samedi, novembre 16, 2019

Proust Agostinelli 21 : détour par Bazille


Le jeune-homme rose
 Frédéric Bazille Jeune homme nu couché sur l’herbe 1870

Toute la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement en boule sur mon lit, jouer avec moi comme une grosse chatte ; son petit nez rose, qu’elle diminuait encore au bout avec un regard coquet qui lui donnait la finesse de certaines personnes un peu grasses, avait pu lui donner une mine mutine et enflammée ; elle avait pu laisser tomber une mèche de ses longs cheveux noirs sur sa joue de cire rosée, et fermant à demi les yeux, décroisant les bras, avoir eu l’air de me dire : « Fais de moi ce que tu veux » ; quand, au moment de me quitter, elle s’approchait pour me dire bonsoir, c’était leur douceur devenue quasi familiale que je baisais des deux côtés de son cou puissant, qu’alors je ne trouvais jamais assez brun ni d’assez gros grain, comme si ces solides qualités eussent été en rapport avec quelque bonté loyale chez Albertine.

(…) Dites, à propos, tantôt quand je suis rentrée, vous avez reconnu mon pas, vous avez deviné que c’était moi ? — Naturellement. Est-ce qu’on pourrait se tromper ? est-ce qu’on ne reconnaîtrait pas entre mille les pas de sa petite bécasse ? Qu’elle me permette de la déchausser avant qu’elle aille se coucher, cela me fera bien plaisir. Vous êtes si gentille et si rose dans toute cette blancheur de dentelles. »

En venant frapper à la porte de Proust et se soumettre à toutes ses volontés, Agostinelli a lui-même tenu le rôle du pyromane, tout en se croyant protégé par la tenue ignifugée que représentait la présence d’Anna, sa « femme », pour finir malgré lui consumé par le feu du volcan pompéien dont il avait sous-estimé le pouvoir de destruction, fuyant trop tard devant l’avancée du fleuve de lave. Mais que la relation soit décrite en termes charnels, malgré l’absence de toute description sexuelle et de pénétration, ne fait aucun doute. La chair pour Proust, ce sont les infinies nuances du rose au pourpre, semblables à la coloration des fleurs, le titre du volume le dit.

L’amant qui n’est plus jugé pour sa vénalité supposé, c’est le parti tranché que prend Dane Mc Dowell dans son remarquable Herbier de Marcel Proust :
La rose, au fil des pages de la Recherche, c’est bien sûr Albertine, dans toute sa spontanéité, son espièglerie et sa fraîcheur, et peut-être aussi ses piquants. Mais qui est Albertine ? La plupart des critiques y voient Alfred Agostinelli, chauffeur au visage poupin, secrétaire, amant, passionné d’aviation, qui meurt prématurément pour fuir les assiduités de son maître et geôlier. 
Il faut se garder d’oublier que Proust est avant tout, depuis 1913, le geôlier de lui-même, que tous ses domestiques, comme en atteste Céleste se considèrent comme prisonniers, et que le statut particulier d’Agostinelli, lui confère le privilège, en retournant la relation dominant-dominé de devenir lui-même maître de jeu, et que comme disait Flaubert de Mme Bovary, Proust aurait pu prétendre « la prisonnière, c’est moi » comme le corps d’une femme est emprisonnée dans l’enveloppe de Charlus, désireux seulement de virilité juvénile chez ses partenaires potentiels.

Mc dowell, Entrée Rose :

C’est avec le personnage d’Albertine que la métaphore se développe dans toute sa force poétique. Elle fait partie des ravissantes inconnues rencontrées sur la plage…
Elles étaient devenues obéissantes à mes caprices, de simples jeunes filles en fleurs, desquelles je n’étais pas médiocrement fier d’avoir cueilli, dérobé à tous, la plus belle rose. (…) Je la voyais aux différentes années de ma vie, occupant par rapport à moi des positions différentes qui me faisaient sentir la beauté des espaces interférés, ce long temps révolu où j’étais resté sans la voir, et sur la diaphane profondeur desquels la rose personne que j’avais devant moi se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. Il était dû, d’ailleurs, à la superposition non seulement des images successives qu’Albertine avait été pour moi, mais encore des grandes qualités d’intelligence et de cœur, des défauts de caractère, les uns et les autres insoupçonnées de moi, qu’Albertine, en une germination, une multiplication d’elle-même, une efflorescence charnue aux sombres couleurs, avait ajoutés à une nature jadis à peu près nulle, maintenant difficile à approfondir. (La Prisonnière)

Toute la gamme des roses et de la couleur rose sert à décrire le beauté d’Albertine : son petit nez de catte sournoise, la chair veloutée de ses joues qu’il associe à des géraniums ou des cyclamen, d’un rose violacé. Quand elle rit aux éclats, il imagine « les roses carnations, les parois parfumées contre lesquelles il semblait qu’il vînt de se frotter »(SD)

Entrée Géranium : puis il rencontre Albertine, « une brune aux grosses joues qui poussait une bicyclette » ses joues « où le rose avait cette teinte cuivrée qu’évoque l’idée d’un géranium » (JF)

« … savoir qu’embrasser les joues d’Albertine était une chose possible, c’était un plaisir peut-être plus grand encore que celui de les embrasser. Quelle différence entre posséder une femme sur laquelle notre corps seul s’applique parce qu’elle n’est qu’un morceau de chair, ou posséder la jeune fille qu’on apercevait sur la plage avec ses amies, certains jours, sans même savoir pourquoi ces jours-là plutôt que tels autres, ce qui faisait qu’on tremblait de ne pas la revoir. La vie vous avait complaisamment révélé tout au long le roman de cette petite fille, vous avait prêté pour la voir un instrument d’optique, puis un autre, et ajouté au désir charnel un accompagnement, qui le centuple et le diversifie, de ces désirs plus spirituels et moins assouvissables qui ne sortent pas de leur torpeur et le laissent aller seul quand il ne prétend qu’à la saisie d’un morceau de chair, mais qui, pour la possession de toute une région de souvenirs d’où ils se sentaient nostalgiquement exilés, s’élèvent en tempête à côté de lui, le grossissent, ne peuvent le suivre jusqu’à l’accomplissement, jusqu’à l’assimilation, impossible sous la forme où elle est souhaitée, d’une réalité immatérielle, mais attendent ce désir à mi-chemin, et au moment du souvenir, du retour, lui font à nouveau escorte ; baiser, au lieu des joues de la première venue, si fraîches soient-elles, mais anonymes, sans secret, sans prestige, celles auxquelles j’avais si longtemps rêvé, serait connaître le goût, la saveur, d’une couleur bien souvent regardée. (CG)

… ces joues roses et rebondies, qui aussi, selon Vladimir Nabokov, seraient les fesses d’Agostinelli :[en en restant à cette interprétation osée, on se demande ce que dissimule cette « rose charnelle » contre laquelle les lèvres se heurtent à une clôture? Et, au fait, par pure association d’idée, déplacée, quelle pratique désigne-t-on, dans la langue leste, par l’expression « faire feuille de rose » ?]

Je me disais cela parce que je croyais qu’il est une connaissance par les lèvres ; je me disais que j’allais connaître le goût de cette rose charnelle, parce que je n’avais pas songé que l’homme, créature évidemment moins rudimentaire que l’oursin ou même la baleine, manque cependant encore d’un certain nombre d’organes essentiels, et notamment n’en possède aucun qui serve au baiser. À cet organe absent il supplée par les lèvres, et par là arrive-t-il peut-être à un résultat un peu plus satisfaisant que s’il était réduit à caresser la bien-aimée avec une défense de corne. Mais les lèvres, faites pour amener au palais la saveur de ce qui les tente, doivent se contenter, sans comprendre leur erreur et sans avouer leur déception, de vaguer à la surface et de se heurter à la clôture de la joue impénétrable et désirée. D’ailleurs à ce moment-là, au contact même de la chair, les lèvres, même dans l’hypothèse où elles deviendraient plus expertes et mieux douées, ne pourraient sans doute pas goûter davantage la saveur que la nature les empêche actuellement de saisir, car, dans cette zone désolée où elles ne peuvent trouver leur nourriture, elles sont seules, le regard, puis l’odorat les ont abandonnées depuis longtemps. D’abord au fur et à mesure que ma bouche commença à s’approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d’embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure.

Mc Dowell : Entrée Cyclamen

Alfred Agostinelli était joufflu : c’est ce que montrent les rares photographies qui nous restent de lui. Les critiques s’arrachent toujours les cheveux pour savoir quelle fut la nature de la relation entre le maître et le « mécanicien » promu secrétaire. Ce Marcel Swann, ainsi qu’il s’est baptisé pour s’inscrire à des cours de pilotage à Antibes, fut probablement son amant, mais il trouva le courage de mettre un terme à son esclavage.(…) Pour exprimer son immense chagrin et sa jalousie qui survit à la perte de l’être aimé, Marcel Proust a inventé le personnage d’Albertine.(…) Albertine est un être de fuite, qui ne cesse de mentir et cache à son protecteur ses amours saphiques, de la même façon qu’Agostinelli a jonglé avec l’ambiguïté de sa vie sexuelle et de ses sentiments.

Les « joues » rebondies et appétissantes d’Agostinelli sont maintenant celles d’Albertine ! La jeune fille, la plus rose de la petite bande, séduit le Narrateur par l’éclat de sa carnation. A partir du moment où elle fait son entrée dans La Recherche, son visage fait l’objet d’une étude détaillée où le plus souvent la couleur des géraniums colore ses joues. Mais qu’arrive-t-il quand elle rougit ?

« D’autres jours, sa figure plus lisse engluait les désirs à sa surface vernie et les empêchait d’aller au delà ; à moins que je ne la visse tout à coup de côté, car ses joues mates comme une blanche cire à la surface étaient roses par transparence, ce qui donnait tellement envie de les embrasser, d’atteindre ce teint différent qui se dérobait.
D’autres fois le bonheur baignait ses joues d’une clarté si mobile que la peau devenue fluide et vague laissait passer comme des regards sous-jacents qui la faisaient paraître d’une autre couleur, mais non d’une autre matière que les yeux ; quelquefois, sans y penser, quand on regardait sa figure ponctuée de petits points bruns et où flottaient seulement deux taches plus bleues, c’était comme on eût fait d’un œuf de chardonneret, souvent comme d’une agate opaline travaillée et polie à deux places seulement, où, au milieu de la pierre brune, luisaient, comme les ailes transparentes d’un papillon d’azur, les yeux où la chair devient miroir et nous donne l’illusion de nous laisser, plus qu’en les autres parties du corps, approcher de l’âme.
Mais le plus souvent aussi elle était plus colorée, et alors plus animée ; quelquefois seul était rose, dans sa figure blanche, le bout de son nez, fin comme celui d’une petite chatte sournoise avec qui l’on aurait eu envie de jouer ; quelquefois ses joues étaient si lisses que le regard glissait comme sur celui d’une miniature sur leur émail rose, que faisait encore paraître plus délicat, plus intérieur, le couvercle entr’ouvert et superposé de ses cheveux noirs ; il arrivait que le teint de ses joues atteignît le rose violacé du cyclamen et parfois même, quand elle était congestionnée ou fiévreuse, et donnant alors l’idée d’une complexion maladive qui rabaissait mon désir à quelque chose de plus sensuel et faisait exprimer à son regard quelque chose de plus pervers et de plus malsain, la sombre pourpre de certaines roses, d’un rouge presque noir ; et chacune de ces Albertines était différente comme est différente chacune des apparitions de la danseuse dont sont transmutées les couleurs, la forme, le caractère, selon les jeux innombrablement variés d’un projecteur lumineux. (…) Pour être exact, je devrais donner un nom différent à chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine ; je devrais plus encore donner un nom différent à chacune de ces Albertines qui apparaissaient par moi, jamais la même, comme – appelées simplement par moi pour plus de commodité la mer – ces mers qui se succédaient et devant lesquelles, autre nymphe, elle se détachait."(JF)
Cette couleur violacée, qui accentue la sensualité de la jeune fille, éveille le désir du Narrateur. Ironiquement, le cyclamen est la fleur idéale pour manifester sa jalousie avec délicatesse ! Au cours d’uns scène érotico-poétique, le jeune homme ne peut s’empêcher de couvrir de baiser dévorants ces joues qu’il convoite comme une friandise, alors qu’elle est endormie !

Si jadis je m'étais exalté en croyant voir du mystère dans les yeux d'Albertine, maintenant je n'étais heureux que dans les moments où de ces yeux, de ces joues mêmes, réfléchissantes comme des yeux, tantôt si douces mais vite bourrues, je parvenais à expulser tout mystère. (…) Quelquefois j'éteignais la lumière avant qu'elle entrât. C'était dans l'obscurité, à peine guidée par la lumière d'un tison, qu'elle se couchait à mon côté. Mes mains, mes joues seules la reconnaissaient sans que mes yeux la vissent, mes yeux qui souvent avaient peur de la trouver changée. De sorte qu'à la faveur de cet amour aveugle elle se sentait peut-être baignée de plus de tendresse que d'habitude. D'autres fois, je me déshabillais, je me couchais, et, Albertine assise sur un coin du lit, nous reprenions notre partie ou notre conversation interrompues de baisers ;… une fois, m'apercevant dans la glace au moment où j'embrassais Albertine en l'appelant ma petite fille, l'expression triste et passionnée de mon propre visage… me fit penser qu'au-dessus des considérations de personne, je remplissais les devoirs d'une dévotion ardente et douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse. (La prisonnière)

Mc Dowell montre enfin que dans l’échelle chromatique de Proust, le rose évolue en mauve, qu’il évalue comme la couleur fétiche de Proust, et qui, dit-il, en adjoignant au rose une touche de bleu, lui fait perdre sa part d’enfance et de naïveté, pour le placer du coté des fleurs vénéneuses, telle celle du datura, d’autant plus séduisante que parée d’un « petit tour de cou de velours mauve ». La nuance suivante dans la gradation est le violet, couleur des rideaux de la chambre du Grand Hôtel de Balbec, mais aussi celle du pyjama d’intérieur que revêtait Rochat pour dîner en privé dans la chambre de Proust les soirs où il y conviait ses amis.

Cet assombrissement des nuances du désir ne correspond-il pas également aux gradations d’une érubescence provoquée des joues ou de leur pendant, voire à la couleur que l’afflux sanguin confère à cette extrémité de l’homme que travaille le Narrateur dans le petit cabinet à l’odeur d’iris par la fenêtre duquel jaillit une branche de cassis cernée de lilas ?


Le bonheur est dans le pré (Cours-y vite, il va filer)
 
 Bazille Le petit jardinier

Frédéric Bazille, considéré comme un pré-impressionniste mineur est mort en 1870, au combat, à l’âge de 28 ans,un an avant la naissance de Proust. Il ne peut donc être question d’une influence de l’écrivain sur le peintre ; pourtant les tableaux majeurs de Bazille, tels la célèbre Réunion de famille, ou le petit Jardinier évoquent plus que Renoir ou Monet une atmosphère proustienne de vacances bourgeoises dans un cadre champêtre, à tel point qu’on les prendrait parfois pour des illustrations des premières scènes de Combray.
Proust a-t-il connu l’œuvre de Bazille ? On peut supposer qu’il a entendu son nom dans le cercle familial, puisque avant de se consacrer à la peinture, Bazille avait entrepris des études de médecine entre autres sous la direction d’Adrien Proust. Est-ce un hasard si c’est à la ferme Saint-Siméon que le Narrateur, entraîné par Saint-Loup à la sortie du casino de Rivebelle, y rencontrent Elstir ? La ferme Saint-Siméon était située près d’Honfleur où Monet somma Bazille de le rejoindre pour travailler sur le motif quand il se trouva en rupture d’atelier. Logés chez un boulanger dans deux chambres contiguës, les deux peintres prenaient leur repas chez la mère Toutain, dans cette ferme (fréquentée déjà par Corot, Courbet et Baudelaire) enfouie dans la verdure, au pied de la falaise qui surplombe la ville et la mer, où Jongking et Boudin venaient les rejoindre après dîner pour la partie de dominos jouée dans le verger en buvant du cidre.

Il y a dans ces restaurants, comme dans les jardins publics et les trains, des gens enfermés dans une apparence ordinaire et dont le nom nous étonne, si l'ayant par hasard demandé, nous découvrons qu'ils sont non l'inoffensif premier venu que nous supposions, mais rien de moins que le ministre ou le duc dont nous avons si souvent entendu parler. Déjà deux ou trois fois dans le restaurant de Rivebelle, nous avions, Saint-Loup et moi, vu venir s'asseoir à une table, quand tout le monde commençait à partir, un homme de grande taille, très musclé, aux traits réguliers, à la barbe grisonnante, mais de qui le regard songeur restait fixé avec application dans le vide. Un soir que nous demandions au patron qui était ce dîneur obscur, isolé et retardataire : « Comment, vous ne connaissiez pas le célèbre peintre Elstir ? » nous dit-il. (…) Célèbre, Elstir ne l'était peut-être pas encore à cette époque tout à fait autant que le prétendait le patron de l'établissement, et qu'il le fut d'ailleurs bien peu d'années plus tard. Mais il avait été un des premiers à habiter ce restaurant alors que ce n'était encore qu'une sorte de ferme et à y amener une colonie d'artistes (qui avaient du reste tous émigré ailleurs dès que la ferme où l'on mangeait en plein air sous un simple auvent était devenue un centre élégant…)


L’œuvre peint de Bazille (moins d’une soixantaine de tableaux) a rapidement été occultée par la critique (pour qui il reste surtout l’auteur de La robe rose, un paysage de village apparaissant derrière un portrait de sa cousine.) Son image nous est plus familière, car les peintres du Groupe des Batignolles se représentaient volontiers les un les autres. On retrouve la figure du Dandy élégant dans plusieurs tableaux de Monet ou de Renoir, quand il ne peint pas à quatre mains avec Manet la représentation de son atelier, aux murs duquel sont suspendus ses tableaux refusés au salon ; dans les portraits de groupe de Fantin-Latour, il apparaît debout, à côté de son ami Edmond Maître (musicien grand admirateur de Wagner, collectionneur d’art et mécène, avec qui il entretint une correspondance artistique quotidienne passionnée, brusquement suspendue quelques semaines avant sa fin tragique.) Certains commentateurs ont extrapolé que la fin de cette liaison indémontrée serait à l’origine de son engagement au 3è zouave et de l’acte d’héroïsme suicidaire par lequel il s’opposa seul aux prussiens pour sauver un groupe de femmes et d’enfants. Il est étrange de constater les similitudes entre les destinés de Robert d’Humières et de Bazille, et donc de Saint-Loup. La veille de sa mort, il déclara à son capitaine : « Pour moi, je suis bien sûr de ne pas être tué : j'ai trop de choses à faire dans la vie».

Hormis le fait qu’on ne lui connaît aucune relation sentimentale féminine, et qu’il refusa d’épouser le parti honnête -et fortuné- que lui proposait sa famille, on ne connaît rien de la sexualité de Bazille :

Après avoir feint d’hésiter (pour le confort financier qu’apporterait une union arrangée)
«10000 écus ne se trouvent pas dans le pas des mules (...)«J’ai presque envie de voir un peu de quoi il s’agit. La vue n’en coûte rien.Enfin je suis préoccupé de l’idée que vous m’avez plantée dans la tête, elle mérite ce me semble, d’être un peu cultivée.(…) Si cette demoiselle est agréable et qu’elle doit me plaire, il serait bête de la dédaigner. Je n’éprouve un violent amour pour personne, il faudrait peut-être ne pas attendre le moment où je ne rencontrerai que des colimaçons.»

Bazille écrit à sa mère en avril 67 :
La dernière lettre de papa m’a rendu bien malheureux, plus même que vous ne pouvez vous le figurer, j’ai passé quelques tristes journées. Maintenant c’est fini, les idées de mariage ont reçu en moi un rude coup. Il est probable qu’elles mettront du temps à se relever. Peut-être vaut-il mieux que je sois complètement libre pour travailler à mon aise et comme je veux. C’est ce je fais en ce moment et plus que jamais.

Ne croirait-on pas entendre les justifications que Proust adresse à Georges de Lauris afin d’expliquer son refus d’épouser la « jeune fille de Cabourg » dont il a sans doute inventé l’existence (à savoir que très troublé par les misères de sa santé, il ne sait s’il a le droit d’accepter pareil dévouement, pareil amour) ? Bazille, pressé par son milieu bourgeois protestant, fortement endogame de «faire une fin » sans doute pour mettre un terme aux doutes de son entourage va effectuer un virage naturaliste, prenant pour sujets de ses derniers tableaux uniquement des nus masculins dans un cadre de nature, qui lui attireront l’inimitié des milieux académiques. Dans la même lettre, il enchaîne :

Voici que j’ai une autre mauvaise nouvelle à vous annoncer. Mes tableaux sont refusés à l’exposition (…) On signe en ce moment une pétition pour demander une Exposition des refusés (…) Cependant elle n’aboutira pas. Dans tous les cas le désagrément qui m’arrive cette année ne se renouvellera plus, car je n’enverrai plus rien devant le jury. Il est trop ridicule, quand on sait n’être pas une bête, de s’exposer à ces caprices d’administration, surtout quand on ne tient aucunement aux médailles et aux distributions de prix.

Même s’il fait probablement référence à « la jeune fille au piano » toile « disparue » car repeinte, les refus s’enchaîneront, le plus significatif étant celui de Pêcheur à l’épervier (ou au filet) présenté pour le salon de 1869 :


La grande toile de 1,34m sur 83cm dite aussi « le pêcheur au filet »a été peinte en juillet 68, et refusée pour le salon de 1869 (où son sage pendant, la Vue de village avait été acceptée.

Bazille fut affecté, de ce refus, malgré le soutien de Bonnard et de de Cabanel. « Le jury, écrit Bazille, a fait un grand carnage parmi les toiles des quatre ou cinq jeunes peintres avec lesquels nous nous entendons bien. J'ai une seule toile retenue : la femme. Ce qui me fait plaisir, c'est qu'il y a contre nous une vraie animosité. C'est M.Gérôme qui a fait tout le mal, il nous a traité de bande de fous, et a déclaré qu'il croyait de son devoir de tout faire pour empêcher nos peintures de paraître. »

Nu masculin censuré pour « réalisme trop conséquent »le tableau créa un scandale comparable que six ans plus tôt là celui du Déjeuner sur l’herbe. On n'avait plus là les corps de l'Antiquité, mathématiquement beaux et modelés comme des mythes mais la représentation dans une lumière crue d’une pratique de nudisme courante chaque été chez les baigneurs du midi et que le maire de Montpellier n'arrivait pas à stopper bien que l'ayant interdite. Bazille peignait là en même temps deux aspects d’une tradition locale qui risquait de disparaître, la pêche à l’épervier étant le fait non des touristes mais le passe-temps des paysans et des ouvriers agricole. Le clin d’œil à la tradition classique qui consistait à représenter la deuxième figure sous la forme du Tireur d'épines de l'antiquité (celui qui extirpe l'erreur pour échapper au mal…) ne fit sans doute qu’aggraver le malentendu : non seulement la figure, comme celle de la jeune fille au bain du tableau de Manet (souvent interprétée comme une prostituée se toilettant, voire urinant après une passe, le sujet principal se référant aussi à la tradition du concert champêtre de Giorgione et à la partie carrée de Watteau) peut apparaître comme disproportionnée pour la perspective académique, mais le jeu de regard, le « tireur » étant, à l’inverse du spectateur, positionné de telle façon qu’il peut seul voir la nudité frontale, mais qu’il est peut-être également le gibier quelque peu alangui auquel est destiné le filet, introduit dans l’image une tension d’ordre sexuel que même son grand aîné n’avait pas atteinte. On peut même se demander dans quelle mesure le sujet principal ne serait pas lui-même un autoportrait au miroir de l’auteur en mal de modèle, et ce d’autant plus que pour sa version du Déjeuner en forêt de Fontainebleau de 1866 (inachevé et redécoupé, mais dont la composition générale est connue par l’esquisse du musée Pouchkine) Renoir fit poser à Bazille pas moins de 3 personnages :

 



Comme il existe pour M. de Charlus (selon l’expression prêtée à Swann), une « tristesse d’Olympio de homosexualité »

Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration pour la beauté de Morel(…) il traitait de ce vice, mais comme s’il n’avait été nullement le sien. (…) Comment ! vous ne connaissez pas les Illusions perdues ? C’est si beau, le moment où Carlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sa calèche : c’est Rastignac, la demeure du jeune homme qu’il a aimé autrefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie que Swann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristesse d’Olympio de la pédérastie. Et la mort de Lucien ! je ne me rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à qui lui demandait quel événement l’avait le plus affligé dans sa vie : « La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurs et Misères. »


Bazille achève son œuvre – si l’on met de côté le Ruth et Booz de 1871, laissé inachevé, également nourri d’un thème appelé à devenir éminemment proustien- par un tableau-manifeste, qui est pour paraphraser Charlus le Déjeuner sur l’herbe de l’homosexualité. Il se réfère évidemment au scandale provoqué par Manet en peignant au milieu d’une clairière inondée de soleil une figure, plus alanguie que l’original, d’homme rêveur et désirant, qui se détourne de la scène du bain pour contempler le couple de lutteurs, qui puise son inspiration autant dans la pose d’Olympia que dans la référence à la Vénus endormie de Giorgione et Titien. Ce qui change, outre la direction du regard, c’est que les personnages, dans le peu de vêtement qu’ils portent encore ( des pantalons d’artisans ou d’ouvriers) n’appartiennent visiblement pas à la bourgeoisie.


Au premier plan à gauche, Bazille place une autre référence à la représentation académique en présentant contre l’arbre un Saint-Sébastien qui n’est percé que par les flèches invisibles d’un désir qui le paralyse.
Bazille a projeté dès février 1869 Cette composition ambitieuse qu’il compte réaliser l’été au domaine familial de Méric est en projet depuis 1869: « Je dessine d’avance mes personnages pour le tableau d’hommes nus », écrit-il à son père le 2 mai au risque de creuser le malentendu avec sa famille.

Les musées français recèlent encore quelques unes des études de Bazille, où l’on devine qu’il s’agissait effectivement d’un tableau d’hommes nus qui aurait pu être inspiré par une scène du roman Manette Salomon (1867) dans lequel les frères Goncourt décrivent une scène de jeunes hommes se baignant sous une lumière vive. »




Le rhabillage progressif des figures -sans doute pour décrocher l’assentiment du jury du salon- est un repentir tardif, comme le prouverait sans doute la radiographie si l’on avait voulu conserver ce chef d’œuvre (aujourd’hui à Washington) dans les collections nationales. Les maillots rayés très en vogue à l’époque (et même ceux unis des lutteurs) ne font toutefois que mieux souligner les formes.

En mai 1870, Bazille écrit à son frère Marc : « Je suis enchanté de mon exposition ; mon tableau très bien placé ; tout le monde le voit et en parle beaucoup, en disant plus de mal que de bien ; mais enfin je suis lancé. »
La réception critique reste donc réservée malgré l’opinion favorable du critique Zacharie Astruc qui " Le soleil inonde ses toiles ". On feint de s’indigner plus de la couleur et de la lumière que du sujet comme le montre les caricaturistes, les véritables faiseurs d’opinion :
Cham (dans Le Charivari) : « Se jetant à l’eau dans l’espoir de se débarrasser de la couleur que le peintre leur a mis dessus »


Bertall (dans Le Journal amusant) se fait plus insistant quant à l’ambiguïté des rapports entre les personnages




Ce long développement n’est destiné qu’à montrer que bien qu’il ait été vite occulté, le tableau de Bazille a marqué l’imaginaire collectif.


Je gage que Proust l’avait en tête en décrivant ses scènes bucoliques de jeux de plein air à Balbec, comme aux Champs-Elysées. A l’été 1913, alors que Swann n’est pas encore en librairie et qu’Agostinelli retourne à Nice enterrer sa mère, n’écrit-il pas à son ami et aîné Louis de Robert qui s’est chargé infructueusement de placer son livre auprès des éditeurs, et comme pour parer par avance les critiques qui ne manqueront pas de fuser de tous bords : 
J’obéis à une vérité générale qui me défend autant de songer aux sympathiques qu’aux antipathiques ; la faveur des sadiques m’affligera comme homme, mon livre paru ; elle ne saurait modifier les conditions où j’expérimente la vérité et que mon caprice ne choisit point. Des gens qui recherchent la cruauté, leur dire : « Vous êtes des sensibles pervertis » rien ne peut leur être plus désagréable.
Si, sans parler de pédérastie le moins du monde, je peignais des adolescents vigoureux, si je peignais des amitiés tendres, graves, sans jamais laisser entendre que cela va plus loin, alors j'aurais pour moi tous les pédérastes, parce que je leur présenterais justement ce qu'ils aiment.
Et pour s’excuser des offres d’intéressement aux bénéfices qu’il a faites à son correspondant, mais réclamant cependant à celui qu’il appelle « le premier ami de Swann » une discrétion absolue, il ajoute :
on calomnie si facilement les amitiés entre hommes dès qu’elles sont un peu affectueuses.












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