Emile, Eugene et Alfred
Agostinelli
De nombreux éléments
concourent à suggérer qu'il n'y a pas de coup de foudre en 1907.
Peut-être en effet quelques éléments manquent à la
cristallisation. Agostinelli, 19 ans, est disponible, il n'a
d'attaches que familiales. On peut remarquer que sur la photo de
famille, il possède la rondeur de l'enfance (il est l'équivalent de
la "fille aux joues rouges" des premières notes du séjour
à Querquebec). Le déhanché de sa pose nonchalante et la largeur de
ses hanches laisse supposer chez lui quelque chose d'un adolescent
encore féminin. Sa disponibilité n'empêche pas de supposer qu'il
ait eu quelques complaisances pour le monsieur chic qui l'engageait
et se plaisait en sa compagnie. Il n'est pas non plus en demande
d'une relation qui le hisserait au-delà de sa condition. Ce n'est
que par la vision rétrospective que Proust a pu constater les
éléments qui le prédisposaient à sa métamorphose. En 1907,
Agostinelli est une "nonne de la vitesse", au mieux un ange
asexué déjà promis au martyr symbolique de la roue et de la croix.
Il est aussi "l'ingénieux Agostinelli" terme dans lequel
on ne peut s'empêcher d'entendre celui d'ingénue, au sens théâtral
de l'emploi (Agnès ou Rosine, auxquelles seul l'enfermement donne de
l'esprit).
Détail qui le place
hors-champ de la poétique des lieux ou noms de lieu telle que la
conçoit Proust, Agostinelli est résolument un homme du sud. Toute
la construction des illusions de l'amour se focalise chez Proust vers
la côte normande (fusionnée avec le Bretagne) et le scénario des
origines de l'être aimé s'oriente vers les Pays-Bas ou une
improbable Venise du Nord au soleil couchant mêlé de brume. Si
Venise est le lieu du deuil, le Midi n'existe pas ; Proust déteste
l'expression Côte d'Azur, c'est d'ailleurs une villégiature
hivernale, impossible puisqu'elle correspond dans le temps social à
la saison des mondanités parisiennes. Proust parlera plus tard
d'ailleurs de son "secrétaire italien", jamais monégasque
ou niçois. Cette incompatibilité avec un sud redouté est peut-être
une des raisons qui poussera Proust à choisir comme chauffeur
régulier Albaret, ancré en région parisienne, et non désirable
puisqu'on peut à tout moment l'avoir sous la main.
Même retourné à Monaco,
Agostinelli,se signale au souvenir de l’écrivain, dès la
publication de l’article du Figaro.
Proust à Mme Straus :
« "Imaginez-vous que parmi quelques autres lettres que
j'ai reçues quelle était la plus jolie : celle d'Agostinelli à qui
mon valet de chambre avait envoyé l'article." (de là à penser
que Proust avait volontairement fait envoyer l'article?..)
Dans La Recherche
la publication de cet article fondateur obtient une réception
indifférente des aristocrates auquel le narrateur brûlait de le
soumettre. Elle est saluée en revanche par deux anciennes
connaissances de Combray.
Gérard Genette, au détour
d'une phrase, écrit dans Figures III :
« Après la publication de son article dans le Figaro, Marcel
reçoit une lettre de félicitations signée Sanilon, écrite dans un
style populaire et charmant :« je fus navré de ne pouvoir découvrir
qui m’avait écrit » ; il saura, et nous saurons avec lui plus
tard, qu’il s’agit de Théodore" devenu chauffeur de
Charlus. Cette anecdote en apparence insignifiante est un autre
visage d'Agostinelli, lequel, flatté s'y être cité, écrivit une
lettre de félicitation à son ancien client. »
Il convient donc de convoquer cet autre
chauffeur imaginaire au parcours tortueux ( frère de la femme de
chambre de la baronne Putbus -trait qui appartient à Jossien on le
verra- et désiré par Charlus comme par son frère le duc de
Guermantes) afin de se demander ce que ce dédoublement du modèle
emprunte à Agostinelli et comment la composition du roman fait se
rejoindre des personnages déguisés par les travestissements les
plus divers.
Théodore apparaît dès Swann :
Françoise, envoyée aussitôt chez l’épicier, était revenue
bredouille par la faute de l’absence de Théodore à qui sa double
profession de chantre ayant une part de l’entretien de l’église,
et de garçon épicier donnait, avec des relations dans tous les
mondes, un savoir universel. (Swann 68/130)
Et beaucoup plus loin, dans La
Prisonnière et Le temps retrouvé (afin de montrer qu’il
embrasse toute l’étendue du roman) comme son intérêt se porte
vers les deux sexes :
Il faisait le malheur de sa maîtresse en la trompant avec deux
femmes qu’il adorait, sans compter les autres, une actrice et une
femme de brasserie […] Eh bien, l’année suivante, j’allai à
Balbec, et là j’appris, par un matelot qui m’emmenait
quelquefois à la pêche, que mon Théodore, lequel, entre
parenthèses, a pour sœur la femme de chambre d’une amie de Mme
Verdurin,
la baronne
Putbus, venait sur le
port lever tantôt un matelot, tantôt un autre, avec un toupet
d’enfer, pour aller faire un tour en barque et « autre chose
itou » . (Pris 307/294).
Théodore qui, il faut l’avouer, était bien gentil (Dieu qu’il
était bien !) et qui est devenu très laid (il est maintenant
pharmacien à Méséglise), s’y amusait avec toutes les petites
paysannes du voisinage.(TR 694).
Elle [Françoise] blâmait sans hésiter Théodore qui avait joué
bien des tours à Legrandin, et semblait pourtant ne pouvoir guère
avoir de doutes sur la nature de leurs relations car elle ajoutait :
« Alors le petit a compris qu’il fallait y mettre du sien et y a
dit : prenez-moi avec vous, je vous aimerai bien, je vous cajolerai
bien, et ma foi ce monsieur a tant de cœur que bien sûr que
Théodore est sûr de trouver près de lui peut-être bien plus qu’il
ne mérite, car c’est une tête brûlée, mais ce Monsieur est si
bon que j’ai souvent dit à Jeannette (la fiancée de Théodore) :
« Petite, si jamais vous êtes dans la peine, allez vers ce
Monsieur. Il coucherait plutôt par terre et vous donnerait son lit.
Il a trop aimé le petit Théodore pour le mettre dehors, bien sûr
qu’il ne l’abandonnera jamais. » (TR 700/7).
La mante,
le polo et la bicyclette
Proust lettre dessinée à
Reynaldo Hahn, légendée I,1 Rien à craindre de ces poses un
tantinet affectées que provoque le néfaste usage de la bicyclette
Dès sa première
apparition dans les Jeunes Filles en Fleurs, celle qui n’a
encore pas de nom est caractérisée par son véhicule, la
bicyclette :
Une de ces inconnues poussait devant elle, de la main, sa
bicyclette ; deux autres tenaient des « clubs » de
golf ; et leur accoutrement tranchait sur celui des autres
jeunes filles de Balbec, parmi lesquelles quelques-unes il est vrai,
se livraient aux sports, mais sans adopter pour cela une tenue
spéciale.
