lundi, juin 03, 2019

Proust Agostinelli 2

Emile, Eugene et Alfred Agostinelli
De nombreux éléments concourent à suggérer qu'il n'y a pas de coup de foudre en 1907. Peut-être en effet quelques éléments manquent à la cristallisation. Agostinelli, 19 ans, est disponible, il n'a d'attaches que familiales. On peut remarquer que sur la photo de famille, il possède la rondeur de l'enfance (il est l'équivalent de la "fille aux joues rouges" des premières notes du séjour à Querquebec). Le déhanché de sa pose nonchalante et la largeur de ses hanches laisse supposer chez lui quelque chose d'un adolescent encore féminin. Sa disponibilité n'empêche pas de supposer qu'il ait eu quelques complaisances pour le monsieur chic qui l'engageait et se plaisait en sa compagnie. Il n'est pas non plus en demande d'une relation qui le hisserait au-delà de sa condition. Ce n'est que par la vision rétrospective que Proust a pu constater les éléments qui le prédisposaient à sa métamorphose. En 1907, Agostinelli est une "nonne de la vitesse", au mieux un ange asexué déjà promis au martyr symbolique de la roue et de la croix. Il est aussi "l'ingénieux Agostinelli" terme dans lequel on ne peut s'empêcher d'entendre celui d'ingénue, au sens théâtral de l'emploi (Agnès ou Rosine, auxquelles seul l'enfermement donne de l'esprit).
Détail qui le place hors-champ de la poétique des lieux ou noms de lieu telle que la conçoit Proust, Agostinelli est résolument un homme du sud. Toute la construction des illusions de l'amour se focalise chez Proust vers la côte normande (fusionnée avec le Bretagne) et le scénario des origines de l'être aimé s'oriente vers les Pays-Bas ou une improbable Venise du Nord au soleil couchant mêlé de brume. Si Venise est le lieu du deuil, le Midi n'existe pas ; Proust déteste l'expression Côte d'Azur, c'est d'ailleurs une villégiature hivernale, impossible puisqu'elle correspond dans le temps social à la saison des mondanités parisiennes. Proust parlera plus tard d'ailleurs de son "secrétaire italien", jamais monégasque ou niçois. Cette incompatibilité avec un sud redouté est peut-être une des raisons qui poussera Proust à choisir comme chauffeur régulier Albaret, ancré en région parisienne, et non désirable puisqu'on peut à tout moment l'avoir sous la main.
Même retourné à Monaco, Agostinelli,se signale au souvenir de l’écrivain, dès la publication de l’article du Figaro.
Proust à Mme Straus : « "Imaginez-vous que parmi quelques autres lettres que j'ai reçues quelle était la plus jolie : celle d'Agostinelli à qui mon valet de chambre avait envoyé l'article." (de là à penser que Proust avait volontairement fait envoyer l'article?..)
Dans La Recherche la publication de cet article fondateur obtient une réception indifférente des aristocrates auquel le narrateur brûlait de le soumettre. Elle est saluée en revanche par deux anciennes connaissances de Combray.
Gérard Genette, au détour d'une phrase, écrit dans Figures III :
« Après la publication de son article dans le Figaro, Marcel reçoit une lettre de félicitations signée Sanilon, écrite dans un style populaire et charmant :« je fus navré de ne pouvoir découvrir qui m’avait écrit » ; il saura, et nous saurons avec lui plus tard, qu’il s’agit de Théodore" devenu chauffeur de Charlus. Cette anecdote en apparence insignifiante est un autre visage d'Agostinelli, lequel, flatté s'y être cité, écrivit une lettre de félicitation à son ancien client. »
Il convient donc de convoquer cet autre chauffeur imaginaire au parcours tortueux ( frère de la femme de chambre de la baronne Putbus -trait qui appartient à Jossien on le verra- et désiré par Charlus comme par son frère le duc de Guermantes) afin de se demander ce que ce dédoublement du modèle emprunte à Agostinelli et comment la composition du roman fait se rejoindre des personnages déguisés par les travestissements les plus divers.

Théodore apparaît dès Swann :
Françoise, envoyée aussitôt chez l’épicier, était revenue bredouille par la faute de l’absence de Théodore à qui sa double profession de chantre ayant une part de l’entretien de l’église, et de garçon épicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un savoir universel. (Swann 68/130)
Et beaucoup plus loin, dans La Prisonnière et Le temps retrouvé (afin de montrer qu’il embrasse toute l’étendue du roman) comme son intérêt se porte vers les deux sexes :
Il faisait le malheur de sa maîtresse en la trompant avec deux femmes qu’il adorait, sans compter les autres, une actrice et une femme de brasserie […] Eh bien, l’année suivante, j’allai à Balbec, et là j’appris, par un matelot qui m’emmenait quelquefois à la pêche, que mon Théodore, lequel, entre parenthèses, a pour sœur la femme de chambre d’une amie de Mme Verdurin, la baronne Putbus, venait sur le port lever tantôt un matelot, tantôt un autre, avec un toupet d’enfer, pour aller faire un tour en barque et « autre chose itou » . (Pris 307/294).
Théodore qui, il faut l’avouer, était bien gentil (Dieu qu’il était bien !) et qui est devenu très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s’y amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage.(TR 694).
Elle [Françoise] blâmait sans hésiter Théodore qui avait joué bien des tours à Legrandin, et semblait pourtant ne pouvoir guère avoir de doutes sur la nature de leurs relations car elle ajoutait : « Alors le petit a compris qu’il fallait y mettre du sien et y a dit : prenez-moi avec vous, je vous aimerai bien, je vous cajolerai bien, et ma foi ce monsieur a tant de cœur que bien sûr que Théodore est sûr de trouver près de lui peut-être bien plus qu’il ne mérite, car c’est une tête brûlée, mais ce Monsieur est si bon que j’ai souvent dit à Jeannette (la fiancée de Théodore) : « Petite, si jamais vous êtes dans la peine, allez vers ce Monsieur. Il coucherait plutôt par terre et vous donnerait son lit. Il a trop aimé le petit Théodore pour le mettre dehors, bien sûr qu’il ne l’abandonnera jamais. » (TR 700/7).


