs
pour l’anniversaire du pauvre Alfred, et je me permets de les faire
envoyer chez vous. On les remettra 50 rue de Paris le 30 de ma part
et vous aurez la bonté d’indiquer au porteur où se trouve la
tombe, à moins que ne vouliez vous charger de les déposer
vous-même, comme je sais d’après ce qu’Alfred m’a toujours
dit, que vous avez le culte du souvenir et vous rendez pieusement au
cimetière.
Cette
affreuse guerre m'a enlevé presque tous mes amis, tués à la fleur
de l'âge, et deux cousins, les inquiétudes que j'ai pour mon frère
et d'autres parents qui sont sur le front, rien de tout cela
n'affaiblit en moi le souvenir si triste et si tendre que je garde
d'Alfred. Je pense constamment à lui, mon amitié et mon regret ne
font que devenir de plus en plus profonds. Certes sa présence me
manque infiniment. J’aimais tant son esprit, son cœur. Mais si
sans le voir jamais, je le savais du moins vivant, heureux quelque
part, pouvant obtenir de le vie tout ce que ses beaux jours
méritaient, je me consolerais aisément de cette séparation. Mais
penser qu'il n'est plus, qu'une mort injuste et stupide a anéanti de
si belles espérances, c'est à cela que je ne peux m'habituer, que
je ne m'habituerai jamais.
Je
vous prie d’exprimer à sa famille les sentiments si douloureux
avec lesquels je serai de cœur avec eux, le 30. Sans la guerre,
j’aurais voulu cette année visiter sa tombe. Je vous demande du
moins de le faire pour moi. »
Le Rossignol :
« une gerbe parvient à Mme Agostinelli (10 francs) et une
autre (20 francs) à Mme Vittoré, ... »
Félix
et les aviateurs
Le
cahier 54, que Proust surnomme « Vénusté » constitue
avec le cahier Dux le premier état connu de l'épisode d'Albertine
en 1913-1914 .
Le cahier 54 commence par une séquence
isolée titrée Sur M. de Charlus, (disparue sans laisser de
trace narrative -mais tant de traces sémantiques- dans les
brouillons ultérieurs), qui développe sur 9 folios l'histoire
d'amour et de jalousie pour un jeune homme dénommé Félix pour
lequel son patron cherche la profession la moins exposée aux
séducteurs potentiels -qui sont partout-. Dans cet épisode, Félix
n’est un prédécesseur de Morel-Santois (pianiste/violoniste, la
« petite tante déguisée en soldat » de la rencontre
ferroviaire avec Charlus) que dans la mesure où l’Alfred qui
suscite la jalousie délirante se dédouble dans l’ami du chauffeur
malveillant, relation de débauche d’une Albertine dont on ignore
encore l’aspect nymphomaniaque et lesbien. A la question que faire
de Félix, un musicien, un journaliste, un musicien, Charlus pense le
diriger vers la carrière des sports? « car Félix avait pensé
aussi à s'y consacrer quelque temps » où « M. de
Charlus avait cru que la Vénus masculine s’incarnait moins
fréquemment. Mais depuis peu il avait eu à cet égard les
précision les plus effrayantes édifiantes. »
Laurence Teyssandier in Quand
genèse et autobiographie se rencontrent
Vient alors un long développement extrêmement travaillé, consacré au portrait d'un aviateur homosexuel, « le fameux XXX, un bon gros garçon, le roi des aviateurs » qualifié de « demi-dieu ventru » et même plus loin de « gros silène ailé ».(Folio 5) Les figures prodigieuses qu'il accomplit dans le ciel ne l'empêchent pas, une fois revenu à terre, de courir « secrètement à la recherche de jeunes garçons qui l'entouraient comme les satyres Bacchus » (Folio 4) et se livrer à son vice dans "l'atelier volcanique où se préparaient ses machines volantes, les jeunes apprentis, quelques-uns beaux comme des anges, qui s'empressaient à pousser l'appareil sur le champ àen mettreassurer les aileset qui lui / illui avaient tous passé par les mains" ; tandis que les uns couraient pousser son appareil, qu’un autre assurait ses ailes, il en entraînait quelqu’un au fond du hangar derrière un appareil qu’ils faisaient semblant de regarder à moins qu’il ne l’emmenât pendant qu’il allait coiffer le bonnet de Mercure avec lequel il allait s’envoler, alors cabrioler au-dessus des forêts, fuser vers l’éther. Il restait souvent fort tard, s’arrêtait, noir comme un nuage devant l’écran d’or du soleil couchant, faisait des cercles, descendait, remontait < comme une hirondelle > dans la nuit commençante, et les humains ne connaissaient que cela de sa vie divine. Mais ils ne savaient pas que plus tard, dans à < en >des lieux secrets comme en une sorte d’Olympe insoupçonné[à] l’écart de sa vie connue et constatée, il avait < menait > une existence créée par son profond et insoupçonné désir, abritée en secret, dans une sorte d’Olympe invisible et peuplé de jeunes gens.
Le contraste entre « sa vie divine », au grand jour, d’as du pilotage, et l’existence « créée par son profond et insoupçonné désir, abritée en secret, dans une sorte d’Olympe invisible et peuplé de jeunes gens », renferme une sorte de mystérieuse beauté que M. de Charlus ressent plus vivement depuis que l’existence de ses pareils est devenue pour lui synonyme de danger pour Félix.
L'abondance des références mythologiques pour désigner les aviateurs et l'aviation est une des caractéristiques les plus frappantes du morceau. On y trouve (...) toutes sortes de divinités telles que Cupidon, Bacchus, Mercure ou encore Hercule. Il s'agit d'une mythologie revue et corrigée dont la marque spécifiquement proustienne réside dans la création de créatures doublement hybrides. (…) Même remarque pour l'audacieux oxymore qui transforme Vénus-Aphrodite, la divinité qui symbolise par excellence la féminité, en une "Vénus masculine (Folio 4).
On ne peut échapper à une citation
plus étendue des pages dans la transcription qu’en propose
Laurence Teyssandier dans le second volume de sa thèse :
Folio 6 :
« Quelle que fût celle [la
carrière] à laquelle il [Félix] se destinait qu'il se rendit à un
bureau, dans un salon, à un journal, dans un aérodrome, à un
théâtre, il fallait bien traverser les rues de Paris. (…) Et les
rues ne sont encore rien.(…) mais comment l’empêcher d’entrer
d’aller sur un champ de courses, d’entrer dans un cinématographe
? (…) Cette armée des hors-natures dont il [Charlus] avait jadis
jusque là refait avec tant de plaisir le dénombrement, lui
apparaissait maintenant effroyable, sortant de tous les pavés, cn
entourant son pauvre <jeune> amant, le
cernant, l'empêchant de par cent, par mille, par dix mille offres,
de retrouve la bonne voie, même s'il avait voulu la chercher.
Monsieur de Charlus, était oppressé aurai voulu
appeler au secours, frayer un passage à travers ce rassemblement de
toutes les tantes qui emboîtaient le pas au jeune homme et le faire
diriger loin de Paris. Mais où ?.. Partout [passage au
folio 7r°] il en retrouverait. Dans toutes les lieux
< villes > de plaisir, ils sont même plus en vue qu’à
Paris. La campagne, la solitude. Mais là ce sera le juge de paix, ou
le jardinier. Et puis M. de Charlus avait oublié qu’il n’y avait
pas que la poursuite des autres après Félix qui avait si peu de
défense, il y avait ses désirs à lui peut-être < et si les
vieillards ne couraient pas après le jeune homme dans la rue, le
jeune homme pensait peut-être soudain à quelque enfant dans son
cœur. ; partout il pourrait trouver un valet de ferme, un
garçon d’écurie [phrase interrompue].