Il
n’en a pas toujours été ainsi : dans les placards Grasset de
juin 1914, elles sont deux à pousser leurs machines. Une esquisse
précédente montre seulement « quatre fillettes… costumes de
cheval...bottes à l’écuyère ». L’individualisation de
l’objet de la fixation amoureuse s’opère par la bicyclette et la
casquette de polo, que les lecteurs pressés prennent volontiers pour
un tricot : les voies de Proust sont impénétrables, et le
savant tissage des fils qui constituent la matière du roman sont
inextricables, parfois pour l’auteur lui-même. Dans La
Prisonnière, on apprend que ce polo n’est pas une bombe
d’équitation. L’Albertine du souvenir est alors « la
jeune fille que j'avais vue la première fois, à Balbec, sous son
polo plat », un couvre-chef assimilable à une casquette ou un
képi. Par le même déplacement sémantique on incline à penser que
les encombrants clubs de golf (surtout si l’on pousse un vélo)
désignent un autre élément de la tenue, un pantalon court qui
correspondrait mieux à une cycliste qu’une jupe courte. On notera
-sans s’attarder à la pèlerine-houppelande familière des
dissimulateurs proustiens et pourvue en divers passages du roman
d’une charge érotique – que les jeunes filles sont accompagnées
d’un étrange chaperon, une sorte de nurse anglaise rougeaude qui
porte une moustache grise assez fournie.
Un instant, tandis que je passais à côté de la brune aux grosses
joues qui poussait une bicyclette, je croisai ses regards obliques et
rieurs... Tout occupée à ce que disaient ses camarades, cette jeune
fille coiffée d’un polo qui descendait très bas sur son front
m’avait-elle vu au moment où le rayon noir émané de ses yeux
m’avait rencontré ? Maintenant, leurs traits charmants
n’étaient plus indistincts et mêlés… une fille aux yeux
brillants, rieurs, aux grosses joues mates, sous un « polo »
noir, enfoncé sur sa tête, qui poussait une bicyclette avec un
dandinement de hanches si dégingandé, en employant des termes
d’argot si voyous et criés si fort, quand je passai auprès d’elle
(parmi lesquels je distinguai cependant la phrase fâcheuse de
« vivre sa vie ») … je conclus plutôt que toutes ces
filles appartenaient à la population qui fréquente les vélodromes,
et devaient être les très jeunes maîtresses de coureurs cyclistes.
Plus curieuse tenue encore pour une
cycliste, la mante de caoutchouc, plus tard associée
systématiquement au souvenir de l’hirondelle qu’on ne peut
suivre tant elle est « fast », trouve sa justification
dans la présence de la pluie. Cette tenue du chauffeur automobile,
« pélerin » ou « nonne de la vitesse »
devient par la métaphore filée, celle du Saint-Georges de Mantegna
dans l’avant-texte du cahier 46.
Paperole du Cahier 46, folio 58 :
"filant à toute vitesse, les épaules penchées sur sa machine,
dans les rues de Balbec, quand, malgré le mauvais temps elle partait
pour une longue promenade. Ce caoutchouc matière à la fois souple
et qui semble durcie partout où elle fait de belles cassures, lui
faisait aux genoux de nobles jambards qui semblaient en métal, comme
dans le St Georges de Mantegna, mettait sur sa tête un bonnet aux
longues cornes, de même qu’il faisait courir des espèces de
serpents autour de sa poitrine profondément cachée comme sous une
armure, sous un couvert impénétrables. (…) Les gens se
rangeaient effrayés et disaient qu’ils se plaindraient au maire
qu’on allât avec cette vitesse.
Et moi
rien qu’à la vue de ce caoutchouc, j’évoquais, je profitais, je
partageais les longues promenades de la voyageuse, bien au-delà de
Balbec nous nous arrêtions tous les deux seuls à l’abri de la
forêt de Chantepie quand la pluie devenait trop forte, et au-dessus
de la matière si stérile, les joues lisses d’Albertine
m’auraient paru plus lisses à embrasser, et sa poitrine plus
secrète à découvrir si elle avait voulu pour moi déposer ses
armes, défaire son terrible bouclier."
Fragment qui devient dans Albertine disparue :
...maintenant pour penser à elle je n'avais à ma disposition que
les mêmes images dont … quand elle je revoyais l'une ou l'autre :
rapide et penchée sur la roue mythologique de sa bicyclette, sanglée
les jours de pluie sous la tunique guerrière de caoutchouc qui
faisait bomber ses seins, la tête enturbannée et coiffée de
serpents, elle semait la terreur dans les rues de Balbec ; les soirs
où nous avions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, la
voix provocante et changée, elle avait au visage cette chaleur blême
rougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal dans
l'obscurité de la voiture, j'approchais du clair de lune pour la
mieux voir et que j'essayais maintenant en vain de me rappeler, de
revoir dans une obscurité qui ne finirait plus. (…) Jamais je
n'avais caressé l'Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je
voulais lui demander d'ôter cette armure, ce serait connaître avec
elle l'amour des camps [curieuse comparaison, faut-il entendre ce
s« camps » comme des bivouacs militaires redoublant la
comparaison avec l’uniforme?], la fraternité du voyage.
On n’ en a pas fini pour autant avec Mantegna, ramené dans le
texte de La Prisonnière par une allusion au Saint-Sébastien
du même, qui, à dépouillé de son uniforme, se tient devant un
paysage comparé au Trocadéro (d’époque). Ces promenades à Paris
rappellent tant celles de Balbec que l’auteur en oublie parfois
qu’Albertine que « je
baisais des deux côtés de son cou puissant, qu’alors je ne
trouvais jamais assez brun ni d’assez gros grain » n’est
pas le chauffeur : « je ne pouvais demander à Albertine
de m'arrêter »
« Comment vous a semblé le Trocadéro, petite folle ? – Je suis
rudement contente de l'avoir quitté pour venir avec vous. Comme
monument c'est assez moche, n'est-ce pas ? C'est de Davioud, je
crois. – Mais comme ma petite Albertine s'instruit ! En effet,
c'est de Davioud, mais je l'avais oublié. – Pendant que vous
dormez je lis vos livres, grand paresseux. – Petite, voilà, vous
changez tellement vite et vous devenez tellement intelligente
(c'était vrai, mais, de plus, je n'étais pas fâché qu'elle eût
la satisfaction, à défaut d'autres, de se dire que, du moins, le
temps qu'elle passait chez moi n'était pas entièrement perdu pour
elle) que je vous dirais, au besoin, des choses qui seraient
généralement considérées comme fausses et qui correspondent à
une vérité que je cherche…
– Ce que vous êtes gentil ! Si je deviens jamais intelligente, ce
sera grâce à vous. – Pourquoi, dans une belle journée, détacher
ses yeux du Trocadéro dont les tours en cou de girafe font penser à
la Chartreuse de Pavie ? – Il m'a rappelé aussi, dominant comme
cela sur son tertre, une reproduction de Mantegna que vous avez, je
crois que c'est Saint-Sébastien, où il y a au fond une ville en
amphithéâtre et où on jurerait qu'il y a le Trocadéro. – Vous
voyez bien ! Mais comment avez-vous vu la reproduction de Mantegna ?
