lundi, mai 28, 2012

Géricault: Portraits en morceaux

Ce portrait d'un Jeune homme dans un atelier, devenu un des talismans du romantisme, a longtemps été considéré comme un autoportrait de Géricault
Considérant les autres autoportraits de Géricault, force est de constater qu'il n'en est probablement rien:
Sur la base du tableau  d'Ary Schaeffer représentant Géricault sur son lit de mort, on a identifié la figure comme celle du peintre Dedreux-Dorcy, mais on ne voit pas le visage du pleureur qui tient la main de Géricault dans ce tableau:
Il est possible que le personnage des deux tableaux soit en fait l'élève de Géricault, Louis Alexis Jamar, que Géricault représenta ainsi:
Jamar ne fut pas seulement l'élève de Géricault, mais aussi quelque chose comme son domestique ou son compagnon. Ce qui est certain c'est qu'il vécut avec Géricault pendant les deux ans où il occupa l'atelier du Faubourg du Roule où il composa, après s'être rasé la tête afin d'éviter la tentation de se montrer à l'extérieur, la version grand format définitive du Radeau de La Méduse:

Throughout this period of self-incarceration Géricault's closest companion was a handsome eighteen-year-old student who worked as his assistant. We know almost nothing of Louis-Alexis Jamar, who for some reason proved unforthcoming when interviewed, many years later, for Clément's biography. Apprentice and master slept in the same small room off the studio, and their relationship was at the very least stormy and emotional. One memoir later recorded how Géricault took a rare evening off with some friends, returning home at 2 a.m. drunk `and in such a state of exaltation that he started to embrace M. Jamar — who had waited up for him — and did not want to let him go' They quarrelled too. One afternoon, Jamar stormed out after Géricault had casually criticised him in front of some visitors. Having sulked at his parents' house for two days, he was awoken at 6 a.m. by a tap on the door of his attic bedroom. It was Géricault, who had slipped past the concierge and Jamar's sleeping parents to apologise and ask him to return. `Mon petit Jamar, you misinterpreted a remark which I made in your best interests,' he pleaded. So Jamar went back with him.
    Géricault often sketched his apprentice, his thick black hair, pouting mouth and long nose lending themselves easily to affectionate caricature. He also painted his portrait twice and posed him nude for the dead youth, sliding out of the grip of the Job-like elder in the foreground of The Raft of the `Medusa', as well as for two less prominent figures in the painting. No human being in Géricault's oeuvre is afforded the tenderness of expression and delicacy of touch that Jamar is. Why? Of what did their relationship consist? There is no answer. Other painters could dwell on the features of their wives or lovers: Géricault was forbidden Alexandrine, and for a year or so only Jamar was physically close to him — who else was there to hug when he was drunk?
    Yet it could have been otherwise, had he wished it so, and what is striking is how little women interest him as an artist, how rarely and peripherally they feature in his work and how entirely absent they are as conventional erotic figures: `Je commence une femme et ça devient un lion' (`I begin [to draw] a woman and it becomes a lion'), he is reported to have explained lamely. He did sketch a few frank images of sexual congress, but the female nude — rounded, fleshy, and passive — which had been one of the great obsessions of painting in the 300 years since the Renaissance, did not engage him; the male nude — tense, sinewy and active — clearly did. (Rupert Christiansen)
On ne sait effectivement pas grand chose de Jamar, sinon qu'il peignit un tableau demeuré très célèbre, un portrait de Géricault:
On cherche en vain des reproductions d'autres de ses œuvres. Seule la collection du Musée des Beaux-Arts contient quelques dessins qui sont tous des copies:
 d'après David
 d'après La Nuit de Michelange (oui c'est censé être une figure féminine)
et encore une fois notre Polonais


En plus d'assister Géricault dans son quotidien, Jamar posa deux (trois disent certains auteurs) personnages nus du Radeau, dont le "fils" mort à gauche et le personnage de premier plan (dernier apparu dans la composition) dont la tête n'importait guère puisqu'elle est finalement immergée


 qui ressemble à l'Hector de ce dessin précoce
 finalement inversé par rapport à l'étude, comme s'il était travaillé dans un miroir.

La légende prétend que le jeune Delacroix lui-même aurait posé le personnage sur le ventre (ce que la chevelure rendrait plausible si le personnage n'était présent dès les premières études au dessus de ce dernier nu voilé destiné à combler un vide de la composition.
En revanche, un portrait très beau et fantomatique de Delacroix appartient à cette même période
et la présence de Delacroix est attestée parmi les très rares visiteurs autorisés à voir le tableau en cours, comme il le raconta, la vision l'ayant rendu "presque fou" et provoqué une course effrénée pour rentrer chez lui.
C'est sans doute pour cette raison que certains exégètes supposent que les relations entre Géricault et Delacroix étaient peut-être plus intimes qu'on ne croit. 
Tout cela ne justifie par la disparition des œuvres de Jamar, qui vécut jusqu'à 75 ans et dont ne connait aucun tableau postérieur à la mort de Géricault et qui refusa de témoigner pour les biographes de son Maître.

Un autre peintre mineur eut les honneurs du pinceau de Géricault durant cette période, Alexandre Colin
au moins connu pour avoir donné dès 1816 ce fameux portrait -flatté?- de Géricault


et qui présente dans ce tableau pas très poussé le même regard inquiétant et légèrement ironique. Contrairement à Géricault, il peignit essentiellement des nus féminins allégoriques.
 
 Le corps en morceaux

Revenons au tableau du Jeune homme dans un atelier et prêtons attention à l'élément de décors au-dessus de la palette.

Dans le bric-à-brac porté par l'étagère, on distingue un crâne et des moulages en plâtre d'un pied et d'une tête de défunt.

Ces éléments habituels de l'environnement d'atelier, Géricault va profiter de la situation de son nouvel atelier du Faubourg du Roule, derrière l'hôpital Beaujon pour travailler non plus sur des moulages mais sur de véritables fragments humains.

Certaines études de fragments paraissent bien dépeindre des membres vivants et correspondent à des positions exploitées dans le Radeau

Qu'en est-il du tableau sans doute antérieur dit La main attrapant une mouche? dont les couleurs paraissent décrire une main bien vivante

C'est en effet sous le prétexte d'étudier les couleurs des cadavres et leur variation à mesure qu'ils se corrompent que Géricault entreprend une série sans exemple chez ces devanciers d'études anatomiques: et qui n'ont plus aucun rapport véritable avec le projet en cours mais deviennent, en marge de celui-ci, une collection digne du train fantôme, l'art atteignant au paradoxe de transfigurer le repoussant et la laideur.

On dit que les premiers dessins auraient été faits dans un amphithéâtre de l'hôpital, mais quoique Géricault peignit très rapidement, l'état d'achèvement et la recherche de composition suggère à l'évidence qu'il a en effet obtenu le prêt par le personnel médical de véritables morceaux amputés qu'il peint comme des pièces de boucherie.
Le tableau de Montpellier, le plus connu aujourd'hui, avec sa disposition clairement allusive à une sorte de caresse nécrophile, fit dire à Delacroix que l'art "n'a pas besoin de sujet", de (dé)composition en quelque sorte:
 Au seuil de la mort, ne pouvant plus travailler, couché, qu'avec quelques crayons de couleur, c'est encore sur ses propres mains que travaillera Géricault:


Mais l'aspect le plus effrayant de cet ensemble est évidemment l'accumulation de têtes tranchées, alors qu'il n'y en a aucune dans le tableau final.


On dit que cet ensemble de fragments putréfiés dégageait une odeur qui indisposait le voisinage et les modèles, on dit que le peintre garda une quinzaine de jours la tête du guillotiné de Bicêtre, la déplaçant sur le toit pour mieux la conserver et la soustraire aux rats. On dit beaucoup de choses... mais dans le célèbre tableau de Stockholm il est certain que l'autre tête, à gauche était un ajout fantasmatique, destiné à former une image de couple. Celle qui la posa était connue des ateliers comme Félicie, "la petite bossue".

  La même tête dans son état final

 

Au paroxysme de l'étude de couleur, la tête de noyé qui nous ramène plus directement au Radeau:

  https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi-JO7gY7aPIbfGsSr6kz3-G9tVyWeXPPajUh6YYhupN1Imx3frBIR7axAW5WQZqfWmjeYUEq7gWn0mO0dkK7ZfMdW1ljz86rq7fI0ZfTaIWsaCRLjE10hMrAY_-e1tZYmvqrj8/s1600/Th%C3%A9odore_G%C3%A9ricault_-_Head_of_a_Drowned_Man.jpg

On a longtemps attribué à Géricault ce tableau

jusqu'à ce qu'un nettoyage en 1985 ne fasse apparaître la signature Champmartin, qui fut un proche du peintre, témoignage sans doute qu'une mode s'était fait jour... Le tableau de Champmartin ne serait-il pas lui-même inspiré par le dessin de Géricault aujourd’hui au Rijksmuseum?



 Mais il y en aurait d'autres, moins évidentes à rechercher, comme en témoigne ces minuscules vignette.
                                 
  

 Les œuvres les plus bouleversantes et les moins apprivoisables de Géricault sont les fragments de membres humains (surtout celui du musée de Montpellier) et les Têtes de Suppliciés (Stockholm). On les présente en général comme des études pour Le Radeau de la Méduse, mais ils n'ont aucun rapport direct avec cette toile. Ce sont des œuvres achevées, très appréciées des admirateurs de Géricault à son époque, comme en témoignent plusieurs copies. Le tableau de Montpellier est soigneusement composé ; selon un témoignage recueilli par Clément, seule la tête d'homme dans le tableau de Stockholm était vraiment une tête de supplicié tandis que la femme aurait été exécutée d'après un modèle. Loin de n'être qu'un simple exercice d'observation, il s'agit là d'une véritable mise en scène, d'un théâtre de la cruauté où l'art romantique atteint ses limites. (Encyclopédia Universalis)
 
At the same time, Géricault also became increasingly interested in the naturalistic rendering of distressed anatomy, and started making frequent trips to morgues—in particular, that of the Hospital Beaujon in Paris. Initially these trips were intended simply to sketch body parts, but Géricault eventually found beauty in the severed limbs and heads he was studying, and began rendering them as subjects in their own right. At the time, there were programs in local morgues to lend human remains to art students for anatomical study—something like a lending library of body parts. Géricault would take them home to study them as they went through states of decomposition. He was known to stash various heads, arms, and legs under his bed—or alternately store them on his roof—so he could continue to render them in increasingly putrid states and in various angles. The upper torso in the so-called Head of a Guillotined Man in the Art Institute of Chicago (the title is misleading—the head is not guillotined) is one of those which is recognizable from multiple paintings, and is believed to be a thief who died in the insane asylum of Bicêtre; Géricault painted this head from multiple viewpoints over the two week period he kept it in his studio. In particular, the artist seems to have been fascinated by the subtle gradations of color body parts attained as they rotted.

He delighted in playing the morbid tones of putrefying flesh against a warm chiaroscuro which fades into a dark background and seems timeless and quiet, giving these anatomical fragments a presence that is almost iconic. Géricault made frequent jokes about the reaction of his neighbors to this kind of study—not surprisingly, they were displeased, especially with the smell emanating from his studio. Most of these paintings date to the later half of the 1810s. They were apparently entirely for the artist’s own edification—they were not sold to collectors, and most remained in his studio when he died at the age of 32 in 1824, and were offered as lots in his estate sale.
                                                                                                              Paul Koudounaris
Une véritable obsession du démembrement, que les psychanalystes auront tôt fait d'assimiler à une angoisse de castration, mais qui trouve peut-être son explication dans un changement de cap de la sexualité de l'auteur: le 21 août 1818 était né dans le plus grand secret longtemps tu par les biographes officiels, Georges Hippolyte, fils bâtard de Géricault et de la femme de son oncle et jusqu'alors protecteur, Caruel. Le choc de cette paternité incestueuse et le demi scandale qui s'ensuivit est-il responsable de cette plongée vers la mort et le néant et du désengagement de Géricault de la vie sociale ordinaire?

Dans cette spirale de désir morbide qui renforce la volonté de produire son chef d'oeuvre, Géricault fait aussi poser les vivants comme des cadavres, 
(possiblement Jamar à nouveau)


et ci-dessous Théodore Lebrun, autre peintre de son entourage à qui Géricault, demandera de poser parce qu'une jaunisse lui donne de magnifiques couleurs terreuses ("Que vous êtes beau, mon ami"...)

et s'il atténue finalement les déviances vers le macabre et le morbide, on ne saura plus qui parmi les corps de la Méduse sont vivants ou morts.

Géricault maquille la scène de façon à ce que l'interprétation en soit le plus ambigu possible. Ainsi, on peut supposer que le torse à l'extrême gauche du Radeau de la Méduse n'est pas coupé en deux au niveau du sternum mais que les jambes dérivent dans un interstice entre les planches:

La figure fut probablement posée par Gerfant (ou Gerfaut), modèle professionnel, dont reste cette superbe étude:
 Le traitement du vêtement suggère un rapprochement avec cette tête de vieillard:

Non seulement Géricault recourt à ses modèles favoris


mais il en trouve d'autres, notamment Joseph ( de Saint-Domingue), acrobate qu'il arrache au cirque de Madame Saqui, qui pose les rescapés noirs du tableau:


Une fois l'idée définitve trouvée de le placer au sommet de la diagonale de la composition,

 

il n'achève pas l'étude, pour ne pas tarir sa verve.

Avide de réalisme, et peut-être de témoignages directs qui auraient échappé au récit officiel, Géricault demande aux trois survivants célèbres de venir poser pour lui, en particulier Savigny (chirurgien, qui est l'homme coiffé à l'avant)

et Corréard, l'ingénieur dont il se fait un ami:
lequel présente des traits communs avec ce personnage:
Le même Alexandre Corréard aurait peint (de mémoire? et ce serait son unique tableau connu) pour Colin le célèbre portrait de Géricault mourrant
alors qu'Horace Vernet fit dans ses derniers jours une effigie en costume Henri III, peu conforme à la réalité, pour ne pas effrayer dit-on son ami de jeunesse:

 Pami les survivants, la critique a voulu aussi reconnaître dans ce portrait Lavalette, le charpentier de La Méduse, à qui Géricault avait demandé de bâtir une réplique à taille réelle du radeau dans son atelier:
On suppose parfois que ces différents personnages -variations sur un même visage, caricaturé et vieilli-auraient servi à construire l'image du père,





à moins que ce naufragé anonyme, dont un visiteur dit remarquer à Géricault qu'il ressemblait au Marcus Sextus de Guérin et à un des pestiférés de Jaffa de Gros, ne soit tout simplement un autoportrait en vieillard
De nombreux personnages du Radeau ont un air de famille, comme déjà en avait un les soldats des estampes. Les derniers portraits de Géricault, les "monomanes" paraissent aussi avoir des ressemblances, pas tant avec les portraits du peintre par d'autres qu'avec les autoportraits. Puissance de la projection -ou manque de modèles- qui le fait se décrire, comme plus tard Courbet en égaré multiples d'âges différents, tous perdus dans une folie ordinaire quoiqu'incurable?
Dans l'ordre du vieillissement, le monomane du vol

  celui de l'enlèvement

 celui du commandement



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