La mante, le polo et la bicyclette

Proust lettre dessinée à Reynaldo Hahn, légendée I,1 Rien à craindre de ces poses un tantinet affectées que provoque le néfaste usage de la bicyclette

Dès sa première apparition dans les Jeunes Filles en Fleurs, celle qui n’a encore pas de nom est caractérisée par son véhicule, la bicyclette :
Une de ces inconnues poussait devant elle, de la main, sa bicyclette ; deux autres tenaient des « clubs » de golf ; et leur accoutrement tranchait sur celui des autres jeunes filles de Balbec, parmi lesquelles quelques-unes il est vrai, se livraient aux sports, mais sans adopter pour cela une tenue spéciale.
Il n’en a pas toujours été ainsi : dans les placards Grasset de juin 1914, elles sont deux à pousser leurs machines. Une esquisse précédente montre seulement « quatre fillettes… costumes de cheval...bottes à l’écuyère ». L’individualisation de l’objet de la fixation amoureuse s’opère par la bicyclette et la casquette de polo, que les lecteurs pressés prennent volontiers pour un tricot : les voies de Proust sont impénétrables, et le savant tissage des fils qui constituent la matière du roman sont inextricables, parfois pour l’auteur lui-même. Dans La Prisonnière, on apprend que ce polo n’est pas une bombe d’équitation. L’Albertine du souvenir est alors « la jeune fille que j'avais vue la première fois, à Balbec, sous son polo plat », un couvre-chef assimilable à une casquette ou un képi. Par le même déplacement sémantique on incline à penser que les encombrants clubs de golf (surtout si l’on pousse un vélo) désignent un autre élément de la tenue, un pantalon court qui correspondrait mieux à une cycliste qu’une jupe courte. On notera -sans s’attarder à la pèlerine-houppelande familière des dissimulateurs proustiens et pourvue en divers passages du roman d’une charge érotique – que les jeunes filles sont accompagnées d’un étrange chaperon, une sorte de nurse anglaise rougeaude qui porte une moustache grise assez fournie.
Un instant, tandis que je passais à côté de la brune aux grosses joues qui poussait une bicyclette, je croisai ses regards obliques et rieurs... Tout occupée à ce que disaient ses camarades, cette jeune fille coiffée d’un polo qui descendait très bas sur son front m’avait-elle vu au moment où le rayon noir émané de ses yeux m’avait rencontré ? Maintenant, leurs traits charmants n’étaient plus indistincts et mêlés… une fille aux yeux brillants, rieurs, aux grosses joues mates, sous un « polo » noir, enfoncé sur sa tête, qui poussait une bicyclette avec un dandinement de hanches si dégingandé, en employant des termes d’argot si voyous et criés si fort, quand je passai auprès d’elle (parmi lesquels je distinguai cependant la phrase fâcheuse de « vivre sa vie ») … je conclus plutôt que toutes ces filles appartenaient à la population qui fréquente les vélodromes, et devaient être les très jeunes maîtresses de coureurs cyclistes.
Plus curieuse tenue encore pour une cycliste, la mante de caoutchouc, plus tard associée systématiquement au souvenir de l’hirondelle qu’on ne peut suivre tant elle est « fast », trouve sa justification dans la présence de la pluie. Cette tenue du chauffeur automobile, « pélerin » ou « nonne de la vitesse » devient par la métaphore filée, celle du Saint-Georges de Mantegna dans l’avant-texte du cahier 46.
Paperole du Cahier 46, folio 58 :
"filant à toute vitesse, les épaules penchées sur sa machine, dans les rues de Balbec, quand, malgré le mauvais temps elle partait pour une longue promenade. Ce caoutchouc matière à la fois souple et qui semble durcie partout où elle fait de belles cassures, lui faisait aux genoux de nobles jambards qui semblaient en métal, comme dans le St Georges de Mantegna, mettait sur sa tête un bonnet aux longues cornes, de même qu’il faisait courir des espèces de serpents autour de sa poitrine profondément cachée comme sous une armure, sous un couvert impénétrables. (…) Les gens se rangeaient effrayés et disaient qu’ils se plaindraient au maire qu’on allât avec cette vitesse.
Et moi rien qu’à la vue de ce caoutchouc, j’évoquais, je profitais, je partageais les longues promenades de la voyageuse, bien au-delà de Balbec nous nous arrêtions tous les deux seuls à l’abri de la forêt de Chantepie quand la pluie devenait trop forte, et au-dessus de la  matière si stérile, les joues lisses d’Albertine m’auraient paru plus lisses à  embrasser, et sa poitrine plus secrète à découvrir si elle avait voulu pour moi déposer ses armes, défaire son terrible bouclier."
Fragment qui devient dans Albertine disparue :
...maintenant pour penser à elle je n'avais à ma disposition que les mêmes images dont … quand elle je revoyais l'une ou l'autre : rapide et penchée sur la roue mythologique de sa bicyclette, sanglée les jours de pluie sous la tunique guerrière de caoutchouc qui faisait bomber ses seins, la tête enturbannée et coiffée de serpents, elle semait la terreur dans les rues de Balbec ; les soirs où nous avions emporté du champagne dans les bois de Chantepie, la voix provocante et changée, elle avait au visage cette chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la distinguant mal dans l'obscurité de la voiture, j'approchais du clair de lune pour la mieux voir et que j'essayais maintenant en vain de me rappeler, de revoir dans une obscurité qui ne finirait plus. (…) Jamais je n'avais caressé l'Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je voulais lui demander d'ôter cette armure, ce serait connaître avec elle l'amour des camps [curieuse comparaison, faut-il entendre ce s« camps » comme des bivouacs militaires redoublant la comparaison avec l’uniforme?], la fraternité du voyage.
On n’ en a pas fini pour autant avec Mantegna, ramené dans le texte de La Prisonnière par une allusion au Saint-Sébastien du même, qui, à dépouillé de son uniforme, se tient devant un paysage comparé au Trocadéro (d’époque). Ces promenades à Paris rappellent tant celles de Balbec que l’auteur en oublie parfois qu’Albertine que « je baisais des deux côtés de son cou puissant, qu’alors je ne trouvais jamais assez brun ni d’assez gros grain » n’est pas le chauffeur : « je ne pouvais demander à Albertine de m'arrêter »
« Comment vous a semblé le Trocadéro, petite folle ? – Je suis rudement contente de l'avoir quitté pour venir avec vous. Comme monument c'est assez moche, n'est-ce pas ? C'est de Davioud, je crois. – Mais comme ma petite Albertine s'instruit ! En effet, c'est de Davioud, mais je l'avais oublié. – Pendant que vous dormez je lis vos livres, grand paresseux. – Petite, voilà, vous changez tellement vite et vous devenez tellement intelligente (c'était vrai, mais, de plus, je n'étais pas fâché qu'elle eût la satisfaction, à défaut d'autres, de se dire que, du moins, le temps qu'elle passait chez moi n'était pas entièrement perdu pour elle) que je vous dirais, au besoin, des choses qui seraient généralement considérées comme fausses et qui correspondent à une vérité que je cherche…
– Ce que vous êtes gentil ! Si je deviens jamais intelligente, ce sera grâce à vous. – Pourquoi, dans une belle journée, détacher ses yeux du Trocadéro dont les tours en cou de girafe font penser à la Chartreuse de Pavie ? – Il m'a rappelé aussi, dominant comme cela sur son tertre, une reproduction de Mantegna que vous avez, je crois que c'est Saint-Sébastien, où il y a au fond une ville en amphithéâtre et où on jurerait qu'il y a le Trocadéro. – Vous voyez bien ! Mais comment avez-vous vu la reproduction de Mantegna ? Vous êtes renversante ? » Nous étions arrivés dans des quartiers plus populaires, et l'érection d'une Vénus ancillaire derrière chaque comptoir faisait de lui comme un autel suburbain au pied duquel j'aurais voulu passer ma vie.
Et, pour faire bonne mesure, revient l’évocation de l’air de chalumeau de Wagner comparé à la trompe de l’automobile dans l’article de 1907.
La preuve n’est pas apportée qu’Agostinelli possédât réellement une bicyclette. Mais la plupart des servants comme des jeunes bourgeois sportifs de Cabourg en disposent. L’exploration de toutes les connotations du vélocipède avec l’androgyne nous emmènerait trop loin d’Agostinelli. Pourtant Marie-Agnès Barathieu (Les mobiles de Proust) parvient à démontrer le lien rétrospectif entre le bicycliste viril de Jean Santeuil, préfiguration du Morel militaire convoité par Charlus et image rémanente de Jacques Bizet, qui confond l’image du premier amour et du seul grand amour de Proust. Elle ajoute de façon hardie :
Chez un auteur chroniqueur de son époque dont l’intérêt pour les anglicismes est manifeste et le goût pour les anagrammes et les hypogrammes diffus dans l’œuvre, on ne peut en outre passer sous silence cette anagramme parfaite du mot amour dans la traduction anglaise love réalisable à partir du mot vélo. Le passage d’un mot à l’autre se fait dans ce cas par une inversion de syllabes (comme en verlan), de telle sorte que par le jeu des lettres, vélo c’est amour à l’envers. Or L’amour à l’envers fut le titre d’un article publié par Rémy de Gourmont le 1er décembre 1907.article publié par Rémy de Gourmont le 1er décembre 1907.