Vous êtes renversante ? » Nous étions arrivés dans des quartiers
plus populaires, et l'érection d'une Vénus ancillaire
derrière chaque comptoir faisait de lui comme un autel
suburbain au pied duquel j'aurais voulu passer ma vie.
Et, pour faire bonne
mesure, revient l’évocation de l’air de chalumeau de Wagner
comparé à la trompe de l’automobile dans l’article de 1907.
La preuve n’est pas
apportée qu’Agostinelli possédât réellement une bicyclette.
Mais la plupart des servants comme des jeunes bourgeois sportifs de
Cabourg en disposent. L’exploration de toutes les connotations du
vélocipède avec l’androgyne nous emmènerait trop loin
d’Agostinelli. Pourtant Marie-Agnès Barathieu (Les mobiles de
Proust) parvient à démontrer le lien rétrospectif entre le
bicycliste viril de Jean Santeuil, préfiguration
du Morel militaire convoité
par Charlus et image
rémanente de Jacques Bizet, qui
confond l’image du premier amour et du seul grand amour de Proust.
Elle ajoute de
façon hardie :
Chez
un auteur chroniqueur de son époque dont l’intérêt pour les
anglicismes est manifeste et le goût pour les anagrammes et les
hypogrammes diffus dans l’œuvre, on ne peut en outre passer sous
silence cette anagramme parfaite du mot amour dans la traduction
anglaise love réalisable
à partir du mot vélo. Le passage d’un mot à l’autre se fait
dans ce cas par une inversion de syllabes (comme en verlan), de telle
sorte que par le jeu des lettres, vélo c’est amour à l’envers.
Or L’amour à l’envers fut
le titre d’un article publié par Rémy de Gourmont le 1er
décembre 1907.article publié par Rémy de Gourmont le 1er
décembre 1907.
On pourrait encore
convoquer l’image du champion cycliste franco-suisse Lucien Lesna
(vainqueur entre autre de Bordeaux-Paris en 1901) qui dut abandonna
le vélo à la suite d’un accident au genou et se reconvertit dans
l’aviation en 1909 (d’ailleurs grièvement blessé en aéroplane
en1910 et 1911) que Proust n’avait pu manquer de connaître par les
journaux.
Le lift
et les Messieurs
Une photo prise par un
certain Anda Toucard, en 1908 à Monaco, montre Odilon Albaret, au
volant à gauche, revêtu de la mante de caoutchouc du mécanicien
telle que Proust la décrivait sur Agostinelli qui pose à côté
coiffé d’une casquette dans un manteau professionnel. La voiture
ne paraît pas prévue pour transporter une troisième personne et
les deux mécaniciens sont moustachus.
Ce tout petit détail n’a pu manquer
de frapper Proust lorsqu’il revient en juillet 1908 à Cabourg. La
moustache, quand elle n’est pas l’attribut des militaires (qui
n’ont pas le droit de la raser) est en effet un élément qui
transcende les classes sociales, quasiment un outil de promotion :
Tout d’un coup, je me rappelais que le nom d’employé est comme
le port de la moustache pour
les garçons de café, une satisfaction d’amour-propre donnée aux
domestiques … satisfaction qui ne suffisait pas encore au lift car
il disait volontiers en s’apitoyant sur sa propre classe « chez
l’ouvrier ou chez le petit » se servant du même singulier que
Racine quand il dit : « le pauvre… ». II, 264
Passage qu’on
peut rapprocher – en considérant une inversion des rôles sociaux
- de ceux qui traitent de façon plutôt incongrue de la moustache du
Narrateur :
À propos d’un duel que j’avais eu, elle [Albertine] me dit de
mes témoins : « Ce sont des témoins de choix », et regardant ma
figure avoua qu’elle aimerait me voir « porter la moustache
». III, 288
À ce moment je m’aperçus dans la glace ; je fus frappé d’une
certaine ressemblance entre moi et Andrée. Si je n’avais pas cessé
depuis longtemps de me raser et que je n’eusse eu, qu’une ombre
de moustache, cette
ressemblance eût été presque complète. C’était peut-être en
regardant, à Balbec, ma moustache
qui repoussait à peine qu’Albertine avait subitement eu ce
désir impatient, furieux, de revenir à Paris. VI, 93
Les exégètes nous disent qu’en
1908, les déplacements de Proust sont moins nombreux et plus courts
que l’année précédente, encore que Proust soit parvenu à faire
croire à Gaston Gallimard dont il fait la connaissance au chalet de
Bénerville cet été-là qu’il a parcouru 17 km à pied pour le
rencontrer !
On sait par Michel Lerossignol (Marcel
Proust, Houlgate et les fleurs)
qu’il descendit d’un taxi devant une marchande de fleurs
d’Houlgate.
La voiture s’était arrêtée devant la boutique du fleuriste et le
grand jardin aux mille couleurs, on était le 29 août 1908, Marcel
Proust descendit, pâle, courtois mais assez distant, curieusement
emmitouflé, comme me le rappela bien des années plus tard ma
grand-mère qui se souvenait de cet étrange client…
Scrupuleusement, la vente est couchée dans le grand livre de compte
où chaque page dévoile les petits secrets fleuris d’illustres ou
de moins illustres villégiateurs.
C’est en compagnie d’Agostinelli à
coup sûr qu’il se rendit de nouveau toute une journée chez les
Clermont-Tonnerre à Glisolles. En témoigne l’oblong carnet de
1908 dans lequel Proust note sur le vif en style télégraphique
quelques croquis, presque un poème, destinés à nourrir le roman
qu’il commence à écrire :
« Maman retrouvée en
voyage. Arrivée à Cabourg. Avenue de Cabourg. Cabourg. Marcher sur
le tapis en s’habillant. Cabourg descendre les grands escaliers.
Mouvements vifs du soleil et du vent sur grands espaces de marbre.
Mailleur d’aimer ce qui est du pays. Plantevignes. Foucard. Gens
chics enveloppés dans leur milieu. Nobles ne souffrant pas à
l’hôtel d’être inconnus des autres. Dimanche à Paris, à
Cabourg. Famille de Charlotte. Familles de Cabourg. Homme de lettres
près de Cabourg travaillant. Agostinelli à Glisolles. Bernstein.
Moi gauche chez M. d’Albufuera. La fleuriste d’Houlgate.
Pontcharra charme du casino où où l’on se retrouve tous les
derniers jours. Suppositions inexactes, c’est Mlle d’Alton.
