Pique-nique
sur la falaise
Activité favorite d’Albertine et d’Andrée, mais qui peut éventuellement leur servir d’excuse quand elles ont mieux à faire, le déjeuner sur l’herbe est avant tout le lieu de l’individualisation, celui où les personnalités sortent du groupe.
Peu de jours après pourtant, je fus présenté à Andrée et comme
elle parla assez longtemps, j'en profitai pour lui dire que je
voudrais bien la voir le lendemain, mais elle me répondit que
c'était impossible parce qu'elle avait trouvé sa mère assez mal et
ne voulait pas la laisser seule. Deux jours après, étant allé voir
Elstir, il me dit la sympathie très grande qu'Andrée avait pour
moi ; comme je lui répondais : « Mais c'est moi qui
ai eu beaucoup de sympathie pour elle dès le premier jour, je lui
avais demandé à la revoir le lendemain, mais elle ne pouvait pas ».
« Oui je sais, elle me l'a raconté, me dit Elstir, elle l'a
assez regretté, mais elle avait accepté un pique-nique à dix
lieues d'ici où elle devait aller en break et elle ne pouvait plus
se décommander ». Bien que ce mensonge fût, Andrée me
connaissant si peu, fort insignifiant, je n'aurais pas dû continuer
à fréquenter une personne qui en était capable. (Nom de Pays :
le pays)
J’avais mal compris, dans mon premier séjour à Balbec — et
peut-être bien Andrée avait fait comme moi — le caractère
d’Albertine. J’avais cru que c’était frivolité, mais ne
savais si toutes nos supplications ne réussiraient pas à la retenir
et lui faire manquer une garden-party, une promenade à ânes, un
pique-nique. Dans mon second séjour à Balbec, je soupçonnai que
cette frivolité n’était qu’une apparence, la garden-party qu’un
paravent, sinon une invention.
Il y avait des jours où nous goûtions dans l’une des
fermes-restaurants du voisinage. Ce sont les fermes dites des
Écorres, Marie-Thérèse, de la Croix d’Heuland, de Bagatelle, de
Californie, de Marie-Antoinette. C’est cette dernière qu’avait
adoptée la petite bande. Mais quelquefois au lieu d’aller dans une
ferme, nous montions jusqu’au haut de la falaise, et une fois
arrivés et assis sur l’herbe, nous défaisions notre paquet de
sandwiches et de gâteaux. (…)
Étendu sur la falaise je ne voyais devant moi que des prés, et,
au-dessus d’eux, non pas les sept ciels de la physique chrétienne,
mais la superposition de deux seulement, un plus foncé — de la mer
— et en haut un plus pâle. Nous goûtions, et si j’avais emporté
aussi quelque petit souvenir qui pût plaire à l’une ou à l’autre
de mes amies, la joie remplissait avec une violence si soudaine leur
visage translucide et un instant devenu rouge, que leur bouche
n’avait pas la force de la retenir et pour la laisser passer,
éclatait de rire. Elles étaient assemblées autour de moi ; et
entre les visages peu éloignés les uns des autres, l’air qui les
séparait traçait des sentiers d’azur comme frayés par un
jardinier qui a voulu mettre un peu de jour pour pouvoir circuler
lui-même au milieu d’un bosquet de roses.
Nos provisions épuisées, nous jouions à des jeux qui jusque-là
m’eussent paru ennuyeux, quelquefois aussi enfantins que « La
Tour Prends Garde » ou « À qui rira le premier »,
mais auxquels je n’aurais plus renoncé pour un empire ;
l’aurore de jeunesse dont s’empourprait encore le visage de ces
jeunes filles et hors de laquelle je me trouvais déjà, à mon âge,
illuminait tout devant elles, et, comme la fluide peinture de
certains primitifs, faisait se détacher les détails les plus
insignifiants de leur vie, sur un fond d’or. Pour la plupart, les
visages mêmes de ces jeunes filles étaient confondus dans cette
rougeur confuse de l’aurore d’où les véritables traits
n’avaient pas encore jailli. On ne voyait qu’une couleur
charmante sous laquelle ce que devait être dans quelques années le
profil n’était pas discernable. Celui d’aujourd’hui n’avait
rien de définitif et pouvait n’être qu’une ressemblance
momentanée avec quelque membre défunt de la famille auquel la
nature avait fait cette politesse commémorative. Il vient si vite,
le moment où l’on n’a plus rien à attendre, où le corps est
figé dans une immobilité qui ne promet plus de surprises, où l’on
perd toute espérance en voyant, comme aux arbres en plein été des
feuilles déjà mortes, autour de visages encore jeunes des cheveux
qui tombent ou blanchissent, il est si court, ce matin radieux, qu’on
en vient à n’aimer que les très jeunes filles, celles chez qui la
chair comme une pâte précieuse travaille encore. (...)
Le plus souvent ce qui m’était délicieux, différent du reste du
monde, ce qui commençait à me devenir cher au point que l’espoir
de le retrouver le lendemain était la meilleure joie de ma vie,
c’était plutôt tout le groupe de ces jeunes filles, pris dans
l’ensemble de ces après-midi sur la falaise, pendant ces heures
éventées, sur cette bande d’herbe où étaient posées ces
figures, si excitantes pour mon imagination, d’Albertine, de
Rosemonde, d’Andrée ; (…)
Quant à l’harmonieuse cohésion où se neutralisaient depuis
quelque temps, par la résistance que chacune apportait à
l’expansion des autres, les diverses ondes sentimentales propagées
en moi par ces jeunes filles, elle fut rompue en faveur d’Albertine,
une après-midi que nous jouions au furet. C’était dans un petit
bois sur la falaise. Placé entre deux jeunes filles étrangères à
la petite bande et que celle-ci avait emmenées parce que nous
devions être ce jour-là fort nombreux, je regardais avec envie le
voisin d’Albertine, un jeune homme, en me disant que si j’avais
eu sa place, j’aurais pu toucher les mains de mon amie pendant ces
minutes inespérées qui ne reviendraient peut-être pas, et eussent
pu me conduire très loin.
Dans la section titrée « A l’ombre des jeunes gens en fleurs » de son Aux sources de La Recherche, Luc Fraisse présente l’Ode aux golfeurs que Proust improvisa sur papier à en-tête du Grand Hôtel de Cabourg, probablement en 1908, puisque c’est dans son carnet I qu’il note les noms des membres qui composaient cette petite bande, et qui furent sans doute son quintuple coup de foudre, Gobert, Parent, Delaunay, marquant à l’occasion sa préférence pour les produits locaux : « Mieux d’aimer ce qui est du pays : Plantevigne, Foucart » :
Délaissant pour un mois les dames du Faubourg
Ce soir je pense à vous jeunes gens de Cabourg.(…)
Qui sait si l’avenir sous vos faces rieuses,
Ne cacha pas de grandes choses sérieuses
Et si de ces golfeurs, agrandi par l’amour,
Ne se détachera pas un poète, un jour ?
D’abord (j’ai mes défauts si vous avez les vôtres)
Je ne pouvais vous distinguer les uns des autres (…)
Et je me demandais quel infaillible signe
Pourrait bien distinguer Gobert de Plantevigne.
Comme à l’automne on voit tant et tant d’hirondelles
Se joindre, consulter en agitant leurs ailes,
Ainsi tous rassemblés en groupe peu modeste
Vous poussiez de grands cris en faisant de grands gestes !
Puis les mots, criés fort, de golf, de championnat
Me donnèrent le sens vrai de ce pensionnat.
A son rouge sarrau je connus Plantevigne,
Que son si joli nom au souvenir désigne.
Foucart à l’air chercheur, Parent l’air sarcastique.
Parfois Delaunay seul et plus mélancoliquement
Au visage d’une pureté très classique (…)
Se promenait ainsi qu’en Grèce un jeune sage.
Un long reflet pensif éclairait son visage.
Hier à La Mascotte il rivait sa jumelle
Sur une actrice affreuse et qui lui semblait belle :
Et si j’en ai souri qu’il me pardonne vite,
Qu’il se moque de mon manteau, nous serons quittes !