 

On pourrait encore convoquer l’image du champion cycliste franco-suisse Lucien Lesna (vainqueur entre autre de Bordeaux-Paris en 1901) qui dut abandonna le vélo à la suite d’un accident au genou et se reconvertit dans l’aviation en 1909 (d’ailleurs grièvement blessé en aéroplane en1910 et 1911) que Proust n’avait pu manquer de connaître par les journaux.


Le lift et les Messieurs

 
Une photo prise par un certain Anda Toucard, en 1908 à Monaco, montre Odilon Albaret, au volant à gauche, revêtu de la mante de caoutchouc du mécanicien telle que Proust la décrivait sur Agostinelli qui pose à côté coiffé d’une casquette dans un manteau professionnel. La voiture ne paraît pas prévue pour transporter une troisième personne et les deux mécaniciens sont moustachus.
Ce tout petit détail n’a pu manquer de frapper Proust lorsqu’il revient en juillet 1908 à Cabourg. La moustache, quand elle n’est pas l’attribut des militaires (qui n’ont pas le droit de la raser) est en effet un élément qui transcende les classes sociales, quasiment un outil de promotion :
Tout d’un coup, je me rappelais que le nom d’employé est comme le port de la moustache pour les garçons de café, une satisfaction d’amour-propre donnée aux domestiques … satisfaction qui ne suffisait pas encore au lift car il disait volontiers en s’apitoyant sur sa propre classe « chez l’ouvrier ou chez le petit » se servant du même singulier que Racine quand il dit : « le pauvre… ». II, 264
Passage qu’on peut rapprocher – en considérant une inversion des rôles sociaux - de ceux qui traitent de façon plutôt incongrue de la moustache du Narrateur :
À propos d’un duel que j’avais eu, elle [Albertine] me dit de mes témoins :    « Ce sont des témoins de choix », et regardant ma figure avoua qu’elle aimerait me voir « porter la moustache ». III, 288
À ce moment je m’aperçus dans la glace ; je fus frappé d’une certaine ressemblance entre moi et Andrée. Si je n’avais pas cessé depuis longtemps de me raser et que je n’eusse eu, qu’une ombre de moustache, cette ressemblance eût été presque complète. C’était peut-être en regardant, à Balbec, ma moustache qui repoussait à peine qu’Albertine avait subitement eu ce désir impatient, furieux, de revenir à Paris. VI, 93




Les exégètes nous disent qu’en 1908, les déplacements de Proust sont moins nombreux et plus courts que l’année précédente, encore que Proust soit parvenu à faire croire à Gaston Gallimard dont il fait la connaissance au chalet de Bénerville cet été-là qu’il a parcouru 17 km à pied pour le rencontrer !
On sait par Michel Lerossignol (Marcel Proust, Houlgate et les fleurs) qu’il descendit d’un taxi devant une marchande de fleurs d’Houlgate.
La voiture s’était arrêtée devant la boutique du fleuriste et le grand jardin aux mille couleurs, on était le 29 août 1908, Marcel Proust descendit, pâle, courtois mais assez distant, curieusement emmitouflé, comme me le rappela bien des années plus tard ma grand-mère qui se souvenait de cet étrange client… Scrupuleusement, la vente est couchée dans le grand livre de compte où chaque page dévoile les petits secrets fleuris d’illustres ou de moins illustres villégiateurs.
C’est en compagnie d’Agostinelli à coup sûr qu’il se rendit de nouveau toute une journée chez les Clermont-Tonnerre à Glisolles. En témoigne l’oblong carnet de 1908 dans lequel Proust note sur le vif en style télégraphique quelques croquis, presque un poème, destinés à nourrir le roman qu’il commence à écrire :
« Maman retrouvée en voyage. Arrivée à Cabourg. Avenue de Cabourg. Cabourg. Marcher sur le tapis en s’habillant. Cabourg descendre les grands escaliers. Mouvements vifs du soleil et du vent sur grands espaces de marbre. Mailleur d’aimer ce qui est du pays. Plantevignes. Foucard. Gens chics enveloppés dans leur milieu. Nobles ne souffrant pas à l’hôtel d’être inconnus des autres. Dimanche à Paris, à Cabourg. Famille de Charlotte. Familles de Cabourg. Homme de lettres près de Cabourg travaillant. Agostinelli à Glisolles. Bernstein. Moi gauche chez M. d’Albufuera. La fleuriste d’Houlgate. Pontcharra charme du casino où où l’on se retrouve tous les derniers jours. Suppositions inexactes, c’est Mlle d’Alton. L’écriture des deux cartes est la même. Bien des gens ne croiraient pas à un double amour. Moi c’est un quintuple, la petite Boucher, sa sœur, etc. »