L’écriture des deux cartes est la même. Bien des gens ne
croiraient pas à un double amour. Moi c’est un quintuple, la
petite Boucher, sa sœur, etc. »
A Glisolles ce soir-là, Proust sur le
départ cita devant ses hôtes au lever de la lune, ses vers
préférés de Hugo :
Quel dieu quel moissonneur de l'éternel été
Avait
en s'en allant négligemment jeté
Cette faucille d'or
dans le champs des étoiles...
les mêmes que récite le Narrateur à
Albertine lors de leur dernière promenade au clair de lune à Paris
( iii 408).
Malgré quantité d’autres flirts (le
quintuple amour) le contact entre Proust et Agostinelli ne cesse de
s'intensifier durant la saison. Dans le roman, il est le "Monsieur"
que le lift révèle au Narrateur être passé le voir, avant qu'il
ne comprenne que ce Monsieur est justement un chauffeur ? Le
développement, outre son caractère comique, convoque encore
Monte-Carlo :
Ainsi se succédaient
quotidiennement ces promenades en automobile. Mais une fois, au
moment où je remontais par l'ascenseur, le lift me dit : « Ce
Monsieur est venu, il m'a laissé une commission pour vous. » Le
lift me dit ces mots d'une voix absolument cassée et en me toussant
et crachant à la figure. « Quel rhume que je tiens ! »
ajouta-t-il, comme si je n'étais pas capable de m'en apercevoir tout
seul. « Le docteur dit que c'est la coqueluche », et il recommença
à tousser et à cracher sur moi. « Ne vous fatiguez pas à parler
», lui dis-je d'un air de bonté, lequel était feint. Je craignais
de prendre la coqueluche qui, avec ma disposition aux étouffements,
m'eût été fort pénible. Mais il mit sa gloire, comme un virtuose
qui ne veut pas se faire porter malade, à parler et à cracher tout
le temps. « Non, ça ne fait rien, dit-il (pour vous peut-être,
pensai-je, mais pas pour moi). Du reste, je vais bientôt rentrer à
Paris (tant mieux, pourvu
qu'il ne me la passe pas avant). Il paraît, reprit-il, que Paris
c'est très superbe. Cela doit être encore plus superbe qu'ici et
qu'à Monte-Carlo, quoique des chasseurs, même des clients, et
jusqu'à des maîtres d'hôtel qui allaient à Monte-Carlo pour la
saison, m'aient souvent dit que Paris était moins superbe que
Monte-Carlo. Ils se gouraient peut-être, et pourtant, pour être
maître d'hôtel il ne faut pas être un imbécile ; pour prendre
toutes les commandes, retenir les tables, il en faut une tête ! On
m'a dit que c'était encore plus terrible que d'écrire des pièces
et des livres. » Nous étions presque arrivés à mon étage quand
le lift me fit redescendre jusqu'en bas parce qu'il trouvait que le
bouton fonctionnait mal, et en un clin d’œil il l'arrangea. Je lui
dis que je préférais remonter à pied, ce qui voulait dire et
cacher que je préférais ne pas prendre la coqueluche. Mais d'un
accès de toux cordial et contagieux, le lift me rejeta dans
l'ascenseur. « Ça ne risque plus rien, maintenant, j'ai arrangé le
bouton. » Voyant qu'il ne cessait pas de parler, préférant
connaître le nom du visiteur et la commission qu'il avait laissée
au parallèle entre les beautés de Balbec, Paris et Monte-Carlo, je
lui dis (comme à un ténor qui vous excède avec Benjamin Godard,
chantez-moi de préférence du Debussy) : « Mais qui est-ce qui est
venu pour me voir ? – C'est le monsieur avec qui vous êtes sorti
hier. Je vais aller chercher sa carte qui est chez mon concierge. »
Comme, la veille, j'avais déposé Robert de Saint-Loup [Proust
prépare ici la révélation dans La Fugitive et Le Temps
retrouvé d’une relation amoureuse pas très consentante du
lift avec Saint-Loup à qui il demandera pourtant au début de la
guerre de le faire engager dans l’aviation] à la station de
Doncières avant d'aller chercher Albertine, je crus que le lift
voulait parler de Saint-Loup, mais c'était le chauffeur. Et en le
désignant par ces mots : « Le monsieur avec qui vous êtes sorti »,
il m'apprenait par la même occasion qu'un ouvrier est tout aussi
bien un monsieur que ne l'est un homme du monde. Leçon de mots
seulement. Car, pour la chose, je n'avais jamais fait de distinction
entre les classes. »
Selon Marie Agnès Barathieu le lift
serait moins innocent que la scène comique peut laisser croire :
« A la fin du roman, l’on apprend,
révélée par Aimé, la nature des relations du garçon d’étage
avec le marquis de Saint-Loup : le liftier au regard aiguisé et
averti, n’aurait-il pas à travers les visites répétées du
mécanicien, capté l’indicible et reconnu des signes qui ne
trompent pas ? Ainsi, le nivellement qu’il suggère au
narrateur et qui donne lieu à un long débat restant sur le terrain
social… n’est peut-être pas aussi innocent qu’il y paraît.
Malicieuse est peut-être l’allusion, suggestive de l’intuition
d’une relation implicite ambiguë entre ce maître qui « sort »
indifféremment avec son chauffeur ou avec un marquis, ce maître qui
dans la réalité « emploie chaque été le même chauffeur à
Cabourg et par qui il se fait reconduire à Paris », et qu’un
liftier a pu remarquer. »
Ces pages de Sodome et Gomorrhe qui
s’organisent autour du
thème du chauffeur, de
plusieurs chauffeurs jamais nommés,
dérivent vers un discours sur les classes sociales et
reprennent sous un éclairage négatif, l’image du jeune apôtre
prêté à Agostinelli dans l’article de 1907.
Au passa précédent s’enchaîne une
longue digression sur la notion de classe, qui nous éclaire par
l’intervention de la même sur les rapports entre le Narrateur et
ses chauffeurs, envisagés parallèlement à un « collage »
voire à un mariage :
Je ne peux pas dire que chez ma mère certaines parcelles de cet
esprit ne fussent pas restées insolubles… Pour elle, qu'elle
l'avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et les
domestiques étaient les gens qui mangeaient à la cuisine. Quand
elle voyait un chauffeur d'automobile dîner avec moi dans la salle à
manger, elle n'était pas absolument contente et me disait : « Il me
semble que tu pourrais avoir mieux comme ami qu'un mécanicien »,
comme elle aurait dit, s'il se fût agi de mariage : « Tu pourrais
trouver mieux comme parti. »
Personnage de composition, le lift est
possiblement inspiré partiellement du soldat tuberculeux que
Frederic de Madrazo recommanda à Proust en remplacement de Nicolas
Cottin après la mobilisation.
A Reynaldo le 30 août 1914 :
Je n'ai pas vu Frédéric depuis quelque temps. Je suppose qu'il est
à Versailles car je n'ai jamais eu de réponse au téléphone. Le
petit domestique qu'il m'avait procuré et que j'avais pris sur sa
description plutôt qu'un que je connaissais parce que ce dernier me
paraissait menacé légèrement de tuberculose. (Je vois que ma
phrase est trop longue et pour éviter vos critiques. Mais quand le
petit domestique de Frédéric est arrivé chez moi j'ai vu entrer :
la Phtisie galopante. Il m'a quitté avec grands regrets parce qu'il
a été " appelé ". Je ne doute pas qu'il ne soit réformé.
