vendredi, novembre 08, 2019

Proust Agostinelli 20


 
Spiritisme
 
séance de spiritisme dans un Grand Hôtel

Bizub (L’écriture automatique et le spiritisme) : 

Dans le livre de Binet, Les altérations de la personnalité, le spiritisme est considéré comme une méthode efficace pour ressusciter le moi somnambulique au même titre que l’hypnose. L’auteur n’hésite pas à inscrire la psychologie expérimentale dans la droite ligne des expériences de spiritisme.(…) Donc, loin de s’en moquer, les adeptes de la psychologie expérimentale s’en réclament.(…) Le moi conscient attribue tout ce qui est inconscient à un autre qui manie la plume, mais avec une autre écriture.

Tout en ne niant pas, Binet (et Sollier qui les traite comme des délirants hystériques) considère néanmoins que les médiums spirites sont des malades, victimes d’une sorte de « désagrégation mentale » :

Binet Le dédoublement de la personnalité et le spiritisme 
Les recherches de ces dernières années ont éclairé d’un jour nouveau les phénomènes du spiritisme, en nous montrant que ces phénomènes sont constitués en grande partie par la désagrégation mentale ; il n’y a point de différence essentielle entre les expériences que nous avons vu pratiquer sur les hystériques et les expériences en quelque sorte spontanées que les spirites pratiquent sur eux-mêmes. Les principales différences tiennent à des conditions accessoires, on pourrait presque dire à des conditions anecdotiques, au milieu, aux noms employés, aux explications imaginées, etc.
Qu’est-ce que le spiritisme ? Tout le monde le connaît, au moins par ouï-dire, car il a sévi longtemps en France, comme une épidémie. Les manifestations auxquelles il a donné lieu sont si nombreuses et si variées qu’on trouvera peut-être difficile de résumer en quelques mots les traits principaux de cette doctrine.
Mais nous n’avons pas l’intention de traiter la question dans son ensemble ; nous voulons simplement indiquer ses points de contact avec les théories psychologiques que nous exposons.
Nous commencerons par quelques éliminations nécessaires. Il existe, au dire des auteurs, certains phénomènes spirites qui se produisent en dehors de l’action d’une personne ou d’une cause connue ; ce sont les phénomènes dits physiques, comme les coups dans les murs, les tables et autres meubles qui se soulèvent d’eux-mêmes, sans qu’on y touche, l’écriture directe par des crayons marchant tout seuls, ou glissés entre deux ardoises, les apparitions d’esprits qu’on peut photographier ou même mouler ; nous ne nions pas ces phénomènes, parce que de parti pris nous ne voulons rien nier ; mais la démonstration scientifique est encore attendue ; nous n’en parlerons pas.
Thomas Edison lui-même, inventeur du phonographe et de la chaise électrique passa les dernières années de sa vie à tenter de mettre au point le Tanatographe, instrument destiné à enregistrer la voix des esprits au moment de leur libération du corps physique. Le résultat de ses expériences n’est pas connu.
 
 
Mumler Mary Todd Lincoln et l’esprit de son époux, le président assassiné


Je me permets encore une fois d’appuyer mon propos sur l’article d’un blog qui fait le point sur cette mode :


Alicia Martins et Céline Giraud, directrices de 2è Temps, Revue numérique d’histoire de l’Art : Dossier La photographie spirite

Ce goût du paranormal a pris sa source au XIXe siècle, dans une période d’inquiétudes populaires qui a suscité une grande mode de l’occulte. C’est dans ce contexte qu’a été inventée la photographie, avec sa capacité d’enregistrement d’éléments invisibles. Elle a légitimement beaucoup intrigué le public, étant vue par beaucoup comme un moyen de prouver l’existence d’entités surnaturelles. Certains ont donc rapidement cherché à capturer l’image de fantômes. Il s’agit d’un type de clichés particulièrement original, qui intrigue encore aujourd’hui. (…)
La photographie spirite est née par hasard aux Etats-Unis, un jour de 1861. Un photographe appelé William Mumler a vu apparaître une jeune femme floue derrière lui, sur un de ses autoportraits. Après avoir compris qu’il s’agissait d’une erreur de sa part, et qu’il avait simplement mal nettoyé sa plaque photographique, il a montré le cliché à des amis pour s’amuser de cet effet étonnant. Peu après, l’image a été publiée à son insu, et vue immédiatement par les croyants spiritualistes comme étant la première photographie d’un esprit. Mumler s’est alors saisi de cette reconnaissance pour devenir officiellement photographe spirite. (…) Il utilisait ensuite une plaque sur laquelle figurait le cliché d’une personne partiellement effacé… pour utiliser la technique de la double exposition… Il a rapidement gagné en célébrité, son studio devenant très prisé, puisque même la veuve du président Abraham Lincoln y est venue se faire photographier avec l’esprit de son époux.
Mais il a été démasqué en 1869, année qui fut également celle de son procès. Il a eu la chance d’être acquitté, mais a tout de même perdu son crédit avec ces accusations, tout comme la photographie dite “spirite” aux Etats Unis de manière générale.
C’est pourtant après cet événement que la pratique est arrivée en Europe. Ce retard est notamment dû à la méfiance d’Allan Kardec, le fondateur du mouvement spirite en France. Il définissait sa doctrine comme professant la survivance de l’esprit après la mort, admettant la possibilité d’une communication avec l’au-delà. Mais en entendant parler des photographies américaines dans les années 1860, Kardec a craint qu’il ne s’agisse de faux clichés qui auraient discrédité le mouvement. 
Dans Le livre des Esprits, bible du spiritisme, Kardec reproduit cependant certains clichés qu’il considère comme « inexplicables » faisant apparaître des phénomènes lumineux invisibles pour les spectateurs autres que le medium qui les suscite.

 
Il a donc fallu attendre la mort de Kardec en 1869, l’année du procès américain, pour le voir remplacé par Pierre-Gaëtan Leymarie. Leymarie a commencé à chercher un photographe spirite “officiel”, qu’il a trouvé en la personne de Jean Buguet.


Ce dernier s’est lancé à partir de 1873, à Paris, en donnant des allures de plus en plus rituelles à ses séances de photographies pour gagner en crédibilité. Son chiffre d’affaire a immédiatement explosé, lançant une grande mode spirite à Paris.
Cependant, son enrichissement rapide et le nombre de ses clients ont aussi attiré l’attention des autorités, qui cherchaient des moyens de freiner l’expansion du spiritisme (considéré comme menant à la folie, voire au suicide). En 1875, après une enquête de la préfecture de police de Paris, Buguet a été arrêté en flagrant délit pour escroquerie. Leymarie l’a également été durant le procès des spirites, qui a fait beaucoup de bruit à l’époque. Tous les accusés ont été condamnés, discréditant le mouvement. Cette situation rappelle encore celle vécue par l’américain Mumler, mais elle est en réalité très différente : Buguet a avoué sa faute dès les premiers instants du procès, racontant aux jurés son mode opératoire dans le détail, ridiculisant donc Leymarie et les spirites. Et surtout, Buguet a rouvert son studio dès sa sortie de prison, pour proposer à ses clients de fausses photographies de fantômes, clairement humoristiques. De cette manière, l’opérateur a tourné la page de la photographie spirite de conviction, pour ouvrir la voie à un nouveau type de représentations tout aussi populaire.


Finalement, que ce soit aux Etats Unis ou en France, la particularité de ces épisodes de photographies spirites tient à leur immense succès : il semble surprenant que tant de personnes aient pu croire à la réalité de ces images, alors même que les journaux contemporains les définissent comme incompatibles avec le « bon sens public ». Et n’oublions pas tous les autres types de photographies liées à l’occulte, qui ont suscité des engouements et participé à forger le paysage visuel du paranormal : ectoplasmes, médiums, tables tournantes, etc.
Ectoplasme lumineux entre les mains de la médium Eva Carrière, 1912, Photographie d’Albert von Schrenck-Notzing


N’oublions pas que pour Proust, très tôt, dans Sentiments filiaux d’un parricide, l’œil, avant d’être comparé à un appareil photographique qui révèle, après développement, certains traits de la personnalité passés inaperçus dans le présent, est déjà un télescope de l’invisible »

Nos yeux ont plus de part qu’on ne croit dans cette exploration active du passé qu’on nomme le souvenir.(…) “Vous avez un regard absent, vous êtes ailleurs”, disons-nous, et pourtant nous ne voyons que l’envers du phénomène qui s’accomplit à ce moment-là dans la pensée. Alors les plus beaux yeux du monde ne nous touchent plus par leur beauté, ils ne sont plus, pour détourner de sa signification une expression de Wells, que des “machines à explorer le Temps”, des télescopes de l’invisible, qui deviennent à plus longue portée à mesure qu’on vieillit.

C’est pourtant à un autre appareil de la modernité, sans visibilité, le téléphone, que sont attribuées des gardiennes mythologiques trinitaires, des anges de l’Invisible dans les ténèbres, telles des Parques ou des Nornes. L’utilisateur, lui tel le médium doit communiquer avec les voix, celles des opératrices comme du correspondant, à travers une « tablette magique » qui fait penser à la tablette de Ouija.

Nous n'avons, pour que ce miracle s'accomplisse, qu'à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler – quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien – les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté, sans qu'il soit permis de les apercevoir : les Danaïdes de l'invisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons ; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l'espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement : « J'écoute » ; les servantes toujours irritées du Mystère, les ombrageuses prêtresses de l'Invisible, les Demoiselles du téléphone !(…
 
La séquence se poursuit par un développement sur la photographie, qui révélera, en place de la grand-mère, l’image d’une étrangère inconnue, qui disparaît presque aussitôt, comme un esprit.
 
Mais qu'au lieu de notre œil ce soit un objectif purement matériel, une plaque photographique, qui ait regardé, alors ce que nous verrons, par exemple dans la cour de l'Institut, au lieu de la sortie d'un académicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de sa chute, comme s'il était ivre ou que le sol fût couvert de verglas. (…) pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j'aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d'un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas. (Le côté de Guermantes)

Le même échec de la reconnaissance apparaît dans la matinée Guermantes du Temps retrouvé qu’elle soit due à l’âge, mais il existe des « trains de retour », à la maladie ou à la drogue. Surgit alors la métaphore du spirite qui tente d’évoquer un esprit muet, comme l’était la grand-mère à l’autre bout du « téléphonage » une fois la communication rompue. 
 
Or, devenu homme politique influent, capable, despotique, ces yeux bleus qui, d’ailleurs, n’avaient pas trouvé ce qu’ils cherchaient s’étaient immobilisés, ce qui leur donnait un regard pointu, comme sous un sourcil froncé. Aussi l’expression de gaîté, d’abandon, d’innocence s’était-elle changée en une expression de ruse et de dissimulation. Décidément il me semblait que c’était quelqu’un d’autre, quand tout d’un coup j’entendis, à une chose que je disais, son rire, son fou rire d’autrefois, celui qui allait avec la perpétuelle mobilité gaie du regard. Des mélomanes trouvent qu’orchestrée par X la musique de Z devient absolument différente. Ce sont des nuances que le vulgaire ne saisit pas, mais un fou rire étouffé d’enfant, sous un œil en pointe comme un crayon bleu bien taillé, quoique un peu de travers, c’est plus qu’une différence d’orchestration. Le rire cessé, j’aurais bien voulu reconnaître mon ami, mais comme, dans l’Odyssée, Ulysse s’élançant sur sa mère morte, comme un spirite essayant en vain d’obtenir d’une apparition une réponse qui l’identifie, comme le visiteur d’une exposition d’électricité qui ne peut croire que la voix que le phonographe restitue inaltérée ne soit tout de même spontanément émise par une personne, je cessai de reconnaître mon ami.
Il faut cependant faire cette réserve que les mesures du temps lui-même peuvent être pour certaines personnes accélérées ou ralenties. Par hasard j’avais rencontré dans la rue, il y avait quatre ou cinq ans, la vicomtesse de Saint-Fiacre (belle-fille de l’amie des Guermantes). Ses traits sculpturaux semblaient lui assurer une jeunesse éternelle. D’ailleurs, elle était encore jeune. Or je ne pus, malgré ses sourires et ses bonjours, la reconnaître en une dame aux traits tellement déchiquetés que la ligne du visage n’était pas restituable. C’est que depuis trois ans elle prenait de la cocaïne et d’autres drogues. Ses yeux, profondément cernés de noir, étaient presque hagards. Sa bouche avait un rictus étrange. Elle s’était levée, me dit-on, pour cette matinée, restant des mois sans quitter son lit ou sa chaise longue. Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent à une vieillesse prématurée. Mais sur la voie parallèle circulent des trains de retour, presque aussi rapides. Je pris M. de Courgivaux pour son fils, car il avait l’air plus jeune (il devait avoir dépassé la cinquantaine et semblait plus jeune qu’à trente ans). Il avait trouvé un médecin intelligent, supprimé l’alcool et le sel ; il était revenu à la trentaine et semblait même, ce jour-là, ne pas l’avoir atteinte. C’est qu’il s’était, le matin même, fait couper les cheveux.
 
Richard Westall: Julius Caesar, le fantôme de César apparaît à Brutus


Marie Miguet-Ollagnier La Mythologie de Marcel Proust :
Le spiritisme lui-même est parfois mis par Proust sur un plan analogue à celui des mythes gréco-latins ou des religions révélées. Lorsque Charlus se fait voyeur d’un Morel qui, se sachant regardé, est tremblant de peur, Proust traduit la terreur sacrée atteignant le baron par une métaphore qui nous fait hésiter entre les rites égyptiens, les, les croyances chrétiennes, la sorcellerie, les pratiques du spiritisme :
Note : On en finirait pas de relever les passages où les phrases qui créent une double atmosphère antique et biblique : « Les idées qui m’étaient apparues s’enfuirent. Ce sont des déesses qui daignent quelquefois se rendre visibles à un mortel solitaire, au détour d’un chemin, même dans sa chambre pendant qu’il dort, alors que debout dans le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation.
C’était bien Morel qu’il avait devant lui, mais comme si les mythes païens et les enchantements existaient encore, c’était plutôt l’ombre de Morel, Morel embaumé, pas même Morel ressuscité comme Lazare, une apparition de Morel, un fantôme de Morel, Morel revenant ou évoqué dans cette chambre (où partout, les murs et les divans répétaient les emblèmes de la sorcellerie, qui était à quelques mètres de lui, de profil.
Ombre, esprit, fantôme, ces mots désignent les mêmes entités pour les littérateurs de l’antiquité, et ces apparitions sont souvent comme dans la célèbre lettre de Pline le Jeune sur le philosophe Athénadore des âmes mortes qui réclament des funérailles pour leur repos. Il est assez troublant de constater dans cette histoire de maison hantée que le spectre porte des chaînes qu’il secoue sans cesse pour effrayer les témoins : 
 
Alors, sans plus tarder, [Athénadore] prend la lumière, et suit l'apparition. Elle marchait d'un pas lent, comme alourdie par ses chaînes. Arrivée dans la cour de la maison, elle s'évanouit tout à coup, plantant là son compagnon. Resté seul, il fait un tas d'herbes et de feuilles pour marquer l'endroit.
Le lendemain, il va trouver les magistrats, il leur demande de faire fouiller ce lieu. On y découvre des ossements emmêlés et enlacés dans des chaînes : le corps, réduit en poussière par le temps et par la terre, les avait laissés nus et usés par les chaînes. On les recueille et on les ensevelit publiquement. Dès que ces mânes eurent été ensevelies selon les rites, la maison fut délivrée.
Ce nouveau détour pour souligner que (sur les routes de Balbec et surtout en bord de mer) le Narrateur de Proust convoque ou simplement voit apparaître des êtres mythologiques, et qu’il se décrit lui-même comme un chasseur de fantômes (c’est « son sort », son destin veut qu’il soit hanté) :

Je revenais par ces chemins d’où l’on aperçoit la mer, et où autrefois, avant qu’elle apparût entre les branches, je fermais les yeux pour bien penser que ce que j’allais voir, c’était bien la plaintive aïeule de la terre, poursuivant, comme au temps qu’il n’existait pas encore d’êtres vivants, sa démente et immémoriale agitation.(…) ils me rappelaient que mon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité, pour une bonne part, était dans mon imagination ; il y a des êtres en effet — et ç’avait été, dès la jeunesse, mon cas — pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient tout le reste, mettent tout en œuvre, font tout servir à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas à s’évanouir ; alors on court après tel autre, quitte à revenir ensuite au premier. Ce n’était pas la première fois que je recherchais Albertine, la jeune fille vue la première année devant la mer. D’autres femmes, il est vrai, avaient été intercalées entre Albertine aimée la première fois et celle que je ne quittais guère en ce moment ; d’autres femmes, notamment la duchesse de Guermantes. Mais, dira-t-on, pourquoi se donner tant de soucis au sujet de Gilberte, prendre tant de peine pour Mme de Guermantes, si, devenu l’ami de celle-ci, c’est à seule fin de n’y plus penser, mais seulement à Albertine ? Swann, avant sa mort, aurait pu répondre, lui qui avait été amateur de fantômes. De fantômes poursuivis, oubliés, recherchés à nouveau, quelquefois pour une seule entrevue, et afin de toucher à une vie irréelle laquelle aussitôt s’enfuyait, ces chemins de Balbec étaient pleins.


  
Mme de Thèbes dans son salon de l’avenue de Wagram

La mode du spiritisme a donné lieu à de nombreux spectacles de théâtre, relayés par les illusionnistes mettant en scène des mediums (parfois enchaînés dans des cabinets noirs) et l’apparition de fantômes, comme ce fut le cas pour Florence Cook et son « double » familier Katie King, passée sur le déclin de sa carrière par Paris en 1899, un an avant la parution de Les Matérialisations de fantômes, la pénétration de la matière et autres Phénomènes psychiques, par le docteur Paul Gibier, conte rendu du 4e Congrès International de Psychologie, qui se tint à Paris en 1900qui donnait des modes d’emploi très précis pour construire des dispositifs accueillants capables d’attirer de vrais fantômes afin de pouvoir les observer et communiquer avec eux. Le propos délirant y est donné pour scientifique, Louis Pasteur, par une lettre reproduite en guise de préface, apportant la caution de son prestige à l’auteur qui avait fondé l’Institut Pasteur de New-York.

Les salons privés ont leurs manuels (en 1863 paraît Spectres, fantômes, apparitions, suivi des différents procédés d’exécutions facile à employer au théâtre ou chez soi) destinés à répéter les trucages simples permettant au commun des mortels de « fabriquer » des apparitions. Chiromanciennes, palmistes et spécialistes des activités divinatoires sont les attractions de la bonne société.

C’est dans le cadre d’un salon, peut-être celui d’Ernesta Stern (Maria Star en littérature), où il avait été introduit par Mme Lemaire, que fréquentaient les filles d’Hérédia, Hahn, et le futuriste italien Marinetti que Proust
raconte une consultation avec la célèbre chiromancienne, Mme A. de Thèbes (1865-1916), dans Jean Santeuil (1,88) : « Au cours de la matinée dont Mme de Thèbes fut un des principaux charmes, Monseigneur qui ne s'était pas départi un instant de sa bonne humeur eut la fantaisie de conduire le petit Jean,qui mort de peur restait seul dans un coin, auprès de la célèbre cartomancienne pour qu'elle lui lût dans la main. Elle y lut des périls dont elle avertit confidentiellement Mme Santeuil, lui disant que si elle ne conjurait pas le mauvais sort, son fils risquait de se briser à un écueil ».

Dans la réalité, cette rencontre dut avoir lieu vers 1895, à en croire une lettre à Mlle Suzette Lemaire du 31 octobre 1895 :

J'ai été très ennuyé d'être réellement malade ces jours-ci (et je suis encore très fatigué, moins pourtant que ne le croit Madame Ernesta qui depuis que Madame de Thèbes lui a dit que je filais, au point de vue de la santé, un mauvais coton, voudrait m'envoyer me reposer au loin)...

Anne Victorine Savigny (1845-1916) est cartomancienne sous le nom de Mme de Thèbes. Elle exerce dans un salon de l’avenue de Wagram, à Paris et publie chaque année ses prophéties dans un Almanac. Elle est l’auteur de L’Énigme du rêve : explication des songes (1908).

Nicole Edelmann :

Quand elle publie ce livre, est âgée de 64 ans. Elle est une voyante reconnue pour ses talents de chiromancienne, recevant sa clientèle dans son appartement, sis dans un entresol de l’avenue de Wagram à Paris. Elle n’a plus rien à prouver depuis qu’Alexandre Dumas fils (1824-­‐1895) a été son Pygmalion en la transformant, de comédienne sans grand succès, en chiromancienne reconnue et à la mode. Dumas fils était en effet, comme son père, friand de magnétisme, de somnambulisme magnétique, de voyance et surtout de chiromancie. Il lui invente son pseudonyme (…) lui fait dresser des horoscopes pour ses amis et connaissances puisque. Mme de Thèbes devient ainsi, à la fin du XIXe siècle, une experte en ces domaines. En 1901, elle publie L’Énigme de la main et rend . Elle y élève la chiromancie au rang d’une science psychologique expérimentale, conception que certains médecins et psychologues interrogent aussi avec sérieux, tout comme la voyance, de manière plus globale. Mme de Thèbes n’est donc nullement une spécialiste de l’analyse des rêves et des songes, mais une voyante appartenant à cette mouvance de la chiromancie astrologique. Elle dit écrire L’Énigme du rêve, sous la pression et à la demande de ses patients.

Mme de Thèbes sait que sommeil et rêve sont, depuis Artémidore, objets d’exploration, elle sait aussi très probablement que médecins, psychiatres et psychologues, philosophes, savants et érudits s’y sont particulièrement attachés depuis le début du XIXe siècle. Certes, les médecins n’écrivent pas de clés des songes ni n’en prescrivent la lecture, mais Freud a publié en 1900 L’Interprétation des rêves, qu’on peut aussi considérer comme une clé des songes fort originale et fort dissonante, mais dont la lecture et la compréhension sont restées limitées à des petits cercles dans la première décennie du XXe siècle. Il est cependant possible que Mme de Thèbes ait eu écho de ce livre et connu l’existence de Freud par la médiation d’Yvette Guilbert, que Freud est allé écouter chanter en août 1889 à l’Eldorado. On sait en effet que d’une part, la chanteuse a consulté Mme de Thèbes en 1896 (elle lui avait prédit le succès d’une seconde carrière après son mariage avec un américain), que d’autre part, elle a correspondu avec Freud et qu’enfin L’Énigme du rêve se trouvait dans la bibliothèque du psychanalyste.

Mme de Thèbes connaît toutes les croyances des spirites qu’elle rapproche sans vergogne de celle des chrétiens. Elle explique en effet dans son livre que l’âme des chrétiens ou le périsprit des spirites sont une même chose. Pour elle, ces supports subtils sortent du corps pendant le sommeil et recueillent ainsi des images et des impressions dans les sphères supranaturelles, ce qui peut être une des explications des rêves. Médiums, somnambules magnétiques, voyants sont observés pour tenter de comprendre le fonctionnement et les compétences du cerveau. On cherche des forces psychiques,des émanations fluidiques, des effluves énergétiques produites par le corps, on explore une possible action de l’esprit sur la matière que l’on nomme «idéoplastie». Et c’est bien ce que semble dire Mme de Thèbes à la fin de L’Énigme du rêve, où elle exprime la ferme croyance que nous ne sommes pas seuls ni en nous-­‐mêmes ni en dehors de nous-­‐mêmes: «Il faut sentir l’inconnu peuplé de tout un monde invisible à nos yeux et qui agit sur nous et en nous».La voyante examine cependant à travers plusieurs chapitres la manière dont la science et la médecine observent les rêves, qu’elle présente non pas classiquement par ordre alphabétique, mais par type d’objets ou de sujets, par exemple les humains, les oiseaux, les quadrupèdes, les poissons, les végétaux, mais aussi les sensations ou encore les couleurs. Et surtout, elle complète par une interprétation astrologique qui est pour elle la seule vraie clé des songes,«le facteur principal du symbole est, en effet, l’influence astrale dominante».

Madame de Thèbes consacre tout un chapitre aux liens entre les songes et les astres qui, selon son interprétation, contrôlent notre formation globale en tant qu’individu tant physiologique que psychique, affirmant que «les facultés, les dispositions naturelles, la mentalité, pour tout dire, dépendent, sinon en totalité, du moins en très grande partie des influences exercées sur chaque individu par les astres dominant dans le ciel, à l’heure de sa naissance».Les astres nous modelant, elle divise globalement en deux l’humanité: il y a «les intellectuels»et les «élémentaires», ceux «dont l’intelligence a reçu une culture générale au-­‐dessus de la moyenne» et ceux dont les facultés n’ont été que peu ou pas développées. Les rêves dépendent donc du type planétaire et de la configuration astrale de chacun.Cependant, Mme de Thèbes rappelle que les types ne sont jamais simples ni purs, mais qu’on peut quand même privilégier le type dominant pour interpréter un rêve. D’un type«jupitérien et intellectuel» : on pourra dire que les bonheurs seront annoncés par des songes se rapportant à des choses délicates et excellentes ; s’il s’agit d’un «jupitérien et élémentaire», pour la même prédiction, il goûtera dans son rêve les plaisirs grossiers de la table et des jouissances matérielles.

Profitant de la la vogue de publications de prédictions dans les médias, qui débute au tournant du XXe siècle, Mme de Thèbes commence à publier chaque année un Almanach de prédictions.
En conclusion de son Almanach Prédictions de Mme De Thèbes pour 1914 (celles qui se sont réalisées, celles qui vont se produire), on lit :
Ce que sera demain : « Et ne devons-nous point bien augurer de ces prédictions, en nous souvenant que Mme de Thèbes dès l’an dernier avait dit : L’an 1914 verra une grande guerre européenne. - Avant la guerre il y aura un grand procès sensationnel et politique [L’affaire Caillaux I?] - Les Allemands arriveront près de Paris, mais ne pourront y rentrer. »
Et, constatant que toutes ces prédictions se sont constamment réalisés à leur temps, et à leur heure, ne devons-nous point accorder confiance aux suivantes : Mort tragique de Guillaume en 1914. -Révolution en Allemagne. -Envahissement de l’Allemagne par les armées françaises. -Victoire décisive des Français et la guerre terminée dès cette fin d’année. »

Il semble en effet que Mme de Thèbes ait fait preuve d’un enthousiasme patriotique un peu précoce puisque, décédée fin 1916, elle-même ne verra pas la fin de la guerre ni la révolution allemande, et qu’elle ait annoncé le ralliement de l’Italie à l’Entente un peu trop rapidement. On ne peut pas toujours avoir raison. Mme de Thèbes aurait prédit, en plus du déclenchement de la première guerre mondiale, la guerre des Boers, la guerre russo-japonaise , la mort violente du général Boulanger ; la mort tragique de Catulle Mendès ; la mort de William Thomas Stead, (journaliste engagé, écrivain et spiritualiste anglais) lors du naufrage du Titanic, le 15 avril 1912 et  l'affaire Caillaux.

En 1915, elle donne son nom à un film suédois de Mauritz Stiller, qui, dans un scénario proche de celui du Trouvère en fait une bohémienne, mère naturelle d’un enfant adopté par une comtesse, destiné à devenir un homme politique français, puissant et malveillant. C’est peut-être ce renom international qui suggère à Proust l’idée de faire intervenir un philosophe norvégien chez Mme Verdurin, dont il fait un « collègue » d’un autre personnage réel, l’un de ses professeurs en Sorbonne rencontré lors de sa licence de philosophie, Emile Boutroux (qui enseigna également à Bergson) :

Mais je dois faire observer à Madame que, si je me suis permis ce questionnaire — pardon, ce questation — c’est que je dois retourner demain à Paris pour dîner chez la Tour d’Argent ou chez l’Hôtel Meurice. Mon confrère — français — M. Boutroux, doit nous y parler des séances de spiritisme — pardon, des évocations spiritueuses — qu’il a contrôlées.
Dans Le Côté de Guermantes, c’est Robert de Saint-Loup à Doncières qui prend Mme de Thèbes comme référence de la capacité à deviner le sort d’une armée dans la bataille ;

C’est le flair, la divination genre Mme de Thèbes (tu me comprends) qui décide chez le grand général comme chez le grand médecin.

On sait que les pages sur la stratégie militaire ont été rédigée, comme pierre d’attente, en même temps que les pages où la guerre s’invite dans Le Temps retrouvé.
A en croire Painter, Proust sur les conseils d’Henri Bardac aurait revu Mme de Thèbes en octobre 1915 pendant la convalescence parisienne de son frère blessé lors d’un accident de moto. Après avoir examiné ses mains et son visage, Mme de Thèbes lui dit : « Qu’attendez-vous de moi, monsieur ? C’est à vous, plutôt, de me révéler mon caractère. »
L’anecdote suggère que certaines facultés excédant l’observation psychologique auraient été pressenties par la medium.
Dans son développement sur le philosophe norvégien, Proust entrelace les thèmes du sommeil (les altérations de la mémoire ou ses reviviscences sous l’influence des hypnotiques), une critique du système de son cousin, la négation de l’immortalité de l’âme au profit d’une croyance de caractère spirite, voire animiste (les êtres survivant éventuellement dans les objets ou d’autres formes du vivant) en une sorte de métempsychose supposant une réminiscence baudelairienne de vies antérieures, et même d’une éventuelle matérialisation dans des mondes parallèles ou extra-terrestres.
 
J’ai toujours dit — et expérimenté — que le plus puissant des hypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profondément deux heures, s’être battu avec tant de géants, et avoir noué pour toujours tant d’amitiés, il est bien plus difficile de s’éveiller qu’après avoir pris plusieurs grammes de véronal. Aussi, raisonnant de l’un à l’autre, je fus surpris d’apprendre par le philosophe norvégien, qui le tenait de M Boutroux, « son éminent collègue — pardon, son confrère », — ce que M. Bergson pensait des altérations particulières de la mémoire dues aux hypnotiques. « Bien entendu, aurait dit M. Bergson à M. Boutroux, à en croire le philosophe norvégien, les hypnotiques pris de temps en temps, à doses modérées, n’ont pas d’influence sur cette solide mémoire de notre vie de tous les jours, si bien installée en nous. Mais il est d’autres mémoires, plus hautes, plus instables aussi. (…) Malgré tout ce qu’on peut dire de la survie après la destruction du cerveau, je remarque qu’à chaque altération du cerveau correspond un fragment de mort. Nous possédons tous nos souvenirs, sinon la faculté de nous les rappeler, dit d’après M. Bergson le grand philosophe norvégien, dont je n’ai pas essayé, pour ne pas ralentir encore, d’imiter le langage. Sinon la faculté de se les rappeler. Mais qu’est-ce qu’un souvenir qu’on ne se rappelle pas ? Ou bien, allons plus loin. Nous ne nous rappelons pas nos souvenirs des trente dernières années ; mais ils nous baignent tout entiers ; pourquoi alors s’arrêter à trente années, pourquoi ne pas prolonger jusqu’au delà de la naissance cette vie antérieure ? Du moment que je ne connais pas toute une partie des souvenirs qui sont derrière moi, du moment qu’ils me sont invisibles, que je n’ai pas la faculté de les appeler à moi, qui me dit que, dans cette masse inconnue de moi, il n’y en a pas qui remontent à bien au delà de ma vie humaine ? Si je puis avoir en moi et autour de moi tant de souvenirs dont je ne me souviens pas, cet oubli (du moins oubli de fait puisque je n’ai pas la faculté de rien voir) peut porter sur une vie que j’ai vécue dans le corps d’un autre homme, même sur une autre planète. Un même oubli efface tout. Mais alors que signifie cette immortalité de l’âme dont le philosophe norvégien affirmait la réalité ? L’être que je serai après la mort n’a pas plus de raisons de se souvenir de l’homme que je suis depuis ma naissance que ce dernier ne se souvient de ce que j’ai été avant elle.
Dans un autre passage du Côté de Germantes, Proust revient sur le spiritisme (évoquant au détour d’une phrase la photographie et les apparitions ectoplasmiques ) et les tables tournantes vues du point de vue du visiteur de salon, non sans une pirouette finale qui discrédite le propos pour le non-croyant. Ce faisant, il étend le champs d’observation à une âme des peuples qui paraît anticiper sur le concept d’inconscient collectif, en lien avec un syncrétisme religieux mêlant mythes antiques et religion :

Nous connaissons, par les peintures antiques, le visage des anciens Grecs, nous avons vu des Assyriens au fronton d’un palais de Suse. Or il nous semble, quand nous rencontrons dans le monde des Orientaux appartenant à tel ou tel groupe, être en présence de créatures que la puissance du spiritisme aurait fait apparaître. Nous ne connaissions qu’une image superficielle; voici qu’elle a pris de la profondeur, qu’elle s’étend dans les trois dimensions, qu’elle bouge… Le spectacle auquel l’entrée dans un salon d’une Turque, d’un Juif, nous fait assister, en animant les figures, les rend plus étranges, comme s’il s’agissait en effet d’être évoqués par un effort médiumnique. C'est l'âme (ou plutôt le peu de chose auquel se réduit, jusqu'ici du moins, l'âme, dans ces sortes de matérialisations), c'est l'âme entrevue auparavant par nous dans les seuls musées, l'âme des Grecs anciens, des anciens Juifs, arrachée à une vie tout à la fois insignifiante et transcendantale, qui semble exécuter devant nous cette mimique déconcertante. Dans la jeune dame grecque qui se dérobe, ce que nous voudrions vainement étreindre, c'est une figure jadis admirée aux flancs d'un vase. Il me semblait que si j'avais dans la lumière du salon de Mme de Villeparisis pris des clichés d'après Bloch, ils eussent donné d'Israël cette même image, si troublante parce qu'elle ne paraît pas émaner de l'humanité, si décevante parce que tout de même elle ressemble trop à l'humanité, et que nous montrent les photographies spirites. Il n'est pas, d'une façon plus générale, jusqu'à la nullité des propos tenus par les personnes au milieu desquelles nous vivons qui ne nous donne l'impression du surnaturel, dans notre pauvre monde de tous les jours où même un homme de génie de qui nous attendons, rassemblés comme autour d'une table tournante, le secret de l'infini, prononce seulement ces paroles, les mêmes qui venaient de sortir des lèvres de Bloch : « Qu'on fasse attention à mon chapeau haut de forme. » 
 
On sait que tout le Roman de l’Inconscient de Proust est parcouru, au rythme d’endormissements, d’insomnies, de rêves, parfois dirigés, et de réveils, de réflexions analytiques sur le sommeil sous ses différentes formes. Bergson écrit dans Matière et Mémoire -que Proust a lu attentivement en 1910 : « Un être humain qui rêverait son existence au lieu de la vivre tiendrait sans doute ainsi sous son regard, à tout moment, la multitude infinie des détails de son histoire passée », phrase qui évoque le célèbre « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. » De l’incipit-même, Antoine Compagnon rappelle : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » Cette première phrase, devenue célèbre, était en réalité précaire et mobile depuis les premiers Cahiers Sainte-Beuve (fin 1908-début 1909), où Proust en multiplie plusieurs essais, jusqu’à la dernière phase de la genèse du roman : étant apparue pour la première fois dans une correction de la dactylographie, elle est encore modifiée sur les placards BnF en avril et sur les placards Bodmer en mai 1913. Les avant-textes montrent l’hésitation de l’écrivain entre le début très précis et le début très vague dans un temps indéterminé. Bizub pense que dans un premier projet, le lieu très précis du début aurait été la chambre de la maison de santé du Dr Sollier.


 
Corps astral, apparitions
  
Jérome Bosch Ascension vers l’Empyrée
L’expression « corps astral » a été remise à la mode par Alan Kardec :

« L’homme a ainsi deux natures : par son corps, il participe de la nature des animaux dont il a les instincts ; par son âme il participe de la nature des Esprits. Le lien ou périsprit qui unit le corps et l’Esprit est une sorte d’enveloppe semi-matérielle. La mort est la destruction de l’enveloppe la plus grossière ; l’Esprit conserve la seconde, qui constitue pour lui un corps éthéré, invisible pour nous dans l’état normal, mais qu’il peut rendre accidentellement visible et même tangible, comme cela a lieu dans le phénomène des apparitions. » (Livre des esprits 1857)

La notion (déjà présente chez les néoplatoniciens et certaines sectes gnostiques dérive probablement de l’interprétation de Paracelse qui l’expose dès 1537 et chez qui l’on trouve les variantes « sidéral, céleste, éthérique, le mot evestrum désignant le corps astral quand il peut se séparer, devenir un double, comme dans la « bilocation » des saints et des mystiques.
« Le corps astral est le moteur du corps élémentaire pour le temps de notre vie terrestre » ou encore « Pendant notre sommeil, le corps sidéral opère ».

Proust l’utilise telle quelle une unique fois dans Du côté de chez Swann à propos des projections de la lanterne magique :

Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que j’eusse besoin de le tourner, tant le maniement m’en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo.

Ramon Fernandez, dans son étude sur Proust analyse le personnage de Swann comme « une manière de corps astral où se préfigure nettement le destin de l’auteur lui-même ». Indice curieux d’une persistance de cette idée, c’est, à l’autre bout de La Recherche qu’Albertine réside, après sa disparition, entre autre dans une poignée de porte :

Même, quand peu à peu Albertine cessa d’être présente à ma pensée (…) Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la flamme de la bougie, le bouton de la porte, le dossier d’une chaise, et d’autres domaines plus immatériels, comme une nuit d’insomnie ou l’émoi que me donnait la première visite d’une femme qui m’avait plu.
Peu avant l’expérience de la madeleine, le Narrateur recourt à l’affirmation qu’il existe des objets « hantés » où les âmes des disparus – et à leur suite les temporalités- restent prisonnières :
 
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
Dans les pages consacrées au sommeil profond et au réveil, il me semble certain que Proust a vécu, dirigée ou non, ce que les parapsychologues contemporains appellent E.M.I (Expérience de Mort Imminente), certains médecins, qui les traitent comme des hallucinations- E.H.C (Expérience Hors Corps), les mystiques bilocation, les adeptes de la méditation « transe ecsomatique », et le commun des mortels, voyage astral.


Ces sensations surviennent également sous le coup d’une douleur intense, d’une opération sous anesthésie, lorsque le corps est dans un état de relaxation avancé, lors du sommeil profond, parfois provoqué par magnétisme ou hypnotisme, sous l'emprise de drogues hallucinogènes, en période de stress, lors de paralysies du sommeil ou même sans aucune raison directe et à tout moment. Quiconque a vécu ces phénomènes qui ne sont en aucun cas la conséquence d’une indigestion (sauf de réalité) en repérera sans peine, malgré l’entrelacs des thématiques secondaires (celles du rêve, du temps dédoublé), les caractéristiques dans l’évocation du retour des dîners à La Raspelière au milieu de Sodome et Gomorrhe :

Peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre, en dormant, des souffrances que nous considérons comme nulles et non avenues parce qu’elles seront ressenties au cours d’un sommeil que nous croyons sans conscience. (…) et j’entrais dans le sommeil, lequel est comme un second appartement que nous aurions et où, délaissant le nôtre, nous serions allé dormir. Il a des sonneries à lui, et nous y sommes quelquefois violemment réveillés par un bruit de timbre, parfaitement entendu de nos oreilles, quand pourtant personne n’a sonné. Il a ses domestiques, ses visiteurs particuliers qui viennent nous chercher pour sortir, de sorte que nous sommes prêts à nous lever quand force nous est de constater, par notre presque immédiate transmigration dans l’autre appartement, celui de la veille, que la chambre est vide, que personne n’est venu. La race qui l’habite, comme celle des premiers humains, est androgyne. Un homme y apparaît au bout d’un instant sous l’aspect d’une femme. Les choses y ont une aptitude à devenir des hommes, les hommes des amis et des ennemis. Le temps qui s’écoule pour le dormeur, durant ces sommeils-là, est absolument différent du temps dans lequel s’accomplit la vie de l’homme réveillé. (…) Alors, sur le char du sommeil, on descend dans des profondeurs où le souvenir ne peut plus le rejoindre et en deçà desquelles l’esprit a été obligé de rebrousser chemin.
L’attelage du sommeil, semblable à celui du soleil, va d’un pas si égal, dans une atmosphère où ne peut plus l’arrêter aucune résistance, qu’il faut quelque petit caillou aérolithique étranger à nous (dardé de l’azur par quel Inconnu) pour atteindre le sommeil régulier (qui sans cela n’aurait aucune raison de s’arrêter et durerait d’un mouvement pareil jusque dans les siècles des siècles) et le faire, d’une brusque courbe, revenir vers le réel, brûler les étapes, traverser les régions voisines de la vie — où bientôt le dormeur entendra, de celle-ci, les rumeurs presque vagues encore, mais déjà perceptibles, bien que déformées — et atterrir brusquement au réveil. Alors de ces sommeils profonds on s’éveille dans une aurore, ne sachant qui on est, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là. Et peut-être est-ce plus beau encore quand l’atterrissage du réveil se fait brutalement et que nos pensées du sommeil, dérobées par une chape d’oubli, n’ont pas le temps de revenir progressivement avant que le sommeil ne cesse. Alors du noir orage qu’il nous semble avoir traversé (mais nous ne disons même pas nous) nous sortons gisants, sans pensées, un « nous » qui serait sans contenu. Quel coup de marteau l’être ou la chose qui est là a-t-elle reçu pour tout ignorer, stupéfaite jusqu’au moment où la mémoire accourue lui rend la conscience ou la personnalité ?(…)
Ces sensations liées à un état favorable à la projection astrale sont les « symptômes » les plus fréquemment notés, lors de l'état d'un état de conscience modifié favorable au voyage astral : Bourdonnement ou rugissement, sensations inhabituelles de fourmillement ou d'énergie s'irradiant depuis la nuque ou apparaissant progressivement sur le corps tout entier, des voix, des rires, ou bien des appels, tout bruit sortant de l'ordinaire, vent, moteur, musique, cloches. Ces symptômes seraient le signe d'un état favorable à une décorporation. Le sujet aurait alors la possibilité de faire un voyage astral plus ou moins conscient. Il faudrait d'abord un état modifié de conscience passant par la méditation, appelée la condition A (relaxation), puis une transe légère dans laquelle on pourrait percevoir des sons étranges et des visions. Ensuite, surviendrait une transe profonde où l'on perdrait l'usage de son corps entier tout en restant conscient. Semble alors survenir la peur qu’il faut dominer pour poursuivre ou prendre « le train du retour ». Le réveil consécutif à une panique et attribué à un retour précipité du corps éthérique dans le corps physique est qualifié d’hypnique.

… dans ces réveils tels que je viens de les décrire, et qui étaient la plupart du temps les miens quand j’avais dîné la veille à la Raspelière, tout se passait comme s’il en était ainsi, et je peux en témoigner, moi l’étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vis les volets clos, ne sais rien du monde, reste immobile comme un hibou et, comme celui-ci, ne vois un peu clair que dans les ténèbres. Tout se passe comme s’il en était ainsi, mais peut-être seule une couche d’étoupe a-t-elle empêché le dormeur de percevoir le dialogue intérieur des souvenirs et le verbiage incessant du sommeil. Car (ce qui peut, du reste, s’expliquer aussi bien dans le premier système, plus vaste, plus mystérieux, plus astral) au moment où le réveil se produit, le dormeur entend une voix intérieure (…)
Du reste, quand le sommeil l’emmenait si loin hors du monde habité par le souvenir et la pensée, à travers un éther où il était seul, plus que seul, n’ayant même pas ce compagnon où l’on s’aperçoit soi-même, il était hors du temps et de ses mesures.
Certes on peut prétendre qu’il n’y a qu’un temps, pour la futile raison que c’est en regardant la pendule qu’on a constaté n’être qu’un quart d’heure ce qu’on avait cru une journée. Mais au moment où on le constate, on est justement un homme éveillé, plongé dans le temps des hommes éveillés, on a déserté l’autre temps. Peut-être même plus qu’un autre temps : une autre vie. Les plaisirs qu’on a dans le sommeil, on ne les fait pas figurer dans le compte des plaisirs éprouvés au cours de l’existence. Pour ne faire allusion qu’au plus vulgairement sensuel de tous, qui de nous, au réveil, n’a ressenti quelque agacement d’avoir éprouvé, en dormant, un plaisir que, si l’on ne veut pas trop se fatiguer, on ne peut plus, une fois éveillé, renouveler indéfiniment ce jour-là ? C’est comme du bien perdu. On a eu du plaisir dans une autre vie qui n’est pas la nôtre.


Plus le plan de conscience serait élevé, moins il serait « dense » et plus il serait « lumineux ». Par ailleurs, il semble que l'expérimentateur se retrouve dans le milieu lui convenant le mieux, parfois même entraîné par des entités. Les entités que les principaux auteurs sur la projection disent rencontrer sont de natures très diverses. Selon les auteurs plus ésotériques Il existerait une « faune astrale » composée de nombreux organismes aux formes variées, qui se nourrissent d'énergie comme le suggère également Carlos Castadena. Il y aurait également des « negs » (entités négatives) plus ou moins intelligentes, qui elles tentent de se nourrir de l'énergie de l'esprit. Il est dit que l'on peut rencontrer d'autres entités nous ressemblant dans d'autres mondes, et parfois des entités plus évoluées ou protectrices comme le relatent les expériences de mort imminentes (L'expression de « mort imminente » a été proposée par le psychologue et épistémologue français Victor Egger en 1896 dans Le Moi des mourants à la suite de débats menés à la fin du XIXe siècle entre philosophes et psychologues, relatifs aux récits d'alpinistes de la vision complète de leur existence lors de chutes. Toutefois, des expériences de ce type ont été rapportées dès l’antiquité ou au début des temps historiques :

Grégoire de Tours, historien franc du VIe siècle, rapporte le témoignage de Salvi qui après avoir été cru mort, se réveille en s'écriant :
«  (...) O seigneur miséricordieux, qu'as tu fait de moi pour me permettre de revenir dans ce lieu ténébreux qui sert d'habitation au monde alors que ta miséricorde dans le ciel était pour moi préférable à la vie détestable de ce monde ?. (...) Lorsqu'il y a quatre jours vous m'avez vu inanimé dans la cellule qui tremblait, j'étais appréhendé par deux anges et transporté dans les hauteurs des cieux en sorte que je m'imaginais avoir sous les pieds non seulement ce monde du siècle hideux, mais encore le ciel, la lune, les nuages et les étoiles. Ensuite par une porte plus brillante que cette lumière je fus introduit dans une demeure dont le pavé était brillant comme l'or et l'argent, la lumière ineffable, l'ampleur indescriptible. Une multitude des deux sexes la couvrait en sorte qu'on ne pouvait absolument pas se rendre compte de la profondeur ni du front de cette foule…Et j'entendis une voix qui disait "Que cet homme retourne dans le siècle parce qu'il est nécessaire à nos églises" On entendait seulement la voix car celui qui parlait, il était absolument impossible de le discerner. (…) Après avoir prononcé ces paroles à la stupeur de ceux qui étaient présents, le saint de Dieu recommença à parler avec des larmes dans les yeux : "Malheur à moi parce que j'ai osé révéler un tel mystère… » (Histoire des Francs, Livre VII, Chapitre I)
Les E.M.I. présentent comme traits communs la conviction d'être mort et cependant conscient mais dans un corps immatériel (ou corps astral), déplacement le long d'un tunnel, vision d'une lumière intense, rencontre avec des personnes décédées ou des « êtres de lumière », remémoration en accéléré de sa propre existence. Les patients qui les éprouvent relatent souvent le regret d’être revenus après la vision d’un Eden idyllique.

Il existerait aussi des expériences de mort partagée durant lesquelles un observateur proche accompagne le mourant jusqu’à une certains limite parfois matérialisée par la vision d’ un cours d’eau, et au cours desquelles l’observateur aperçoit une espèce de fumée blanche s'échappant du corps défunt prenant parfois une forme humaine, comme les ectoplasmes évoqués par les spirites, et constate un changement de géométrie » : la pièce semble « se muer » en quelque chose d'autre, elle « s'étire et s'effondre en même temps, [dessinant comme] une géométrie alternative ».

J’ai dit deux temps ; peut-être n’y en a-t-il qu’un seul, non que celui de l’homme éveillé soit valable pour le dormeur, mais peut-être parce que l’autre vie, celle où on dort, n’est pas — dans sa partie profonde — soumise à la catégorie du temps. Je me le figurais quand, aux lendemains des dîners à la Raspelière, je m’endormais si complètement. Voici pourquoi. Je commençais à me désespérer, au réveil, en voyant qu’après que j’avais sonné dix fois, le valet de chambre n’était pas venu. À la onzième il entrait. Ce n’était que la première. Les dix autres n’étaient que des ébauches, dans mon sommeil qui durait encore, du coup de sonnette que je voulais. Mes mains gourdes n’avaient seulement pas bougé. Or ces matins-là (et c’est ce qui me fait dire que le sommeil ignore peut-être la loi du temps), mon effort pour m’éveiller consistait surtout en un effort pour faire entrer le bloc obscur, non défini, du sommeil que je venais de vivre, aux cadres du temps. Ce n’est pas tâche facile ; le sommeil, qui ne sait si nous avons dormi deux heures ou deux jours, ne peut nous fournir aucun point de repère. Et si nous n’en trouvons pas au dehors, ne parvenant pas à rentrer dans le temps, nous nous rendormons pour cinq minutes, qui nous semblent trois heures.
Ce développement est une étape intermédiaire qui fait écho aux toutes premières pages du roman : on remarquera que Proust y introduit une sensation de rêve érotique (elles précèdent d’ailleurs les premiers paragraphes sur la masturbation). Je sais bien qu’il est inutile de citer ces pages parmi les plus connues ;l’objectif est, au-delà de la pure complaisance, en soulignant, de les relire à la lumière des expériences des psychologues pré-freudiens et de leur patients délirants « hystériques » spirites et mystiques :

Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils d’un instant, le temps d’entendre les craquements organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite partie et à l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu’avait dissipée le jour — date pour moi d’une ère nouvelle — où on les avait coupées. J’avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j’en retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves.
Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais.
Ce type d’hallucination proprioceptive ou kinesthésique n’est pas sans rapport avec les apparitions matérielles (ectoplasmes), et qui d’un point de vue scientifique seraient dues à des déformations de l’aura, émanation d’ondes que Kirlian parvint à photographier en 1939 et qui permit le développement d’une nouvelle forme de diagnostic malheureusement dénigré par la médecine officielle (mais toujours utilisé confidentiellement par les armées russes et américaines).

Le reste des humains m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais quittée, il y avait quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin, après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir — non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être — venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.
Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, — mon corps, — se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s’imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin(…)
Ces notations, différentes des rêves dont la fonction est plus divinatoire ou emblématique de la vérification a posteriori de lois générales, répandues d’un bout à l’autre du roman, témoignent par leur précision d’une expérience directe du sommeil dirigé sous l’influence de la méditation ou des drogues. On peut d’ailleurs se demander si l’expérience labyrinthe des nuits de guerre et la visite chez Jupien tient moins du conte que du récit d’un voyage autoscopique incluant des phénomènes de bilocation.

On pourrait argumenter que ces pages de science-fiction proviennent de la relecture des contes fantastiques de Maupassant (souvent inspirés qui traitent des mêmes des mêmes sources les leçons de Charcot par exemple, Goethe, Poe, Wells) qui traitent les mêmes thèmes, visions (Un fou), dédoublement, hypnose (Le Horla, 2è version), possession (Un conte de Noël), pluralité des univers et des temps (L’homme de Mars), errances labyrinthiques dans des villes mortes (La nuit) objets anthropomorphes (Qui sait? Un cas de divorce) survivance post mortem, etc. Si l’influence ne peut-être niée, la différence radicale en est que chez Maupassant ( qui est réellement mort fou dans la maison de santé du Dr Blanche), les expériences rapportées également à la première personne sont toutes terrifiantes et horrifiques, alors que presque toutes les déséquilibres et apparitions chez Proust sont productives d’une forme de ravissement porteur d’une espérance rassurante.
Il en va ainsi même de l’interrogation que suscitent, à l’état de veille, certains « témoins » porteurs d’un sens inabouti, puisque, malgré la technique de distraction utilisée sciemment pour y parvenir la mémoire involontaire ne peut remonter à la source de la sensation refoulée. La plupart se présentent par série de trois, à commencer par les clochers phalliques de Martinville. L’exemple le plus frappant de cet échec délicieux est l’épisode des trois arbres d’Hudimesnil :

Nous descendîmes sur Hudimesnil; tout d’un coup je fus rempli de ce bonheur profond que je n’avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais cette fois il resta incomplet. Je venais d’apercevoir, en retrait de la route en dos d’âne que nous suivions, trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois; de sorte que mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute cette promenade n’était pas une fiction, Balbec un endroit où je n’étais jamais allé que par l’imagination, Mme de Villeparisis un personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu’on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu’on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté.
Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit sentait qu’ils recouvraient quelque chose sur quoi il n’avait pas prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment pour jeter le bras en avant d’un élan plus fort et tâcher d’atteindre plus loin. (...) Ce plaisir, dont l’objet n’était que pressenti, que j’avais à créer moi-même, je ne l’éprouvais que de rares fois, mais à chacune d’elles il me semblait que les choses qui s’étaient passées dans l’intervalle n’avaient guère d’importance et qu’en m’attachant à la seule réalité je pourrais commencer enfin une vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les fermer sans que Mme de Villeparisis s’en aperçût. Je restai sans penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais vague et que je pus ramener à moi.(…) N’appartenaient-ils au contraire qu’à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi chez qui leur aspect étrange n’était que l’objectivation dans mon sommeil de l’effort que je faisais pendant la veille … N’étaient-ils qu’une image toute nouvelle détachée d’un rêve de la nuit précédente mais déjà si effacée qu’elle me semblait venir de beaucoup plus loin? Ou bien ne les avais-je jamais vus et cachaient-ils derrière eux comme tels arbres, telle touffe d’herbes que j’avais vus du côté de Guermantes un sens aussi obscur, aussi difficile à saisir qu’un passé lointain de sorte que, sollicité par eux d’approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un souvenir. Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensées et était-ce une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quelquefois double dans l’espace? Je ne savais. Cependant ils venaient vers moi; peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt que c’étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt à un croisement de routes, la voiture les abandonna. Elle m’entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m’eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie.
Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire: ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant. En effet, si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d’inquiétude que je venais de sentir encore une fois, et si un soir — trop tard, mais pour toujours — je m’attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes en revanche je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter ni où je les avais vus. Et quand la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis, me demandant pourquoi j’avais l’air rêveur, j’étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir moi-même, de renier un mort ou de méconnaître un Dieu. JF
Remarque toute personnelle, faute de chercher à s’appuyer sur des témoignages « scientifiques » ; lors des voyages astraux apparaissent les visions, au pied de la couche où repose le corps immobile de trois personnages lumineux vêtus de blanc, celui du centre dominant par l’apparence d’un âge plus avancé et d’une taille plus élevée que celle de ses deux « assistants ». Si l’on ne parvient pas à la dominer, cette « apparition » peut sous le coup de l’effroi provoquer un retour difficile, durant lequel survient une semi-paralysie qui rend infiniment long le mouvement pour rallumer la lumière et accéder au « réveil ».

La critique a longtemps cru distinguer dans ces trois arbres le simple commentaire d’une célèbre gravure de Rembrandt où se manifestent d’étranges rayons lumineux :
 

Elle s’accorde aujourd’hui à y reconnaître la « paraphrase » (pour parler en terme musical) d’un tableau de Théodore Rousseau peint dans la vallée de la Creuse :


à moins que cette image ne s’applique mieux, avec ses nuages roses, au passage du verger dans le volume suivant :

Marie Miguet-Ollagnier La Mythologie de Marcel Proust
dans un passage du Côté de Guermantes des arbres sont transformés en anges éblouissants -appartenant par conséquent à la tradition judéo-chrétienne- sont des « gardiens des souvenirs de l’âge dor », ce qui nous renvoie à la Théogonie d’Hésiode.
Robert vit que j’avais l’air ému. Je détournai les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin d’en face pour qu’il crût que c’était leur beauté qui me touchait. Et elle me touchait un peu de la même façon, elle mettait aussi près de moi de ces choses qu’on ne voit pas qu’avec ses yeux, mais qu’on sent dans son cœur. Ces arbustes que j’avais vus dans le jardin, en les prenant pour des dieux étrangers, ne m’étais-je pas trompé comme Madeleine quand, dans un autre jardin, un jour dont l’anniversaire allait bientôt venir, elle vit une forme humaine et « crut que c’était le jardinier » ? Gardiens des souvenirs de l’âge d’or, garants de la promesse que la réalité n’est pas ce qu’on croit, que la splendeur de la poésie, que l’éclat merveilleux de l’innocence peuvent y resplendir et pourront être la récompense que nous nous efforcerons de mériter, les grandes créatures blanches merveilleusement penchées au-dessus de l’ombre propice à la sieste, à la pêche, à la lecture, n’était-ce pas plutôt des anges ? J’échangeais quelques mots avec la maîtresse de Saint-Loup. Nous coupâmes par le village. Les maisons en étaient sordides. Mais à côté des plus misérables, de celles qui avaient un air d’avoir été brûlées par une pluie de salpêtre, un mystérieux voyageur, arrêté pour un jour dans la cité maudite, un ange resplendissant se tenait debout, étendant largement sur elle l’éblouissante protection de ses ailes d’innocence en fleurs : c’était un poirier.

Au-delà du mélange des mythologies (Madeleine, la bien nommée, et le Christ, l’âge d’or, le contexte est ici celui de la rencontre fortuite du Narrateur et « Rachel-quand-du-Seigneur », maîtresse de Saint-Loup, dont seul l’ami sait que ses services lui ont été proposés dans une maison de passe.
Qui symbolise l’Ange resplendissant, protecteur ailé, qui d’autre sinon, pour relier les deux textes, l’apparition de l’ami disparu, l’être aimé muet, le pêcheur, le premier lecteur destinataire du texte qu’il avait commencé à transcrire, le mystérieux « voyageur pour un jour dans la cité maudite » ?
Le passage qui précède apporte-t-il un réponse à travers l’évocation transparente d’une éjaculation ?

Cultivés en quinconces, ces poiriers, plus espacés, moins avancés que ceux que j'avais vus, formaient de grands quadrilatères – séparés par des murs bas – de fleurs blanches sur chaque côté desquels la lumière venait se peindre différemment, si bien que toutes ces chambres sans toit et en plein air avaient l'air d'être celles du Palais du Soleil, tel qu'on aurait pu le retrouver dans quelque Crète ; et elles faisaient penser aussi aux chambres d'un réservoir [comme l’hôtel de Versailles d’où Proust se fit conduire en taxi fermer pour pouvoir sans crainte de crise observer ces poiriers derrière les vitres closes] ou de telles parties de la mer que l'homme pour quelque pêche ou ostréiculture subdivise, quand on voyait des branches, selon l'exposition, la lumière venir se jouer sur les espaliers comme sur les eaux printanières et faire déferler çà et là, étincelant parmi le treillage à claire-voie et rempli d'azur des branches, l'écume blanchissante d'une fleur ensoleillée et mousseuse.
C'était un village ancien, avec sa vieille mairie cuite et dorée devant laquelle, en guise de mâts de cocagne et d'oriflammes, trois grands poiriers étaient, comme pour une fête civique et locale, galamment pavoisés de satin blanc.
Un air froid y soufflait vif comme à Combray, mais, au milieu de la terre grasse, humide et campagnarde qui eût pu être au bord de la Vivonne, n'en avait pas moins surgi, exact au rendez-vous comme toute la bande de ses compagnons, un grand poirier blanc qui agitait en souriant et opposait au soleil, comme un rideau de lumière matérialisée et palpable, ses fleurs convulsées par la brise, mais lissées et glacées d'argent par les rayons.
Bien sûr, l’évocation de la sensation elle-même remonte à un avant-Alfred, puisqu’on trouve les mêmes images (à l’exception des esprits des morts) dans un passage de Jean Santeuil dans lequel le héros tombe en arrêt, stupéfié devant un cerisier double planté dans les jardins des Champs-Elysées, lieu d’une autre révélation érotique involontaire après la « lutte » avec Gilberte :

Il reste devant cet arbre et tâche de fermer son oreille aux bruits du dehors et de ressentir encore ce qu’il a tout à l’heure senti, quand au milieu de ce jardin public, seul sur sa pelouse, cet arbre est apparu devant lui, semblant garder encore comme après lui le gel d’innombrables petites boulettes de neige à la pointe de ses rameaux, tant il porte de fleurs blanches. Il reste devant cet arbre, mais ce qu’il cherche est sans doute au-delà de l’arbre, car il ne sent plus ce qu’il a senti, puis tout d’un coup il le ressent de nouveau, mais ne peut l’approfondir, aller plus loin. (…) L’esprit du poète est plein de manifestations des lois mystérieuses et quand ces manifestations apparaissent, se fortifient, se détachent fortement sur le fond de son esprit, elles aspirent à sortir de lui, car tout ce qui doit durer aspire à sortir de tout ce qui est fragile, caduc et qui peut ce soir périr ou ne plus être capable de leur donner le jour. Ainsi l’espèce humaine tend à tous moments, chaque fois qu’elle se sent assez forte et qu’elle a une issue, à s’échapper, dans un sperme complet qui la contient tout entière, de l’homme d’un jour qui peut-être mourra ce soir, qui peut-être ne la contiendra plus si entière, en qui (car elle dépend de lui tant qu’elle en est prisonnière) elle ne sera peut-être plus si forte. Ainsi la pensée des lois mystérieuses, ou poésie, quand elle se sent assez forte, aspire à s’échapper de l’homme caduc qui peut-être ce soir sera mort ou en qui (car elle dépend de lui tant qu’elle en est prisonnière, et lui peut revenir malade, ou être distrait, devenir mondain, moins fort, consumer dans le plaisir ce trésor qu’il porte en lui et qui dépérit dans certaines conditions de son existence à lui, car son sort est encore lié au sien) elle n’aura plus cette énergie mystérieuse qui lui permettra de se déployer tout entière, aspire à s’échapper de l’homme sous forme d’œuvres. (…) A ce moment, il a changé son âme contre l’âme universelle. Ce grand transfert s’accomplit en lui, et si vous entriez et le forciez à redevenir lui, quel coup ! Vous le trouvez là l’air égaré, en proie à une agitation inouïe. Il vous regarde sans comprendre, puis vous sourit, n’ose même rien dire, attendant que vous soyez reparti, sa pensée inerte comme la méduse sur le rivage et qui mourra là si le flot ne vient la rechercher. Vous pouvez chercher pourquoi il s’enfermait, vous ne voyez là le complice en rien du crime que vous dérangez et pourtant l’air égaré. Qu’est-ce donc ? la victime disparaît donc dès que vous entrez ? C’est que c’est sur lui-même qu’il travaille : dès que vous le retrouvez lui, l’autre n’y est plus ; comme quand vous cherchiez ce que Hyde faisait à Jekyll quand vous voyiez Jekyll, plus trace de Hyde, et quand vous voyiez Hyde, plus trace de Jekyll. Vous le trouvez toujours seul.
Il est assez significatif de constater le lien établi dans ce texte de jeunesse, et donc bien avant la cure de 1906, entre la prescience du secret d’un « ailleurs » impénétrable par l’intellect et la dualité du moi, sexuellement connotée, qu’évoque la référence au roman de Stevenson. Cette interdiction d’accéder dans un état de conscience non modifié au moi monstrueux décrit le processus du refoulement, que Freud ne définira qu’à partir de 1915 identifiant dans l’inconscient un système psychique formé par ce qui ne peut accéder à la conscience, c’est-à-dire un processus psychologique de défense du moi rejetant pulsions et désirs, sous la pression de la censure exercée par l’éducation et les interdits sociaux.


Ainsi, examinant la révélation du Temps retrouvé, Bizub établit clairement la notion de « lieu refoulé » s’interrogeant sur la métaphore des lutteurs, clairement érotique dans laquelle Proust lie la réussite de l’accès à ce que cache la mémoire involontaire à la victoire si rare « du plus beau » des combattants, celui sur lequel s’est fixé le désir :

Bizub : « Le lieu « actuel » refoule le lieu ancien, refusant ainsi cette « immigration » : en fait c’est l’ancien lieu qui contient le refoulement d’une expérience passée et la nouvelle sensation cherche à la libérer. Pour approfondir l’obstacle fécond, Proust -et son narrateur- a recours à une métaphore de lutte. Celle-ci exprime une confrontation entre deux moments, deux lieux, et… entre deux lutteurs.(…) « Toujours, dans ces résurrections-là, le lieu lointain engendré autour de la sensation commune s’était accouplé un instant, comme un lutteur, au lieu actuel ». Curieuses étreintes ! La sensation commune « engendre » le lieu « lointain » et les deux lieux « s’accouplent ». D’autant plus curieuses que les accouplements entre lieux et lutteurs arrivent au moment précis du texte où le héros découvre l’un des fondements de l’esthétique proustienne, la puissance cachée de la métaphore : « … en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il [l’écrivain] dégagera leur essence commune en les réunissant l’une à l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore. » Le face-à-face pugilistique déclenche une extase au moment même où les lieux « refoulés » envahissent la scène. C’est le lutteur « le plus beau », traditionnellement vaincu, qui, cette fois-ci, l’emporte : « Toujours le lieu actuel avait été vainqueur ; toujours c’était le vaincu qui m’avait paru le plus beau ; si beau que j’étais resté en extase sur le pavé inégal comme devant la tasse de thé, cherchant à maintenir aux moments où il apparaissait, à faire réapparaître dès qu’il m’avait échappé, ce Combray, ce Venise, ce Balbec envahissants et refoulés qui s’élevaient pour m’abandonner ensuite au sein de ces lieux nouveaux, mais perméables pour le passé. »
Quant au phénomène des appairions religieuses, Proust semble s’en moquer comme des théories sur la survie de l’âme.

Ghislain de Diesbach évoque dans sa biographie très orientée de Proust, une anecdote rapportée par Céleste Albaret, qu’il attribue à une critique acerbe du système des maisons de santé où l’auteur aurait souffert d’être mélangé à des fous, à une tentative de construire sa légende post-mortem en entraînant sa gouvernante dans le dénigrement des essais balbutiants des thérapies de l’esprit :

« On peut douter de la véracité de l’anecdote que Proust contera plus tard à Céleste Albaret : sa rencontre dans le jardin de la clinique d’un élégant jeune homme qui prétend que sa famille l’a fait enfermer là pour le dépouiller de son héritage et qui, un jour, lui désignant un point dans l’espace, s’écrie : « Regardez, Monsieur, vous la voyez ? -Qui ? Demande Proust – Mais la Sainte Vierge, Monsieur ! Vous ne la voyez pas, qui s’avance vers nous sur la pelouse ? »
Marie Miguet Ollagnier, si elle paraît aller dans le même sens relativise ce point de vue lorsque « l’apparition » ne concerne plus une tierce personne : 

Dans le célèbre passage de La Prisonnière sur la mort de Bergotte, à toutes ces attitudes religieuses ou tentatives spirites est conférée la même incapacité de démontrer l’immortalité de l’âme. L’échec leur est aussi reconnu dans un passage conclusif du Temps retrouvé :
« Les liens entre un être et nous n’existent que dans notre pensée. La mémoire en s’affaiblissant les relâche, et, malgré l’illusion dont nous voudrions être dupes et dont, par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, par devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire, ment »
« Chaque être est détruit quand nous cessons de le voir; puis son apparition suivante est une création nouvelle, différente de celle qui l’a immédiatement précédée, sinon de toutes »
Encore faut-il souligner que le texte sur La mort de Bergotte (dernier passage pour lequel l’auteur dicta des additions la nuit précédant sa mort) ne fait que poser la question, et que dans les dernières lignes la réponse montre sous l’aspect de livres rangés par trois, la protection des anges ailés de la résurrection :
 
Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ? Certes, les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n’apportent la preuve que l’âme subsiste. Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure ; il n’y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste cultivé à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner revivre sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées — ces lois dont tout travail profond de l’intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore ! — pour les sots. De sorte que l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance.

On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection. 
 
A bien y regarder, Proust affirme, particulièrement dans les consolations qu’il adresse à ses amis lors de la mort de leur mère, la persistance des esprits, et envisage les retrouvailles des morts et des survivants par une étreinte « dans l’Invisible » ; à Robert de Flers, qui vient de perdre la grand-mère qui l’a élevé, Proust écrit en 1906 :

« Comment ! Deux êtres si entièrement correspondants que rien n’existait dans l’un qui ne trouvât dans l’autre sa raison d’être, son but, sa satisfaction, son explication, son tendre commentaire, deux êtres qui semblaient la traduction l’un de l’autre, bien que chacun d’eux fût un original, ces deux êtres n’auraient fait que se rencontrer un instant, par hasard, dans l’infini des temps, où ils ne seront plus rien l’un à l’autre, rien de plus particulier qu’ils ne sont à des milliards d’autres êtres ? Faut-il vraiment le penser ? » Pour sa part il ne pourra jamais le croire tout à fait. On ne dit jamais vraiment adieu aux êtres qu’on a aimés. « Les êtres qu’on a le plus aimés, on ne pense jamais à eux, au moment où l’on pleure le plus, sans leur adresser passionnément le plus tendre sourire dont on soit capable. Est-ce pour essayer de les tromper, de les rassurer, de leur dire qu’ils peuvent être tranquilles, que nous aurons du courage, pour leur faire croire que nous ne sommes pas malheureux ? Est-ce, plutôt, que ce sourire-là n’est que la forme même de l’interminable baiser que nous leur donnons dans l’Invisible ? »

Le doute radical jeté par Albertine sur la nature du réel continue à miner le récit, jusque dans la certitude de la mort, puisque Albertine a menti en prétendant avoir rencontré Bergotte alors que les journaux rapportent le lendemain que l’écrivain était déjà mort le jour où elle a prétendu le croiser.  
La Recherche n’est pas seulement le tombeau d’Agostinelli ; c’est une tentative médiumnique d’expliquer les circonvolutions du temps cyclique et de la réalité invisible au fantôme, ou plutôt à un ectoplasme d’Alfred, né de son corps dans une hallucination forgée par la douleur et le désir. Certes, au contraire d’Hugo, Proust n’a jamais fait tourner les tables. Mais peut-être était-il capable par le « dérèglement de tous les sens » de produire une apparition matérielle hallucinatoire, de cet autre qui était en lui, sous la forme du seul véritable amour de sa vie.

A en croire Céleste, Proust a vu la dame en noir, peut-être sortie de la photo d’un portrait de whistler qui ornait le mur de sa dernière chambre :
 
Dans ma chambre volontairement nue il y a une seul œuvre d’art : une admirable photographie du Carlyle de Whistler au pardessus serpentin comme la robe de sa mère. Proust fait allusion à deux œuvres de ce peintre . Elles sont intitulées toutes deux Arrangement en gris et noir : un portrait de sa mère et un autre, de Carlyle, saisi dans la même position. Proust fit un croquis d’après sa photographie qu’il envoya à Reynaldo Hahn dans lequel la silhouette est dotée de seins par la ligne de la redingote.


– N’éteignez pas, Céleste… Il y a dans la chambre une grosse femme… une grosse femme en noir, horrible… Je veux voir clair… – Attendez un peu monsieur, ne vous tourmentez pas ; j’aurai tôt fait de vous la chasser, cette vilaine femme ! Est-ce qu’elle vous fait peur ? Il a dit : – Un peu, oui. Mais il ne faut pas y toucher. » (M.P. : 425)
Comment n’aurait-il pas suscité l’ange de lumière répandu dans tous les personnages d’amants de son œuvre ? 
De même l'isolement, l'inaction où vit un neurasthénique peuvent être ourdis par lui du matin au soir sans lui paraître pour cela supportables, et tandis qu'il se dépêche d'ajouter une nouvelle maille au filet qui le retient prisonnier, il est possible qu'il ne rêve que bals, chasses et voyages. Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu'il nous serait agréable d'être.  
En ce qui concerne l’identification facile entre la « grosse femme en noir » et la mère, je veux bien y souscrire, mais cette vision de terreur se rattacherait plutôt à ce que l’australien Robert Bruce appellera plus tard un « Neg » pour parler d'énergies néfastes ou d'entités négatives.

Pour les ésotériciens, l'expérimentateur du voyage astral ou de l’EMI se retrouve dans le milieu lui convenant le mieux, parfois même entraîné par des entités. Les entités que les principaux auteurs sur la projection disent rencontrer sont de natures très diverses. Selon les auteurs plus ésotériques (dans la Wicca par exemple) Il existerait une « faune astrale » composée de nombreux organismes aux formes variées, qui se nourrissent d'énergie comme le suggère également Carlos Castadena. Il y aurait également des « negs » (entités négatives) plus ou moins intelligentes, qui elles tentent de se nourrir de l'énergie de l'esprit. Selon certaines croyances, le danger serait plus grand une fois le corps astral détaché du corps physique. Il est dit aussi que l'on peut rencontrer d'autres entités nous ressemblant dans d'autres mondes, et parfois des entités plus évoluées ou protectrices Ces informations sont données par les auteurs sur la projection, la majorité des scientifiques considérant ces phénomènes comme hallucinatoires ou oniriques

Donatien Grau (Le Monde hors-série 2019) écrit à propos de Jeanne Weill et d’Alfred Agostinelli :

Il ne s’était remis du décès ni de l’un ni de l’autre, et par moments, comme Victor Hugo avant lui, il leur parlait par-delà le mur des vivants. Le contenu de leurs conversations transparaît, par bribes, dans Sodome et Gomorrhe (la visite aux enfers du Narrateur) et dans Albertine disparue. De toutes les façons, Agostinelli s’était plu à exciter son désir pour finalement se retirer.
Réserve faite du deuil de la mère, la première phrase va dans le sens de ce que je tente de démontrer, la réalité de dialogues post-mortem d’ordre quasi spirite entre Alfred et Proust (la mystérieuse présence d’Albertine disparue écoutant « derrière la cloison » du son) ; le texte de la Recherche y fait une allusion transparente à ces rencontres « aux Enfers » au tout début des relations du Narrateur et des jeunes filles, dans le sujet de devoir de Gisèle (sévèrement critiqué par Andrée) qui est la rédaction d’une prosopopée : 

Gisèle avait cru devoir adresser à son amie, afin qu’elle la communiquât aux autres, la composition qu’elle avait faite pour son certificat d’études. Les craintes d’Albertine sur la difficulté des sujets proposés avaient encore été dépassées par les deux entre lesquels Gisèle avait eu à opter. L’un était : « Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l’insuccès d’Athalie »

Je suis moins convaincu par la description de la relation comme une sorte de coïtus interrumptus ou pour parler franco américain d’ « orgasme ruiné » : je ne suis pas sûr non plus de considérer qu’Alfred se soit plu à exciter le désir, autrement que par une sorte de Donjuanisme qui l’eût flatté, mais plutôt qu’il ait cédé par jeu ou curiosité à une insistance infantile qui ne portait pas à conséquence avant que les exigences du patron deviennent des habitudes insupportables soumises à rémunération et chantage, et qu’il y ait eu un « printemps de l’amour » quand le feu couvait sans que l’incendie ravageur ne se soit déclaré. Il semble que les quelques lignes citées de Donatien Grau portent encore les traces du vilain gigolo profiteur décrit par les commentateurs pudibonds, lesquels, s’ils font la concession d’assimiler Albertine à Alfred, ne peuvent se résoudre à renoncer à chercher nombre de modèles féminins au personnage. Il est vrai que Proust lui-même, par dépit, les aiguille volontiers sur la voie de la putasserie, source des douleurs de la jalousie, au détriment de celle du plaisir :
«À l’horreur de son mensonge, à la jalousie pour l’inconnu, s’ajoutait la douleur qu’elle se fût laissé ainsi faire des cadeaux. Je lui en faisais plus, il est vrai, mais une femme que nous entretenons ne nous semble pas une femme entretenue tant que nous ne savons pas qu’elle l’est par d’autres. Et pourtant, puisque je n’avais cessé de dépenser pour elle tant d’argent, je l’avais prise malgré cette bassesse morale; cette bassesse je l’avais maintenue en elle, je l’avais peut-être accrue, peut-être créée.»
L’idée d’une vision qui n’apparaît qu’au seul Narrateur est très ancienne dans l’esprit de Proust qui, dans l’embryon de conte fantastique « la conscience de l’aimer », invente (sans doute en renversant Le corbeau de Poe) un « chat-écureuil bleu», qui, au lieu d’inquiéter, exerce une action consolatrice et apaisante :

Mais bientôt je m’aperçus que je n’étais pas seul dans ma chambre. Une sorte de chat-écureuil vêtu d’une fourrure blanche, d’une nuance de grèbe, avec de grands yeux bleus, et sur la tête une haute aigrette blanche d’oiseau, à demi caché par le rideau de mon lit semblait m’attendre. (…) la pendule sonna huit heures. Effrayé d’être en retard, je me précipitai dans l’escalier. Je montai dans le fiacre. D’un bond souple et silencieux, la bête blanche vint se blottir entre mes jambes avec la fidélité tranquille de quelqu’un qui ne me quitterait plus jamais. Je regardais mieux ses yeux où le bleu profond et clair des cieux sans fin semblait captif et s’étoilait d’ue croix d’or. Leur vue me causait une irrésistible et infiniment douce-amère envie de pleurer. j’entrai sans plus me préoccuper de voud, bel écureuil-chat blanc, mais arrivé chez mes amis, à peine assis à table (une angoisse atroce m’étreignit. Mais aussitôt, je sentis contre mon genou une caresse puissante et douce. d’un rapide mouvement de sa queue fourrée de blanc la bête s’installait commodément à mes pieds sous la table et comme un coussin arrondit son dos soyeux pour porter mes deux pieds. A un moment je perdis mon soulier et mon pied reposa sur sa fourrure, je me sentis consolé. Et mon bonheur était d’autant plus profond qu’il était secret. (…) Le soir, promener mes doigts dans ses fourrures peuplait ma solitude d’autant de compagnes gracieuses et tristes que si j’eusse joué alors des mélodies de Fauré. Le lendemain, je me livrai à toutes mes banales occupations, je parcourus les rues indifférentes, je vis mes amis et mes ennemis avec une volupté rare et triste. L’indifférence et l ‘ennui qui teignaient toutes choses autour de moi étaient dissipés depuis que se penchait sur [eux] avec une élégance d’oiseau-roi et une tristesse de prophète l’écureuil chat bleu qui me suivait partout. Chère aimable bête, sans bruit, que vous m’avez tenu compagnie durant cette vie que vous avez mystérieusement et mélancoliquement ornée !

Albertine, souvent comparée dans les séquences d’intimité à une chatte au nez rose, devient elle-même après sa mort une revenante :

L’idée qu’Albertine était morte, cette idée qui, les premiers temps, venait battre si furieusement en moi l’idée qu’elle était vivante, que j’étais obligé de me sauver devant elle comme les enfants à l’arrivée de la vague, cette idée de sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par conquérir en moi la place qu’y occupait récemment encore l’idée de sa vie. Sans que je m’en rendisse compte, c’était maintenant cette idée de la mort d’Albertine — non plus le souvenir présent de sa vie — qui faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes songeries, de sorte que, si je les interrompais tout à coup pour réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l’étonnement, ce n’était pas, comme les premiers jours, qu’Albertine si vivante en moi pût n’exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu’Albertine, qui n’existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si vivante en moi.

On pense alors à la réapparition d’Albertine morte dans le décor et les peintures vénitiennes, comme à un palimpseste des origines hollandaises d’Albertine, qui feraient écho à l’adresse de Baudelaire à l’amante dans son l’Invitation au voyage, l’amant endossant le rôle de la mère consolant l’âme-sœur :

Mon enfant, ma sœur, /Songe à la douceur/ D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,/ Aimer et mourir / Au pays qui te ressemble !



Optime Thomas !

L’hypothèse d’une incarnation de la vision réellement « vue » à force de la rechercher, paraîtra hautement saugrenue à tous les rationalistes. On dira à ceux-là, s’il en reste, qu’il ne s’agit que de visions induites par l’abus de psychotropes, et l’interaction conjuguée de médicaments aux effets contradictoires calmants, « sommiers de fer » – comme disait Françoise- et excitants, purgatifs et anti-diarréhiques, etc. Le patient en avait bien conscience ; dans une lettre à Georges de Lauris, le 13 mars 1915, Proust mentionne « La vie d'intoxication perpétuelle qui a détruit mon cerveau et tué ma mémoire. »
 
BMP 12 : A quelle pharmacopée Proust se soumettait-il pour conquérir un sommeil rebelle, anxieux et dyspnéïque? :
... Non loin de là est le jardin réservé où croissent comme des fleurs inconnues les sommeils si différents les uns des autres, sommeil du datura, du chanvre indien, des multiples extraits de l'éther; sommeil de la belladone, de l'opium, de la valériane, fleurs qui restent closes jusqu'au jour où l'inconnu prédestiné viendra les toucher, les épanouir, et pour de longues heures dégager l'arôme de leurs rêves particuliers en un être émerveillé et surpris. » (Côté de Guermantes, p. 86.)
Sans revenir sur la cocaïne et la morphine testées dès l’enfance, dès mai 1896, Proust commence à pratiquer régulièrement l’automédication, usant massivement d’inhalations et de fumigations (cigarettes Espic, poudres Legras et d’Escouflaire, spécialités à base de belladone et de datura). 
En juillet 1897, il commence à organiser son sommeil diurne, ne supporte plus le bruit et certaines odeurs. En 1899, pendant son service militaire à Orléans (transposé en Doncières dans La Recherche, lieu de garnison de Saint-Loup et casernement de Morel) Proust commence à utiliser quotidiennement du Trional (Methylsulfonal) puissant sédatif-hypnotique et anesthésique découvert en 1888 qui remplace pour lui la plus inoffensive valériane.

Maintenant Mme Cottard dormait tout à fait. « Hé bien ! Léontine, tu pionces, lui cria le professeur. — J’écoute ce que dit Mme Swann, mon ami, répondit faiblement Mme Cottard, qui retomba dans sa léthargie. — C’est insensé, s’écria Cottard, tout à l’heure elle nous affirmera qu’elle n’a pas dormi. C’est comme les patients qui se rendent à une consultation et qui prétendent qu’ils ne dorment jamais. — Ils se le figurent peut-être », dit en riant M. de Cambremer. Mais le docteur aimait autant à contredire qu’à taquiner, et surtout n’admettait pas qu’un profane osât lui parler médecine. « On ne se figure pas qu’on ne dort pas, promulgua-t-il d’un ton dogmatique. — Ah ! répondit en s’inclinant respectueusement le marquis, comme eût fait Cottard jadis. — On voit bien, reprit Cottard, que vous n’avez pas comme moi administré jusqu’à deux grammes de trional sans arriver à provoquer la somnescence.(SD)

Dès octobre 1904 il prend du Tétronal, hypnotique et sédatif sur recommandation de la princesse Hélène de Caraman-Chimay, soeur d'Anna de Noailles. Voici ce qu'il lui écrit le 2 octobre 1904, alors qu'elle vient de lui en faire remettre :
 
"Quel présent mystérieux que ce tétronal. Par quelle communion incompréhensible la blanche hostie qui semble le contenir seul m'apportera-t-elle pour quelques heures l'oubli des chagrins et me laissera-t-elle au matin, à l'heure du réveil, plus plein d'espérances et de résignation ? Merci de votre présent, Princesse, je vous devrai ce soir le sommeil. Vous ne m'aviez jusqu'ici donné que des rêves."
Ces lignes évoquent la fascination de Bergotte mourant pour les hypnotiques : 
 
Dans les mois qui précédèrent sa mort, Bergotte souffrait d’insomnies, et, ce qui est pire, dès qu’il s’endormait, de cauchemars, qui, s’il s’éveillait, faisaient qu’il évitait de se rendormir. Longtemps il avait aimé les rêves, même les mauvais rêves, parce que grâce à eux, grâce à la contradiction qu’ils présentent avec la réalité qu’on a devant soi à l’état de veille, ils nous donnent, au plus tard dès le réveil, la sensation profonde que nous avons dormi. Mais les cauchemars de Bergotte n’étaient pas cela. Quand il parlait de cauchemars, autrefois il entendait des choses désagréables qui se passaient dans son cerveau. Maintenant, c’est comme venus du dehors de lui qu’il percevait une main munie d’un torchon mouillé qui, passée sur sa figure par une femme méchante, s’efforçait de le réveiller ; d’intolérables chatouillements sur les hanches ; la rage — parce que Bergotte avait murmuré en dormant qu’il conduisait mal — d’un cocher fou furieux qui se jetait sur l’écrivain et lui mordait les doigts, les lui sciait. Enfin, dès que dans son sommeil l’obscurité était suffisante, la nature faisait une espèce de répétition sans costumes de l’attaque d’apoplexie qui l’emporterait (…)
Affolé par une souffrance de toutes les minutes, à laquelle s’ajoutait l’insomnie coupée de brefs cauchemars, Bergotte ne fit plus venir de médecin et essaya avec succès, mais avec excès, de différents narcotiques, lisant avec confiance le prospectus accompagnant chacun d’eux, prospectus qui proclamait la nécessité du sommeil mais insinuait que tous les produits qui l’amènent (sauf celui contenu dans le flacon qu’il enveloppait et qui ne produisait jamais d’intoxication) étaient toxiques et par là rendaient le remède pire que le mal. Bergotte les essaya tous.

Comme son double littéraire, Proust consomma de nombreux barbituriques, notamment le phénobarbital, mis au point par les laboratoires Bayer en 1912 et commercialisé sous le nom de Véronal par lequel Proust remplaça le Trional. Ce psycholeptique sédatif et anxiolytique présentait des effets secondaires notables : troubles de la perception des couleurs, irritabilité, excitation psychomotrice, réactions allergiques, urticaire, photosensibilisation, conjonctivite, nausées, diplopie (perception de deux images pour un seul objet). Il était déconseillé aux patients souffrant d'une insuffisance respiratoire chronique …

La découverte du phénobarbital donna lieu à la création de toute une classe de dérivés, dont le Dial, hypnotique plus actif et réputé moins addictif, le Didial, homologue chimique de la codéïne agissant également comme analgésique et que Proust testa à partir d’avril 1921 sur la recommandation de Geneviève Straus, elle-même grande consommatrice de ce type de médicaments. Il continua sans doute concurremment à utiliser l’opium, dont les effets hallucinogènes sont bien connus, mais moins ceux sur la constipation chronique, qu’il tenta de résoudre par absorption de bicarbonate pour la digestion et d’écorce de Cascara laxative.

Certains sont d’une autre famille que ceux auxquels nous sommes habitués, dérivés, par exemple, de l’amyle et de l’éthyle. On n’absorbe le produit nouveau, d’une composition toute différente, qu’avec la délicieuse attente de l’inconnu. Le cœur bat comme à un premier rendez-vous. Vers quels genres ignorés de sommeil, de rêves, le nouveau venu va-t-il nous conduire ? Il est maintenant en nous, il a la direction de notre pensée. De quelle façon allons-nous nous endormir ? Et une fois que nous le serons, par quels chemins étranges, sur quelles cimes, dans quels gouffres inexplorés le maître tout-puissant nous conduira-t-il ? Quel groupement nouveau de sensations allons-nous connaître dans ce voyage ? Nous mènera-t-il au malaise ? À la béatitude ? À la mort ? Celle de Bergotte survint la veille de ce jour-là où il s’était ainsi confié à un de ces amis (ami ? ennemi ?) trop puissant.

Ami-ennemi, l’éther éthylique est consommé régulièrement au début du siècle (y compris plu ou moins ouvertement dans des arrières boutiques de cafés)en l’inhalant ou en le buvant  ; sa visibilité littéraire est manifeste depuis Jean Lorrain, Les buveurs d’éther. Max Jacob en fit une grande consommation. Proust l’utilisa pour atténuer les effets de l’asthme, mais utilisé comme anesthésiant pour endormir les sujets soumis à des opérations chirurgicales, l’éther pouvait comme la morphine susciter des visions hallucinatoires à l’état de veille et provoquait des effets paradoxaux, allant de la dépression respiratoire à l’hypersécrétion bronchique, de l’arrêt cardiaque à l’hypotension artérielle, hémorragie locale, spasmes du larynx, augmentation morbide de la sécrétion salivaire, convulsions, vomissements, hyperthermie maligne.


Il mélange les narcotiques et les stimulants, la caféine on l’a vu, en café fort mais aussi en cachets pour lutter contre l'asthénie, la somnolence, l'insuffisance respiratoire chronique et les migraines. L'absorption massive de caféine solide, donc extrêmement concentrée, le mettra dans un état de grande excitation nerveuse et intellectuelle qu'il lui faudra combattre par l'absorption tout aussi massive de somnifères pour tenter de dormir... S’y ajoute de l’adrénaline (ou épinéphrine) : hormone produite par la partie centrale des glandes surrénales, l'adrénaline est indispensable au bon fonctionnement du système nerveux sympathique dont l'action est essentiellement excitatrice. C'est pour cette raison que Marcel Proust s'en faisait lui-même des injections pour se lever, sortir ou travailler. Mais elle est aussi employée contre le bronchospasme, la bronchiolite et le rhume des foins. L'anxiété, l'hypertension artérielle et la tachycardie comptent parmi ses effets secondaires fréquents.
Il use de phytine (ou inositocalcium), composé de phosphore et de calcium indiqué contre l'asthénie, aussi de nitrite d’amyle (ou nitrite d'isopentyle, isolé par Balard en 1844). Il est conditionné sous forme de perles d'où son appellation courante de « perles d'amyle ». Sa principale indication était l'angine de poitrine. C'est un puissant coronarodilatateur dont les effets secondaires sont céphalées et vertiges Ses effets sont immédiats (quelques secondes à quelques minutes) mais éphémères d'où la nécessité de multiplier les prises en augmentant les doses pour obtenir le même très rapide résultat. Plus intéressant, c’est un aphrodisiaque le poppers original, interdit un temps, non pas pour les risques encourus, mais parce que ses pouvoirs dilatants font qu'il est toujours un des composants principaux du Viagra.
 

Dans une lettre qu'il adresse le 23 mars 1921 à son éditeur Gaston Gallimard dont le collaborateur Jacques Rivière est grippé, Proust pose ce diagnostic assez comique :

«Je suis navré que Jacques ait pris la grippe. Je crois qu'il ne se soigne pas bien. Je lui dirai la marche à suivre pour éviter la grippe.En tout cas, puisqu'elle est finie et qu'il a surtout de la fatigue, il ferait bien (s'il n'a pas d'hypertension) de demander à Roussy si des piqûres d'adrénaline ne seraient pas indiquées. C'est par excellence le remède contre la fatigue (s'il n'y a pas contre indications comme dans le cas d'hypertension par exemple). Cela ne l'empêcherait pas de reprendre un peu de phytine qui est plus anodin mais pas à dédaigner. »
C’est encore au frère de Rivière, médecin à Bordeaux, qu’il demandera, confidentiellement pour ne pas alerter Robert, de le renseigner lors de dernière maladie, sur le pneumocoque. Sur la réponse de celui-ci, que l’agent pathogène est présent et inactif chez 40 pour cent des bien portants, il décidera de l’inutilité de traiter le trouble qui probablement l’emportera.

Les compétences de Proust en matière de traitement pharmaceutiques -mais aussi les erreurs des professionnels, occasionnent parfois des catastrophes : en novembre 1920, il mélange une boîte entière de véronal avec du Dial et de l’opium provoquant un grave empoisonnement et des souffrances terribles, « non pas par désir de mort, aimant beaucoup l’affreuse vie à laquelle je ne tiens plus que par un fil, mais par une rage de dormir ».
Dans la préface pour Tendres Stock de Morand (Remarques sur le style), il écrit :
Une étrangère a élu domicile dans mon cerveau. Elle allait, elle venait ; bientôt, d'après tout le train qu'elle menait, je connus ses habitudes. D'ailleurs, comme une locataire trop prévenante, elle tint à engager des rapports directs avec moi. Je fus surpris de voir qu'elle n'était pas belle. J'avais toujours cru que la Mort l'était. Sans cela comment aurait-elle raison de nous ? Quoi qu'il en soit, elle semble aujourd'hui s'être absentée. Pas pour longtemps sans doute, à en juger d'après tout ce qu'elle a laissé. Et il serait plus sage de profiter du répit qu'elle m'accorde, autrement qu'en écrivant une préface pour un auteur déjà connu qui n'en a pas besoin.


En octobre 1921 survient à nouveau un grave accident par erreur de dosage (probablement due au pharmacien) : il absorbe en une seule prise 7g de somnifère en 7 cachets dosés à 1 g au lieu de 0,70g plus 7 cachets dosés à 0,10g ! En mai 1922 : il absorbe de l’adrénaline pure d’où brûlures terribles de l’œsophage et de l’estomac et un coût exorbitant en glace qu’il fait venir du Ritz pour 850 francs (il ne peut "manger" que cela pendant 4 semaines). Le 16 juillet 1922 , Proust avoue à Robert de Flers :
 
«J’ai aujourd’hui la main tellement crispée par une terrible crise d’intoxication et le plus horrible est que c’est de ma faute».

L’absorption anarchique et continuelle de «médicaments » entraînera des maux de tête, des vertiges, des troubles de la vue, des pertes de mémoire et bien d’autres maux.

En 1921 son frère Robert dira de lui qu’il souffre surtout d’une grave intoxication médicamenteuse et tente de lui proposer de se faire suivre en clinique, ce que Marcel refuse. Ce refus de soin ne reflète à mon sens aucune attitude suicidaire : Proust refus simplement de se laisser enfermer ailleurs qu’en lui-même, dans sa chambre close et ses habitudes. Pour citer le Tango stupéfiant de Marie Dubas : « Car le pire c'est que j'ai pris le pli / Et c'est tant pis quand le pli est pris »…

Les questions de régime alimentaire le préoccupent au plus haut point, souvent pour souligner les incohérences des avis des médecins concurrents qu’il exulte (comme lors de la mort de la grand-mère) d’entendre se contredire.

Il consulta les médecins qui, flattés d’être appelés par lui, virent dans ses vertus de grand travailleur (il y avait vingt ans qu’il n’avait rien fait), dans son surmenage, la cause de ses malaises. Ils lui conseillèrent de ne pas lire de contes terrifiants (il ne lisait rien), de profiter davantage du soleil « indispensable à la vie » (il n’avait dû quelques années de mieux relatif qu’à sa claustration chez lui), de s’alimenter davantage (ce qui le fit maigrir et alimenta surtout ses cauchemars). Un de ses médecins étant doué de l’esprit de contradiction et de taquinerie, dès que Bergotte le voyait en l’absence des autres et, pour ne pas le froisser, lui soumettait comme des idées de lui ce que les autres lui avaient conseillé, le médecin contredisant, croyant que Bergotte cherchait à se faire ordonner quelque chose qui lui plaisait, le lui défendait aussitôt, et souvent avec des raisons fabriquées si vite pour les besoins de la cause que, devant l’évidence des objections matérielles que faisait Bergotte, le docteur contredisant était obligé, dans la même phrase, de se contredire lui-même, mais, pour des raisons nouvelles, renforçait la même prohibition. Bergotte revenait à un des premiers médecins, homme qui se piquait d’esprit, surtout devant un des maîtres de la plume, et qui, si Bergotte insinuait : « Il me semble pourtant que le Dr X… m’avait dit — autrefois bien entendu — que cela pouvait me congestionner le rein et le cerveau… » souriait malicieusement, levait le doigt et prononçait : « J’ai dit user, je n’ai pas dit abuser. Bien entendu, tout remède, si on exagère, devient une arme à double tranchant. » Il y a dans notre corps un certain instinct de ce qui nous est salutaire, comme dans le cœur de ce qui est le devoir moral, et qu’aucune autorisation du docteur en médecine ou en théologie ne peut suppléer. Nous savons que les bains froids nous font mal, nous les aimons : nous trouverons toujours un médecin pour nous les conseiller, non pour empêcher qu’ils ne nous fassent mal. À chacun de ces médecins Bergotte prit ce que, par sagesse, il s’était défendu depuis des années. Au bout de quelques semaines, les accidents d’autrefois avaient reparu, les récents s’étaient aggravés. 
 
Comme Proust qui transpose son dernier malaise en public lors de l’exposition de peinture au Jeu de Paume de la Vue de delt de Ver Meer, Bergotte attribue ses maux ultimes à la mauvaise digestion de pommes de terre consommées pour trouver l’énergie de sortir :
 
Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l’exposition.(…) « Je ne voudrais pourtant pas, se disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. »
Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ?
En 1904, au Dr Linossier, Proust révèle qu’il ne fait qu’un repas par 24 heures. (en avril 1909, il ne prendra plus qu’un repas tous les deux jours), buvant un demi-verre d’eau de Vichy le soir (un verre entier lui causant des lourdeurs d’estomac) comme il le racontait de la tante Léonie du Narrateur :
 
Ma tante avait peu à peu évincé tous les autres visiteurs parce qu’ils avaient le tort à ses yeux de rentrer tous dans l’une ou l’autre des deux catégories de gens qu’elle détestait. Les uns, les pires et dont elle s’était débarrassée les premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas « s’écouter » et professaient, fût-ce négativement et en ne la manifestant que par certains silences de désapprobation ou par certains sourires de doute, la doctrine subversive qu’une petite promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait quatorze heures sur l’estomac deux méchantes gorgées d’eau de Vichy !) lui feraient plus de bien que son lit et ses médecines. L’autre catégorie se composait des personnes qui avaient l’air de croire qu’elle était plus gravement malade qu’elle ne pensait, était aussi gravement malade qu’elle le disait…… les uns comme les autres, étaient sûrs de ne plus jamais être reçus.
Objet de son ironie, voire de ses sarcasmes, le monde médical a inspiré à Proust, pour qui un bon médecin était surtout celui qui n’interférait pas avec son auto-médication,quelques-uns de ses plus acerbes portraits. Cette fascination/rejet de la médecine et des médecins a lourdement pesé sur sa consommation de médicaments en l'incitant très souvent, tant pour ce qui concernait sa propre santé que pour celle de ses relations, à se substituer aux hommes de l'art.

Sur Bergotte :
On sait que sa maladie durait depuis longtemps. Non pas celle, évidemment, qu’il avait eue d’abord et qui était naturelle. La nature ne semble guère capable de donner que des maladies assez courtes. Mais la médecine s’est annexé l’art de les prolonger. Les remèdes, la rémission qu’ils procurent, le malaise que leur interruption fait renaître, composent un simulacre de maladie que l’habitude du patient finit par stabiliser, par styliser, de même que les enfants toussent régulièrement par quintes longtemps après qu’ils sont guéris de la coqueluche. Puis les remèdes agissent moins, on les augmente, ils ne font plus aucun bien, mais ils ont commencé à faire du mal grâce à cette indisposition durable. La nature ne leur aurait pas offert une durée si longue. C’est une grande merveille que la médecine, égalant presque la nature, puisse forcer à garder le lit, à continuer sous peine de mort l’usage d’un médicament. Dès lors, la maladie artificiellement greffée a pris racine, est devenue une maladie secondaire mais vraie, avec cette seule différence que les maladies naturelles guérissent, mais jamais celles que crée la médecine, car elle ignore le secret de la guérison. (…)

Il allait ainsi se refroidissant progressivement, petite planète qui offrait une image anticipée de la grande quand, peu à peu, la chaleur se retirera de la terre, puis la vie. Alors la résurrection aura pris fin, car, si avant dans les générations futures que brillent les œuvres des hommes, encore faut-il qu’il y ait des hommes. Si certaines espèces d’animaux résistent plus longtemps au froid envahisseur, quand il n’y aura plus d’hommes, et à supposer que la gloire de Bergotte ait duré jusque-là, brusquement elle s’éteindra à tout jamais. Ce ne sont pas les derniers animaux qui le liront, car il est peu probable que, comme les apôtres à la Pentecôte, ils puissent comprendre le langage des divers peuples humains sans l’avoir appris.
Sur la grand-mère
Le docteur se tourna vers ma grand'mère et, comme il n'était pas moins lettré que savant : « Allez aux Champs-Élysées, Madame, près du massif de lauriers qu'aime votre petit-fils. Le laurier vous sera salutaire. Il purifie. Après avoir exterminé le serpent Python, c'est une branche de laurier à la main qu'Apollon fit son entrée dans Delphes. Il voulait ainsi se préserver des germes mortels de la bête venimeuse. Vous voyez que le laurier est le plus ancien, le plus vénérable, et j'ajouterai – ce qui a sa valeur en thérapeutique, comme en prophylaxie – le plus beau des antiseptiques. »
Comme une grande partie de ce que savent les médecins leur est enseignée par les malades, ils sont facilement portés à croire que ce savoir des « patients » est le même chez tous, et ils se flattent d'étonner celui auprès de qui ils se trouvent avec quelque remarque apprise de ceux qu'ils ont auparavant soignés. Aussi fut-ce avec le fin sourire d'un Parisien qui, causant avec un paysan, espérerait l'étonner en se servant d'un mot de patois, que le docteur du Boulbon dit à ma grand'mère : « Probablement les temps de vent réussissent à vous faire dormir là où échoueraient les plus puissants hypnotiques. – Au contraire, Monsieur, le vent m'empêche absolument de dormir. » Mais les médecins sont susceptibles. « Ach ! » murmura du Boulbon en fronçant les sourcils, comme si on lui avait marché sur le pied et si les insomnies de ma grand'mère par les nuits de tempête étaient pour lui une injure personnelle. Il n'avait pas tout de même trop d'amour-propre, et comme, en tant qu'« esprit supérieur », il croyait de son devoir de ne pas ajouter foi à la médecine, il reprit vite sa sérénité philosophique.
Les erreurs des médecins sont innombrables. Ils pèchent d’habitude par optimisme quant au régime, par pessimisme quant au dénouement. «Du vin? en quantité modérée cela ne peut vous faire du mal, c’est en somme un tonifiant... Le plaisir physique? Après tout c’est une fonction. Je vous le permets sans abus, vous m’entendez bien. L’excès en tout est un défaut.» Du coup, quelle tentation pour le malade de renoncer à ces deux résurrecteurs, l’eau et la chasteté. En revanche, si l’on a quelque chose au cœur, de l’albumine, etc., on n’en a pas pour longtemps. Volontiers, des troubles graves, mais fonctionnels, sont attribués à un cancer imaginé. Il est inutile de continuer des visites qui ne sauraient enrayer un mal inéluctable. Que le malade, livré à lui-même,s’impose alors un régime implacable, et ensuite guérisse ou tout au moins survive, le médecin,salué par lui avenue de l’Opéra quand il le croyait depuis longtemps au Père-Lachaise, verra dans ce coup de chapeau un geste de narquoise insolence. Une innocente promenade effectuée à son nez et à sa barbe ne causerait pas plus de colère au président d’assises qui, deux ans auparavant, a prononcé contre le badaud, qui semble sans crainte, une condamnation à mort. Les médecins (il ne s’agit pas de tous, bien entendu, et nous n’omettons pas, mentalement, d’admirables exceptions) sont en général plus mécontents, plus irrités de l’infirmation de leur verdict que joyeux de son exécution. C’est ce qui explique que le professeur E..., quelque satisfaction intellectuelle qu’il ressentît sans doute à voir qu’il ne s’était pas trompé, sut ne me parler que tristement du malheur qui nous avait frappés. Il ne tenait pas à abréger la conversation, qui lui fournissait une contenance et une raison de rester. Il me parla de la grande chaleur qu’il faisait ces jours-ci, mais,bien qu’il fût lettré et eût pu s’exprimer en bon français, il me dit: «Vous ne souffrez pas de cette hyperthermie?» C’est que la médecine a fait quelques petits progrès dans ses connaissances depuis Molière, mais aucun dans son vocabulaire. SG
Ici, c’est évidemment au Malade imaginaire qu’il est fait référence, l’ironique pièce ultime d’un mourant, où les Diafoirus, médecins de père en fils sont cruellement caricaturés, y compris par la servante Toinette, affublée de leur costume de charognard :


MONSIEUR DIAFOIRUS : Nous allons, monsieur, prendre congé de vous.
ARGAN : Je vous prie, monsieur, de me dire un peu comment je suis.
MONSIEUR DIAFOIRUS lui tâte le pouls. Allons, Thomas, prenez l'autre bras de monsieur, pour voir si vous saurez porter un bon jugement de son pouls. Quid dicis ?
THOMAS DIAFOIRUS : Dico que le pouls de monsieur est le pouls d'un homme qui ne se porte point bien.
MONSIEUR DIAFOIRUS : Bon.
THOMAS DIAFOIRUS : Qu'il est duriuscule, pour ne pas dire dur.
MONSIEUR DIAFOIRUS : Fort bien.
THOMAS DIAFOIRUS : Repoussant.
MONSIEUR DIAFOIRUS :Bene.
THOMAS DIAFOIRUS : Et même un peu caprisant.
MONSIEUR DIAFOIRUS : Optime.
THOMAS DIAFOIRUS : Ce qui marque une intempérie dans le parenchyme splénique, c'est-à-dire la rate.
MONSIEUR DIAFOIRUS : Fort bien.
ARGAN :Non; monsieur Purgon dit que c'est mon foie qui est malade.
MONSIEUR DIAFOIRUS : Eh! oui; qui dit parenchyme dit l'un et l'autre, à cause de l'étroite sympathie qu'ils ont ensemble par le moyen du vas breve, du pylore, et souvent des méats cholidoques. Il vous ordonne sans doute de manger force rôti?
ARGAN : Non; rien que du bouilli.
MONSIEUR DIAFOIRUS : Eh oui: rôti, bouilli, même chose. Il vous ordonne fort prudemment, et vous ne pouvez être entre de meilleures mains.
ARGAN : Monsieur, combien est-ce qu'il faut mettre de grains de sel dans un œuf?
MONSIEUR DIAFOIRUS : Six, huit, dix, par les nombres pairs, comme dans les médicaments par les nombres impairs.
* * *

TOINETTE : Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l'on batte comme il faut. Ah! je vous ferai bien aller comme vous devez. Ouais! ce pouls-là fait l'impertinent; je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin?
ARGAN : Monsieur Purgon. 
TOINETTE : Cet homme-là n'est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade?
ARGAN :Il dit que c'est du foie, et d'autres disent que c'est de la rate.
TOINETTE : Ce sont tous des ignorants. C'est du poumon que vous êtes malade.
ARGAN : Du poumon?
TOINETTE :Oui. Que sentez-vous?
ARGAN : Je sens de temps en temps des douleurs de tête.
TOINETTE : Justement, le poumon.
ARGAN : Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux.
TOINETTE : Le poumon.
ARGAN : J'ai quelquefois des maux de cœur.
TOINETTE : Le poumon.
ARGAN : Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.
TOINETTE : Le poumon.
ARGAN : Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c'étaient des coliques.
TOINETTE : Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez?
ARGAN : Oui, monsieur.
TOINETTE : Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin.
ARGAN : Oui, monsieur.
TOINETTE : Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir?
ARGAN : Oui, monsieur.
TOINETTE : Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture?
ARGAN : Il m'ordonne du potage.
TOINETTE : Ignorant!
ARGAN : De la volaille.
TOINETTE :Ignorant!
ARGAN : Du veau.
TOINETTE : Ignorant!
ARGAN : Des bouillons.
TOINETTE : Ignorant!
ARGAN : Des œufs frais.
TOINETTE :Ignorant!
ARGAN :Et, le soir, de petits pruneaux pour lâcher le ventre.
TOINETTE : Ignorant!
ARGAN : Et surtout de boire mon vin fort trempé.
TOINETTE : Ignorantus, ignoranta, Ignorantum. Il faut boire votre vin pur, et, pour épaissir votre sang, qui est trop subtil, il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande; du gruau et du riz, et des marrons et des oublies, pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main; et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville. (…)
TOINETTE : Adieu. Je suis fâché de vous quitter si tôt; mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier.
ARGAN : Pour un homme qui mourut hier?
TOINETTE :Oui: pour aviser et voir ce qu'il aurait fallu lui faire pour le guérir. Jusqu'au revoir.



Le Narrateur de Proust, à la différence de l’auteur qui continue à se dire « plus médecin que les médecins », fait pourtant cette concession finale : 

« La médecine étant un compendium des erreurs successives et contradictoires des médecins, en appelant à soi les meilleurs d'entre eux, on a grand'chance d'implorer une vérité qui sera reconnue fausse quelques années plus tard. De sorte que croire à la médecine serait une suprême folie, si n'y pas croire n'en était pas une plus grande, car de cet amoncellement d'erreurs se sont dégagées à la longue quelques vérités...»
Diane de Margerie : A la recherche de Robert Proust
Proust refusait toute piqûre. La bronchite s’aggravant, le docteur Bize prévient Robert qui se précipite rue Hamelin. Céleste rapporte mot pour mot les dialogues où, découragé, Robert menace le malade rétif devant ses soins : Il lui a dit : — Votre frère refuse de se soigner. ... Il y a eu une scène pénible entre les deux frères… il a fini par — Alors, il faudra qu'on te soigne malgré toi… Il faut absolument que tu acceptes de te soigner. Je suis médecin et je suis ton frère. Ce que je te dis est pour ton bien et pour ton travail. » C’est alors que la révolte éclate chez Marcel … : « Comment tu voudrais me contraindre ? » [Il menace, si son frère insiste, de se jeter par la fenêtre] « Va-t’en ! Je ne veux plus te voir. Je t’interdis de revenir si c’est pour m’imposer quelque chose… Chère Céleste, vous ne laisserez plus jamais entrer mon frère, ni le docteur Bize, ni personne. Je ne veux que vous ici… Moi, je vous dis, Céleste, je veux faire ce que je veux jusqu’à la fin. »


Dernière lettre de Reynaldo Hahn à Proust, écrite après le 20 octobre 1922 : 
 
« Mon cher Petit, Je vous écris à la machine parce que je suis fatigué de tenir la plume et que mon écriture est peu lisible. J’ai hier soir, rencontré Robert, qui sortait de chez vous et il m’a demandé de causer avec lui à votre sujet. Bien entendu, je ne lui ai pas dit que je vous avais vu et il ne se doute pas que vous m’avez parlé de lui. Voici exactement ce qu’il m’a dit : "Marcel [souligné] n’a pas quelque chose de grave, il s’agit de pneumocoque, c’est à dire d’une chose qui se soigne et se guérit facilement. Encore faut-il se soigner et Marcel ne veut pas se soigner. L’autre jour je lui ai parlé trop en médecin et je sens bien que j’ai eu tort et que je l’ai agité. J’ai prononcé le mot de clinique [Piccini], parce que je ne songeais qu’aux avantages d’une clinique pour la commodité des soins à donner, mais j’ai eu tort, et j’ai eu tort aussi de parler d’infirmière ; mais que voulez-vous cette brave Céleste est peut-être une très bonne fille, mais elle ne peut pas vraiment soigner un malade. En tout cas, je ne lui parlerai plus de clinique, ni de garde, ni de rien qui puisse l’agiter et je ne reviendrai pas avant qu’il me fasse appeler ; mais vous comprenez bien qu’il est très pénible pour moi de le voir refuser de se laisser soigner alors que rien ne serait plus facile. S’il se cassait une jambe, il faudrait bien, malgré tout ce que pourrait coûter à sa sensibilité nerveuse l’effort de supporter qu’on la mît dans le plâtre, qu’il y consentît. Le cas est le même, avec la différence qu’il ne s’agit pas ici d’opération ou de traitement douloureux ou pénible. Reynaldo, je serais bien heureux si vous pouviez le persuader de réfléchir à cela et lui faire comprendre que ce qui n’est pas dangereux peut le devenir. Si, faisant une tournée dans un hôpital, je rencontrais un malade dans l’état où se trouve Marcel, je dirais : C’est un malade qui n’est pas soigné. Voilà la formule exacte. Il ne sera plus question d’infirmière ni de rien qui puisse l’ennuyer ; je voudrais même faire l’infirmier et me tiendrais où cela ne gênerait pas Marcel, ou bien nous chercherions ensemble quelque autre combinaison, mais enfin il n’est pas naturel que je le laisse malade, sans soins, alors qu’il en a grand besoin. »
Reynaldo continue son récit "
Vous savez, Robert, que Marcel est difficile à convaincre surtout lorsqu’il s’agit de sa santé et que pour ma part je [ne] me hasarde jamais à lui en parler, étant trop ignorant de la médecine et surtout trop persuadé de l’inutilité de mes exhortations. Je suis certain qu’il ne me recevra pas ce soir. Mais je lui écrirai ce que vous m’avez dit. Je crois en effet qu’il ne faut pas le contrarier, le fatiguer ou l’agiter et j’espère qu’il ne me recevra pas ce soir non plus mais je sui venu aux nouvelles parce que j’aurais plus de détails que par le téléphone.
Robert insiste : « Je ne l’ai pas vu il est absolument nécessaire que je me rende compte de son état. Le Dr bize m’a dit qu’il a eu l’analyse des crachats et qu’il s’agit bien du pneumocoque. Il risque sérieusement d’attraper une pneumonie. Mais, je le répète, Céleste m’empêche d’entrer. Elle craint de l’irriter. » 
 
Le 21 octobre en effet, Céleste, déchirée entre obéissance et culpabilité, car elle soupçonne que c’est par son intermédiaire que son patron a contracté la maladie qui vient d’affecter Odillon son mari, n’a pas laissé entrer Robert, se contentant de lui dire que Proust fumait et ne voulait pas être dérangé. Il est probable qu’il ne se fait que peu d’illusions sur ses chances de maîtriser seul le pneumocoque, puisqu’il ajoute dans les corrections qu’il poursuit jusqu’au 6 novembre sur le manuscrit de La Prisonnière :
Si un poète est mourant d’une pneumonie infectieuse, se figure-t-on ses amis expliquant au pneumocoque que ce poète a du talent et qu’il devrait le laisser guérir ?
Reynaldo conclut :

« 
Je n’ai pas besoin de vous dire combien je regrette de n’avoir pas [la] moindre petite influence sur vous ; cela me fait beaucoup de peine de penser que vous n’avez même pas voulu essayer de manger un peu de purée comme vous me l’aviez promis et que vous persistez à observer un régime de jeûne qui ne peut pas être bon en ce moment. Je sais que personne n’a de poids sur vos décisions et que je ne puis rien pour ce que je considère comme raisonnable et souhaitable pour mon ami le plus cher, pour une des personnes que j’aurais le plus aimées [sous la rature, on lit « j’ai » : le changement de temps a une signification bien particulière] dans ma vie. Je ferai ce que vous voulez et je me résigne puisqu’il le faut, à ne rien obtenir. Mille tendresses de Votre Reynaldo ».

Germaine Brée : la conception proustienne de l’esprit :
… dans les dernières pages du Temps Retrouvé… c'est Proust même qui nous parle. Cette présence, la mort, phénomène vécu, est décrite avec le même souci d'exactitude que lorsqu'il s'agissait de la mort de la grand-mère du narrateur, mais cette fois-ci il s'agit d'une expérience saisie de l'intérieur et non simplement observée du dehors :
Cette idée de la mort s'installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j'aimasse la mort, je ladétestais. Mais après y avoir songé sans doute de temps en temps comme à une femme qu'on n'aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus profonde couche de mon cerveau si complètement que je ne pouvais m'occuper d'une chose sans que cette chose traversât d'abord l'idée de la mort. Je ne pense pas que le jour où j'étais devenu un demi-mort, c'était les accidents qui avaient caractérisé cela, l'impossibilité de descendre un escalier, de me rappeler un nom, de me lever, qui avaient causé par un raisonnement même inconscient l'idée de la mort, mais plutôt que c'était venu ensemble qu'inévitablement le grand miroir de l'esprit reflétait une réalité nouvelle. »
Sans aucun doute dans ces pages écrites par Proust au seuil de la mort nous sommes au cœur de la pensée proustienne. Le lecteur attentif de ces pages et de celles qui les précèdent immédiatement ne peut qu'être saisi par la série d'images — dont ce « grand miroir » est un exemple — au moyen desquelles Proust mourant veut rendre sensible une présence qui s'impose à lui au moment où tout le reste disparaît, présence invisible mais aussi forte que la mort : l'esprit.
L'esprit a ses paysages dont la contemplation ne lui est laissée qu'un temps... ; avoir un corps c'est la grande menace pour l'esprit, la vie humaine et pensante, dont il faut sans doute moins dire qu'elle est un miraculeux perfectionnement de la vie animale et physique, mais plutôt qu'elle est une imperfection encore aussi rudimentaire qu'est l'existence commune des protozoaires en polypiers sur le corps de la baleine, etc., dans l'organisation de la vie spirituelle. Le corps enferme l'esprit dans une forteresse, bientôt la forteresse est assiégée de toutes parts et il faut à la fin que l'esprit se rende.
Le calme suggéré par « grand miroir » semble contredire l'angoisse du prisonnier récalcitrant qui à la fin « se rend ». Le détachement du contemplateur s'oppose au frémissement de la « pulpe » «fragile » et anxieuse. Cependant, sous toutes ces images se retrouve un même thème : plus vaste que la mort qu'il réfléchit, incompatible avec elle, l'esprit néanmoins cède, malgré lui, à la mort, «forcé d'abandonner »sa contemplation, « forcé de se rendre ». La mort toutefois ne détruit pas l'esprit. Elle le déloge seulement et, l'obligeant à abandonner malgré lui le corps du narrateur, prive l'esprit doublement : de la contemplation de « ses paysages » d'une part, et, d'autre part, de mener à bien l'entreprise qui lui est propre : la remise en un lieu sûr, le livre, avant l'exil qui lui est imposé, d'idées vivantes qui l'habitent.
Diane de Margerie :
Tout se passe comme si, au moment de mourir, c’est lui qui exigeait d’observer l’inévitable Antagoniste comme s’il voulait se saisir du mystère de la mort, de ce passage dans une autre dimension, et que Céleste était la seule à le laisser libre devant ce tête-à-tête ultime troublé par les médecins.
A la veille de sa mort, le 17 novembre, Robert repasse voir son frère et déconseille la sole commandée par lui. Puis il repart et Marcel prie Céleste de rester auprès de lui. Ce combat contre la science sera le dernier mais il y tient : « Si je passe cette nuit je prouverai aux médecins que je suis plus fort qu’eux. [Selon d’autres, il aurait murmuré plus modestement : «Cette nuit dira si les médecins ont eu raison contre moi, ou si j'avais eu raison contre les médecins. »] Mais il faut la passer. Croyez-vous que j’y arriverai ? »lui demande-t-il.
Malgré toutes les défenses faites à Céleste, celle-ci avait prévenu Bize, et Robert à travers sa femme. Bize se prépare à faire une piqûre -trahison suprême de Céleste – que Marcel subit avec horreur : « Céleste, ah, Céleste ! » provoquant chez elle un remords cruellement durable. (…) 
 

Je sombre dans l’uchronie : la légende veut, et Céleste la confirme ou la renouvelle que Proust ait décidé d’écrire le mot FIN à la dernière page du cahier XX, ce que contredit l’enveloppe tachée de tisane qui contenait les additions sur la mort de Bergotte.


Et si Proust dans son extra-lucidité avait eu raison ? Si Robert n’avait pas repoussé le seul met dont son frère avait encore envie, si Céleste, ne désobéissant pas dans l’affolement aux ordres de son maître n’avait pas ouvert aux médecins ? Je ne prétendrai pas que c’est la piqûre d’huile camphrée ou l’administration d’oxygène qui a tué Proust, mais qu’il a simplement puisé par esprit de contradiction dans la contrariété d’avoir été trahi, la force nécessaire à ne pas survivre, laissant aux autres le remord de l’avoir forcé, l’empêchant in extremis de continuer à écrire de nouvelles horreurs, plus redoutables pour l’ordre, la morale sociale, et la révélation de redoutables secrets familiaux, que ce qu’il avait déjà couché sur le papier.
Voilà qu’à mon tour je manque de temps pour rechercher les références qui feraient office de preuves.
  
Lorenza Foschini dans Le manteau de Proust  rapporte le dialogue de sourds entre le parfumeur Jacques Guérin, collectionneur passionné (opéré de l’appendicite par Robert Proust) et la veuve de Robert, Marthe Dubois Amiot, homophobe et vindicative femme trompée, qui ne rêvait que de se séparer des meubles, objets et manuscrits de son beau-frère : 
 
« Madame, murmura-t-il d'un ton déférent, permettez-moi de vous dire quelle a été ma joie lorsque, au cours de ma visite dans son cabinet, votre mari  m'a accordé le privilège de voir les cahiers manuscrits de son frère que j'admire tant. » Et comme la dame l'écoutait sans répondre avec un sourire figé, il insista :
« Vous devez posséder une immense quantité de manuscrits, de lettres, de papiers de votre beau-frère. Comme cela doit être passionnant ! » La voix nasillarde, presque stridente, de Marthe s'éleva au-dessus du bourdonnement du salon :
"Ne m'en parlez pas, cher monsieur ! Nous sommes envahis de papiers en tout genre. Mais mon mari et moi sommes en train de mettre un peu d'ordre dans ce fatras de lettres, de cahiers, de billets... Nous brûlons... nous brûlons tout ! Sur ce, satisfaite d'elle-même, un sourire froid aux lèvres, elle se tut." (p.53)
"Mais enfin, Madame, votre beau-frère était un génie. Est-il possible que vous n'ayez jamais eu le désir de lire son roman ?"
Et Marthe, retrouvant sa voix stridente d'autrefois, répondit du ton sec et ferme de la bourgeoise bien élevée qui ne doute jamais des devoirs de sa condition : "Allons, Monsieur Guérin ! Il n'y est écrit que des mensonges !" (p.117)
Sur ce dernier point, peut-on franchement donner tort à Mme Veuve Robert Proust, même si certains de ces mensonges disent, pour paraphraser l’Oiseleur, crûment la vérité ?

Fraternité, crime et blasphème



Il n’est nul besoin de partir à la recherche de Robert Proust pour comprendre que le frère « annulé » qui dans Jean Santeuil manifestait sa jalousie enfantine, a été remplacé par un frère fantasmé, opportunément déjà mort :

Mon frère, toujours farouche dans sa douleur, ne dit pas un mot pendant tout le repas. Immobile sur sa chaise haute, il semblait tout à son chagrin. On parlait de choses et d'autres quand à la fin du repas, à l'entremets, un cri perçant retentit : " Marcel a a eu plus de crème au chocolat que moi " ». Il avait fallu cette « juste indignation contre une pareille injustice » pour lui faire oublier sa douleur. (Jean Santeuil)



Personnages dédoublés, couples fraternels à la gémellité contradictoire, moi conscient et inconscient des hystériques et des névropathes, Jekyll et Hyde, dichotomie de l’animal et du spirituel, abondent dans la Recherche.

La similitude des groupes familiaux entre celui de Proust et la tribu Agostinelli a sans doute poussé l’auteur à considérer Alfred comme un frère potentiel dont la destinée pût refléter la sienne comme sont liés dans l’opérette de Chabrier L’étoile les astres jumeaux du marchand de nouveautés Lazuli et du roi Ouf Ier, dictateur qui après l’avoir choisi comme victime expiatoire pour célébrer son anniversaire en fait son favori choyé. A minima, Alfred et Marcel sont tous deux aînés d’une fratrie (parmi tous les demi-frères Vittori, Emile, le frère réel étant réduit à l’état de pâle imitation du modèle original). Alfred perd sa mère quelques semaines après son installation bd Haussmann, occasion d’un rapprochement plus étroit entre maître et valet, même si Proust, longtemps tenté de transformer les formalités liées au décès, en une sorte de voyage de noces, n’y parvient pas, envisageant même un passage en clinique pour entraîner son «fiancé » endeuillé mais déjà récalcitrant dans une escapade florentine ou vénitienne.


Et de fait, à plusieurs reprises dans la Recherche, dans l’écart entre le baiser refusé et le baiser de paix, le désir du Narrateur transmue la quête du frère en celle d’une sororité impossible :

Ce que j’aurais voulu, c’est que la nouvelle venue vînt habiter chez moi et me donnât le soir avant de me quitter un baiser familial de sœur. (AD)
Ainsi le regret d’Albertine, parce que c’était lui qui faisait naître en moi le besoin d’une sœur, le rendait inassouvissable. Et au fur et à mesure que mon regret d’Albertine s’affaiblirait, le besoin d’une sœur, lequel n’était qu’une forme inconsciente de ce regret, deviendrait moins impérieux.



Je pense que cette projection -ce transfert- qui vire à l’idée fixe,trouve sa source dans un autre texte que Proust connaissait par cœur, la Nuit de décembre de Musset, poète favori de Proust adolescent : les résonances de ce poème nervalien, jusqu’à l’explication finale placée dans la bouche de « la vision » sont multiples avec l’œuvre de Proust (témoin des douleurs et des pleurs, de l’amour, des alors qu’il porte un bouquet d’églantines, le jeune homme vêtu de noir, apparaît jusqu’à la tombe, évoquant la relation à éclipse avec double sombre finalement identifié comme la solitude).

Musset Nuit de décembre

Comme j'allais avoir quinze ans
Je marchais un jour, à pas lents,
Dans un bois, sur une bruyère.
Au pied d'un arbre vint s'asseoir
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Je lui demandai mon chemin ;
Il tenait un luth d'une main,
De l'autre un bouquet d'églantine.
Il me fit un salut d'ami,
Et, se détournant à demi,
Me montra du doigt la colline.

A l'âge où l'on croit à l'amour,
J'étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.
Au coin de mon feu vint s'asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse,
Pèlerin que rien n'a lassé ?
Dis-moi pourquoi je te trouve sans cesse
Assis dans l'ombre où j'ai passé.
Qui donc es-tu, visiteur solitaire,
Hôte assidu de mes douleurs ?
Qu'as-tu donc fait pour me suivre sur terre ?
Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère,
Qui n'apparais qu'au jour des pleurs ?

LA VISION

- Ami, notre père est le tien.
Je ne suis ni l'ange gardien,
Ni le mauvais destin des hommes.
Ceux que j'aime, je ne sais pas
De quel côté s'en vont leurs pas
Sur ce peu de fange où nous sommes.

Je ne suis ni dieu ni démon,
Et tu m'as nommé par mon nom
Quand tu m'as appelé ton frère ;
Où tu vas, j'y serai toujours,
Jusques au dernier de tes jours,
Où j'irai m'asseoir sur ta pierre.

Le ciel m'a confié ton cœur.
Quand tu seras dans la douleur,
Viens à moi sans inquiétude.
Je te suivrai sur le chemin ;
Mais je ne puis toucher ta main,
Ami, je suis la Solitude.


Proust ne cite évidemment jamais la Nuit de décembre, mais n’est-il pas significatif,de lire, tout de suite après « l’aveu » : L’écrivain ne doit pas s’offenser que l’inverti donne à ses héroïnes un visage masculin, cette remarque ?

Si M. de Charlus n’avait pas donné à l’« infidèle » sur qui Musset pleure dans la Nuit d’Octobre ou dans le Souvenir le visage de Morel, il n’aurait ni pleuré, ni compris, puisque c’était par cette seule voie, étroite et détournée, qu’il avait accès aux vérités de l’amour.


Le fantasme c’est la recherche du tabou ultime, le frère perdu, , tel qui est soi mais pas soi, que l’on désire aimer, incestueusement, et dont la culpabilité pousse à imaginer comme unique moyen de se l’approprier enfin, le désir redouté de l’assassiner. Le choix de Proust (au carrefour des routes) consiste soit à anéantir l’Autre, soit à devenir l’Autre -ou le même de l’autre, déjà le fantôme endeuillé d’un moi à venir. Cette culpabilité (on sait que Proust s’imagina réellement moralement responsable de la mort prématurée d’Agostinelli) trouve sa transposition dans le roman :

Et quand Françoise m’avait remis la lettre d’Albertine, j’avais tout de suite été sûr qu’il s’agissait de la chose qui ne pouvait pas être, de ce départ en quelque sorte perçu plusieurs jours d’avance, malgré les raisons logiques d’être rassuré. Je me l’étais dit presque avec une satisfaction de perspicacité dans mon désespoir, comme un assassin qui sait ne pouvoir être découvert, mais qui a peur et qui tout d’un coup voit le nom de sa victime écrit en tête d’un dossier chez le juge d’instruction qui l’a fait mander. 
 

Comme Morel s’enfuyant du bordel sous le coup de la terreur, victime inconsciente de Bazin et refusant de renouer avec son patron qui envisage de le tuer, Alfred ne s’est-il pas enfui sous le coup de la peur ? Quand il n’y a plus de moyen d’assurer la possession, ou au point d’inflexion de la relation, le fantasme de meurtre devient seul moyen de s’assimiler l’autre pour créer l’un, de devenir le pousse-au-crime pour se laver les mains de l’attentat.

Alors le violoniste, tordant son visage pour un aveu qui lui coûtait sans doute extrêmement, me répondit en frissonnant : « Non, ce n’est pour rien de tout cela, la vertu je m’en fous ; la méchanceté, au contraire je commence à le plaindre ; ce n’est pas par coquetterie, elle serait inutile ; ce n’est pas par paresse, il y a des journées entières où je reste à me tourner les pouces, non, ce n’est à cause de rien de tout cela ; c’est, ne le dites jamais à personne et je suis fou de vous le dire, c’est, c’est... c’est... par peur ! »


Peur justifiée à en croire l’aveu posthume du Baron dans une lettre à triple enveloppe écrite dix ans avant sa mort, que retrouve le Narrateur parmi quelques souvenirs que Charlus lui a légués :

« Vous connaissez Morel, d’où il est sorti, à quel faîte j’ai voulu l’élever, autant dire à mon niveau. Vous savez qu’il a préféré retourner non pas à la poussière et à la cendre d’où tout homme, c’est-à-dire le véritable phœnix, peut renaître, mais à la boue où rampe la vipère. (…) Notre serpent aux sifflements jadis harmonieusement modulés, quand il avait un charmeur — fort charmé, du reste — n’était pas seulement musical et reptile, il avait jusqu’à la lâcheté cette vertu que je tiens maintenant pour divine, la Prudence. C’est cette divine prudence qui l’a fait résister aux appels que je lui ai fait transmettre de revenir me voir, et je n’aurai de paix en ce monde et d’espoir de pardon dans l’autre que si je vous en fais l’aveu. C’est lui qui a été en cela l’instrument de la Sagesse divine, car, je l’avais résolu, il ne serait pas sorti de chez moi vivant. Il fallait que l’un de nous deux disparût. J’étais décidé à le tuer. » (Le Temps retrouvé)

« Tous les romans de Dostoïevski pourraient s'appeler Crime et châtiment » écrivait Proust dans les brouillons de la Prisonnière où Albertine pose la question :

Mais est-ce qu’il a jamais assassiné quelqu’un, Dostoïevski ?

La discussion improbable qui s’ensuit sur l’auteur des Frères Karamazov, reflète les évolutions du traitement du thème amoureux, qui selon André Julie aurait évolué en cours d’écriture de la pure comédie à la tragédie racinienne, pour finalement épouser le genre intermédiaire mais distancié du mélodrame :

Ce changement de ton du roman qui passe des jeux de l’amour à l’amour est manifeste lorsqu’on observe le thème des jeunes filles dans les cahiers de brouillon. (…) Dans les premiers, l’amour est encore associé à l’univers de la comédie, au jeu et emprunte le langage vulgaire des « filles ».… et ce n’est qu’à partir de la fin de 1914 et de la constitution de la « péripétie » d’Albertine que la référence à la veine comique dans le langage comme dans les thèmes est abandonnée.(…) Ce qui explique sans doute la différence de ton entre les cahiers des « filles » et les cahiers d’après 1914, c’est que l’héroïne n’était pas au départ, semble-t-il, destinée à mourir. (…) Avec l’écriture du Cahier 46, Proust dépasse en quelque sorte l’antagonisme entre comédie et tragédie en renvoyant l’amour à un troisième genre théâtral : le mélodrame. Ainsi, c’est à partir des errances sentimentales et des jeux de l’amour avec les « filles » qu’est née l’histoire d’une jeune fille dont il s’amourache, qu’elle est devenue passion, et même passion tragique avec la mort de l’héroïne. Mais à ce roman, Proust ajoute en 1914-1915 un troisième temps. L’amour vécu comme une passion de tragédie par le héros est, après coup, perçu par le narrateur dans ses excès comme un mélodrame mêlant comique et tragique, hasard et invraisemblances. 
 
Je serais tenté d’ajouter que le traitement de l’amour s’identifie également à un autre genre qui est aux sources de la farce, le « mystère » et la sortie sur le parvis de l’église du rituel de la messe, les concepts chrétiens étant volontiers détournés, voire parodiés, pour servir de métaphore à l’acte sexuel et conséquemment à celui, d’ordre mystique de la création. Après avoir violemment démonté tous les piliers de l’ordre social qui provoquent le chaos en prétendant l’éviter, il restait à l’auteur à s’attaque au portail de la cathédrale Parmi toutes les métaphores du texte de 1907, élaboré sous le coup de l’inspiration, ou de l’illumination, il est est une dont la réutilisation n’a pas encore été explorée, celle de la Nativité vue par les enfants sous l’éclairage des phares de la voiture, qui prépare, dans les appels de trompe du klaxon, l ‘apparition du chant de pâtre de Tristan, annonciateur de la mort d’Amour d’Isolde.

C'était mon mécanicien, l'ingénieux Agostinelli, qui, envoyant aux vieilles sculptures le salut du présent dont la lumière ne servait plus qu'à mieux lire les leçons du passé, dirigeait successivement sur toutes les parties du porche, à mesure que je voulais les voir, les feux du phare de son automobile. Et quand je revins vers la voiture je vis un groupe d'enfants que la curiosité avait amenés là et qui, penchant sur le phare leurs têtes dont les boucles palpitaient dans cette lumière surnaturelle recomposaient ici, comme projetée de la cathédrale dans un rayon, la figuration angélique d'une Nativité. (…) Et je songeais que dans Tristan et Isolde c'est, la deuxième fois,au chalumeau d'un pauvre pâtre, à l'intensité croissante, à l'insatiable monotonie de sa maigre chanson, que Wagner, par une apparente et géniale abdication de sa puissance créatrice, a confié l'expression de la plus prodigieuse attente de félicité qui ait jamais rempli l'âme humaine.

Les enfants, tels les bergers de la crèche ou les roi-mages qui ont suivi l’étoile sont conviés pour figurer ce spectacle finalement très ambivalent puisqu’il s’agit d’un accouchement miraculeux qui est la matérialisation de ce que le dogme appelle le mystère de l’incarnation, soit l’entrée du saint-esprit dans la chair. Si Agostinelli par la lumière qu’il projette est choisi comme le révélateur de la naissance, il faut se souvenir que toute la Recherche est encadrée par deux versions de la nativité rapportées au caniveau. Dans Swann la fille-mère enceinte à la bouche déformée (L’envie qui avale le serpent ou La Charité) martyrisée par Françoise.

André Julie : Dans le Cahier 64 qui date de 1909-1911, on peut lire la note suivante :
Pour une des g[ousses]
Elle avait l’air Tour à tour <de virginale et hommasse, poétique et gargantuesque, agenouill> agenouillée telle* a martiale et agenouillée, elle avait l’air tour à tour d’une vierge suppliante et d’un troupier condescendant (Cahier 64, f 135 r) référence encore une fois aux « matrones » des allégories de Giotto « pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. »



Dans Le temps retrouvé, le narrateur est enceint de l’œuvre à venir, inconnaissable puisque le livre n’est pas commencé. Sans revenir sur l’insistance de Céleste Albaret représentant Proust écrivant dans la position de la parturiente, on reconnaîtra sans difficulté (mais non sans blasphème) dans narrateur prégnant l’auteur fécondé par Agostinelli qui accouche de son livre.
Nathalie Mauriac Dyer, Imaginaires critiques de l’autographe (à propos de la Transsubstanciation (in Marcel Proust aujourd’hui 5)
Dans lettre de novembre 1913, Proust emploie le terme à propos du style de Lucien Daudet dans l’article qu’il vient de consacrer à Du côté de chez Swann. Kristeva le rappelle, c’est Gérard Genette qui dans son étude « Proust palimpseste » avait attiré l’attention sur cette lettre où l’écrivain louait dans cet article «la beauté des deux ou trois plus merveilleuses phrases que je sache en français, et où s’est accompli le miracle suprême, la transsubstantiation des qualités irrationnelles de la matière et de la vie dans des mots humains. » Le terme « transsubstantiation » n’est pas neutre... Il relève de la théologie catholique : la transsubstantiation est, lors de la consécration eucharistique, la conversion de toute a substance du pain et du vin en celles du corps et du sang de Jésus-Christ ; elle conduit au dogme de la présence réelle dans l’hostie. C’est donc une notion centrale à la foi catholique, qui ne parlerait pas à son sujet comme Proust de « miracle suprême », mais plutôt de mystère sacramentel. (…) On se souvient que Dans du côté de chez Swann le baiser de la mère fait communier le narrateur à sa « présence réelle » , cependant que plus tard, dans La Prisonnière, la langue d’Albertine est comparée à une hostie ; l’avant-dernière partie du livre, avant Le Temps retrouvé proprement dit, devait s’appeler (selon le sommaire imprimé en 1918 avec À l’ombre des jeunes filles en fleurs) « L’Adoration perpétuelle ». Or qu’est-ce que cette « Adoration perpétuelle », sinon la prière ininterrompue de certain ordre religieux féminin devant le Saint-Sacrement (un calice contenant des hosties consacrées), prière faite en expiation d’une profanation de ce même Saint-Sacrement ? ...
(Kristeva, 1994, 241) : [...] Proust donne son corps à la littérature et, à travers elle, au monde. Suffoquant dans une chambre quelconque, rue Hamelin, sans nourriture et sans sommeil, ascète cadavérique, il offrait aux convives de ses dîners l’exemple d’un mourant en train d’assurer sa résurrection dans un livre. [...] l’écrivain se laisse transvaser tout entier dans son œuvre qui prend la place de l’être infini comme de la grâce. Au sensualisme grec, il joint une ambition christique : la passion devenue homme se sacrifie au dernier culte, celui de la littérature, qui lui semble la seule capable de boucler la boucle, de conduire le verbe à la chair.(Kristeva, 1994, 241)
Retenons cet imaginaire christique laïcisé et transposé dans le champ de la littérature : passion puis résurrection dans un livre.

Je me suis déjà prononcé sur cette confusion qui déclenche des torrents d’interprétations mystico-psychanalytique, alors que la fascination de Proust pour ce vocabulaire religieux remonte aux premières notes de 1908, à propos de la bigoterie de sa « grand-tante » Léonie qui « habite » le narrateur par le biais non de la transsubstantiation, mais de la métempsychose. De cet « imaginaire christique laïcisé », je retiendrai plutôt l’échange oral d’une substance plus ou moins pâteuse, qui me paraît évoquer en filigrane, la pratique de ce que les anglo-saxons (nous manquons de traduction adéquate pour désigner cette forme de baiser baveux) nomment snowballing, forme de dévoration solipsistique ou du moins d’assimilation d’un précurseur de soi, par ailleurs ici, par le biais du viatique assimilé dans une un déplacement du masculin au féminin au chrême de l’extrème-onction.

C’était le tour d’Albertine de me dire bonsoir en m’embrassant de chaque côté du cou, sa chevelure me caressait comme une aile aux plumes aiguës et douces. Si incomparables l’un à l’autre que fussent ces deux baisers de paix, Albertine glissait dans ma bouche, en me faisant le don de sa langue, comme un don du Saint-Esprit, me remettait un viatique, me laissait une provision de calme presque aussi doux que ma mère imposant le soir, à Combray, ses lèvres sur mon front. 
 

Que la sublimation de ce baiser longuement refusé culmine dans une communion érotique qui nie et renouvelle l’idée de fécondation, apparaît à d’autres auteurs qui ne franchissent pas le pas de mettre un mot déplacé sur une chose aussi inimaginable :
Maarten van Buuren L’amour proustien, essai sur le cycle d’Albertine :
Le baiser du soir appelle une dernière remarque. Pour décrire le baiser du soir auquel Marcel a habitué Albertine, Proust se sert de métaphores stupéfiantes : « chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme un pain quotidien, comme un aliment nourrissant étayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à cause d’elle ont fini par conférer une sorte de douceur morale » (R 2 , III,520) ; « je sentais, sur mes lèvres qu’elle essayait d’écarter, sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte » (R 2 , IV,79). Ce qui stupéfie, c’est non seulement que le narrateur associe étroitement le baiser langue en bouche avec le baiser maternel, mais qu’il l’assimile surtout à la nourriture sacrée évoquée dans le Pater (Donne-nous notre pain quotidien) et dans la Cène. L’association avec le pain sacré évoque à l’horizon l’idéal d’une communion sur le modèle de la Cène, c’est-à-dire d’une communion sanctionnée par l’assimilation du corps de l’aimée avec tout ce que cela implique concernant le sacrifice de cette aimée et l’idée que la communion ne pourra se réaliser que sur la base de son sacrifice, la consommation de son corps par l’amant et l’établissement de la communion éternelle entre eux sur la base de ce sacrifice.



On pourrait ajouter qu’à cet égard Proust est très en retrait par rapport aux métaphores de ses premiers textes sur l’homosexualité. Dans « Aux enfers » (dialogue des morts, il faisait tenir à Renan ces propos :
Il n’est très bon, à aucun point de vue de prendre son plaisir à caresser son temps à rebrousse-poils. Un homme qui étant donné la configuration la plus habituelle de notre palais prendrait pourtant l’habitude de trouver un régal le plus exquis à dévorer des excréments, serait difficilement reçu au moins dans la bonne société. Certaines répulsion physiques sont plus fortes que nous et comportent notation d’infamie… Et pourtant qui pourrait dire que le dégoût n’est pas éminemment relatif ? Pourquoi vous détourner des parfums les plus exquis qu’on vous offre et vous pencher devant la bouche d’un égout, en vous persuadant que vous respirez un parterre de fleurs.
Quittons ces lieux nauséabonds pour nous réfugier dans un coin de verdure. La maladie qu’était l ‘amour pour le jeune Proust trouve en effet son reflet le plus charmant dans les fleurs…





 


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