A Glisolles ce soir-là, Proust sur le départ cita devant ses hôtes au lever de la lune, ses vers préférés de Hugo :
Quel dieu quel moissonneur de l'éternel été
Avait en s'en allant négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champs des étoiles...
les mêmes que récite le Narrateur à Albertine lors de leur dernière promenade au clair de lune à Paris ( iii 408).
Malgré quantité d’autres flirts (le quintuple amour) le contact entre Proust et Agostinelli ne cesse de s'intensifier durant la saison. Dans le roman, il est le "Monsieur" que le lift révèle au Narrateur être passé le voir, avant qu'il ne comprenne que ce Monsieur est justement un chauffeur ? Le développement, outre son caractère comique, convoque encore Monte-Carlo :
Ainsi se succédaient quotidiennement ces promenades en automobile. Mais une fois, au moment où je remontais par l'ascenseur, le lift me dit : « Ce Monsieur est venu, il m'a laissé une commission pour vous. » Le lift me dit ces mots d'une voix absolument cassée et en me toussant et crachant à la figure. « Quel rhume que je tiens ! » ajouta-t-il, comme si je n'étais pas capable de m'en apercevoir tout seul. « Le docteur dit que c'est la coqueluche », et il recommença à tousser et à cracher sur moi. « Ne vous fatiguez pas à parler », lui dis-je d'un air de bonté, lequel était feint. Je craignais de prendre la coqueluche qui, avec ma disposition aux étouffements, m'eût été fort pénible. Mais il mit sa gloire, comme un virtuose qui ne veut pas se faire porter malade, à parler et à cracher tout le temps. « Non, ça ne fait rien, dit-il (pour vous peut-être, pensai-je, mais pas pour moi). Du reste, je vais bientôt rentrer à Paris (tant mieux, pourvu qu'il ne me la passe pas avant). Il paraît, reprit-il, que Paris c'est très superbe. Cela doit être encore plus superbe qu'ici et qu'à Monte-Carlo, quoique des chasseurs, même des clients, et jusqu'à des maîtres d'hôtel qui allaient à Monte-Carlo pour la saison, m'aient souvent dit que Paris était moins superbe que Monte-Carlo. Ils se gouraient peut-être, et pourtant, pour être maître d'hôtel il ne faut pas être un imbécile ; pour prendre toutes les commandes, retenir les tables, il en faut une tête ! On m'a dit que c'était encore plus terrible que d'écrire des pièces et des livres. » Nous étions presque arrivés à mon étage quand le lift me fit redescendre jusqu'en bas parce qu'il trouvait que le bouton fonctionnait mal, et en un clin d’œil il l'arrangea. Je lui dis que je préférais remonter à pied, ce qui voulait dire et cacher que je préférais ne pas prendre la coqueluche. Mais d'un accès de toux cordial et contagieux, le lift me rejeta dans l'ascenseur. « Ça ne risque plus rien, maintenant, j'ai arrangé le bouton. » Voyant qu'il ne cessait pas de parler, préférant connaître le nom du visiteur et la commission qu'il avait laissée au parallèle entre les beautés de Balbec, Paris et Monte-Carlo, je lui dis (comme à un ténor qui vous excède avec Benjamin Godard, chantez-moi de préférence du Debussy) : « Mais qui est-ce qui est venu pour me voir ? – C'est le monsieur avec qui vous êtes sorti hier. Je vais aller chercher sa carte qui est chez mon concierge. » Comme, la veille, j'avais déposé Robert de Saint-Loup [Proust prépare ici la révélation dans La Fugitive et Le Temps retrouvé d’une relation amoureuse pas très consentante du lift avec Saint-Loup à qui il demandera pourtant au début de la guerre de le faire engager dans l’aviation] à la station de Doncières avant d'aller chercher Albertine, je crus que le lift voulait parler de Saint-Loup, mais c'était le chauffeur. Et en le désignant par ces mots : « Le monsieur avec qui vous êtes sorti », il m'apprenait par la même occasion qu'un ouvrier est tout aussi bien un monsieur que ne l'est un homme du monde. Leçon de mots seulement. Car, pour la chose, je n'avais jamais fait de distinction entre les classes. »
Selon Marie Agnès Barathieu le lift serait moins innocent que la scène comique peut laisser croire :
« A la fin du roman, l’on apprend, révélée par Aimé, la nature des relations du garçon d’étage avec le marquis de Saint-Loup : le liftier au regard aiguisé et averti, n’aurait-il pas à travers les visites répétées du mécanicien, capté l’indicible et reconnu des signes qui ne trompent pas ? Ainsi, le nivellement qu’il suggère au narrateur et qui donne lieu à un long débat restant sur le terrain social… n’est peut-être pas aussi innocent qu’il y paraît. Malicieuse est peut-être l’allusion, suggestive de l’intuition d’une relation implicite ambiguë entre ce maître qui « sort » indifféremment avec son chauffeur ou avec un marquis, ce maître qui dans la réalité « emploie chaque été le même chauffeur à Cabourg et par qui il se fait reconduire à Paris », et qu’un liftier a pu remarquer. »