Mais si je suis parti à Cabourg, il sera trop tard. Et je crois que
je peux très bien emmener à Cabourg dans les temps actuels Madame
Albaret qui m'a offert de revêtir des vêtements masculins ce que
j'ai refusé, mais qui jouerait fort décemment les Comtesse
Chevreau.
La scène de
l’ascenseur elle -même fait penser à celle que vécut Proust en
se rendant chez Louis Gautier Vignal, où, bloqué entre deux étages,
il appuya frénétiquement sur tous les boutons à la fois et fut
transporté au rez-de-chaussée, avant que le concierge ne vienne à
son secours.
Le liftier (version alternative du nom
de profession, lift = souleveur?) a la fonction d’un Mercure à
bicyclette, d’un intercesseur entre le Narrateur et l’objet de
son désir.
Si
un tel désir me saisissait quand [Albertine] était trop loin de
Balbec … j'envoyais le lift à Egreville, à la Sognê, à
Saint-Frichoux, en lui demandant de terminer son travail un peu plus
tôt. Il entrait dans ma chambre, mais en laissait la porte ouverte
car, bien qu'il fît avec conscience son «boulot», lequel était
fort dur, consistant, dès cinq heures du matin, en nombreux
nettoyages, il ne pouvait se résoudre à l'effort de fermer une
porte et, si on lui faisait remarquer qu'elle était ouverte, il
revenait en arrière et, aboutissant à son maximum d'effort, la
poussait légèrement. Avec l'orgueil démocratique qui le
caractérisait … il me disait, en parlant d'un chasseur qui était
lift un jour sur deux: «Je vais voir à me faire remplacer par mon
collègue.» Cet orgueil ne l'empêchait pas, dans le but d'améliorer
ce qu'il appelait son traitement, d'accepter pour ses courses des
rémunérations, qui l'avaient fait prendre en horreur à Françoise:
«Oui, la première fois qu'on le voit on lui donnerait le bon Dieu
sans confession, mais il y a des jours où il est poli comme une
porte de prison. Tout ça c'est des tire-sous.» (…) Je lui
pardonnais difficilement aussi qu'il employât certains termes de son
métier, et qui eussent, à cause de cela, été parfaitement
convenables au propre, seulement dans le sens figuré, ce qui leur
donnait une intention spirituelle assez bébête, par exemple le
verbe pédaler. Jamais il n'en usait quand il avait fait une course à
bicyclette. Mais si, à pied, il s'était dépêché pour être à
l'heure, pour signifier qu'il avait marché vite il disait: «Vous
pensez si on a pédalé!» (...)
Avant
de lui faire mes recommandations, je vis qu'il avait laissé la porte
ouverte; je le lui fis remarquer, j'avais peur qu'on ne nous
entendît; il condescendit à mon désir et revint ayant diminué
l'ouverture. «C'est pour vous faire plaisir. Mais il n'y a plus
personne à l'étage que nous deux.» Aussitôt j'entendis passer
une, puis deux, puis trois personnes. Cela m'agaçait à cause de
l'indiscrétion possible:, mais surtout parce que je voyais que cela
ne l'étonnait nullement et que c'était un va-et-vient normal. «Oui,
c'est la femme de chambre d'à côté qui va chercher ses affaires.
Oh! c'est sans importance, c'est le sommelier qui remonte ses clefs.
Non, non, ce n'est rien, vous pouvez parler, c'est mon collègue qui
va prendre son service.» Et comme les raisons que tous les gens
avaient de passer ne diminuaient pas mon ennui qu'ils pussent
m'entendre, sur mon ordre formel, il alla, non pas fermer la porte,
ce qui était au-dessus des forces de ce cycliste qui désirait une
«moto», mais la pousser un peu plus. «Comme ça nous sommes bien
tranquilles.» (...)
«Vous
allez me ramener cette jeune fille, lui dis-je, après avoir fait
claquer moi-même la porte de toutes mes forces (ce qui amena un
autre chasseur s'assurer qu'il n'y avait pas de fenêtre ouverte).
(…)
–
J'ai pas pour bien longtemps, disait le lift qui, poussant à
l'extrême la règle édictée par Bélise d'éviter la récidive du
pas avec le ne, se contentait toujours d'une seule négative. Je peux
très bien y aller. Justement les sorties ont été supprimées ce
tantôt parce qu'il y avait un salon de 20 couverts pour le déjeuner.
Et c'était mon tour de sortir le tantôt. C'est bien juste si je
sors un peu ce soir. Je prends n'avec moi mon vélo. Comme cela je
ferai vite.» Et une heure après il arrivait en me disant: «Monsieur
a bien attendu, mais cette demoiselle vient n'avec moi. Elle est en
bas. – Ah! merci, le concierge ne sera pas fâché contre moi? –
Monsieur Paul? Il sait seulement pas où je suis été. »
Proust mêle dans ces épisodes le
souvenir de tous les visiteurs qu’il recevait dans sa chambre en
essayant de les cacher au personnel de l’Hôtel. Ainsi son ancien
camarade des Champs-Elysées Paul Leclercq, que Proust convia à
dîner dans sa chambre, "et je vous servirai moi-même , afin
que le serveur ne vous puisse voir" parce qu'il était venu en
tenue cycliste d'Honfleur à Cabourg, et qu'un Monsieur ne pouvait
être vu dans cette tenue par les domestiques.
On imagine aisément qu’Alfred en une
occasion semblable ait commencé à s'ouvrir de ses relations
féminines, produisant le brevet d'hétérosexualité qui le parait
du prestige de Don Juan, le rendant irrésistible, puisque
insaisissable mais propre à susciter toutes sortes de souffrances ;
donc nécessaire au plaisir ultime, la création littéraire ?
Pure conjecture, mais le fait est que
c'est bien Agostinelli que Proust choisit pour le ramener à Paris à
l'issue de la saison, sous prétexte qu'il devait rendre visite à
son ami Georges de Lauris qui s'était cassé la jambe dans un
accident d'automobile. Cette fois-ci ils empruntèrent le chemin des
écoliers via Pont-Audemer, Caudebec, Saint Wandrilles et Jumièges.
En arrivant à l'Hôtel des Réservoirs,
Proust à son habitude se coucha. Il ne se rendra qu'une fois chez
Lauris, rue de Washington, lui écrivant par la suite qu'il s'était
rendu deux fois à Paris pour voir de "jeunes amis nouveaux"
et qu'il eut de "petits plaisirs avec une jeune fille de
Cabourg" ("Je comprends Barbe-Bleue, c'était un homme qui
aimait les jeunes filles.")
"Mais, à Versailles, - écrit
mieux que personne Painter (II 169) - il connut encore d'autres
agréments. Reynaldo descendit à l'hôtel pour quelques jours et
composa à son chevet La Fête chez Thérèse tandis que
Proust jouait aux dominos avec Agostinelli et Nicolas [Cottin,
valet employé depuis l'année précédente]. La nuit, tandis que ses
domestiques dormaient, il travaillait et le Temps Retrouvé
commençait enfin, par degré et imparfaitement, mais en toute vérité
à lui être révélé".