Le
furet du bois joli
Boudin
la ferme Saint Siméon à Honfleur
« Nous sommes justement dans le bois joli », me dit
Andrée en me désignant les arbres qui nous entouraient, avec un
sourire du regard qui n’était que pour moi et semblait passer
par-dessus les joueurs, comme si nous deux étions seuls assez
intelligents pour nous dédoubler et faire à propos du jeu une
remarque d’un caractère poétique. Elle poussa même la
délicatesse d’esprit jusqu’à chanter sans en avoir envie :
« Il a passé par ici le furet du Bois, Mesdames, il a passé
par ici le furet du Bois joli »
Enfants, sous les marronniers de la cour d’école, nous connaissions le furet parce que nous chantions la chanson ; mais nous appelions la variante à laquelle nous jouions, le jeu de la clé. Il s’agissait pour un autre personnage mobile, en relation avec le maître de jeu, de tourner en rond autour du cercle des participants assis, pour déposer dans le dos de l’un d’eux une clé, qu’il pouvait alors, avant d’être démasqué comme l’élément choisi pour prendre la relève du coureur, tenter de placer discrètement derrière les fesses d’un de ses voisins, et ainsi de suite jusqu’à ce que le possesseur de la clé soit confondu par le joueur debout au centre du cercle. En revanche nous chantions la même chanson.
Dans la version de Proust de ce jeu il s'agit de faire passer une bague sur une ficelle qui fait le tour du cercle des participants derrière leur dos. Celui qui se trouve au milieu doit essayer de repérer l'endroit où se déplace l'anneau ; la personne surprise prendra place au centre à son tour.
Sjef
Houppermans dans
Le furet furtif ;
Une figure du jeu chez Proust fait
une analyse très complète
de la scène dans laquelle il voit une mise en abyme de tout le
livre, jusqu’à dégager de l’interprétation que l’auteur fait
du jeu -du « je » comme il dit -, le cœur de la démarche
d’écriture.
Dans
ce jeu de positions il y a d'ailleurs un aspect curieux qu'on risque
de ne pas voir dans son étrangeté même. (…) la variante
proustienne comprend une déviation essentielle de la pratique
standard du jeu telle que dictionnaires l'enregistrent. En effet,
voici la définition du Robert :
Jeu de société dans lequel des joueurs assis en rond se passent
rapidement de main en main un objet tandis qu'un autre joueur se
tenant au milieu du cercle doit deviner dans quelle main se trouve ce
«furet ».
Le
furet est donc identique à la bague et non pas au « centriste ».
C'est d'autre part dans ce sens que va le refrain qu'on chante
pendant que l'anneau se déplace. Il est encore curieux que dans le
passage proustien c'est seulement Andrée qui chante la mélodie et
qui n'en présente que la deuxième partie : Ce furet-là logiquement
ne peut être que l'objet de passage…. peut-être faut-il voir un
retour à l'origine du mot dans le détournement de La Recherche :
«furet » vient de « fur », le voleur ; ainsi se définirait celui
qui s'empare de la bague, mais encore celui qui dérobe (le sens de)
la lettre. Proust s'empare des mots pour glisser le désir dans le
texte.
Retour au texte de La Recherche à la lumière de ce commentaire. Aux remarques pertinentes de Sjef Houppermans, j’ajouterai pour ma part que ce texte met en place la réduction du personnage aimé (puisqu’il s’agit de la découverte de la cristallisation stendhalienne) à la bague (dédoublée, quand elle devient l’indice de la trahison). Quoi qu’il en soit de l’étymologie (fur/voleur-v(i)oleur) cette bague, ici singulière, est comme on l’a forcément immédiatement compris, un objet funiculant, comme le petit tortillard de Balbec. A travers elle se lit encore la chevalière d’Alfred : glissons comme elle sur la corde raide, sans nous appesantir sur Proust chasseur désirant à la poursuite de la bague identitaire d’Alfred...
Mon amour pouvait faire plus de progrès en quelques minutes passées
ainsi à côté d’elle qu’il n’avait fait depuis que je la
connaissais. Sentant qu’elles dureraient peu, étaient bientôt à
leur fin, car on ne continuerait sans doute pas longtemps ce petit
jeu, et qu’une fois qu’il serait fini, ce serait trop tard, je ne
tenais pas en place. Je me laissai exprès prendre la bague et une
fois au milieu, quand elle passa je fis semblant de ne pas m’en
apercevoir et la suivis des yeux attendant le moment où elle
arriverait dans les mains du voisin d’Albertine, laquelle riant de
toutes ses forces, et dans l’animation et la joie du jeu, était
toute rose.
Joueurs et joueuses commençaient à s’étonner de ma stupidité et
que je ne prisse pas la bague. Je regardais Albertine si belle, si
indifférente, si gaie, qui, sans le prévoir, allait devenir ma
voisine quand enfin j’arrêterais la bague dans les mains qu’il
faudrait, grâce à un manège qu’elle ne soupçonnait pas et dont
sans cela elle se fût irritée.
Tout d’un coup la bague passa au voisin d’Albertine. Aussitôt je
m’élançai, lui ouvris brutalement les mains, saisis la bague ;
il fut obligé d’aller à ma place au milieu du cercle et je pris
la sienne à côté d’Albertine. Peu de minutes auparavant,
j’enviais ce jeune homme quand je voyais que ses mains en glissant
sur la ficelle rencontraient à tout moment celles d’Albertine.
Maintenant que mon tour était venu, trop timide pour rechercher,
trop ému pour goûter ce contact, je ne sentais plus rien que le
battement rapide et douloureux de mon cœur.
Sjef
Houppermans : Qu'implique « devenir le furet » ?
Le
« devenir furet » entraîne un recours à des images agressives. Le
chasseur se sert du furet pour faire sortir les lapins du terrier
car, comme la belette ou encore l'hermine, le furet « vampirise »
sa proie. « Au-delà du principe de plaisir » se projette de la
sorte l'ombre de la mort qui saisira celle qui trop galopera.
N'est-ce
pas aussi s'identifier à l'animal fureteur, à connotation sexuelle,
qu'on ne peut laisser entre les mains d'Albertine et qui sera bientôt
projeté dehors ? Il est remarquable de toute façon que les deux «
furets » du texte, les deux personnes qui prennent explicitement
cette position, soient tous les deux des garçons et que pour le
reste il n'est question que de filles . Ce « devenir furet » du
chasseur, n'est-ce pas l'expression du désir d'être l'objet du
désir de l'autre ? La première fois que le jeu est mentionné dans
le texte c'est en combinaison avec les devinettes déjà signalées :
or, le furet, ne serait-ce pas la devinette par excellence ? Dans un
sens, en suivant le texte, le « je » reste furet à jamais car il a
beau quitter le jeu, il ne peut au fond abandonner son rôle. Et il
existe un autre sens du mot qui exprime fort bien l'attitude que son
état de furet imposera tout au long au narrateur :
«Homme
qui a beaucoup d'habileté, de sagacité pour découvrir certaines
choses, ou qui s'enquiert de tout, et qui s'applique à savoir tout
ce qui se passe de plus secret dans les familles » (Bescherelle).
Proust fausse le jeu,
comme son personnage, se mettant à part, dans la position de
l'artiste. (…) Le jeu en tant que pratique arbitraire est repris
par l'auteur comme « jeu de mots », ce qui permet de dire non à
l'intersubjectivité et d'y ménager une entrée pour la voix du
désir.
À un moment, Albertine pencha vers moi d’un air d’intelligence
sa figure pleine et rose, faisant semblant d’avoir la bague, afin
de tromper le furet et de l’empêcher de regarder du côté où
celle-ci était en train de passer. Je compris tout de suite que
c’était à cette ruse que s’appliquaient les sous-entendus du
regard d’Albertine, mais je fus troublé en voyant ainsi passer
dans ses yeux l’image purement simulée pour les besoins du jeu,
d’un secret, d’une entente qui n’existaient pas entre elle et
moi, mais qui dès lors me semblèrent possibles et m’eussent été
divinement doux. Comme cette pensée m’exaltait, je sentis une
légère pression de la main d’Albertine contre la mienne, et son
doigt caressant qui se glissait sous mon doigt, et je vis qu’elle
m’adressait en même temps un clin d’œil qu’elle cherchait à
rendre imperceptible. D’un seul coup, une foule d’espoirs
jusque-là invisibles à moi-même cristallisèrent..