Ces pages de Sodome et Gomorrhe qui s’organisent autour du thème du chauffeur, de plusieurs chauffeurs jamais nommés, dérivent vers un discours sur les classes sociales et reprennent sous un éclairage négatif, l’image du jeune apôtre prêté à Agostinelli dans l’article de 1907.
Au passa précédent s’enchaîne une longue digression sur la notion de classe, qui nous éclaire par l’intervention de la même sur les rapports entre le Narrateur et ses chauffeurs, envisagés parallèlement à un « collage » voire à un mariage :
Je ne peux pas dire que chez ma mère certaines parcelles de cet esprit ne fussent pas restées insolubles… Pour elle, qu'elle l'avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et les domestiques étaient les gens qui mangeaient à la cuisine. Quand elle voyait un chauffeur d'automobile dîner avec moi dans la salle à manger, elle n'était pas absolument contente et me disait : « Il me semble que tu pourrais avoir mieux comme ami qu'un mécanicien », comme elle aurait dit, s'il se fût agi de mariage : « Tu pourrais trouver mieux comme parti. »
Personnage de composition, le lift est possiblement inspiré partiellement du soldat tuberculeux que Frederic de Madrazo recommanda à Proust en remplacement de Nicolas Cottin après la mobilisation.
A Reynaldo le 30 août 1914 :
Je n'ai pas vu Frédéric depuis quelque temps. Je suppose qu'il est à Versailles car je n'ai jamais eu de réponse au téléphone. Le petit domestique qu'il m'avait procuré et que j'avais pris sur sa description plutôt qu'un que je connaissais parce que ce dernier me paraissait menacé légèrement de tuberculose. (Je vois que ma phrase est trop longue et pour éviter vos critiques. Mais quand le petit domestique de Frédéric est arrivé chez moi j'ai vu entrer : la Phtisie galopante. Il m'a quitté avec grands regrets parce qu'il a été " appelé ". Je ne doute pas qu'il ne soit réformé. Mais si je suis parti à Cabourg, il sera trop tard. Et je crois que je peux très bien emmener à Cabourg dans les temps actuels Madame Albaret qui m'a offert de revêtir des vêtements masculins ce que j'ai refusé, mais qui jouerait fort décemment les Comtesse Chevreau.
La scène de l’ascenseur elle -même fait penser à celle que vécut Proust en se rendant chez Louis Gautier Vignal, où, bloqué entre deux étages, il appuya frénétiquement sur tous les boutons à la fois et fut transporté au rez-de-chaussée, avant que le concierge ne vienne à son secours.
Le liftier (version alternative du nom de profession, lift = souleveur?) a la fonction d’un Mercure à bicyclette, d’un intercesseur entre le Narrateur et l’objet de son désir.
Si un tel désir me saisissait quand [Albertine] était trop loin de Balbec … j'envoyais le lift à Egreville, à la Sognê, à Saint-Frichoux, en lui demandant de terminer son travail un peu plus tôt. Il entrait dans ma chambre, mais en laissait la porte ouverte car, bien qu'il fît avec conscience son «boulot», lequel était fort dur, consistant, dès cinq heures du matin, en nombreux nettoyages, il ne pouvait se résoudre à l'effort de fermer une porte et, si on lui faisait remarquer qu'elle était ouverte, il revenait en arrière et, aboutissant à son maximum d'effort, la poussait légèrement. Avec l'orgueil démocratique qui le caractérisait … il me disait, en parlant d'un chasseur qui était lift un jour sur deux: «Je vais voir à me faire remplacer par mon collègue.» Cet orgueil ne l'empêchait pas, dans le but d'améliorer ce qu'il appelait son traitement, d'accepter pour ses courses des rémunérations, qui l'avaient fait prendre en horreur à Françoise: «Oui, la première fois qu'on le voit on lui donnerait le bon Dieu sans confession, mais il y a des jours où il est poli comme une porte de prison. Tout ça c'est des tire-sous.» (…) Je lui pardonnais difficilement aussi qu'il employât certains termes de son métier, et qui eussent, à cause de cela, été parfaitement convenables au propre, seulement dans le sens figuré, ce qui leur donnait une intention spirituelle assez bébête, par exemple le verbe pédaler. Jamais il n'en usait quand il avait fait une course à bicyclette. Mais si, à pied, il s'était dépêché pour être à l'heure, pour signifier qu'il avait marché vite il disait: «Vous pensez si on a pédalé!» (...)
Avant de lui faire mes recommandations, je vis qu'il avait laissé la porte ouverte; je le lui fis remarquer, j'avais peur qu'on ne nous entendît; il condescendit à mon désir et revint ayant diminué l'ouverture. «C'est pour vous faire plaisir. Mais il n'y a plus personne à l'étage que nous deux.» Aussitôt j'entendis passer une, puis deux, puis trois personnes. Cela m'agaçait à cause de l'indiscrétion possible:, mais surtout parce que je voyais que cela ne l'étonnait nullement et que c'était un va-et-vient normal. «Oui, c'est la femme de chambre d'à côté qui va chercher ses affaires. Oh! c'est sans importance, c'est le sommelier qui remonte ses clefs. Non, non, ce n'est rien, vous pouvez parler, c'est mon collègue qui va prendre son service.» Et comme les raisons que tous les gens avaient de passer ne diminuaient pas mon ennui qu'ils pussent m'entendre, sur mon ordre formel, il alla, non pas fermer la porte, ce qui était au-dessus des forces de ce cycliste qui désirait une «moto», mais la pousser un peu plus. «Comme ça nous sommes bien tranquilles.» (...)
«Vous allez me ramener cette jeune fille, lui dis-je, après avoir fait claquer moi-même la porte de toutes mes forces (ce qui amena un autre chasseur s'assurer qu'il n'y avait pas de fenêtre ouverte). (…) – J'ai pas pour bien longtemps, disait le lift qui, poussant à l'extrême la règle édictée par Bélise d'éviter la récidive du pas avec le ne, se contentait toujours d'une seule négative. Je peux très bien y aller. Justement les sorties ont été supprimées ce tantôt parce qu'il y avait un salon de 20 couverts pour le déjeuner. Et c'était mon tour de sortir le tantôt. C'est bien juste si je sors un peu ce soir. Je prends n'avec moi mon vélo. Comme cela je ferai vite.» Et une heure après il arrivait en me disant: «Monsieur a bien attendu, mais cette demoiselle vient n'avec moi. Elle est en bas. – Ah! merci, le concierge ne sera pas fâché contre moi? – Monsieur Paul? Il sait seulement pas où je suis été. »
Proust mêle dans ces épisodes le souvenir de tous les visiteurs qu’il recevait dans sa chambre en essayant de les cacher au personnel de l’Hôtel. Ainsi son ancien camarade des Champs-Elysées Paul Leclercq, que Proust convia à dîner dans sa chambre, "et je vous servirai moi-même , afin que le serveur ne vous puisse voir" parce qu'il était venu en tenue cycliste d'Honfleur à Cabourg, et qu'un Monsieur ne pouvait être vu dans cette tenue par les domestiques.
On imagine aisément qu’Alfred en une occasion semblable ait commencé à s'ouvrir de ses relations féminines, produisant le brevet d'hétérosexualité qui le parait du prestige de Don Juan, le rendant irrésistible, puisque insaisissable mais propre à susciter toutes sortes de souffrances ; donc nécessaire au plaisir ultime, la création littéraire ?
Pure conjecture, mais le fait est que c'est bien Agostinelli que Proust choisit pour le ramener à Paris à l'issue de la saison, sous prétexte qu'il devait rendre visite à son ami Georges de Lauris qui s'était cassé la jambe dans un accident d'automobile. Cette fois-ci ils empruntèrent le chemin des écoliers via Pont-Audemer, Caudebec, Saint Wandrilles et Jumièges.

En arrivant à l'Hôtel des Réservoirs, Proust à son habitude se coucha. Il ne se rendra qu'une fois chez Lauris, rue de Washington, lui écrivant par la suite qu'il s'était rendu deux fois à Paris pour voir de "jeunes amis nouveaux" et qu'il eut de "petits plaisirs avec une jeune fille de Cabourg" ("Je comprends Barbe-Bleue, c'était un homme qui aimait les jeunes filles.")
"Mais, à Versailles, - écrit mieux que personne Painter (II 169) - il connut encore d'autres agréments. Reynaldo descendit à l'hôtel pour quelques jours et composa à son chevet La Fête chez Thérèse tandis que Proust jouait aux dominos avec  Agostinelli et Nicolas [Cottin, valet employé depuis l'année précédente]. La nuit, tandis que ses domestiques dormaient, il travaillait et le Temps Retrouvé commençait enfin, par degré et imparfaitement, mais en toute vérité à lui être révélé".
En octobre 1908, comme il l'écrit à Jacques Bizet, Proust finit par se résigner à envoyer à sa remise une voiture dont "j'étais le seul à ne pas me servir. Depuis qu'Agostinelli est parti je n'ai pas pu me lever une seule fois". La lettre s'achève sur la recommandation de saluer Jossien, dont on ne connaîtra décidément jamais le prénom.