En octobre 1908, comme il l'écrit à
Jacques Bizet, Proust finit par se résigner à envoyer à sa remise
une voiture dont "j'étais le seul à ne pas me servir. Depuis
qu'Agostinelli est parti je n'ai pas pu me lever une seule fois".
La lettre s'achève sur la recommandation de saluer Jossien, dont on
ne connaîtra décidément jamais le prénom.
Cabourg taxi devant
l’entrée du Grand Hôtel
Les
secrétaires
Il est certain -Proust l'avoue sans
ambiguïté (lettre à Bibesco) - que c'est le groupe formé sur la
jetée par Albert Nahmias en costume de bain et ses deux sœurs,
Anita (championne de france de patinage de 1910 à 1912) et Estie,
qui inspire la première image de la "petite bande". Albert
donne donc son prénom à Albertine. Interrogé bien après la mort
de Proust (sur qui il ne livrera aucune autre confidence) au sujet de
la coïncidence des prénoms par un journaliste qui lui demandait
s’il était le modèle du personnage, Nahmias répondit
laconiquement: "Nous étions plusieurs".
Proust a rencontré Nahmias en 1908 à
Cabourg, où celui-ci vit chez ses parents à la villa Berthe dont
ils sont propriétaires. Albert Nahmias, Ben Nahmias pour
l’état-civil (Paris, 1886-Cannes, 1979), « Nahmias fils »
comme Proust le désigne à d’autres correspondants dans ses
lettres de 1909, était le fils d’un « boursier »
originaire de Constantinople, demeurant avenue Montaigne à Paris ;
sa mère était née Ballen de Guzman en Équateur.
Pyra Wise le décrit ainsi :
Il semble que Nahmias avait une allure efféminée, une « façon
d’être ou de s’habiller, trop recherchée,trop voyante et qui
trahit son origine orientale ». La question de sa sexualité a
particulièrement intéressé certains proustiens, comme en rend
compte Jean-Yves Tadié : « D’après Kolb, Henri Mondor, qui avait
examiné Albert Nahmias, le disait homosexuel (conversation avec
l’auteur) ; bisexuel serait plus juste puisqu’il s’est marié
deux fois.
Les
« attributions » successives de Nahmias ,"coulissier"
lui-même chargé d'exécuter des ordres de bourse, et futur
conseiller financier occulte, varient en fonction des années. En
1911 et 1912, alors que Proust enfermé à Cabourg révise le premier
jet de son texte, il est bombardé « secrétaire » chargé
de prendre sous la dictée des ajouts à au brouillon d’ Un
amour de Swann qui préparent la
dactylographie du premier volume, effectuée par Miss Cœcilia
Hayward, anglaise, attachée
au Grand Hôtel. Si Nahmias
est bien une incarnation de
la première jeune fille imaginée, il en reste aussi la coquille
vide, le successeur de Maria la
hollandaise qui se
métamorphosera
en Alfred-Albertine.
En novembre 1911,
après lui avoir dans un premier temps conseillé de respecter les
convenances en évitant de vivre avec sa future femme avant mariage,
Proust fait à Albert Nahmias cette déclaration : « Cher
Albert, que ne puis-je changer de sexe, de visage et d'âge, prendre
l'aspect d'une jeune et jolie femme, pour vous embrasser de tout mon
cœur ».
L’évolution des
sentiments de Proust envers Nahmias suit le schéma habituel de ses
« amitiés », emballement, scène de jalousie
occasionnant rupture, adoucie par le temps et une atténuation des
motifs de la brouille, comme le montre la lettre suivante :
Je n’étais pas bien hier, mais comme vous m’aviez donné
rendez-vous entre six et sept sur la digue, [...] mort ou vif j’y
serais allé. [...] Naturellement vous n’êtes pas venu, vous
n’avez pas jugé à propos de me prévenir [...]. Tout en dînant
au restaurant du Casino ensuite, puis au Music-Hall, je me disais
tristement des choses dont je vous épargne l’énumération
mélancolique. [...] Car je sais que vous n’êtes pas perfectible.
Vous n’êtes même pas en pierre, qui peut être sculptée si elle
a la chance de rencontrer un sculpteur (et vous pourriez en
rencontrer de plus grands que moi, mais je l’eusse fait avec
tendresse), vous êtes en eau, en eau banale, insaisissable,
incolore, fluide, sempiternellement inconsistante, aussi vite écoulée
que coulée. [...]. Moi qui ai eu pour vous une affection vive, cela
me donne tantôt envie de bailler, tantôt de pleurer, quelquefois de
me noyer. [...]. Et de fait cette amitié (je parle de la mienne) que
je croyais si fragile, je l’ai sentie solide comme rarement. Vous
êtes un des seuls que je vis cette année. Vous pouvez dire que vous
êtes passé à côté d’une fameuse possibilité d’amitié, et
que vous l’avez gâchée. [...]. Mon cher ami, par pitié pour ma
santé, ne cherchez pas le leurre d’une réconciliation que vous
n’êtes même pas capable de maintenir même un mois. Ce que vous
appelez vos chagrins, ce sont tout simplement ce que vous croyez des
plaisirs,une sauterie, une partie de golf, etc. Un jour je peindrai
ces caractères qui ne sauront jamais, même à un point de vue
vulgaire, ce que c’est que l’élégance, prêt pour un bal,d’y
renoncer pour tenir compagnie à un ami [...] je vous quitte une fois
pour toutes. Mais je veux en finissant vous dire que je ne veux pas
que vous croyiez que je vous dis tout cela d’un cœur léger ; j’ai
eu, je vous le dis parce que je pense que cela vous fait plaisir et
vous donne quelque orgueil, beaucoup de chagrin [...].
Réconciliation
(faussement ?) distanciée :
23 février 1912 : après avoir discuté d’affaires boursières
« J'ai - si vous aimez encore mon travail - beaucoup plus
encore à vous donner à faire que d'habitude ! Un vrai volume ! Si
cela vous plaît je vous ferai signe prochainement. Ne mettez plus
tous ces cachets sauf dans les cas secrets. Merci de vos lettres qui
sont toujours charmantes. »
13
mai 1912 : « Est-ce que vous avez toujours envie de rivaliser
avec Œdipe et de déchiffrer les énigmes sphyngétiques de mon
écriture. Si oui, je peux vous envoyer des cahiers qui dépassent en
obscurité tout ce que vous avez jamais vu. »
Nouveau motif :
Mais méchant garçon, pourquoi me promettre que vous viendrez mardi
soir et me faire faux bond. Dès le matin, dès la veille, j’étais
dans une agitation digne de celle de Swann se rendant chez Prévost.
De onze heures à minuit quelle insupportable attente.
Cette fois,
Proust apprendra peu après que Nahmias n’était pas occupé par
une affaire galante, mais que son automobile avait renversé une
petite fille :
A Reynaldo Hahn, le 29 août 1912 : Mon genstil c'est à ne plus
oser monter en auto. L'autre jour le petit Nahmias a écrasé une
petite fille qui est morte le surlendemain deux jours après Bardac
en a écrasé une autre qui est morte sur le coup […] si cela
m'arrivait je ne sais ce que je deviendrais.
Le choix d’un
secrétaire chez Proust obéit à deux constantes (indépendamment
d’une possible) relation amoureuse) ; il faut qu’il soit
jeune, et qu’il ne paraisse pas maîtriser tout à fait la langue,
comme si ce qu’il devait prendre sous la dictée ou taper à la
machine, devait lui demeurer hermétique, où ne commencer à
apparaître qu’à travers un déchiffrage cryptique. Leur fonction
- fonction, car ils sont des outils, utilisés a contrario de leur
destination première - est de rendre lisible un texte que l’auteur
s’efforcera de masquer de nouveau sous une pluie d’additions et
de réfections digressives. Dans le même mouvement, Proust remplace
la notion de classes par celle de catégories mouvantes,
introduisant dans son quotidien une ordonnance, fruit de l’arbitraire
et de son propre désir, qu’on pourrait qualifier de
quasi-militaire. Il joue avec ses petits soldats et utilise tous les
moyens, financiers comme sentimentaux, pour espionner leurs faits et
gestes.
En 1909 et 1910,
Nahmias est précédé dans la fonction de secrétaire ou comme
l’écrit Proust lui-même de « pseudo-secrétaire » par
Robert Ulrich. Il ne rend pas hommage au travail fourni, puisque
selon Fr. Leriche, il lui aurait dicté la mise au net du futur
"Combray" à Cabourg en août et septembre 1909. Proust
s’occupe d’Ulrich depuis plusieurs années déjà. C’est pour
lui qu’il sollicitait un poste de Robert de Billy dès novembre
1906 :
Après avoir pesté contre les travaux bruyants qui vont commencer
sous l’appartement qu’il occupera bientôt boulevard Haussmann et
qui l’obligent à payer deux loyers (l’un à Versailles, l’autre
à Paris), Proust demande à Robert de Billy "beaucoup de
services". Pour un "jeune homme de vingt-cinq ans, très
distingué et bien d’aspect, écrivant bien, assez bon en
comptabilité, très gentilles manières, très sérieux, mais sans
instruction approfondie", il demande si le beau-père de son ami
n’a pas un poste à pourvoir. En post-scriptum, il expliquera qu’il
s’agit de Robert Ulrich, "catholique malgré le nom".
Dès décembre 1906,
Proust montre un intérêt suspect pour la vie sentimentale ou
sexuelle de son protégé. Il soupçonne une relation entre Ulrich et
René Peter, autre littérateur versaillais. Le 27 décembre 1906, il
écrit à Peter une lettre dans laquelle, après diverses
protestations de tendresse à cet ami d’enfance redevenu un proche
et quelques mots rapides d’appréciation sur un roman qu’il vient
de publier, Proust en vient seul fait qui l’intéresse : ce
qu’il va lui dire n’est pas
qq. chose que j’ai cru mais une de ces idées qu’on
imagine… il y a une quinzaine Ulrich qui n’était pas venu depuis
que vous l’aviez vu chez moi, vient. Un instant après on entre et
on me dit : "Monsieur Peter !" Désespoir, etc.
Puis plus de Peter et… plus d’Ulrich. Puis l’autre jour Ulrich
revient […] et cinq minutes après : "Monsieur Peter !"
[…] Alors cette idée c’est que vous aimez beaucoup Ulrich et me
le cachiez, que vous veniez ensemble à Versailles et n’arriviez
pas exprès en même temps.
Quelques jours plus tard, Proust fait malhabilement marche arrière.
Dans cette deuxième lettre il faut comprendre « pureté »
comme « preuve d’hétérosexualité affichée » :
vous n’avez compris
quoique ce soit à ma lettre. D’abord je vous disais que ma
supposition n’en était pas une et je suis trop fatigué pour vous
réexpliquer ce que je croyais vous avoir si bien expliqué. Mais,
même si vous n’avez pas compris à quel phénomène mental je
faisais allusion, si vous avez pensé que c’était une
"supposition" (!!!!!!), en tous cas où avez-vous pris
qu’elle est [sic] un caractère… douteux ? C’était à
mille lieues de ce que je pensais… Lui [Robert Ulrich] a trop fait
ses preuves de laideur et vous de pureté pour qu’il put [sic]
entrer dans mon imagination un arrangement de ce genre. Ou plutôt
que dis-je, lui aussi a fait ses preuves de pureté et même
éclatantes et un peu ridicules !" Ulrich avait
probablement fait étalage de son hétérosexualité, comme il le
fera d’autres fois devant Proust. "Cher René je suis
consterné de tout ce que vous avez pensé et je vais tout à l’heure
par téléphone vider ceci avec vous mais au nom du ciel que personne
ne sache que je suis revenu [à Paris]. Car je suis plus malade qu’on
ne peut dire et ne veux voir qui que ce soit… que vous !
Marcel".
On apprend dans le témoignage de Peter qu’il rédige l’année de
sa mort en 1947 sur cette saison particulière que la jalousie
maladive de Proust atteint jusqu’à son frère, mais également que
les deux écrivains projetaient d’écrire une pièce intitulée Le
Sadique. Leur proximité suggère que les suppositions de Proust
sont exacerbées par une certaine possessivité vis à vis de Peter
lui-même, qui formait en 1906 un projet de mariage.
Où se trouve Agostinelli en 1909
demeure obscur. On peut constater toutefois que Proust, concentré
sur son livre, réduit de façon drastique ses activités sociales,
et ses déplacements puisqu’il renonce à se rendre à Trouville où
se trouve Mme Straus, et qu’il envisage un instant comme un lieu
peut-être plus propice à l’écriture que le bruyant Grand Hôtel
de Cabourg où Robert Ulrich le rejoint le 25 août : « Ce
que je voudrais c’est un appartement où je puisse au besoin loger
mon secrétaire et mon valet de chambre [Nicolas Cottin]. Il ne cesse
de changer de chambre, hésitant entre le quatrième et dernier étage
où il n’a pas d’accès à une salle de bai particulière, et les
étages inférieurs où il peut disposer d’un cabinet de toilette
sans passer par le couloir.
A Georges de Lauris :
« j’ai tranché les difficultés en prenant simplement une
chambre au quatrième, par conséquent, n’ayant personne sur la
tête, contiguë à une courette, par conséquent sans voisins de ce
côté et de l’autre Nicolas. Ma chambre est petite et s’aère
mal mais je l’ai prise parce qu’elle a une cheminée et Nicolas
en revanche a une chambre superbe avec salle de bain pour laquelle je
suis son tributaire. »
A Max Daireaux, fin 1909 :
« A Cabourg, je ne suis
pas descendu une seule fois sur la digue, ma santé ayant fort
décliné depuis un an. »
En juillet 1910, Proust est chassé du
Bd Haussmann par les travaux consécutifs aux inondations de début
d’année. Il songe à partir du mois de mai à avoir de nouveau
recours à Ulrich : Robert Ulrich télégraphie à Proust, à Paris.
Nesles-la-Vallée, le 23 mai 1910 : "Reçois
télégramme que ce matin viendrai quand direz. Amitiés. Robert
Ulrick [sic]."
Mais Proust se ravise argumentant que
durant l’été, Ulrich s’est "éclipsé par suite d’une
histoire amoureuse" et est "recherché par ses parents" :
en août, il ne se soucie donc "point dans ces conditions de le
faire venir à Cabourg où [il] aurai[t] l’air de le cacher"
(On connaît le scénario).
Le fait que Proust sollicite de Francis de Croisset en mai 1911 une place d’ouvreuse au théâtre des variétés pour la compagne d’Alfred, Anna Square, montre que non seulement ils sont restés en contact, mais que le couple réside déjà depuis un certain temps dans la capitale. Il est plausible qu’Agostinelli travaille toujours comme chauffeur, peut-être pour un ou plusieurs patrons privés que son ancien client considère déjà comme peu recommandables. Ou bien, lorsqu’il vient en personne demander à Proust fin 1912 de l’employer a-t-il connu le sort de son double anonyme de Balbec ?
Le chauffeur (...) était venu me dire que la Compagnie d'autos qui
l'avait envoyé à Balbec pour la saison lui faisait rejoindre Paris
dès le lendemain. Cette raison, d'autant plus que le chauffeur était
charmant et s'exprimait si simplement qu'on eût toujours dit paroles
d'évangile, nous sembla devoir être conforme à la vérité. Elle
ne l'était qu'à demi. Il n'y avait en effet plus rien à faire à
Balbec. Et en tout cas, la Compagnie, n'ayant qu'à demi confiance
dans la véracité du jeune évangéliste, appuyé sur sa roue de
consécration, désirait qu'il revînt au plus vite à Paris. Et en
effet, si le jeune apôtre accomplissait miraculeusement la
multiplication des kilomètres quand il les comptait à M. de
Charlus, en revanche, dès qu'il s'agissait de rendre compte à sa
Compagnie, il divisait par 6 ce qu'il avait gagné. En conclusion de
quoi la Compagnie, pensant, ou bien que personne ne faisait plus de
promenades à Balbec, ce que la saison rendait vraisemblable, soit
qu'elle était volée, trouvait dans l'une et l'autre hypothèse que
le mieux était de le rappeler à Paris, où on ne faisait d'ailleurs
pas grand'chose. Le désir du chauffeur était d'éviter, si
possible, la morte-saison.
En 1912, Proust croit que son roman est achevé. Il n’a plus besoin de secrétaire. Il se contente pour les additions et mises au propre des compétences de Nicolas Cottin. Traçant le plan de son livre, il écrit à Gaston Gallimard : « Par exemple, titre général Les Intermittences du cœur. Premier volume, sous-titre : Le Temps perdu. Deuxième volume, sous-titre : L'Adoration perpétuelle (ou peut-être À l'ombre des jeunes filles en fleurs). Troisième volume, sous-titre : Le Temps retrouvé. »
En 1912 et 1913,
d’autres jeunes gens se donnent rendez-vous à la porte de Proust
pour solliciter des emplois de chauffeur ou bien ne sont-ils que des
déguisements des mêmes ? Au regard de la date (janvier 1913)
d’une lettre de sollicitation à Mme Straus, on se demande qui est
le mystérieux Corentin pour qui plaide Proust, donnant les mêmes
raisons qu’à Agostinelli de son refus de l’employer lui-même
(la présence d’Albaret, son chauffeur régulier qu’il conserve
pour des raisons d’économie et qui est d’ailleurs un camarade du
Corentin en question) : « J’ai recommandé Corentin (le
mécanicien) à tout le monde (il est venu ici) » Parmi
d’autres explication embrouillées on devine que Corentin possède
un taxi mais qu’il lui coûte si cher en entretien qu’on ne peut
facilement le louer, que Proust a même écrit sans grand espoir au
« petit Renault des automobiles », amis surtout affirme
qu’il le connaît très bien, que c’est un excellent chauffeur et
un garçon très courageux »…
Par une lettre à
Reynaldo Hahn du 26 juillet 1913, on sait que Proust tenta la même
démarche en faveur de Robert Ulrich :
C'est moi qui cette fois suis
parsti sans " crier gare ". Une heure avant je ne le savais
pas, et je téléphonais à Me Bizet (pour tâcher de placer comme
chauffeur le pauvre Ulrich qui meurt de faim) en lui disant que je ne
quitterais sans doute pas Paris cette année…
Et
pourtant il part pour Cabourg, conduit par Agostinelli (remplit-il
alors la fonction de secrétaire?) dont on sait par ailleurs qu’il
se trompa de route. Proust dans la phrase suivante raconte à son
cher ami cette mésaventure, évitant soigneusement de nommer Alfred
( parle-ton à un ancien amant de celui qui l’a remplacé?) :
Je vous écris après un voyage terriblement mouvementé, un
automobile qui s'est égaré etc., à cinq heures du matin, en
arrivant dans cet hôtel où je reviens pour la sixième année et où
je suis très bien.
Le seul avec
qui Proust partage son secret -peut-être pour raison de force
majeure, après l’affaire des filatures -parce qu’il juge qu’il
n’a plus rien à craindre de son factotum ? – est Albert
Nahmias, à qui, après sa fuite précipitée de Cabourg et son
retour improvisé à Paris, il recommande en septembre 1913 la plus
grande circonspection :
Je vous raconterai comment je suis parti et vous me comprendrez...
[Il n’a jamais, par écrit du moins, fait état de ses véritables
motifs] Évitez de parler de mon secrétaire (ex-mécanicien). Les
gens sont si stupides qu'ils pourraient voir là (comme ils ont vu
dans notre amitié) quelque chose de pédérastique. [Et Proust
d’ajouter aussitôt que cela ne changerait rien pour lui mais aurai
un effet dévastateur sur le jeune homme...]
Nahmias, Ulrich
plus tard Rochat, le mystérieux Jossien (entremetteur ?),
Corentin et les mécaniciens anonymes, ont tous apporté quelque
chose à Albertine, tandis qu’Alfred se répandait ( se dédoublait
et se multipliait) dans pratiquement tous les personnages apparemment
secondaires du livre, Morel en tête, mais aussi Saint-Loup,
Théodore, et les divers objets de désir révélateurs des
souffrances occasionnées par une seule passion dévorante, la
jalousie.
Nicolas
Cottin, le valet que Proust réengagea après le décès de ses
parents, contre l’avis de de mère, qui le soupçonnait
d’alcoolisme et avait en conséquence fait promettre à son fils de
ne jamais le reprendre, occupa un temps, après avoir survécu comme
croupier, les fonctions de copiste (cahiers 9 et 10) et de
secrétaire occasionnel.
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