Ce
que le jeu paraît illustrer ici exemplairement c'est tout d'abord
cette vérité que La Recherche ne cessera d'entériner, à savoir
que l'objet du désir n'existe que comme fixation imaginaire et que
le glissement le long de la chaîne continue infiniment, glissement
de la bague des liaisons, glissement des signifiants. Ce jeu est «
proleptique » dans le sens où il inscrit déjà le caractère
fondamentalement insaisissable de l'autre, le fait que dans l'acte de
possession on ne possède rien, l'impossibilité d'emprisonner
vraiment la fugitive. Ce jeu social est marqué d'ailleurs par une
inhérente cruauté, dans l'agressivité des participants ainsi que
dans le rire moqueur qui frappe celui qui s'est fait prendre au jeu —
honte de l'exhibitionniste.
« Elle profite du jeu pour me faire sentir qu’elle m’aime
bien », pensai-je au comble d’une joie d’où je retombai
aussitôt quand j’entendis Albertine me dire avec rage :
« Mais prenez-là donc, voilà une heure que je vous la
passe. » Étourdi de chagrin, je lâchai la ficelle, le furet
aperçut la bague, se jeta sur elle, je dus me remettre au milieu,
désespéré, regardant la ronde effrénée qui continuait autour de
moi, interpellé par les moqueries de toutes les joueuses, obligé,
pour y répondre, de rire quand j’en avais si peu envie, tandis
qu’Albertine ne cessait de dire : « On ne joue pas quand
on ne veut pas faire attention et pour faire perdre les autres. On ne
l’invitera plus les jours où on jouera, Andrée, ou bien moi je ne
viendrai pas. » Andrée, supérieure au jeu et qui chantait son
« Bois joli » que, par esprit d’imitation, reprenait
sans conviction Rosemonde, voulut faire diversion aux reproches
d’Albertine en me disant : « Nous sommes à deux pas de
ces Creuniers que vous vouliez tant voir. Tenez, je vais vous mener
jusque-là par un joli petit chemin pendant que ces folles font les
enfants de huit ans. »
L’intervention d’Andrée permet provisoirement au Narrateur de ne pas capituler devant le ridicule, ou l’aveu de sa méprise amoureuse en proposant une balade de diversion : mais, surprise, au milieu de cette promenade font irruption les aubépines -défleuries et vertueuses- du raidillon de Combray :
Tout d’un coup dans le petit chemin creux, je m’arrêtai :
je venais de reconnaître, aux feuilles découpées et brillantes qui
s’avançaient sur le seuil, un buisson d’aubépines défleuries,
hélas, depuis la fin du printemps. … Je m’arrêtai une seconde
et Andrée, avec une divination charmante, me laissa causer un
instant avec les feuilles de l’arbuste. Je leur demandai des
nouvelles des fleurs, ces fleurs de l’aubépine pareilles à de
gaies jeunes filles étourdies, coquettes et pieuses. « Ces
demoiselles sont parties depuis déjà longtemps », me disaient
les feuilles... comme Gilberte avait été mon premier amour pour une
jeune fille, elles avaient été mon premier amour pour une fleur.
(…) Nous allâmes retrouver les autres jeunes filles pour rentrer.
Je savais maintenant que j’aimais Albertine ; mais hélas !
je ne me souciais pas de le lui apprendre. C’est que, depuis le
temps des jeux aux Champs-Élysées, ma conception de l’amour était
devenue différente, si les êtres auxquels s’attachait
successivement mon amour demeuraient presque identiques. D’une part
l’aveu, la déclaration de ma tendresse à celle que j’aimais ne
me semblait plus une des scènes capitales et nécessaires de
l’amour ; ni celui-ci, une réalité extérieure mais
seulement un plaisir subjectif. Et ce plaisir, je sentais
qu’Albertine ferait d’autant plus ce qu’il fallait pour
l’entretenir qu’elle ignorerait que je l’éprouvais.
Sjef
Houppermans termine son
développement sur le furet par
cette conclusion hardie :
Comme une sorte de complément à la
scène du furet, les pages suivantes, où se détaille la
cristallisation des sentiments du narrateur, comporteront encore un
autre exemple d'un jeu qui ajoutera un élément important au
portrait d'Albertine. De celle-ci il est noté en effet qu'elle « se
promenait en manœuvrant son diabolo comme une religieuse son
chapelet » et le texte poursuit : «Grâce à ce jeu elle pouvait
rester des heures seule sans s'ennuyer » et, plus loin : « Le golf
donne l'habitude des plaisirs solitaires. Celui que procure le
diabolo l'est assurément » (II, 282). Dans la discussion on
mentionne en outre le fait qu'Albertine a envoyé une « balle »
dans la figure de madame de Villeparisis qui s'en est plainte. On
voit donc comment encore une fois l'agressivité fait partie du jeu,
agressivité qu'on peut combiner avec la notion de « plaisir
solitaire », impliquant un refus du désir du « je », qui, lui, se
considère probablement comme la vraie victime. Comme dans le cas du
furet-chasseur cette action agressive se signale par une
particularité du texte proustien en comparaison avec la forme
habituelle du jeu. La manipulation du diabolo se caractérise comme
suit : on fait aller et venir une bobine composée de deux demi-cônes
opposés et qui présentent une «taille de guêpe » au centre sur
une ficelle qui est tendue entre deux bâtonnets tenus dans les deux
mains. La bobine ayant pris une certaine vitesse et produisant un son
sifflant typique, on la jette en l'air pour la rattraper ensuite ;
cet exercice peut se compliquer de mille façons. On voit que le fait
d'envoyer des « balles » apparaît comme une aberration quelque peu
vicieuse du jeu, bien dans la nature d'Albertine telle que le
narrateur la craint et la désire. Il aurait donc peut-être de
bonnes raisons pour se faire des soucis quand Albertine, peu après,
en parlant de son prochain séjour à l'hôtel fait le projet suivant
: « Vous pourrez venir assister à mon dîner à côté de mon lit
et après nous jouerons à ce que vous voudrez » (II, 383). Ce
jeu-là se terminera encore par la débâcle.
Pour saisir toute la portée de la
scène du diabolo, il faut revenir un moment dans le livre et relire
la première occurrence de l'instrument en question. C'est encore
avant la cristallisation par voie de furet, et le narrateur mentionne
comment il avait aperçu Albertine « élevant au bout d'un cordonnet
un attribut bizarre qui la faisait ressembler à l'« Idolâtrie »
de Giotto » (II, 241). Albertine se trouve ainsi dans la bonne
compagnie d'une autre image emblématique et hiératique, la fameuse
« Charité de Giotto », symbole vivant d'une grossesse exubérante,
fille de cuisine harcelée par Françoise et qui verse ses larmes sur
les asperges diurétiques et odoriférantes. Étranges formes
élémentaires de l'art où une sexualité sacralisée se totémise.
N'est-ce pas plus vrai encore pour Y attribut bizarre, bobine ou
bilboquet, balle ou godemiché, diable-idole (Proust pratique de
nouveau un jeu sur le nom du jeu) qui quarante pages plus loin sera
explicitement voué au « plaisir solitaire » ? La rose Albertine à
la tête de Méduse (ses tresses noires tombantes) se voit ainsi
pourvue également du plus effroyable des instruments féminins, le
phallus postiche. Loin pourtant de se réjouir de retrouver ainsi le
petit secret d'un texte, c'est en relançant cet élément dans le
jeu qu'il convient de s'en servir comme case dynamique dans un
kaléidoscopique tourbillon de mots et d'images. Le jeu dit la
vérité de la littérature et du désir, de leur lien, du désir
littéraire comme apothéose. Les jeux d'enfant constituent une des
images les plus riches et les plus vraies pour mettre en scène
l'édification d'une fiction, pour montrer ses règles et ses
aberrations, sa remise en question fondamentalement poétique de la
langue.