Cabourg taxi devant l’entrée du Grand Hôtel



Les secrétaires

Il est certain -Proust l'avoue sans ambiguïté (lettre à Bibesco) - que c'est le groupe formé sur la jetée par Albert Nahmias en costume de bain et ses deux sœurs, Anita (championne de france de patinage de 1910 à 1912) et Estie, qui inspire la première image de la "petite bande". Albert donne donc son prénom à Albertine. Interrogé bien après la mort de Proust (sur qui il ne livrera aucune autre confidence) au sujet de la coïncidence des prénoms par un journaliste qui lui demandait s’il était le modèle du personnage, Nahmias répondit laconiquement: "Nous étions plusieurs".
Proust a rencontré Nahmias en 1908 à Cabourg, où celui-ci vit chez ses parents à la villa Berthe dont ils sont propriétaires. Albert Nahmias, Ben Nahmias pour l’état-civil (Paris, 1886-Cannes, 1979), « Nahmias fils » comme Proust le désigne à d’autres correspondants dans ses lettres de 1909, était le fils d’un « boursier » originaire de Constantinople, demeurant avenue Montaigne à Paris ; sa mère était née Ballen de Guzman en Équateur.
Pyra Wise le décrit ainsi :
Il semble que Nahmias avait une allure efféminée, une « façon d’être ou de s’habiller, trop recherchée,trop voyante et qui trahit son origine orientale ». La question de sa sexualité a particulièrement intéressé certains proustiens, comme en rend compte Jean-Yves Tadié : « D’après Kolb, Henri Mondor, qui avait examiné Albert Nahmias, le disait homosexuel (conversation avec l’auteur) ; bisexuel serait plus juste puisqu’il s’est marié deux fois.
Les « attributions » successives de Nahmias ,"coulissier" lui-même chargé d'exécuter des ordres de bourse, et futur conseiller financier occulte, varient en fonction des années. En 1911 et 1912, alors que Proust enfermé à Cabourg révise le premier jet de son texte, il est bombardé « secrétaire » chargé de prendre sous la dictée des ajouts à au brouillon d’ Un amour de Swann qui préparent la dactylographie du premier volume, effectuée par Miss Cœcilia Hayward, anglaise, attachée au Grand Hôtel. Si Nahmias est bien une incarnation de la première jeune fille imaginée, il en reste aussi la coquille vide, le successeur de Maria la hollandaise qui se métamorphosera en Alfred-Albertine.
En novembre 1911, après lui avoir dans un premier temps conseillé de respecter les convenances en évitant de vivre avec sa future femme avant mariage, Proust fait à Albert Nahmias cette déclaration : « Cher Albert, que ne puis-je changer de sexe, de visage et d'âge, prendre l'aspect d'une jeune et jolie femme, pour vous embrasser de tout mon cœur ».

L’évolution des sentiments de Proust envers Nahmias suit le schéma habituel de ses « amitiés », emballement, scène de jalousie occasionnant rupture, adoucie par le temps et une atténuation des motifs de la brouille, comme le montre la lettre suivante :

Je n’étais pas bien hier, mais comme vous m’aviez donné rendez-vous entre six et sept sur la digue, [...] mort ou vif j’y serais allé. [...] Naturellement vous n’êtes pas venu, vous n’avez pas jugé à propos de me prévenir [...]. Tout en dînant au restaurant du Casino ensuite, puis au Music-Hall, je me disais tristement des choses dont je vous épargne l’énumération mélancolique. [...] Car je sais que vous n’êtes pas perfectible. Vous n’êtes même pas en pierre, qui peut être sculptée si elle a la chance de rencontrer un sculpteur (et vous pourriez en rencontrer de plus grands que moi, mais je l’eusse fait avec tendresse), vous êtes en eau, en eau banale, insaisissable, incolore, fluide, sempiternellement inconsistante, aussi vite écoulée que coulée. [...]. Moi qui ai eu pour vous une affection vive, cela me donne tantôt envie de bailler, tantôt de pleurer, quelquefois de me noyer. [...]. Et de fait cette amitié (je parle de la mienne) que je croyais si fragile, je l’ai sentie solide comme rarement. Vous êtes un des seuls que je vis cette année. Vous pouvez dire que vous êtes passé à côté d’une fameuse possibilité d’amitié, et que vous l’avez gâchée. [...]. Mon cher ami, par pitié pour ma santé, ne cherchez pas le leurre d’une réconciliation que vous n’êtes même pas capable de maintenir même un mois. Ce que vous appelez vos chagrins, ce sont tout simplement ce que vous croyez des plaisirs,une sauterie, une partie de golf, etc. Un jour je peindrai ces caractères qui ne sauront jamais, même à un point de vue vulgaire, ce que c’est que l’élégance, prêt pour un bal,d’y renoncer pour tenir compagnie à un ami [...] je vous quitte une fois pour toutes. Mais je veux en finissant vous dire que je ne veux pas que vous croyiez que je vous dis tout cela d’un cœur léger ; j’ai eu, je vous le dis parce que je pense que cela vous fait plaisir et vous donne quelque orgueil, beaucoup de chagrin [...].
Réconciliation (faussement ?) distanciée :

23 février 1912 : après avoir discuté d’affaires boursières « J'ai - si vous aimez encore mon travail - beaucoup plus encore à vous donner à faire que d'habitude ! Un vrai volume ! Si cela vous plaît je vous ferai signe prochainement. Ne mettez plus tous ces cachets sauf dans les cas secrets. Merci de vos lettres qui sont toujours charmantes. »
13 mai 1912 : « Est-ce que vous avez toujours envie de rivaliser avec Œdipe et de déchiffrer les énigmes sphyngétiques de mon écriture. Si oui, je peux vous envoyer des cahiers qui dépassent en obscurité tout ce que vous avez jamais vu. »

Nouveau motif :
Mais méchant garçon, pourquoi me promettre que vous viendrez mardi soir et me faire faux bond. Dès le matin, dès la veille, j’étais dans une agitation digne de celle de Swann se rendant chez Prévost. De onze heures à minuit quelle insupportable attente.
Cette fois, Proust apprendra peu après que Nahmias n’était pas occupé par une affaire galante, mais que son automobile avait renversé une petite fille :
A Reynaldo Hahn, le 29 août 1912 : Mon genstil c'est à ne plus oser monter en auto. L'autre jour le petit Nahmias a écrasé une petite fille qui est morte le surlendemain deux jours après Bardac en a écrasé une autre qui est morte sur le coup […] si cela m'arrivait je ne sais ce que je deviendrais.