Folio 5, addition : « Tous
ces êtres-là qui à cause de la faunesse ancrée en eux qui a été
semée en eux et pas en d’autres – pourquoi [?] – lui
apparaissaient comme des demi-dieux, comme des personnages dignes et
qu’a laissé d’être peints par les grands Italiens de
la Renaissance, et qu’il réunissait en abolissant par la pensée
les êtres semblables au commun qui les séparaient dans la vie, dans
le monde,faisaient maintenant comme un sorte de ronde effrayante et
dionysiaque autour de son malheureux amant (…) Cette mystérieuses
intervention de la divinité qui faisait que le gros Silène ailé
recherchait les jeunes gens, ne semblait-il pas probable que je
d’après ce que par imprudence je lui avais dit, qu’elle s’était
produite au cœur même de son amant et que toutes les tantes de la
terre ne fussent-elles arrivées à mettre la main sur lui lui
secrètement même dans le lit de sa maîtresse, boudeur et
mystérieux, rêverait du jeune au jeune pâtissier qui leur
apportait des tartes, et quelque jour quand sa maîtresse serait
sortie le ferait s’enfermerait avec lui dans la
cuisine et ce soir-là ne recoucherait avec elle qu’avec mauvaise
humeur, ayant encore congestionné et ayant la
migraine de la peur qu’elle ne les surprît et
Folio 8
(…) Oui, pourquoi dans ce jeune homme
<selon quelle loi, dans le sein du jeune homme> en apparence
semblable aux autres <dans/au fond de> une excavation,
une sorte d'antre mystérieux existait-il un désir
vivait-il avait-il été tressé à jamais avec son
âme, différent, qui n'apparaissait que par moments et qui lui
faisait convoiter des jeunes gens ; pourquoi en lui
dans son cœur, à lui et non en celui d'autres - quoique M. de
Charlus sût que - longtemps à sa joie - et
maintenant à son désespoir, que c'était en beaucoup, existait-il
une excavation, une sorte d'antre mystérieux > où, sans jamais
l'avoir révéler à personne, il jouait à lui-même de la flûte
pour attirer les jeunes gens…Dans Le passé de ce
corps que M. de Charlus eût voulu envelopper, enfermer, isoler dans
sa tendresse, recelait peut-être le désir intermittent,
entre des liaisons féminines, le désir plus profond, plus secret,
plus secret, plus inavoué, plis irrésistible de se prostituer à
tel ou tel jeune garçon.
(…) Alors la curiosité touchant ces
choses, déjà devenue douloureuse depuis l’abandon de M. de
Charlus et ses soupçons, quand elle se portait sur les autres
devenait autrement poignante quand elle s’exerçait sur Félix
lui-même. M. de Charlus se rappelait ceux que Félix avait pu
connaître. Il pensait au porteur de dépêches qu’une fois il
avait retrouvé à la cuisine quand il l’avait cru parti depuis
longtemps, au garçon laitier. Il croyait les voir à côté de son
jeune amant comme dans ces viei[lles] gra[vures]
héliogravures où l’on voit des amours autour de Cupidon, et
l’épuisant de leurs caresses, < à côté de lui, > mais
même pas non, plus qu’à côté de lui, car leur présence autour
de Félix au cours de sa vie, leurs accouplements avec lui < s’il
> avaient eu < alors > pour source [,] s’il avait ce
penchant, son désir profond ; tandis qu’il jouait avec l’un
d’eux, se laissant épuiser par ses caresses, une [ folio 9r°]
joie habitait le cœur de < riait dans
en > Félix qui prolongeait le petit garçon jusqu’au fond du
cœur de son amant, de sorte qu’il était en lui, lié à lui, au
plus intime de sa pensée, presque issu de lui comme les divinités
issues d’un dieu qui jouent autour de lui à la fois ses amants et
ses filles, et Félix les avait en quelque so[rte]
puisqu’il les avait voulus, recherchés, appelés, caressés,
possédés était décoré, < fleuri > de leurs <tendres >
chairs roses, les avait pu comme un arbuste qui
produit des roses. Et s’il s’était ainsi, il le serait
partout même loin des villes, il le resterait. < Sur la
mer > il trouverait le moyen de partir faire des promenades tard
avec un matelot, à l’église de s’enfermer avec l’enfant de
chœur dans le confessionnal. Et peut-être vaudrait-il encore mieux
que M. de Charlus apprît qu’il était devenu le secrétaire d’un
riche étranger que du moins il n’aimerait pas. Mais il vaudrait
encore mieux qu’il n’apprît rien du tout, et qu’il ignorât
tout de la résidence de Félix, de sa profession, de sa vie, qu’il
le situât dans ce lieu innombrable et vague où
l’on < qui fait moins > souffrir moins
l’absent de de l’idée de ce qui s’y passe, car cette idée
reste vague, alternative, flotte entre mille suppositions qui se
détruisent l’une l’autre et ne prennent pas de cruelle racine
[sic] dans l’âme et finissent par faire quelque possibilité
abstraite, un pur néant qui endort la souffrance et prépare
l’oubli.
Ce passage reprend en forme de
conclusion d’autres rédactions abandonnées aux folios 3 et 4,
peut-être plus explicites encore pour ce qui concerne les relations
de l’auteur et de son ex-mécanicien car plus proches dans leur
brutalité d’une réalité que masque la réécriture :
entretenant
une danseuse qu’il aime, qui saura seul saura cela de lui, alors
que tout le monde l’ignore, sauf quelques voyous des fortifications
qui ne savent pas son nom. Pour un autre c’est le mécanicien d’une
randonnée qui l’aura // une fois conduit. S’il se donnait
définitivement à la musique, il ne serait pas plus en sûreté,
bien plus en vue, même s’il n’était pas recherché des
musiciens, il le serait des auditeurs.
Pour rendre compte de la richesse des
leitmotive de ces pages, il faudrait tout souligner et rechercher au
cas par cas chaque analogie. On s’interrogera seulement avec
Guillaume Perrier (Ecriture et Mnémotechnie) sur le surnom du
cahier ; « Vénusté ». Ce latinisme assez rare qui
équivaudrait à « grâce digne de Vénus » revêt un
sens particulier pour Proust :
Il s’en dégage l’impression d’un mot profondément ambigu, à
la fois noble par son origine et vulgaire par la sorte de beauté
sensuelle qu’il peut désigner. Cette noblesse sert le cas échéant
à voiler ou à suggérer une forme de sensualité inavouable. Dans
une lettre de 1907 à Reynaldo Hahn signalée par les éditeurs du
Cahier 54, Proust écrit d’une sœur de Mme Greffulhe :
« Sa petitesse et sa vénusté sont d’ailleurs très comiques
et font penser à quelque beauté parfaite et minuscule comme on n’en
voit l’étrangeté que dans certains bordels». (…) Mais l’emploi
le plus intéressant, dans un livre dont on sait que Proust l’a
lu... se trouve dans le recueil pornographique de Verlaine, Femmes
(1890), dédié aux « Putains », « novices ou
professes ». On lit dans le premier poème, « À celle
que l’on dit froide » : « […] ta gorge
triomphante / Dans sa gracile vénusté ». Deux strophes plus
loin, la jeune femme est comparée à « un joli garçon ».
Proust aurait acquis ces deux livres lors d’une vente de 1908,
d’après Philip Kolb, et il en parle dans deux lettres de la même
année, en les qualifiant de « scandaleux »,
« immondes », « secrets », « stupides »,
et encore quatorze ans plus tard, en 1922, en employant les termes
« hideux » et « pénible ». Si cette
inspiration verlainienne est avérée, alors on comprend mieux la
charge émotionnelle et le caractère transgressif de « vénusté »,
susceptibles d’en faire une image frappante et un titre adéquat
pour le Cahier 54. Ce mot condenserait la passion amoureuse de
Charlus pour Félix et celle du héros pour Albertine, et refléterait
les tourments de Proust lui-même.
Il a déjà été question, à propos des promenades avec Albertine,
de la « Vénus ancillaire» objet de prières jaculatoires. La
« Vénus masculine » de l’épisode des aviateurs
soulignerait donc la parenté des terrains d’aviation avec des
lieux de perdition homosexuels, le bordel de l’imaginaire « chambre
des Aviateurs » devant laquelle Saint-Loup aurait réuni tous
les suffrages. C’est encore à Charlus chez les Verdurin qu’est
associé la Vénus androgyne (-dont d’éminents mythologues
semblent penser que la figure primitive se serait dédoublée en un
couple Vénus-Mercure, porteur des mêmes attributs) :
La rage de l’inverti est plus lancinante encore. Il a compris que,
dès la première seconde, le gentilhomme et le coiffeur ont désiré
son jeune compagnon (…) Il peut se tromper un moment, mais une
divination rapide le remet dans la vérité. Aussi l’erreur de M.
de Charlus fut-elle courte. Le discernement divin lui montra au bout
d’un instant que Cottard n’était pas de sa sorte et qu’il
n’avait à craindre ses avances ni pour lui-même, ce qui n’eût
fait que l’exaspérer, ni pour Morel, ce qui lui eût paru plus
grave. Il reprit son calme, et comme il était encore sous
l’influence du passage de Vénus androgyne, par moments il souriait
faiblement aux Verdurin, sans prendre la peine d’ouvrir la bouche,
en déplissant seulement un coin de lèvres, et pour une seconde
allumait câlinement ses yeux, lui si féru de virilité, exactement
comme eût fait sa belle-sœur la duchesse de Guermantes.
Les
anges de Giotto
L’épisode
de Venise (qui se conclut à Padoue) dans Albertine disparue
restaure le lien brisé avec cet
autre disparu, qui n’est jamais cité pour lui-même : dans
des brouillons antérieurs apparaissent aussi les frères
Wright, « Roland
Garros » lui-même pour une fois nommé directement puis
effacé sans doute au moment de sa mort-
Fonck, et d’autres
aviateurs absents du premier état du texte :
La veille de notre départ, nous
voulûmes pousser jusqu’à Padoue où se trouvaient ces Vices et
ces Vertus dont Swann m’avait donné les reproductions ; après
avoir traversé en plein soleil le jardin de l’Arena, j’entrai
dans la chapelle des Giotto, où la voûte entière et le fond des
fresques sont si bleus qu’il semble que la radieuse journée ait
passé le seuil, elle aussi, avec le visiteur et soit venue un
instant mettre à l’ombre et au frais son ciel pur, à peine un peu
plus foncé d’être
débarrassé des dorures de la lumière, comme en ces courts
répits dont s’interrompent les plus beaux jours quand, sans qu’on
ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné son regard ailleurs pour
un moment, l’azur, plus doux encore, s’assombrit. Dans ce ciel,
sur la pierre bleuie, des anges volaient avec une telle ardeur
céleste, ou au moins enfantine, qu’ils semblaient des volatiles
d’une espèce particulière ayant existé réellement, ayant dû
figurer dans l’histoire naturelle des temps bibliques et
évangéliques, et qui ne manquent pas de volter devant les saints
quand ceux-ci se promènent ; il y en a toujours quelques-uns de
lâchés au-dessus d’eux, et, comme ce sont des créatures réelles
et effectivement volantes, on les voit s'élevant, décrivant des
courbes, mettant la plus grande aisance à exécuter des loopings,
fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort d'ailes qui leur
permettent de se maintenir dans des conditions contraires aux lois de
la pesanteur, et ils font beaucoup plutôt penser à une variété
disparue d’oiseaux ou à de jeunes élèves de Garros s'exerçant
au vol plané qu'aux anges de la Renaissance et des époques
suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et dont le
maintien est habituellement le
même que celui de personnages célestes qui ne seraient pas ailés.
Loopings ? Écrit
Proust. Le premier français à avoir réussi cette figure, l’a
exécutée à Buc, le 31 août 1913, ( quatre jours après son
prédécesseur russe)
Les
enquêtes menées auprès des élèves de Garros ne portèrent sans
doute pas leur fruit puisque Proust se tourna vers un jeune homme qui
lui proposa , -offre de service restée sans réponse-, de
dactylographier de nouvelles pages, Louis Gautier-Vignal, déjà
cité.
Louis
Gautier-Vignal, (dans ses Souvenirs sur Proust)
rapporte :
Quand Proust apprit par les Daudet que j’étais l’ami de Roland
Garros, [et sachant que j’étais à Paris à l’hôtel Majestic]
il souhaita me rencontrer. Un soir je lisais dans ma chambre lorsque
le téléphone sonna. C’était Proust. Après s’être nommé…
il me dit ce qui l’avait décidé à me téléphoner : la mort
de son secrétaire, l’élève aviateur Agostinelli, que j’avais
peut-être rencontré dans le midi. Je répondis que j’étais le
plus souvent à l’étranger et que je ne faisais que d’assez
courts séjours dans le Midi auprès de mon père. Je dis à Proust
que j’allais essayer d’obtenir par l’intermédiaire de Garros
les renseignements qu’il souhaitait connaître.
Vient la première rencontre :
Proust me remercia d’être venu le voir. Il s’excusa longuement
de me recevoir dans sa chambre et d’être dans son lit. Il me
demanda, comme il l’avait fait par téléphone, des nouvelles de ma
santé. Puis nous parlâmes de ce qui était l’objet de ma visite :
la mort d’Agostinelli… Proust me redit le chagrin que lui causait
sa mort car il le connaissait depuis bien des années. Il se
reprochait de l’avoir laissé entreprendre un métier dangereux, de
l’avoir même indirectement encouragé en promettant de lui donner
un avion.(…) En apprenant que j’étais un ami d’enfance de
Garros, Proust avait pensé… que je fréquentais les milieux
aéronautiques de Nice, que j’avais peut-être rencontré
Agostinelli, que je pourrais le renseigner sur les circonstances de
sa mort. Or je n’habitais pas Nice depuis des années… Je ne
connaissais personne dans le monde de l’aviation. Garros n’habitait
plus Nice. Je m’offris pourtant de l’inviter à dîner avec lui
ou de le lui amener.
Il semble bien, que, tout en menant son enquête posthume, Proust ait
soigneusement évité de se retrouver en présence de Roland Garros.
Par
deux fois Proust tente de placer t le jeune Agostinelli survivant,
Emile, : première tentative en novembre 1914 ? Proust
ayant appris que Gautier-Vignal père a besoin d'un chauffer le
recommande : « Émile Agostinelli dont je vous avais
parlé est dans une profonde misère je crois, misère due à ses
stupides arrangements, d’ailleurs. ». Mécanicien et
bon chauffeur, "monégasque mais ayant beaucoup vécu à
Nice, il connaît à merveille toutes les routes".
Demande
suivante le 10 janvier 1915 ;Proust mélange sans transition
avec sa tactique de séduction épistolaire le véritable objet de
sa lettre.
Chose inouïe, moi qui peux vivre indéfiniment seul, je m’ennuie
après vous. Chose plus inouïe encore, moi si malheureux en ce
moment, et vous je suppose relativement heureux, j’éprouve comme
un besoin de vous consoler. Puisse ce besoin ne correspondre à
aucune tristesse réelle en vous pressentie par mon cœur inquiet.
Que devenez-vous ? Voulez-vous que je vienne un soir tard ?
Cette idée de votre tristesse sans cause que je connaisse me donne
peut-être seule le désir d’aller à vous. Avez-vous pu faire
quelque chose pour cet Emile Agostinelli (24 rue de Paris, à Nice).
Non, je suppose, car je le crois toujours sans travail. Que de choses
à se dire et qu’on ne se dira jamais (…) ne prenez pas trop à
la lettre ma demande de vous voir. Car ce sera peut-être
difficilement réalisable et n’est peut-être que momentanément
souhaité par moi…
En
dépit du du trouble intérêt manifesté avec insistance par
Proust, Gautier-Vignal dément toute relation amoureuse entre Proust
et Agostinelli, reconnaissant seulement la fascination que
l’écrivain, - se faisant passer pour malade afin de s’enfermer,
seul, prisonnier de sa chambre (où couché il ne pouvait recevoir
aucune femme)- aurait éprouvé pour un jeune homme sportif et
remuant. Il faut souligner que Gautier-Vignal n’a pu croiser
Alfred, et qu’il méconnaît complètement l’histoire de leurs
relations, puisqu’il place son départ vers mars 1914.
Gautier-Vignal feint de ne pas se rendre compte des tentatives de
séduction à son adresse, ni que Proust l’ait approché uniquement
parce qu’il supposait qu’il pouvait obtenir de lui, en tant que
relation de Roland Garros, des renseignements sur Agostinelli.
Le 5 octobre 1918,
apprenant la mort de Roland Garros à bord de son Spad XIII, Proust
écrit à Jean Cocteau une lettre de condoléances dans laquelle la
position de révélateur qu'il assigne au Garros du Cap de
Bonne-Espérance décrit assez exactement ce qu'il est en train
de composer avec la figure d'Alfred dans La Recherche : « Ma
consolation est de penser que vous aurez cette douceur, vous qui
l’avez tant aimé, de l’avoir dans vos vers fixé pour toujours
dans un ciel où il n’y a plus de chutes et où les noms humains
demeurent comme ceux des étoiles. » Si Proust ne chercha pas à
rencontrer Garros, que plusieurs de ses ami(e)s auraient pu lui
présenter, ce n'est peut-être pas qu'en jaloux maladif, il le
considérât comme un suborneur, mais plutôt qu'il vît en lui une
sorte d'Alfred qui aurait réussi puisqu'il avait vécu les mêmes
passions, vélo, automobile, aviation, qu' il crût distinguer aussi
en lui le double visage du manipulateur vénal. Touts choses égales
par ailleurs, la mort en vol leur conférant le statut d'anges
déchus.
Roland
Garros est tué dans un combat aérien, la veille de ses 30 ans :
il s'est écrasé au lieu dit « chemin du champ du Prêtre »
à deux kilomètres du village de Saint-Morel, dans les Ardennes.
« J'ignore si c'est une coïncidence » aurait dit
Céleste, mais sans nier la source flaubertienne, (le Moreau de
L’éducation sentimentale) le patronyme Morel, précédemment,
le flûtiste, Charley, Bobby, Saintois etc. n’est fixé dans
l’œuvre de Proust -et apparemment dans l'urgence- que pendant la
correction des épreuves du Côté de Guermantes I, fin 1919.
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