En dépit des échecs
successifs des tentatives de passage à l’acte, la scène,
augmentée de l’évocation d’une sieste crapuleuse, provoquée en
réalité comme on va le voir par la désinhibition alcoolique et la
nuit, surgit en rappel dans les dernières lignes de Sodome et
Gomorrhe, au moment où le Narrateur déclare -cochon qui s’en
dédie- qu’il lui faut absolument épouser Albertine :
En
face de nous, à la saillie de la falaise de Parville, le petit bois
où nous avions joué au furet inclinait en pente jusqu'à la mer,
sous le vernis encore tout doré de l'eau, le tableau de ses
feuillages, comme à l'heure où souvent, à la fin du jour, quand
j'étais allé y faire une sieste avec Albertine, nous nous étions
levés en voyant le soleil descendre.
Ivresse
sylvestre : le nocturne de Chantepie
Dubourg
Buveurs de Cidre à la ferme Saint-Siméon
En quittant Marcouville, pour
raccourcir, nous bifurquions à une croisée de chemin où il y a une
ferme. Quelquefois Albertine y faisait arrêter et me demandait
d’aller seul chercher, pour qu’elle pût le boire dans la
voiture, du calvados ou du cidre, qu’on assurait n’être pas
mousseux et par lequel nous étions tout arrosés. Nous étions
pressés l’un contre l’autre. Les gens de la ferme apercevaient à
peine Albertine dans la voiture fermée, je leur rendais les
bouteilles ; nous repartions, comme afin de continuer cette vie à
nous deux, cette vie d’amants qu’ils pouvaient supposer que nous
avions, et dont cet arrêt pour boire n’eût été qu’un moment
insignifiant ; supposition qui eût paru d’autant moins
invraisemblable si on nous avait vus après qu’Albertine avait bu
sa bouteille de cidre ; elle semblait alors en effet ne plus pouvoir
supposer entre elle et moi un intervalle qui d’habitude ne la
gênait pas ; sous sa jupe de toile ses jambes se serraient contre
mes jambes, elle approchait de mes joues ses joues qui étaient
devenues blêmes, chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose
d’ardent et de fané comme en ont les filles des faubourgs. À ces
moments-là, presque aussi vite que de personnalité elle changeait
de voix, perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée,
hardie, presque crapuleuse.
Junko Meguro. Dans sa thèse La nourriture chez Marcel Proust, commente ainsi cette scène :
L’image d’Albertine n’est pas citadine, mais marine et normande (…) Si le narrateur et son amante sont arrosés, c’est qu’il s’agit sans doute, selon J-P Richard, d’un cidre à la fraîcheur active et effervescente. Ce critique remarque qu’on peut découvrir une description du cidre dans Contre Sainte-Beuve :
« [...] – si “frais” en effet qu’il (le cidre) appuiera au passage sur toutes les parois de la gorge en une adhérence entière, glaciale et embaumée – » (CSB,)
«le cidre mousseux
arrosant le héros et Albertine en voiture était déjà le signe du
bonheur lors d’un brouillon ancien pour un séjour au bord de la
mer avec Maria » et ce brouillon ancien est le Cahier 64 avant
1912. Le
cidre n’est pas seulement une boisson pétillante,
mais aussi jaune ou dorée. Dans un souvenir poignant après
l’annonce de la mort d’Albertine, il apparaît sous le signe
paradoxal d’un lieu sombre traversé des rayons du soleil.
[...] je me détournais
violemment, sous la décharge douloureuse d’un des mille souvenirs
invisibles qui à tout moment éclataient autour de moi dans l’ombre
: je venais de voir qu’elle avait apporté du cidre et des cerises,
ce cidre et ces cerises qu’un garçon de ferme nous avait apportés
dans la voiture, à Balbec, espèces sous lesquelles j’aurais
communié le plus parfaitement, jadis, avec l’arc-en-ciel des
salles à manger obscures par les jours brûlants.
les
soirs où nous avions emporté du champagne dans les bois de
Chantepie, la voix provocante et changée, elle avait au visage cette
chaleur blême rougissant seulement aux pommettes que, la distinguant
mal dans l'obscurité de la voiture, j'approchais du clair de lune
pour la mieux voir et que j'essayais maintenant en vain de me
rappeler, de revoir dans une obscurité qui ne finirait plus. Petite
statuette dans la promenade vers l'île, calme figure grosse à gros
grains près du pianola, elle était ainsi tour à tour pluvieuse et
rapide, provocante et diaphane, immobile et souriante, ange de la
musique. Chacune était ainsi attachée à un moment, à la date
duquel je me trouvais replacé quand je la revoyais. Et les moments
du passé ne sont pas immobiles ; ils gardent dans notre mémoire le
mouvement qui les entraînait vers l'avenir – vers un avenir devenu
lui-même le passé, – nous y entraînant nous-même. Jamais je
n'avais caressé l'Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je
voulais lui demander d'ôter cette armure, ce serait connaître avec
elle l'amour des camps, la fraternité du voyage.
je
m’étais entendu avec un loueur de Balbec afin que tous les jours
une voiture vînt nous chercher. Pour avoir moins chaud nous prenions
par la forêt de Chantepie. L’invisibilité des innombrables
oiseaux, quelques-uns à demi marins, qui s’y répondaient à côté
de nous dans les arbres donnait la même impression de repos qu’on
a les yeux fermés. À côté d’Albertine, enchaîné par ses bras
au fond de la voiture, j’écoutais ces Océanides.(…)
Après le dîner l'auto
ramenait Albertine ; il faisait encore un peu jour ; l'air était
moins chaud, mais, après une brûlante journée, nous rêvions tous
deux de fraîcheurs inconnues ; alors à nos yeux enfiévrés la lune
toute étroite parut d'abord … comme la légère et mince pelure,
puis comme le frais quartier d'un fruit qu'un invisible couteau
commençait à écorcer dans le ciel. (…) Aux premiers moments je
ne la distinguais pas ; je m'inquiétais déjà qu'elle ne dût pas
venir, qu'elle eût mal compris. Alors je la voyais, dans sa blouse
blanche à pois bleus, sauter à côté de moi dans la voiture avec
le bond léger plus d'un jeune animal que d'une jeune fille. Et c'est
comme une chienne encore qu'elle commençait aussitôt à me caresser
sans fin. Quand la nuit était tout à fait venue et que, comme me
disait le directeur de l'hôtel, le ciel était tout parcheminé
d'étoiles, si nous n'allions pas nous promener en forêt avec une
bouteille de Champagne, sans nous inquiéter des promeneurs
déambulant encore sur la digue faiblement éclairée, mais qui
n'auraient rien distingué à deux pas sur le sable noir, nous nous
étendions en contrebas des dunes ; ce même corps … je le tenais
serré contre le mien, sous une même couverture, tout au bord de la
mer immobile divisée par un rayon tremblant ; et nous l'écoutions
sans nous lasser et avec le même plaisir, soit quand elle retenait
sa respiration, assez longtemps suspendue pour qu'on crût le reflux
arrêté, soit quand elle exhalait enfin à nos pieds le murmure
attendu et retardé. Je finissais par ramener Albertine à Parville.
Arrivé devant chez elle, il fallait interrompre nos baisers de peur
qu'on ne nous vît ; n'ayant pas envie de se coucher, elle revenait
avec moi jusqu'à Balbec, d'où je la ramenais une dernière fois à
Parville ; les chauffeurs de ces premiers temps de l'automobile
étaient des gens qui se couchaient à n'importe quelle heure.
"Vous chassez beaucoup, monsieur? dit Mme Verdurin avec mépris
à M. de Cambremer.
- Je chasse surtout dans la forêt de Chantepie, répondit M. de
Cambremer...
- Mérite-t-elle son nom? » demanda Brichot à M. de Cambremer,
après m'avoir regardé du coin de l’œil car il m'avait promis de
parler étymologies : - Je veux dire: Est-ce qu'il y chante
beaucoup de pies?"
- Voyez-vous, dit M. de Cambremer, ce que c'est que de rencontrer un
savant. Voilà quinze ans que je chasse dans la forêt de Chantepie
et jamais je n'avais réfléchi à ce que son nom voulait dire."
- "Vous êtes sûr que Chantepie veut dire la pie qui chante,
Chochotte?" ajouta Mme Verdurin pour montrer qu'en grande
maîtresse de maison elle prenait par à toutes les conversations à
la fois.
..."Vous n'ignorez pas, madame, que beaucoup de régions
forestières tirent leur nom des animaux qui les peuplent. A côté
de la forêt de Chantepie, vous avez le bois de Chantereine. (…) je
réponds à la question de M. de Cambremer; reine n'est pas ici la
femme d'un roi, mais la grenouille. C'est le nom qu'elle a gardé
longtemps dans ce pays, comme en témoigne la station Renneville ,
qui devrait s'écrire Reineville.
La
présence de la grenouille dans Le
déjeuner sur l’herbe
de Manet souleva la polémique, car l’animal dans le vocabulaire
étudiant de la fin du XIXè siècle était une façon de désigner
les prostituées.
Le
détour par Chanteloup nous
entraîne plus loin; à plusieurs reprises il est associé par Proust
à sa
pagode et à Lucien
Daudet, par
exemple dans
une chronique republiée en 1921 dans Pastiches
et mélanges
volume qui s’ouvre sur les Impressions
en Automobile
de novembre
1907
et
se clôt sur un article intitulé Dans
le journal des Goncourt
qui raconte un dîner avec Lucien daté du 21 décembre 1907 :
Et
tout à coup, dans le bruit des mazagrans
qu’on passe, Lucien me fait à l’oreille, avec un geignardement
comique, cette révélation : « Voyez-vous, moi, monsieur
de Goncourt, si, même avec la Fourmilière,
je ne connais pas cette vogue, c’est que même les paroles que
disent les gens, je les vois,
comme si je peignais, dans la saisie
d’une nuance, avec la même embué
que la Pagode de Chanteloup. »
Le château de Chanteloup,
situé dans la vallée de la Loire, sur
les hauteurs de la ville d'Amboise fut embelli et agrandi par le duc
de Choiseul, qui s’y
retira après sa disgrâce de
la cour de Louis XV.
Détruit en 1823 par des marchands de biens, il ne reste du domaine
de Chanteloup que la pagode édifiée
par Louis-Denis Le Camus en 1775. Cette
« Folie du duc de Choiseul » ou « Monument dédié à
l’Amitié » fut construite , en hommage à tous les
amis qui lui avaient témoigné leur fidélité.
Dans
la boîte en carton contenant les lettres de Proust que Lucien Daudet
légua à son médecin se trouvait aussi
la dédicace longtemps perdue d’un volume de l’édition de luxe
de Swann :
"Mon
cher petit vous êtes absent de ce livre : vous faites trop
partie de mon cœur pour que je puisse jamais vous peindre
objectivement, vous serez jamais un "personnage", vous êtes
la meilleure part de l’auteur. Mais quand je pense que bien des
années de ma vie ont été passées "du côté de chez Lucien",
de la rue de Bellechasse, de Bourg-la-Reine, les mots "le Temps
perdu" prennent pour moi bien des sons différents, bien
tristes, bien beaux aussi. Puissions nous un jour le "retrouver".
D’ailleurs pour vous qui avez peint la pagode de Chanteloup et les
roses de Pâques tout est retrouvé et sera éternellement gardé."
Si
l’on veut jouer comme Proust et
Brichot à
démêler les toponymes, on peut chercher à
situer le
bois
enchanté de
Chanteloup, dont le nom engendra peut-être les autres.
A
200km
d’Illiers, à l'est
de la Forêt Saint-Hilaire
qui s'étend entre Vouillé-la-bataille existe
un Bois de Chanteloup, comme se trouve
non
loin de
Poitiers
une des
plus belles et plus anciennes églises de la région, l'église
Saint-
Hilaire, éponyme
de celle de Combray.
On
sait que dès 1903, Proust avait coutume de convier ses amis à des
pèlerinages ruskiniens sous la forme d’excursions en automobiles.
Ne
serait-ce pas au cours d’une de ces équipées, légèrement plus
tardive, qu’aux environs de Saint-Hilaire, Proust aurait rencontré
le Loup dans la forêt du même nom ?
Si
Chanteloup n’apparaît pas sous sa forme chuintée dans
la
Recherche, on
a déjà souligné que Canteloup est le pseudonyme du postillon de
Longjumeau devenu ténor (et
dans la langue populaire, le « vélo », instrument
premier de la mobilité d’Albertine, désigne, avant
la bicyclette, le
cocher d’une voiture rapide). Or, dans les promenades dans la
« voiture » de Mme de Villeparisis,
le
« bois de
Canteloup » dans
le prolongement de celui de Chantereine, est
traversé par la route du bonheur où apparaissent les trois arbres.
Une
fois que nous connûmes cette vieille route, pour changer, nous
revînmes, à moins que nous ne l’eussions prise à l’aller, par
une autre qui traversait les bois de Chantereine et de Canteloup.(…)
Cette route était pareille à bien d’autres de ce genre qu’on
rencontre en France, montant en pente assez raide, puis redescendant
sur une grande longueur. Au moment même, je ne lui trouvais pas un
grand charme, j’étais seulement content de rentrer. Mais elle
devint pour moi dans la suite une cause de joies en restant dans ma
mémoire comme une amorce où toutes les routes semblables sur
lesquelles je passerais plus tard au cours d’une promenade ou d’un
voyage s’embrancheraient aussitôt sans solution de continuité et
pourraient, grâce à elle, communiquer immédiatement avec mon cœur.
(…) Car dès que la voiture ou l’automobile s’engagerait dans
une de ces routes qui auraient l’air d’être la continuation de
celle que j’avais parcourue avec Mme de Villeparisis… les
impressions que j’avais eues par ces fins d’après-midi-là, en
promenade près de Balbec, quand les feuilles sentaient bon, que la
brume s’élevait et qu’au delà du prochain village on
apercevrait entre les arbres le coucher du soleil comme s’il avait
été quelque localité suivante, forestière, distante et qu’on
n’atteindra pas le soir même. Que de fois, pour avoir simplement
senti une odeur de feuillée, être assis sur un strapontin en face
de Mme de Villeparisis… ne m’est-il pas apparu comme un de ces
bonheurs ineffables que ni le présent ni l’avenir ne peuvent nous
rendre et qu’on ne goûte qu’une fois dans la vie.
Comme
un vent qui s'enfle par une progression régulière, j'entendis avec
joie une automobile sous la fenêtre. Je sentis son odeur de pétrole.
Elle peut sembler regrettable aux délicats (qui sont toujours des
matérialistes et à qui elle gâte la campagne), et à certains
penseurs, matérialistes à leur manière aussi, qui, croyant à
l'importance du fait, s'imaginent que l'homme serait plus heureux,
capable d'une poésie plus haute, si ses yeux étaient susceptibles
de voir plus de couleurs, ses narines de connaître plus de parfums,
travestissement philosophique de l'idée naïve de ceux qui croient
que la vie était plus belle quand on portait, au lieu de l'habit
noir, de somptueux costumes. Mais pour moi (de même qu'un arôme,
déplaisant en soi peut-être, de naphtaline et de vétiver m'eût
exalté en me rendant la pureté bleue de la mer le jour de mon
arrivée à Balbec), cette odeur de pétrole qui, avec la fumée qui
s'échappait de la machine, s'était tant de fois évanouie dans le
pâle azur, par ces jours brûlants où j'allais de
Saint-Jean-de-la-Haise à Gourville, comme elle m'avait suivi dans
mes promenades pendant ces après-midi d'été pendant qu'Albertine
était à peindre, elle faisait fleurir maintenant de chaque côté
de moi, bien que je fusse dans ma chambre obscure, les bleuets, les
coquelicots et les trèfles incarnats, elle m'enivrait comme une
odeur de campagne non pas circonscrite et fixe, comme celle qui est
apposée devant les aubépines et, retenue par ses éléments
onctueux et denses, flotte avec une certaine stabilité devant la
haie, mais une odeur devant quoi fuyaient les routes, changeait
l'aspect du sol, accouraient les châteaux, pâlissait le ciel, se
décuplaient les forces, une odeur qui était comme un symbole de
bondissement et de puissance et qui renouvelait le désir que j'avais
eu à Balbec de monter dans la cage de cristal et d'acier, mais cette
fois pour aller non plus faire des visites dans des demeures
familières avec une femme que je connaissais trop, mais faire
l'amour dans des lieux nouveaux avec une femme inconnue. Odeur
qu'accompagnait à tout moment l'appel des trompes d'automobiles qui
passaient, sur lequel j'adaptais des paroles comme sur une sonnerie
militaire : « Parisien, lève-toi, lève-toi, viens
déjeuner à la campagne et faire du canot dans la rivière, à
l'ombre sous les arbres, avec une belle fille, lève-toi, lève-toi. »
Un
peu plus tôt dans le texte est ré-affirmé le lien entre désir
libidineux et nature :
Grâce
sans doute au souvenir épars des rendez-vous oubliés que j’avais
eus, collégien encore, … sous la verdure déjà épaisse, cette
région du printemps où le voyage de notre demeure errante à
travers les saisons venait depuis trois jours de s’arrêter, sous
un ciel clément, et dont toutes les routes fuyaient vers des
déjeuners à la campagne, des parties de canotage, des parties de
plaisir, me semblait le pays des femmes aussi bien qu’il était
celui des arbres, et le pays où le plaisir, partout offert, devenait
permis à mes forces convalescentes. (La
Prisonnière)
Avant de se décider à proposer à Albertine, avec laquelle il regrette, enchaîné à son tour, de ne pas avoir rompu, cette promenade qui devait être la dernière le Narrateur, dans son excitation renonce encore à l’emmener voir au Luxembourg un tableau d’Elstir qui rappelle furieusement la Scène d’été :
Et
puis il y avait aussi là-bas, dans les Elstir, des nudités de
femmes dans des paysages touffus du Midi qui pouvaient faire penser
Albertine à certains plaisirs, bien qu’Elstir, lui (mais ne
rabaisserait-elle pas l’œuvre ?), n’y eût vu que la beauté
sculpturale, pour mieux dire, la beauté de blancs monuments que
prennent des corps de femmes assis dans la verdure. Aussi je me
résignai à renoncer à cela et je voulus partir pour aller à
Versailles.
Et, par association d’idée, comme s’il s’agissait de confirmer encore l’identité du personnage et du modèle, c’est Albertine qui signale, au départ de la pâtisserie de Versailles où elle vient de se livrer à une séance de drague muette mais outrancière, le passage, très haut dans l’azur d’un aviateur :
Je
pensais à ma grand’mère qui se plaisait à regarder monter dans
ce même bleu le clocher de Saint-Hilaire. Soudain j’éprouvai de
nouveau la nostalgie de ma liberté perdue en entendant un bruit que
je ne reconnus pas d’abord ... C’était comme le bourdonnement
d’une guêpe « Tiens, me dit Albertine, il y a un aéroplane,
il est très haut, très haut. »
Je
regardais tout autour de moi, mais je ne voyais, sans aucune tache
noire, que la pâleur intacte du bleu sans mélange. J’entendais
pourtant toujours le bourdonnement des ailes qui tout d’un coup
entrèrent dans le champ de ma vision. Là-haut, de minuscules ailes
brunes et brillantes fronçaient le bleu uni du ciel inaltérable.
J’avais pu enfin attacher le bourdonnement à sa cause, à ce petit
insecte qui trépidait là-haut, sans doute à bien deux mille mètres
de hauteur ; je le voyais bruire. Peut-être, quand les
distances sur terre n’étaient pas encore depuis longtemps abrégées
par la vitesse comme elles le sont aujourd’hui, le sifflet d’un
train passant à deux kilomètres était-il pourvu de cette beauté
qui maintenant, pour quelque temps encore, nous émeut dans le
bourdonnement d’un aéroplane (…)
Avec Agostinelli, Proust découvre la perméabilité des espaces et des temps, c’est-à-dire, comme le représentent le train et l’automobile, que le temps est fonction de l’espace. Qu’Alfred incarne -et avec lui, tous ceux de sa caste, wattmen, mécaniciens du train » l’ange de l’annonciation, est une évidence. Dans Le Temps retrouvé, c’est le cri d’un wattman qui pousse le Narrateur à trébucher sur les pavés inégaux de la cour de l’hôtel de Guermantes, initialisant la séquence des révélations de la mémoire involontaire. La deuxième de la série est provoquée par le tintement de la cuiller contre une tasse qui s’associe au souvenir du bruit de l’employé vérifiant les roues du train. L’image qui surgit est alors celle de la forêt et de l’odeur de fumée, car le petit train du souvenir est précisément à l’arrêt « devant un petit bois »
Un
domestique, en effet, venait, dans ses efforts infructueux pour ne
pas faire de bruit, de cogner une cuiller contre une assiette. Le
même genre de félicité que m’avaient donné les dalles inégales
m’envahit ; les sensations étaient de grande chaleur encore,
mais toutes différentes, mêlées d’une odeur de fumée apaisée
par la fraîche odeur d’un cadre forestier ; et je reconnus
que ce qui me paraissait si agréable était la même rangée
d’arbres que j’avais trouvée ennuyeuse à observer et à
décrire, et devant laquelle, débouchant la canette de bière que
j’avais dans le wagon, je venais de croire un instant, dans une
sorte d’étourdissement, que je me trouvais, tant le bruit
identique de la cuiller contre l’assiette m’avait donné, avant
que j’eusse eu le temps de me ressaisir, l’illusion du bruit du
marteau d’un employé
qui avait arrangé quelque chose à une roue de train pendant que
nous étions arrêtés devant ce petit bois.
Dans l’ordre de la révélation, ce n’est plus seulement l’intercesseur qui est concerné, mais le rappel du premier contact physique avec lui, où qu’il se soit produit, dans un fiacre, ou sur la route conduisant le furet du bois joli à Doncières-le-Goupil.
La
maison du berger
Certains
disaient que l'art d'une époque de hâte serait bref, comme ceux qui
prédisaient avant la guerre qu'elle serait courte. Le chemin de fer
devait aussi tuer la contemplation, il était vain de regretter le
temps des diligences, mais l'automobile remplit leur fonction et
arrête à nouveau les touristes vers les églises abandonnées.
Revenir à cette citation « kkkapitale » revient à justifier le rôle que jouent les instruments mobiles de la modernité, en tant que catalyseurs de la démarche d’écriture et outils porteurs de la « bonne nouvelle » (que le temps perdu est créateur d’avenir.)
Il revient à Marie-Agnès Barathieu (Les mobiles de Marcel Proust)
d’avoir fait la démonstration que ces moyens de transport sont
ceux qui indiquent la voie de la création littéraire :
Dans la production de l’œuvre écrite, les voitures ont été
des « machines à épiphanies » ; elles ont placé
le livre (son auteur et ses lecteurs) sous le signe d'un élan
créateur.
Si l’on prend « transport » dans son sens « racinien »,
ces machines ne sont pas que le moyen, mais le lieu lui-même où se
manifestent les passions.
Transport,
se dit figur. des Passions. Transport
de joye, de colère.
il est dans un si grand transport de joye qu'il ne se sent pas.
Transport, pris solitairement signifie aussi
Ravissement, extase. (Dictionnaire de l’académie 1694)
En analysant deux passages de la Recherche, rapportés au temps de
l’écriture, Marie-Agnès Barathieu fait la preuve que la voiture
est aussi le lieu de l’émotion érotique, et que la célèbre
scène d’Odette et de Swann dans le fiacre fournit dès l’abord
la clé autobiographique de cette « extase » qui conduit
à la création :
le temps de l’écriture et des
corrections – du printemps 1909 (apparition de Swann et sa
maîtresse) à 1913 (date des épreuves corrigées d’« Un
Amour de Swann ») – peut incidemment référer au secrétaire
embauché en 1913.
… L’amour
de Swann pour Odette a besoin d’un prétexte matériel pour se
réaliser (…) Ainsi
le prétexte du soubresaut de la voiture semble davantage dicté par
la réalité biographique d’attouchements vécus, fortuits et sans
suite, que par la personnalité et le passé des protagonistes du
roman.
Je cite le passage avant de laisser la commentatrice poursuivre
l’analyse :
un obstacle fit faire un écart au cheval. Ils furent vivement
déplacés, elle avait jeté un cri et restait toute palpitante, sans
respiration.
- Cela ne vous gêne pas que je remette droites les fleurs de votre
corsage qui ont été déplacées par le choc ? J’ai peur que
vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.
Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant
de façons avec elle, dit en souriant :
Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir
l’air d’avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou
même, commençant déjà à croire qu’il l’avait été,
s’écria :
— Voyez, il y a un peu… je pense que c’est du pollen qui s’est
répandu sur vous ; vous permettez que je l’essuie avec ma main ?
Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? Je vous
chatouille peut-être un peu ? mais c’est que je ne voudrais pas
toucher le velours de la robe pour ne pas le friper. Mais,
voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer, ils seraient
tombés ; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même…
Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable ? Et en les
respirant pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur non plus ?
Je n’en ai jamais senti, je peux ? dites la vérité ?
Souriant, elle haussa légèrement
les épaules, comme pour dire « vous êtes fou, vous voyez bien
que ça me plaît ».
Il est bien évident qu’en faisant preuve d’un peu d’esprit mal tourné, on pourrait faire de cette page une lecture à la Charlus et entendre que le sillon inter-mammaire du corsage n’est autre que l’entrejambe : « Oh ! votre braguette est ouverte, le blanc duveteux du caleçon dépasse : puisque vous conduisez et que vous avez les mains prises, cela ne vous gêne-t-il pas que je le renfonce pour vous ? » puis « un peu de la poussière dorée de la route s’est déposée sur votre pantalon bleu, ou est-ce une tache de sperme séché qui poudroie ? » Les notations intermédiaires soulignent alors la disponibilité du chauffeur, habitué à ce quelques clients usent de n’importe quel prétexte pour s’aventurer avec la promesse muette d’une rallonge à la rémunération à jauger à tâtons le renflement fripé, voire à se pencher pour en goûter l’odeur, si ce n’est directement glisser discrètement dans les poches un billet chifonné : « Je vous chatouille un peu peut-être ? »
Pourquoi une lecture charlienne ? Simplement parce que les catleyas sont une variété d’orchidées (en latin orchis, du grec ancien ὄρχις , órkhis « testicule »), et que c’est la vision de cette fleur en pot, attirant miraculeusement le bourdon mobile par son pollen qui introduit dans Sodome et Gomorrhe la race des hommes-femmes et devient la métaphore de l’échange sexuel entre Charlus et le concierge. Autre indice biographique, ce n’est pas la femme légère qui se pare d’un Catleya, mais -et quoi de plus normal que cette inversion dans le contexte d’un rapport entre hommes- Proust lui-même qui porte cette fleur dans le célèbre portrait que fit de lui Jacques-Emile Blanche, et auquel l’écrivain lui-même se référait comme « portrait au Catleya » et non « au camélia » comme on le désigne habituellement, le catleya à la boutonnière lui étant supportable car c’est justement une fleur sans odeur (et que conséquemment le renifler ne peut produire pour Swann aucune sensation). Cette dernière parenthèse, concernant le véritable porteur de la fleur tendrait à m’amener au renversement suivant que l’initiative de la relation physique pourrait revenir, non pas à la personne « transportée » mais au transporteur lui-même. Pourquoi écrire Catleya, quand Proust, si sensible aux vérifications orthographique ne pouvait ignorer que la leçon correcte est cattleya ? Ce t ôté serait une plaisanterie codée supplémentaire, puisque métaphoriquement « faire catleya » revient à « prendre le thé », « activité à laquelle Odette met le plus grand sérieux », mais expression dont l’usage vulgaire (et particulièrement dans le milieu homosexuel » équivaut à copuler, si ce n’est à ingérer en place de thé un autre liquide doré et chaud. Prendre le thé est aussi ce que vient faire tous les après-midi Charlus chez Jupien, ce qui explique encore l’indignation du baron quand la nièce du concierge qu’il veut fiancer à Morel propose vulgairement de leur « payer le thé».
Mais
feignons l’innocence et poursuivons avec les critiques non
dilettantes :
Marie-Agnès Barathieu : Nous
relevons le fait que les cinq références aux catleyas d’« Un
amour de Swann »
sont cinq additions
portées sur les dactylographies. La métaphore « faire
catleya » serait
venue combler un manque, opérant – comme un mode d’emploi –,
la transition narrative de la femme rêvée à la femme possédée,
et – comme un transfert affectif –, la transition biographique de
la passion inassouvie à la passion apaisée.
Le
rappel de « la
première fois en voiture »
semble référer lui
aussi à un fait isolé, comme si l’essentiel était là, dans ce
contact chaotique et érotique, tandis que son prolongement, la
possession physique, était purement fictif.
Le narrateur vient lui-même
corroborer cette approche, par un commentaire désabusé :
« [...]
la métaphore « faire catleya » [...] qu’ils
employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l’acte de
la possession physique - où d’ailleurs l’on ne possède rien -
[...] » (C. S., I, p. 230).
Une note de Brian Rogers précise… que ce commentaire cynique
est contemporain de la crise affective provoquée par le secrétaire
de Proust, Agostinelli, en 1913.
La variante
d’un passage relatif aux retours de tendresse d’Odette offre un
lapsus – autre phénomène psychique de condensation– révélateur
de l’importance de ces moments d’intimité physique en voiture :
« [...]
comme joie calme je n'en ai jamais connue de plus profonde que de
tels soirs, de m’entendre rappeler sur la porte par ces mots de mon
amie [...] me permettant, ce terrible retour de mon amie que je ne
pouvais concevoir, de le toucher du doigt, à côté de moi,
dans la voiture, de le posséder comme une partie de ma vie
qu’il est d'ailleurs [,.,] » (I, p. 1225).
Se retrouvent, conjugués au masculin
(« le », deux occurrences),
le rapprochement physique et la vaine possession, au croisement des
deux chaînes associatives de la métaphore des catleyas et des
anaphores pronominales ambiguës.
La voiture est un espace clos où
l’être aimé, toujours accessible à la vue du jaloux, sous son
étroite surveillance, est prisonnier, l’espace d'un trajet :
l’intensité d’un tel désir de capture dit le manque et rejoint
le commentaire cynique de l’auteur sur la possession plus virtuelle
ou rêvée, que vécue.
D’autres heurts
font écho à celui d’Odette et de Swann précipités l'un vers
l’autre à la faveur d’un écart. Dans une de ces voitures louées
par Mme Verdurin pour ses invités rejoignant la gare après un dîner
à La Raspelière, le héros en compagnie d’Albertine – lors du
deuxième séjour à Balbec – profite des soubresauts de la
descente :
« [...]
les voitures où je m’arrangeais à être avec Albertine afin que
mon amie ne pût être avec d’autres sans moi, et souvent pour une
autre cause qui est que nous pouvions tous deux faire bien des choses
dans une voiture noire où les heurts de la descente nous
excusaient d’ailleurs, au cas où un brusque rayon filtrerait,
d’être cramponnés l’un à l’autre » (S. G.,
III, p. 482).
« [...] si on nous avait vus après qu’Albertine ait bu sa
bouteille de cidre. [...] Quel plaisir de la sentir contre moi ! »
(S. G., III, p. 403).
De la même façon, le désir de telle
jeune fille à Balbec lors du deuxième séjour fait d’abord étape
chez le pâtissier-limonadier :
«Chaque fois que je voyais une de celles-là, j’avais envie de l’emmener dans l’avenue des Tamaris, ou dans les dunes, mieux encore sur la falaise. Mais bien que dans le désir, par comparaison avec l’indifférence, il entre déjà cette audace qu’est un commencement, même unilatéral, de réalisation, tout de même, entre mon désir et l’action que serait ma demande de l’embrasser, il y avait tout le « blanc » indéfini de l’hésitation, de la timidité. Alors, j’entrais chez le pâtissier-limonadier, je buvais l’un après l’autre sept à huit verres de porto » (S. G., III, p. 233).
Seule la déception est au rendez-vous :
« Aussitôt, au lieu de l’intervalle impossible à combler
entre mon désir et l’action, l’effet de l’alcool traçait une
ligne qui les conjoignait tous deux. Plus de place pour l’hésitation
ou la crainte. Il me semblait que la jeune fille allait voler jusqu’à
moi. J’allais jusqu’à elle, d’eux-mêmes sortaient de mes
lèvres : « J’aimerais me promener avec vous. Vous ne
voulez pas qu’on aille sur la falaise, on n’y est dérangé par
personne derrière le petit bois qui protège du vent la maison
démontable actuellement inhabitée ? » Toutes les
difficultés de la vie étaient aplanies, il n’y avait plus
d’obstacles à l’enlacement de nos deux corps. Plus d’obstacles
pour moi du moins. Car ils n’avaient pas été volatilisés pour
elle qui n’avait pas bu de porto » (S. G., III,
p. 233).
J’interviens à nouveau dans le savant développement pour souligner que ces lignes consacrées à la désinhibition produite par l’alcool redoublent la fonction dévolue à la falaise et au « petit bois », tout en introduisant l’idée d’une cabine mobile, refuge des rapports amoureux. Si l’on regarde un peu plus loin, ce passage est accolé à un développement sur les parfums, tels qu’apparus dans les hymnes orphiques (on sait qu’Albertine est une « bacchante orgiaque »), ce morceau qui pourrait apparaître comme un pur étalage d’érudition étant lui-même encadré par deux aveux des plus curieux : la personne désirée est un Chat botté, et la myrrhe, présent des rois-mages, est l’encens dévolu aux cérémonies de Jupien.
là où on croyait, sur la description faite ou le souvenir personnel, rencontrer la fée Viviane, on trouve le Chat botté. (…) Ces désirs sont seulement le désir de tel être ; vagues comme des parfums, comme le styrax était le désir de Prothyraïa, le safran le désir éthéré, les aromates le désir d’Héra, la myrrhe le parfum des mages, la manne le désir de Nikè, l’encens le parfum de la mer. Mais ces parfums que chantent les Hymnes orphiques sont bien moins nombreux que les divinités qu’ils chérissent. La myrrhe est le parfum des mages, mais aussi de Protogonos, de Neptune, de Nérée, de Leto ; l’encens est le parfum de la mer, mais aussi de la belle Diké, de Thémis, de Circé, des neuf Muses, d’Eos, de Mnémosyne, du Jour, de Dikaïosunè. Pour le styrax, la manne et les aromates, on n’en finirait pas de dire les divinités qui les inspirent, tant elles sont nombreuses. Amphiétès a tous les parfums excepté l’encens, et Gaïa rejette uniquement les fèves et les aromates. (…) Je n’ai jamais voulu de la myrrhe. Je l’ai réservée pour Jupien et pour la princesse de Guermantes, car elle est le désir de Protogonos « aux deux sexes, ayant le mugissement du taureau, aux nombreuses orgies, mémorable, inénarrable, descendant, joyeux, vers les sacrifices des Orgiophantes ».
Et Marie-Agnès
Barathieu de conclure :
L’« autre émotion » nous a fait passer d’un axe de l’inspiration à l’autre, sous-jacent : de leur croisement interactif a bien jailli l’œuvre littéraire. Elle nous a conduit du romancier à l’auteur, de l’univers imaginaire à la « patrie intérieure » (III, 761). Dans un univers hétérogène rassemblé et réconcilié par l’écriture métaphorique, un sujet désuni par ses tendances contre-nature et la solitude, se rassemble, s’accomplit, et se réconcilie aussi avec lui-même, à travers l’écriture.
L’« autre émotion » nous a fait passer d’un axe de l’inspiration à l’autre, sous-jacent : de leur croisement interactif a bien jailli l’œuvre littéraire. Elle nous a conduit du romancier à l’auteur, de l’univers imaginaire à la « patrie intérieure » (III, 761). Dans un univers hétérogène rassemblé et réconcilié par l’écriture métaphorique, un sujet désuni par ses tendances contre-nature et la solitude, se rassemble, s’accomplit, et se réconcilie aussi avec lui-même, à travers l’écriture.
Le nom d’Albertine apparaît dans l’œuvre dans le cahier 33, dit « fridolin », « commencé au début de 1913 au plus tard ». Soit il est introduit parmi des sections ou des chapitres déjà écrits, les transformant, – par le biais d’additions, d’esquisses et de notes-, soit il est le point de départ de nouveaux développements. Que s'est-il passé à partir de 1913, date de son introduction, pour que la cycliste l’emporte sur les autres sportives et pour que la monture passe comme elle au premier plan ?
Citons
Pierre-Edmond Robert : « d’une part, le personnage
d’Albertine n’apparaît pas dans l’œuvre avant le début de la
présence permanente dans la vie de Proust d’Alfred Agostinelli au
printemps de 1913 ; d’autre part, la réorganisation
d’A la recherche du temps perdu
qui suivit fut parallèle aux événements vécus avec Agostinelli
[...] »
Le narrateur
n’a-t-il pas décrit une cycliste au Bois comme « une
créature mi-humaine, mi-ailée » suggérant la
comparaison aux « hommes ailés » (ceux qui ont résolu
le problème des ailes, sans le ridicule des « moignons de
l’oison », « travaillé du désir de planer »,
selon les termes de Marcel Proust) ?
Ce n’est pas
amoindrir l’originalité des trouvailles de Proust que remarquer
qu’il a pu les trouver toutes faites chez cet autre poète qu’il
connaissait par cœur (l’auteur de l’épigraphe de Sodome comme
l’un de ceux cités à Mme de Villeparisis dans sa calèche) Alfred
de Vigny, autre Virgile cicerone qui les avaient déjà énoncées,
en vitesse (Nature protectrice
où poser sa
roulotte, opposée au taureau d’acier mugissant du train,
produit d’une science qui annule les distances et le temps), dans
La Maison du Berger.
Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l'esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer autour des sombres îles.
Marche à travers les champs une fleur à la main.
…
Il
est sur ma montagne une épaisse bruyère
Où les pas du chasseur ont peine à se plonger,
Qui plus haut que nos fronts lève sa tête altière,
Et garde dans la nuit le pâtre et l'étranger.
Viens y cacher l'amour et ta divine faute ;
Si l'herbe est agitée ou n'est pas assez haute,
J'y roulerai pour toi la Maison du Berger.
Où les pas du chasseur ont peine à se plonger,
Qui plus haut que nos fronts lève sa tête altière,
Et garde dans la nuit le pâtre et l'étranger.
Viens y cacher l'amour et ta divine faute ;
Si l'herbe est agitée ou n'est pas assez haute,
J'y roulerai pour toi la Maison du Berger.
…
La
distance et le temps sont vaincus. La science
Trace autour de la terre un chemin triste et droit.
Le Monde est rétréci par notre expérience
Et l'équateur n'est plus qu'un anneau trop étroit.
Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne,
Immobile au seul rang que le départ assigne,
Plongé dans un calcul silencieux et froid.
Trace autour de la terre un chemin triste et droit.
Le Monde est rétréci par notre expérience
Et l'équateur n'est plus qu'un anneau trop étroit.
Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne,
Immobile au seul rang que le départ assigne,
Plongé dans un calcul silencieux et froid.
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