Le choix d’un secrétaire chez Proust obéit à deux constantes (indépendamment d’une possible) relation amoureuse) ; il faut qu’il soit jeune, et qu’il ne paraisse pas maîtriser tout à fait la langue, comme si ce qu’il devait prendre sous la dictée ou taper à la machine, devait lui demeurer hermétique, où ne commencer à apparaître qu’à travers un déchiffrage cryptique. Leur fonction - fonction, car ils sont des outils, utilisés a contrario de leur destination première - est de rendre lisible un texte que l’auteur s’efforcera de masquer de nouveau sous une pluie d’additions et de réfections digressives. Dans le même mouvement, Proust remplace la notion de classes par celle de catégories mouvantes, introduisant dans son quotidien une ordonnance, fruit de l’arbitraire et de son propre désir, qu’on pourrait qualifier de quasi-militaire. Il joue avec ses petits soldats et utilise tous les moyens, financiers comme sentimentaux, pour espionner leurs faits et gestes.

En 1909 et 1910, Nahmias est précédé dans la fonction de secrétaire ou comme l’écrit Proust lui-même de « pseudo-secrétaire » par Robert Ulrich. Il ne rend pas hommage au travail fourni, puisque selon Fr. Leriche, il lui aurait dicté la mise au net du futur "Combray" à Cabourg en août et septembre 1909. Proust s’occupe d’Ulrich depuis plusieurs années déjà. C’est pour lui qu’il sollicitait un poste de Robert de Billy dès novembre 1906 :

Après avoir pesté contre les travaux bruyants qui vont commencer sous l’appartement qu’il occupera bientôt boulevard Haussmann et qui l’obligent à payer deux loyers (l’un à Versailles, l’autre à Paris), Proust demande à Robert de Billy "beaucoup de services". Pour un "jeune homme de vingt-cinq ans, très distingué et bien d’aspect, écrivant bien, assez bon en comptabilité, très gentilles manières, très sérieux, mais sans instruction approfondie", il demande si le beau-père de son ami n’a pas un poste à pourvoir. En post-scriptum, il expliquera qu’il s’agit de Robert Ulrich, "catholique malgré le nom".
Dès décembre 1906, Proust montre un intérêt suspect pour la vie sentimentale ou sexuelle de son protégé. Il soupçonne une relation entre Ulrich et René Peter, autre littérateur versaillais. Le 27 décembre 1906, il écrit à Peter une lettre dans laquelle, après diverses protestations de tendresse à cet ami d’enfance redevenu un proche et quelques mots rapides d’appréciation sur un roman qu’il vient de publier, Proust en vient seul fait qui l’intéresse : ce qu’il va lui dire n’est pas

qq. chose que j’ai cru mais une de ces idées qu’on imagine… il y a une quinzaine Ulrich qui n’était pas venu depuis que vous l’aviez vu chez moi, vient. Un instant après on entre et on me dit : "Monsieur Peter !" Désespoir, etc. Puis plus de Peter et… plus d’Ulrich. Puis l’autre jour Ulrich revient […] et cinq minutes après : "Monsieur Peter !" […] Alors cette idée c’est que vous aimez beaucoup Ulrich et me le cachiez, que vous veniez ensemble à Versailles et n’arriviez pas exprès en même temps.

Quelques jours plus tard, Proust fait malhabilement marche arrière. Dans cette deuxième lettre il faut comprendre « pureté » comme « preuve d’hétérosexualité affichée » :

vous n’avez compris quoique ce soit à ma lettre. D’abord je vous disais que ma supposition n’en était pas une et je suis trop fatigué pour vous réexpliquer ce que je croyais vous avoir si bien expliqué. Mais, même si vous n’avez pas compris à quel phénomène mental je faisais allusion, si vous avez pensé que c’était une "supposition" (!!!!!!), en tous cas où avez-vous pris qu’elle est [sic] un caractère… douteux ? C’était à mille lieues de ce que je pensais… Lui [Robert Ulrich] a trop fait ses preuves de laideur et vous de pureté pour qu’il put [sic] entrer dans mon imagination un arrangement de ce genre. Ou plutôt que dis-je, lui aussi a fait ses preuves de pureté et même éclatantes et un peu ridicules !" Ulrich avait probablement fait étalage de son hétérosexualité, comme il le fera d’autres fois devant Proust. "Cher René je suis consterné de tout ce que vous avez pensé et je vais tout à l’heure par téléphone vider ceci avec vous mais au nom du ciel que personne ne sache que je suis revenu [à Paris]. Car je suis plus malade qu’on ne peut dire et ne veux voir qui que ce soit… que vous ! Marcel".
On apprend dans le témoignage de Peter qu’il rédige l’année de sa mort en 1947 sur cette saison particulière que la jalousie maladive de Proust atteint jusqu’à son frère, mais également que les deux écrivains projetaient d’écrire une pièce intitulée Le Sadique. Leur proximité suggère que les suppositions de Proust sont exacerbées par une certaine possessivité vis à vis de Peter lui-même, qui formait en 1906 un projet de mariage.

Où se trouve Agostinelli en 1909 demeure obscur. On peut constater toutefois que Proust, concentré sur son livre, réduit de façon drastique ses activités sociales, et ses déplacements puisqu’il renonce à se rendre à Trouville où se trouve Mme Straus, et qu’il envisage un instant comme un lieu peut-être plus propice à l’écriture que le bruyant Grand Hôtel de Cabourg où Robert Ulrich le rejoint le 25 août : « Ce que je voudrais c’est un appartement où je puisse au besoin loger mon secrétaire et mon valet de chambre [Nicolas Cottin]. Il ne cesse de changer de chambre, hésitant entre le quatrième et dernier étage où il n’a pas d’accès à une salle de bai particulière, et les étages inférieurs où il peut disposer d’un cabinet de toilette sans passer par le couloir.


A Georges de Lauris :
« j’ai tranché les difficultés en prenant simplement une chambre au quatrième, par conséquent, n’ayant personne sur la tête, contiguë à une courette, par conséquent sans voisins de ce côté et de l’autre Nicolas. Ma chambre est petite et s’aère mal mais je l’ai prise parce qu’elle a une cheminée et Nicolas en revanche a une chambre superbe avec salle de bain pour laquelle je suis son tributaire. »
A Max Daireaux, fin 1909 :
« A Cabourg, je ne suis pas descendu une seule fois sur la digue, ma santé ayant fort décliné depuis un an. »
En juillet 1910, Proust est chassé du Bd Haussmann par les travaux consécutifs aux inondations de début d’année. Il songe à partir du mois de mai à avoir de nouveau recours à Ulrich : Robert Ulrich télégraphie à Proust, à Paris. Nesles-la-Vallée, le 23 mai 1910 : "Reçois télégramme que ce matin viendrai quand direz. Amitiés. Robert Ulrick [sic]."
Mais Proust se ravise argumentant que durant l’été, Ulrich s’est "éclipsé par suite d’une histoire amoureuse" et est "recherché par ses parents" : en août, il ne se soucie donc "point dans ces conditions de le faire venir à Cabourg où [il] aurai[t] l’air de le cacher" (On connaît le scénario).

Le fait que Proust sollicite de Francis de Croisset en mai 1911 une place d’ouvreuse au théâtre des variétés pour la compagne d’Alfred, Anna Square, montre que non seulement ils sont restés en contact, mais que le couple réside déjà depuis un certain temps dans la capitale. Il est plausible qu’Agostinelli travaille toujours comme chauffeur, peut-être pour un ou plusieurs patrons privés que son ancien client considère déjà comme peu recommandables. Ou bien, lorsqu’il vient en personne demander à Proust fin 1912 de l’employer a-t-il connu le sort de son double anonyme de Balbec ?
Le chauffeur (...) était venu me dire que la Compagnie d'autos qui l'avait envoyé à Balbec pour la saison lui faisait rejoindre Paris dès le lendemain. Cette raison, d'autant plus que le chauffeur était charmant et s'exprimait si simplement qu'on eût toujours dit paroles d'évangile, nous sembla devoir être conforme à la vérité. Elle ne l'était qu'à demi. Il n'y avait en effet plus rien à faire à Balbec. Et en tout cas, la Compagnie, n'ayant qu'à demi confiance dans la véracité du jeune évangéliste, appuyé sur sa roue de consécration, désirait qu'il revînt au plus vite à Paris. Et en effet, si le jeune apôtre accomplissait miraculeusement la multiplication des kilomètres quand il les comptait à M. de Charlus, en revanche, dès qu'il s'agissait de rendre compte à sa Compagnie, il divisait par 6 ce qu'il avait gagné. En conclusion de quoi la Compagnie, pensant, ou bien que personne ne faisait plus de promenades à Balbec, ce que la saison rendait vraisemblable, soit qu'elle était volée, trouvait dans l'une et l'autre hypothèse que le mieux était de le rappeler à Paris, où on ne faisait d'ailleurs pas grand'chose. Le désir du chauffeur était d'éviter, si possible, la morte-saison.

En 1912, Proust croit que son roman est achevé. Il n’a plus besoin de secrétaire. Il se contente pour les additions et mises au propre des compétences de Nicolas Cottin. Traçant le plan de son livre, il écrit à Gaston Gallimard : « Par exemple, titre général Les Intermittences du cœur. Premier volume, sous-titre : Le Temps perdu. Deuxième volume, sous-titre : L'Adoration perpétuelle (ou peut-être À l'ombre des jeunes filles en fleurs). Troisième volume, sous-titre : Le Temps retrouvé. » 

En 1912 et 1913, d’autres jeunes gens se donnent rendez-vous à la porte de Proust pour solliciter des emplois de chauffeur ou bien ne sont-ils que des déguisements des mêmes ? Au regard de la date (janvier 1913) d’une lettre de sollicitation à Mme Straus, on se demande qui est le mystérieux Corentin pour qui plaide Proust, donnant les mêmes raisons qu’à Agostinelli de son refus de l’employer lui-même (la présence d’Albaret, son chauffeur régulier qu’il conserve pour des raisons d’économie et qui est d’ailleurs un camarade du Corentin en question) : « J’ai recommandé Corentin (le mécanicien) à tout le monde (il est venu ici) » Parmi d’autres explication embrouillées on devine que Corentin possède un taxi mais qu’il lui coûte si cher en entretien qu’on ne peut facilement le louer, que Proust a même écrit sans grand espoir au « petit Renault des automobiles », amis surtout affirme qu’il le connaît très bien, que c’est un excellent chauffeur et un garçon très courageux »…

Par une lettre à Reynaldo Hahn du 26 juillet 1913, on sait que Proust tenta la même démarche en faveur de Robert Ulrich :

C'est moi qui cette fois suis parsti sans " crier gare ". Une heure avant je ne le savais pas, et je téléphonais à Me Bizet (pour tâcher de placer comme chauffeur le pauvre Ulrich qui meurt de faim) en lui disant que je ne quitterais sans doute pas Paris cette année…

Et pourtant il part pour Cabourg, conduit par Agostinelli (remplit-il alors la fonction de secrétaire?) dont on sait par ailleurs qu’il se trompa de route. Proust dans la phrase suivante raconte à son cher ami cette mésaventure, évitant soigneusement de nommer Alfred ( parle-ton à un ancien amant de celui qui l’a remplacé?) :

Je vous écris après un voyage terriblement mouvementé, un automobile qui s'est égaré etc., à cinq heures du matin, en arrivant dans cet hôtel où je reviens pour la sixième année et où je suis très bien.
Le seul avec qui Proust partage son secret -peut-être pour raison de force majeure, après l’affaire des filatures -parce qu’il juge qu’il n’a plus rien à craindre de son factotum ? – est Albert Nahmias, à qui, après sa fuite précipitée de Cabourg et son retour improvisé à Paris, il recommande en septembre 1913 la plus grande circonspection :
Je vous raconterai comment je suis parti et vous me comprendrez... [Il n’a jamais, par écrit du moins, fait état de ses véritables motifs] Évitez de parler de mon secrétaire (ex-mécanicien). Les gens sont si stupides qu'ils pourraient voir là (comme ils ont vu dans notre amitié) quelque chose de pédérastique. [Et Proust d’ajouter aussitôt que cela ne changerait rien pour lui mais aurai un effet dévastateur sur le jeune homme...]

Nahmias, Ulrich plus tard Rochat, le mystérieux Jossien (entremetteur ?), Corentin et les mécaniciens anonymes, ont tous apporté quelque chose à Albertine, tandis qu’Alfred se répandait ( se dédoublait et se multipliait) dans pratiquement tous les personnages apparemment secondaires du livre, Morel en tête, mais aussi Saint-Loup, Théodore, et les divers objets de désir révélateurs des souffrances occasionnées par une seule passion dévorante, la jalousie.


Nicolas Cottin, le valet que Proust réengagea après le décès de ses parents, contre l’avis de de mère, qui le soupçonnait d’alcoolisme et avait en conséquence fait promettre à son fils de ne jamais le reprendre, occupa un temps, après avoir survécu comme croupier, les fonctions de copiste (cahiers 9 et 10) et de secrétaire occasionnel.


Aucun commentaire: