Jeux d’enfants
On aura reconnu dans ce titre le clin d’œil à la partition pour piano à quatre mains dont Georges Bizet, apprenant qu’il allait être père, entreprit la composition à l’automne 1871, et qu’il orchestra partiellement après la naissance de son fils Jacques (3 juillet 1872)
Edgar Degas Jeunes spartiates s’exerçant à la lutte, 1860On remarquera que toutes les révélations érotiques partagées ont lieu dans un jardin, à l’occasion de jeux, dansun paysage de nature moins ordonné par la main de l’homme, dans une gradation qui conduit de la haie d’aubépine de Combray à la clairière de la forêt de Chantepie, en passant par les Champs-Elysées et la partie de campagne (cette activité de « pique-nique » qu’aimait tant Agostinelli, aux dires de Céleste) sur le chemin herbeux qui borde la falaise – ce paysage déformé du rêve de Swann- jusqu’au cœur de la forêt. Dès Swann, c’est le personnage d’Agostinelli et ses doubles qui sont placés au centre de tous les « jeux »
J’avais l’habitude, ajouta-t-elle d’un air vague et pudique,
d’aller jouer avec de petits amis, dans les ruines du donjon de
Roussainville (celui-la même que le Narrateur aperçoit dressé dans
la fenêtre du petit cabinet et qu’il supplie en vain de lui
envoyer des enfants de son village). Et vous me direz que j’étais
bien mal élevée, car il y avait là dedans des filles et des
garçons de tout genre, qui profitaient de l’obscurité. L’enfant
de chœur de l’église de Combray, Théodore qui, il faut l’avouer,
était bien gentil (Dieu qu’il était bien !) et qui est
devenu très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s’y
amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage.
…
l’église sentait bon, et Jean y respirait peut-être avec plus de
plaisir que l’encens et les fleurs l’odeur du pain bénit que
venait lui présenter Victor, le garçon de l’épicier déguisé en
suisse et que Jean faisait semblant de ne pas reconnaître (…) et
il prenait le pain bénit d’un air détaché comme si ce don
religieux ne devait pas sous peu s’offrir à sa gourmandise.
Quel lecteur, une fois dépassée la curiosité de la narrativité, se lançant dans une seconde appréciation de Du côté de chez Swann, n’a pas été frappé par les descriptions de la nature le long de la Vivonne, qui comptent parmi les plus belles pages de Proust ?
Je m’amusais à regarder les
carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les
petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où elles sont à
leur tour encloses, à la fois « contenant » aux flancs
transparents comme une eau durcie, et « contenu » plongé
dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant,
évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse
et plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie,
en ne la montrant qu’en fuite dans cette allitération perpétuelle
entre l’eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter
et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. CS
Cet enchantement d’enfance, bientôt condamné par l’impossibilité d’en goûter les parfums et démystifié par la confrontation à la réalité de ce qu’ils sont devenus après le labourage drastique opéré par la guerre (« Et j’étais désolé de voir combien peu je revivais mes années d’autrefois. Je trouvais la Vivonne mince et laide au bord du chemin de halage ») plonge le narrateur dans le désespoir lorsqu’il croit constater un affaiblissement de sa sensibilité (« je m’attristais de penser que ma faculté de sentir et d’imaginer avait dû diminuer pour que je n’éprouvasse pas plus de plaisir dans ces promenades ») qui témoigne de son impossibilité à écrire tant qu’il ne peut retrouver la « délicieuse et totale déflagration du souvenir. »
Dans
Moesta et errabunda, Triste et vagabonde,
l’un des derniers poèmes de Spleen et Idéal,
Baudelaire évoque
les
images heureuses enfouies
dans le passé que seules la mémoire peut restituer, créant
l’expression de « vert paradis des amours enfantines »
destinée à devenir un cliché des
commentateurs proustiens :
Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie,
Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé,
Où dans la volupté pure le cœur se noie !
Comme vous êtes loin, paradis parfumé !
…
Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
- Mais le vert paradis des amours enfantines,
L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encore d'une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?
Cette comparaison faite, encore faut-il souligner que comme chez Baudelaire, l’enfance à la recherche de plaisirs furtifs n’a rien d’innocent. Comme l’écrit Françoise Nicol : « Le vert paradis des amours enfantines… perd toute naïveté quand Proust fait allusion à la sexualité de l’enfance et de l’adolescence, entre euphémisme et litote. »
Gaugin
Lutte bretonne 1888
… le geste, l’acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d’une couleur, d’une odeur, d’une température absolument différentes ; (…) Oui, si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet ; il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. AD
Les
lutteurs des Champs-Elysées
Emile Friand, Les Lutteurs 1889
Les souvenirs de Robert Dreyfus sur Proust commencent ainsi :
Au jardin des Champs-Elysées, près du restaurant des Ambassadeurs, le passant qui vient de l’avenue Gabriel contourne d’abord une grande pelouse ornée d’une fontaine que surmonte une statue de baigneuse nouant sa chevelure, puis rencontre deux manèges de chevaux de bois, après avoir vu s’éloigner une allée qui longe l’ancien Alcazar d’été. Là s’étend la « place familière », limitée par « la frontière que gardent à intervalles égaux les petits bastions des marchandes de sucre d’orge », -de cette vieille marchande, par exemple, à qui Marcel Proust conte avoir un jour confié « pour qu’elle la remît à la personne qui venait plusieurs fois par semaine de chez les Swann pour chercher du pain d’épices », la lettre pathétique où il exhortait Gilberte à bâtir avec lui une amitié neuve, indestructible, qui devait dater d’un 1er janvier alors tout prochain.- Là j’ai vu Marcel Proust jouer aux barres ou, plus volontiers, converser avec les petits garçons de son temps et déjà nous réciter à tous des vers (…) Là, je ne puis plus passer maintenant par hasard sans évoquer silencieusement tout un petit monde vif et lointain de personnages mêlés pour moi à la genèse de Swann et de A l’eombre des jeunes filles en fleurs, léger groupe à jamais dispersé, mais dont l’image se reflète ou se transpose dans certains chapitres de ces livres inimitables.
Sous la séquence des jeux sensuels Proust a recouvert ses souvenirs de collège, définitivement rejetés de son grand œuvre, ce qui a pu inspirer à Cocteau dans son journal ces jugements un peu rapides. Mais en juillet 1952, Cocteau ne pouvait savoir que Proust s’était débarrassé de ses camarades et professeurs dans Jean Santeuil, dont la publication complète restait à venir.
J'ai
dit qu'il n'y a pas d'enfant dans l’œuvre de Proust. Car je ne
peux compter comme enfants (aux Champs-Elysées) des personnages qui
envoient des corbeilles d'orchidées et qui prennent de la caféine.
Il est étrange que Gilberte puisse encore « jouer » aux
Champs-Elysées, lorsqu'elle possède déjà toutes les allures, tout
le vocabulaire et toute la rouerie d'une femme. Gilberte, vue chez
elle, chez les Swann, n'est plus du tout une petite fille qui va aux
Champs-Elysées... On la verrait plutôt dans des concerts ou dans
des expositions (où elle se rend du reste), ce qui s'accorde mal
avec les Champs-Elysées, les chevaux de bois et les gaufres.
Avez-vous
remarqué que Proust enfant et adolescent n'a jamais de professeurs?
Il ne fréquente aucun collège. Que sa famille bourgeoise ne lui
impose pas de cours, de maîtres.
La perspicacité du lecteur est sans doute plus grande quant au travestissement, lorsqu’il affirme que les jeunes filles sont des constructions romanesques ; on lui répondrait toutefois que l’accoutrement du jeune Proust, comme on le verra, provoque aussi l’hilarité de ses condisciples masculins.
Lecture
des jeunes filles en fleurs.
On n'imagine pas Proust en costume enfantin; On se le représente
ayant toujours été un petit monsieur, avec gilet, chapeau et canne.
Tel qu'il se décrit en attendant Elstir qui parle avec les jeunes
filles. Si ces jeunes filles avaient existé, elles l'eussent trouvé
bien drôle, éclaté de rire avec son "joli gilet", "sa
plus jolie canne".
Dans le roman, l’évocation de l’adolescence et de la découverte de la sexualité commence -on ne s’en étonnera pas- non pas par les marchandes de confiserie, ni les vertes pelouses, mais par un arrêt au chalet d’aisance :
Mais la tenancière de l’établissement [un petit pavillon
treillissé de vert, assez semblable aux bureaux d’octroi
désaffectés du vieux Paris, et dans lequel étaient depuis peu
installés ce qu’on appelle en Angleterre un lavabo, et en France,
par une anglomanie mal informée, des water-closets] vieille dame à
joues plâtrées et à perruque rousse, se mit à me parler.
Françoise la croyait « tout à fait bien de chez elle ».
Sa demoiselle avait épousé ce que Françoise appelait « un
jeune homme de famille », par conséquent quelqu’un qu’elle
trouvait plus différent d’un ouvrier que Saint-Simon un duc d’un
homme « sorti de la lie du peuple ». Sans doute la
tenancière, avant de l’être, avait eu des revers. Mais Françoise
assurait qu’elle était marquise et appartenait à la famille de
Saint-Ferréol. Cette marquise me conseilla de ne pas rester au frais
et m’ouvrit même un cabinet en me disant : « Vous ne
voulez pas entrer ? en voici un tout propre, pour vous ce sera
gratis. » (…)
Un instant après je prenais congé de la « marquise »,
accompagné de Françoise, et je quittai cette dernière pour
retourner auprès de Gilberte. Je l’aperçus tout de suite, sur une
chaise, derrière le massif de lauriers. C’était pour ne pas être
vue de ses amies : on jouait à cache-cache. J’allai m’asseoir
à côté d’elle. (…)
À travers le corps languissant et perméable dont elle était
enveloppée, ma pensée souriante rejoignait, exigeait le plaisir si
doux d'une partie de barres avec Gilberte, et une heure plus tard, me
soutenant à peine, mais heureux à côté d'elle, j'avais la force
de la goûter encore.
Retournerait-elle seulement aux Champs-Élysées ? Le lendemain elle
n'y était pas ; mais je l'y vis les jours suivants ; je tournais
tout le temps autour de l'endroit où elle jouait avec ses amies, si
bien qu'une fois où elles ne se trouvèrent pas en nombre pour leur
partie de barres elle me fit demander si je voulais compléter leur
camp, et je jouai désormais avec elle chaque fois qu'elle était là.
Lierre instantané, flore pariétaire et fugitive ! la plus incolore,
la plus triste, au gré de beaucoup (...) pour moi, de toutes la plus
chère depuis le jour où elle était apparue sur notre balcon, comme
l'ombre même de la présence de Gilberte qui était peut-être déjà
aux Champs-Élysées, et dès que j'y arriverais me dirait : «
Commençons tout de suite à jouer aux barres, vous êtes dans mon
camp »
Proust
avec Antoinette Faure et un ami au parc Monceau, mai 1886
Le jeu de barres, ancêtre du « ballon prisonnier » est une forme de bataille entre deux équipes, supposant le contact (de la main avec l’adversaire, voire un engagement plus brutal. Continuation ou déformation d’une tradition ? Dans la grande cour de récréation du Petit Condorcet (où Cocteau rencontra Dargelos), une rampe de barres le long du réfectoire à demi enterré donnait lieu à une forme de bizutage, durant lequel la victime, immobilisé les bras repliés derrière les barres offrait malgré elle son ventre en saillie et ses côtes aux coups plus ou moins appuyés des « grands » qui « faisaient les barres » aux nouveaux.
Le jeu aux Champs-Elysées pourrait avoir conservé ces deux versions des « barres ». Il s’agit ici de récupérer dans les mains de Gilberte une lettre d’aveu qu’elle menace de montrer à son père :
Elle la mit dans son dos, je passai mes mains derrière son cou, en
soulevant les nattes de ses cheveux qu’elle portait sur les
épaules, soit que ce fût encore de son âge, soit que sa mère
voulût la faire paraître plus longtemps enfant, afin de se rajeunir
elle-même ; nous luttions, arc-boutés. Je tâchais de
l’attirer, elle résistait ; ses pommettes enflammées par
l’effort étaient rouges et rondes comme des cerises ; elle
riait comme si je l’eusse chatouillée ; je la tenais serrée
entre mes jambes comme un arbuste après lequel j’aurais voulu
grimper ; et, au milieu de la gymnastique que je faisais, sans
qu’en fût à peine augmenté l’essoufflement que me donnaient
l’exercice musculaire et l’ardeur du jeu, je répandis, comme
quelques gouttes de sueur arrachées par l’effort, mon plaisir
auquel je ne pus pas même m’attarder le temps d’en connaître le
goût ; aussitôt je pris la lettre. Alors, Gilberte me dit avec
bonté :
Peut-être avait-elle obscurément senti que mon jeu avait un autre
objet que celui que j’avais avoué, mais n’avait-elle pas su
remarquer que je l’avais atteint. Et moi qui craignais qu’elle
s’en fût aperçue (et un certain mouvement rétractile et contenu
de pudeur offensée qu’elle eut un instant après, me donna à
penser que je n’avais pas eu tort de le craindre), j’acceptai de
lutter encore, de peur qu’elle pût croire que je ne m’étais
proposé d’autre but que celui après quoi je n’avais plus envie
que de rester tranquille auprès d’elle.
A Lucien Daudet, 20 avril 1918 :
Enfin j'ai pensé pour l'arrivée de Gilberte aux Champs-Elysées par la neige à une personne qui a été le grand amour de ma vie sans qu'elle l'ait jamais su (ou l'autre grand amour de ma vie car il y en a au moins deux [qui est l’autre?]). Mlle Benardaky, aujourd'hui (mais je ne l'ai pas vue depuis combien d'années) Princesse Radziwill Mais bien entendu les passages plus libres relatifs à Gilberte au début de À l'ombre des Jeunes filles en fleurs ne s'appliquent nullement à cette personne car je n'ai jamais eu avec elle que les rapports les plus convenables.(...) Je vous le répète les personnages sont entièrement inventés et il n'y a aucune clef.La lutte, même pour rire apparaît dans cette missive tardive comme indécent. Il paraît en tout cas un peu viril et brutal pour se dérouler avec une petite fille.
S’il n’y a pas de clés, il reste des modèles ; le petit garçon brutal pourrait être Jacques Bizet, probablement son premier amour :
« L'un de nous inspirait même alors une sorte de passion platonique extraordinaire à Proust, témoigne Robert Dreyfus. C'était Jacques Bizet, qui en riait d'un rire robuste, n'aimant lui-même que les femmes, très aimé par elles, et ne se jugeant nullement compromis par les excentricités de Proust, qui le flattaient plutôt ».Une page retrouvée dans la collection de Fallois et publiée par Luc Fraisse dans sa postface aux nouvelles inédites réunies sous le titre Le mystérieux correspondant, apporte la preuve que dans la première ébauche (surchargée de corrections pour inverser les sexes, le héros étant parfois une fillette) précédant la scène de lutte, le personnage attendu et espéré est un garçon, qui a coutume de battre son adversaire apparemment pour son plus grand plaisir :
Luc Fraisse "Aux sources de La Recherche du Temps perdu »
Nous savons maintenant que cet épisode s’est ébauché très longtemps à l’avance (à une époque proche d’expériences semblables chez le jeune écrivain) :
A l’âge où les petits garçons vont rire et jouer, toujours tu pleureras les jours de pluie, parce qu’on ne t’emmènera pas aux Champs-Elysées où tu joueras avec un petit garçon que tu aimeras et qui te battra, et les jours de soleil où vous vous verrez tu resteras triste de le trouver moins beau qu’aux heures de la matinée, où, seul dans ta chambre, tu attendais le moment de le voir. »Gilberte était un petit garçon, et donc par prudence il était envisagé que le personnage fût une petite fille.
A l’âge où les petits garçons courent fiévreusement après les femmes, tu réfléchiras sans trêve, et tu auras beaucoup plus vécu que les gens très vieux. »
Le reflet de cette passion -peut-être pas si platonique que Dreyfus tient à le souligner- tient en trois lettres qui ont la vertu de nous éclairer sur l’opinion réelle que se faisait le jeune Proust de sa famille :
vers mai ou juin 1888 :
Mon cher Jacques, j’ai très besoin de ton amitié. J’ai beaucoup d’ennuis, ma famille est très mal pour moi. Je crois que je vais être envoyé comme interne en province. Veux-tu être mon réservoir ? Ma seule consolation quand je suis vraiment triste est d’aimer et d’être aimé. Et c’est vraiment toi qui réponds à cela, le toi qui a eu tant d’ennuis au commencement de l’hiver, le toi qui m’as écrit l’autre jour une lettre exquise. Je t’embrasse et t’aime de tout mon cœur. Marcel
Quels étaient les ennuis de l’hiver 1887 pour Jacques Bizet ? Mystère ! Gageons une déception amoureuse ou une excursion au bordel ? La deuxième lettre est adressée
A Monsieur Jacques Bizet, la lettre qui m’a le plus coûté d’écrire de toute ma vie.
Chéri, pourquoi, vois-tu, je n’en sais rien. Et pour combien de temps ? Peut-être pour toujours, peut-être pour quelques jours – Pourquoi. ?.. peut-être parce qu’elle redoute pour moi cette affection un peu excessive, n’est-ce pas ? Et qui peut dégénérer (elle le croit peut-être) en… affection sensuelle… peut-être parce qu’elle suppose que tu as trop en général les mêmes défauts que moi (esprit indépendant, nervosité, esprit désordonné ; peut-être même onanisme). Comment ? Je ne sais. Peut-être à ta figure, peut-être pour avoir entendu mon frère parler de toi, ou M. Rodrigues, ou sera-t-elle entrée pendant que [mon] frère parlait de toi avec Baignières, ou mon frère aura-t-il dit du mal de toi, parce que nous sommes souvent mal ensemble, mais surtout je crois à cause de moi, de mon affection excessive pour toi, ma mère m’a d’abord demandé de ne pas te voir. Sur mon refus énergique, elle m’a du moins défendu d’aller chez toi ou de te voir chez moi.
Scène furieuse, désespoir lent, menaces, mauvaise santé (excepté un certain jour, mais immédiatement après elle est revenue à sa décision première), rien n’y fait. Oh, ce matin, chéri, quand mon père m’a vu, qu’il m’a supplié de cesser au moins quatre jours de me masturber, il m’eût été facile de dire ; je le fais parce que, etc. je ne le ferai plus si… mais non. Tu ne le voudrais pas. Je ne veux pas que mon « chéri » soit chez moi comme un proscrit toléré, si j’arrive à démontrer que tu es un être délicieux, ce jour-là tu viendras chez moi, choyé. Et s’il ne vient pas, ce jour, eh bien, je t’aimerai extra-muros. Et je ferai d’un café notre domicile à deux. Mais pardon, je te parle comme à un ami suprême et je te connais à peine et tu dois me trouver collant. J’ai fait ce que tu m’avais demandé. Je t’assure que ce n’est pas sans douleur. J’espère que tu m’en sera reconnaissant.
Cette deuxième lettre de Proust, outre qu’elle montre quelle utilisation il avait appris à faire de sa « maladie » comme moyen de rétorsion et de menace, suscite des remous, provoquant l’intervention des mères offusquées, mais aussi plus inattendues, des réactions de jalousie des frères ou demi frères ; Daniel Halévy, cousin germain, mais aussi demi-frère adoptif de Jacques en a eu connaissance, puisque, après en avoir recopié le passage le plus compromettant, il commente dans son journal en date du 14 juin 1888 :
« Pauvre
Proust. Doué comme personne : le voilà qui se surmène.
Faible, jeune, il coït [sic]
il se masturbe, il pédéraste peut-être ! Il
montrera peu-être dans sa vie des éclairs de génie perdus. Et l’on
déplorera sa vie de bohème, et l’on pleurera sur ce qu’il
aurait pu
être. Idiotie ! S’il
n’eût fait tout cela, il n’eût plus été lui-même […]
Admettez un Proust de vie exemplaire. Il n’eût rien été. Etant
son caractère, il doit être son génie.
Bien
plus tard évoquant ses souvenirs de jeunesse, Halévy
écrira dans
« Pays parisien » :
« Il figurait parmi nous
une sorte d’archange inquiet et inquiétant. Nous l’aimions bien,
nous l’admirions, pourtant nous restions étonnés, gênés par
l’intuition d’une différence, d’une distance, d’un
incommensurable et visible réel entre nous. Nous voici dans la cour
du lycée, trois ou quatre vigoureux garçons, Jacques Bizet, Fernand
Gregh, Robert de Flers, et nous devinions soudain une présence, nous
sentions un souffle près de nous, quelque frôlement de notre
épaule ; c’était Marcel Proust, venu sans bruit, comme un
esprit, c’était lui, ses grands yeux d’orientale, son grand col
blanc, sa cravate flottante. Il
y avait là quelque chose qui ne nous plaisait pas et nous répondions
par un mot brusque, nous esquissions une bourrade. La
bourrade nous ne la donnions jamais :
Troisième lettre à Jacques Bizet, sans lieu ni date sur un papier surligné et margé, extrait d’un cahier d’écolier, écrite durant un cours du professeur d’histoire et de géographie :
« mon cher
jacques je viens de parcourir au galop de ma peur ta lettre, sous
l’œil sévère de M.Choublier. J’admire ta sagesse tout en la
regrettant. tes raison sont excellentes et je suis content de voir
comme ta pensée devient alerte et forte, pénétrante et vive. Le
fait est que le coeur – ou le corps – a ses raisons que la raison
ignore. J’accepte donc avec admiration pour toi (je veux dire pour
ta pensée et non point pour ce fait que tu refuses, car je ne suis
pas assez fait pour croire que mon corps est si précieux trésor
qu’il faut une grande force d’âme pour y renoncer) mais
tristesse le joug superbe et cruel que tu m’imposes. Peut être as
tu raison. Pourtant je trouve toujours triste de ne pas cueillir [la]
fleur délicieuse, que bientôt nous ne pourrons plus cueillir. Car
ce serait un fruit mur et donc prohibé
- Maintenant c’est vrai que tu la trouves empoisonnée…
Donc n’y pensons plus n’en parlons plus, et prouve-moi par une
très longue et très tendre amitié, comme sera j’espère la
mienne pour toi, que tu as raison.
tout à toi
Marcel Proust »
Même si son faible pour Jacques persiste comme le montre le petit texte livré à la Revue Lilas ( d’abord verte, puis violette, ancêtre du plus sérieux et bien nommé Le Banquet de 1892-93 que fonderont successivement la « bande des quatre » dans le but de prendre d’assaut les lettres françaises) dédié à Bizet - »sous réserve de destruction ultérieure » :
Oh mon cher petit ami, que ne suis-je sur tes genoux, la tête dans
ton cou, que ne m’aimes-tu pas ?
Le prosélytisme pédératique de Proust
vise maintenant un objet beaucoup plus difficile à atteindre, le
beau Daniel Halévy, bagarreur qui se fait respecter et obéir de ses camardes par la force. En plus du poème « Pédérastie » les avances de Proust revêtent des propositions plus directes comme en témoigne cette lettre, parmi les premières conservées de Proust, partiellement citée par Fraisse dans sa présentation du dialogue entre Samson, Caylus et Renan titré « Aux Enfers » (qui contient la première occurrence de la citation de Vigny qui servira d’exergue à Sodome et Gomorrhe en même temps que le premier brouillon de la leçon de Charlus à qui Brichot propose ironiquement de tenir une « chaire d’Homosexualité ) :
Daniel Halévy vers 1885[ ...printemps 1888]
[...] Quant
à ton pédéraste virtuel ou non, tu peux très bien te tromper. Je
sais... qu’il y a des jeunes gens... (et si ça t’intéresse et
que tu me promettes un secret absolu, même pour Bizet, je te
donnerai des pièces d'un intérêt très grand à ce point de vue,
et à moi appartenant, à moi adressées) des jeunes gens et surtout
des types de huit à dix-sept ans qui aiment d'autres types, veulent
toujours les voir (comme moi, Bizet), pleurent et souffrent loin
d'eux, [...] qui
les aiment pour leur
chair, qui
les couvent des yeux[...] qui
leur écrivent des lettres passionnées et qui pour rien au monde ne
feraient de pédérastie. Pourtant généralement l'amour l'emporte
et ils se masturbent
ensemble.
Mais ne te moque pas d'eux et de celui dont tu me parles, s'il est
ainsi. Ce sont en somme des amoureux. Et je ne sais pas pourquoi leur
amour est plus malpropre que l'amour habituel.
[... automne (?) 1888]Cette lettre - note de l’édition Philip Kolb chez Plon - est écrite au lycée pendant une classe de Darlu (il y est fait allusion dans la fin, non reproduite ici) dont Proust fut l’élève d’Octobre 1888 à Juillet 1889.
[...]
je vais t'expliquer ma
pensée ou plutôt causer avec toi comme avec un garçon exquis de
choses très dignes d’intérêt, encore qu'on n'aime pas en causer
entre soi. J'espère que tu me sais gré de cette pudeur. Je trouve
l'impudicité une chose horrible. Elle me paraît bien pire que la
débauche. Mes croyances morales me permettent de croire que les
plaisirs des sens sont très bons. Elles me recommandent aussi de
respecter certains sentiments, certaines délicatesses d'amitié, et
particulièrement la langue française
[...]. Tu m’administres
une petite correction en règle mais tes verges sont si fleuries que
je ne saurais t’en vouloir, et l’éclat et le parfum de ces
fleurs m’ont assez doucement grisé pour m’adoucir la cruauté
des épines. Tu m’as battu à coups de lyre.
Tu
me prends pour un blasé et un vanné, tu as tort. Si tu es
délicieux, si tu as de jolis yeux clairs qui reflètent si purement
la grâce fine de ton esprit qu’il me semble que je n'aime pas
complètement ton esprit si je n'embrasse pas tes yeux,
[...] je me mêlerais mieux à
ta pensée en m’asseyant sur tes genoux [...]si
enfin il me semble que le charme de ton toi, ton toi où je ne peux
séparer ton esprit vif de ton corps léger, affinerait pour moi en
l'augmentant “la douce joye d'amour”, il n’y a rien là qui me
fasse mériter les phrases méprisantes qui s'adresseraient mieux à
un blasé des femmes
cherchant de nouvelles jouissances dans la pédérastie. J’ai des amis très intelligents et d’une grande délicatesse morale, je m’en flatte, qui une fois s’amusèrent avec un ami… c’était le début de la jeunesse. Plus tard ils retournèrent aux femmes. Si
c'était un aboutissement qui seraient-ils grands
[dieux], et qui
crois-tu donc que je suis, surtout qui je serai[s] si j'ai déjà
fini avec l'amour pur et simple! Je te parlerai volontiers de deux
Maîtres de fine sagesse qui dans la vie ne cueillirent que la fleur,
Socrate et Montaigne. Ils permettent aux tout jeunes gens de
“s'amuser” pour connaître un peu tous les plaisirs, et pour
laisser échapper le trop-plein de leur tendresse. Ils pensaient que
ces amitiés à la fois sensuelles et intellectuelles valent mieux
que les liaisons avec des femmes bêtes et corrompues quand on est
jeune et qu'on a un sens vif de la beauté et aussi des “sens”.
Je crois que ces vieux Maîtres se trompaient, je t’expliquerai
pourquoi. Mais je retiens seulement le caractère général du
conseil. Ne me traites
[sic] pas de pédéraste,
cela me fait de la peine. Moralement je tâche, ne fut-ce que par
élégance morale, de rester pur. Tu peux demander à M. Straus
quelle influence j'ai eu
[sic] sûr Jacques
[NB: Jacques Bizet]. Et
c'est à L’influence
de quelqu’un qu’on juge de sa moralité.
Comment
interpréter ces dernières lignes ? C’est qu’entre temps
Emile Straus -qui sera aussi un des modèles de Swann, ce qui
confirme l’assimilation Jacques/Gilberte puisqu’il est le beau
père de Bizet, s’est fendu en septembre d’une visite de
réconciliation Bd Hausman, où il dissipe les inquiétudes des
parents, en affirmant qu’il juge l’influence de Marcel sur
Jacques des plus positives.
Cette
lettre de Proust à Emile Straus -même si le prêt d’argent reste
des plus ambigus- aurait-elle quelque chose à voir avec ce
retournement ?
Après
beaucoup de prières, j’obtiens de Jacques cette réponse :
Tout est fini, je ne veux veux reparler de rien. Mais si tu veux tu
peux avouer pour moi à mon beau-père que j’avais reçu de toi
soixante francs. Je m’empresse de vous l’écrire, monsieur,
pensant que ce demi aveu où rien ne l’obligeait est le preuve d’un
certain fond moral chez ce pauvre Jacques qui inspire tant
d’indignation vertueuse à M. Bourgain. Je vous promets,
Monsieur, de veiller sur mon ami, autant qu’il me le permettra, et
si mes efforts pour le garder intact comme il est maintenant ne
peuvent pas réussir de vous prévenir avant que le mal soit fait… »
Toujours est-il que le 18 février 1889, Proust reçoit de Jacques Bizet une photographie dédicacée À mon plus cher ami (avec Daniel Halévy), mais un ancien portrait de lui enfant -sans doute en 1881, au moment où Proust et Bizet se sont connus, aux cours Papa-Carpentier,- qui n’a sans doute plus rien à voir avec l’adolescent viril de 17 ans qu’il était devenu :
Connaissez-vous M.P. ? Je vous avouerai pour moi qu’il me déplaît un peu, avec ses grands élans perpétuels, son air affairé, ses grandes passions et ses adjectifs. Surtout il me paraît très fou ou très faux. Jugez-en. C’est ce que j’appellerai un homme à déclaration. Au bout de huit jours il vous laisse entendre qu’il a pour vous une affection considérable et sous prétexte d’aimer un camarade comme un père, il l’aime comme une femme. Il va le voir, crie partout sa grande affection, ne le perd pas un instant de vue. Les causeries sont trop peu. Il lui faut le mystère de la régularité des rendez-vous. Il vous écrit des lettres… fiévreuses. Sous couleur de se moquer, de faire des phrases, des pastiches, il vous laisse entendre que vos yeux sont divins et que vos lèvres le tentent. Le fâcheux (…) c’est qu’en quittant B qu’il a choyé, il va cajoler D, qu’il laisse bientôt pour se mettre aux pieds de E et tout de suite après sur les genoux de F. Est-ce une p…, est-ce un fou, est-ce un fumiste, est-ce un imbécile ? M’est d’avis que nous n’en serons jamais rien. »
Robert
Dreyfus vers1890
Jacques-Elie Delaunay, Jacques Bizet enfant, 1878
Les relations entre Proust et Jacques Bizet ont laissé quelques traces jusque dans les écrits tardifs de Proust. C’est sans doute même à Jacques qu’on doit le portrait du Narrateur en aspirant artiste vélléitaire, perdu dans les mondanités du temps perdu. A Condorcet Bizet écrit pour la Revue Verte une nouvelle de six pages recto-verso, à l’encre violette, intitulée Georges Royer qui est le seul document restant de ladite revue, comme de son œuvre littéraire :
« L’autre jour étant par hasard à la Trinité, je me trouvai dans un grand enterrement. On chantait un requiem qui me parut d’une splendeur harmonique extraordinaire, d’une mélancolie profonde et d’une grandeur presqu’étrange. Et longtemps encore après que l’orgue se fût tu, mes idées flottèrent dans cette harmonie…
A la sortie du cortège j’aperçus un de mes meilleurs amis. Je m’approchai : « Qui enterre-t-on là ? Dis-je » - Georges Royer. - Et pourriez-vous me dire de qui est le Requiem qu’on vient de chanter ? Continuai-je. - De lui-même. -De Georges Royer fis-je avec stupéfaction, mais comment n’est-il pas plus connu avec un talent pareil ? -Oh, c’est bien simple, il n’a jamais rien fait que ce Requiem, et encore le doit-il presque au hasard. - Vous m’intriguez ! - Eh bien venez avec moi, d’ici le cimetière j’aurai le temps de vous raconter. »
Sur cette première page, Proust ajoute une épigraphe d’Aggripa d’Aubigné : « Une rose d’automne est
plus qu’une autre exquise » et commente dans les marges à
l’encre brune :
C’est
un charmant récit, dont le sujet est bien joliment choisi.
L’histoire d’un raté est un des motifs les plus mélancoliques
qu’il y ait. Mais c’est aussi un des plus profondément humains,
un des plus difficiles à comprendre, un des plus mystérieusement
impénétrables. Naturellement, tu es bien trop jeune pour avoir
pensé philosophiquement à cela. Si tu refais cela dans trois ans à
peu près, tu auras sûrement soin de faire ton Georges Royer
extrêmement intelligent - mais affecté d’une douloureuse, et en
dernière analyse, bien mystérieuse impuissance. Pourtant tu la
comprendras, et tu l’expliqueras, mais tu verras que l’explication
nous met face à de lois bien désolantes, mais inviolables. Alors,
le type primitif de ton G. Royer te paraîtra non seulement bien
superficiellement étudié, mais surtout bien [plein] de conventions,
vivant d’une vie bien artificielle, bien faible. - Ce qui n’empêche
pas que c’est si joli que j’ai pleuré en le lisant. Maintenant,
tu diras peut-être que c’est mon amitié qui me prévenait. -
Tâche d’éviter des façons déplorables comme « dans un
g[ran]d enterrement etc.
Jean-Yves Tadié écrit à propos de la nouvelle de Jacques Bizet : « Tout se passe comme si Marcel avait pressenti que l’histoire d’un raté, et même longtemps, de deux, Swann, puis le Narrateur, serait son sujet - sans compter Jean Santeuil, qui n’arrive déjà pas à écrire, pour ne pas parler de Jacques Bizet lui-même. Ce thème suscite en lui un profond retentissement ; il croit aussi que le mystère s’explique, et que la psychologie obéit à des lois - que nous retrouverons dans Le Temps retrouvé. »
Il ne semble pas que
Proust ait compris combien ce texte de jeunesse préfigurait la
destinée de Bizet lui-même. Dans Jean Santeuil, Bizet est
d’abord transposé en Henri de Réveillon adolescent et ne suscite
que l’émerveillement, même si l’on devine déjà que l’amour
déçu se transforme en passion platonique pour la mère de Jacques,
Geneviève Straus : comme l’explique Marie-Agnès
Barathieu
Bizet inspire ensuite le bicycliste anonyme (qui contribuera à certains traits de Morel et de Saint-Loup) rencontré dans le train de Penmarch pendant l’orage, deviendra l’interne en médecine Servois. Jacques Bizet entreprendra en effet des études de médecine qu’il abandonnera après que le décès de sa première femme sous le bistouri de Pozzi (7 septembre 1900). Proust en 1896 n’imaginait pour le charmant interne blond qu’une médiocre carrière de petit médecin de province.
Comme il n’avait pas songé autrefois à faire la carrière des concours, il allait s’établir à Amiens où où il allait tâcher de se faire une situation et une clientèle. Il était triste de quitter les amis avec lesquels il avait pendant plusieurs années si étroitement vécu et ne semblait ne pas voir clair devant lui quand il pensait aux années qui allaient venir. Mais celui qui l’eût regardé, ayant déjà un ou deux poils gris dans ses cheveux blonds avec le léger embonpoint d’un homme calme et qui aimait ses aises, ses yeux intelligents mais pas au-delà d’un savoir scientifique rapproché et du bien-être pratique, le voyant ce jour-là arrêté près d’un homme qui lui demandait un renseignement pourrait très bien se le figurer tel qu’il serait désormais, vieillissant seulement peu à peu, grossissant, se rougissant, se ridant puis se courbant comme se développe une plante, dans les rues d’Amiens où il aurait une bonne situation, arrêté ainsi au passage par un homme, la casquette à la main, qui demanderait à M. le docteur Servois (un personnage en province) de venir voir son petit garçon atteint du croup, et lui promettant d’y passer en revenant dîner. Ses amis en le quittant lui promirent d’aller le voir un jour à Amiens et lui promit de leur écrire, et à la vérité sa vie était tellement faite de la leur qu’il ne savait pas ce qu’il deviendrait sans eux. Mais peu à peu à Amiens de nouvelles relations prirent la place laissée vide par l’absence des anciennes et s’implantèrent profondément dans son cœur encore vivace. Il les oublia peu à peu. Quelquefois pourtant, et même après la cinquantaine venue, montant dans sa voiture pour rentrer chez lui dans la rue basse (…) il pensait tou-à-coup à etrat et aux autres, il pensait aux mieux aimés, sans tristesse, sans désir de les revoir, et s’ils lui eussent annoncé leur visite il aurait été très ennuyé, très pressé de les voir repartir pour se retrouver tranquille au milieu de ceux [parmi lesquels] se mouvait aisément sa vie, comme elle avait [fait] jadis avec eux. Mais il y pensait avec douceur, comme à sa jeunesse. (Jean Santeuil, Pleïade p 699)
Jacques Bizet vers 1909
Installé dans un atelier-garçonnière sur L’Île Saint-Louis, Bizet après voir vu se déliter son cercle d’amis bohèmes contribuera encore à la Revue des arts dramatiques , à la Revue de Paris et au journal Le Mouvement socialiste. Sa mère continuera à éponger les dettes qu’il contracte en entretenant des cocottes, tout en cherchant à le remarier, par l’intermédiaire au besoin d’agences matrimoniales, pour empêcher qu’il sombre dans la dépression, l’alcool, et l’abus de Véronal. Mais Jacques renonce de lui-même à sa vie de luxure et épouse sur un coup de tête en 1905, Alice Sachs, née Fraenkel. Alice Sachs plaît d’emblée à Proust qui s’empresse de raconter à Geneviève qu’il l’a rencontrée chez Weber à deux reprises, que Jacques la lui a présentée et qu’il la trouve « ravissante et avec quelque chose de tellement sympathique et de tellement rare, distingué et supérieur... ».
Alice a une fille
prénommée Andrée, de son premier mariage avec Herbert
Ettinghausen, qui donnera naissance, le 16 septembre 1906, à Maurice
Sachs, lequel sera fasciné par son grand-père d’adoption: « Je
l’admirais comme on admire une figure légendaire. Son nom, sa
fortune (que je ne savais pas précaire) et le poil touffu dont son
corps était couvert lui tallaient, dans mon imagination, une plce
sensationnelle…
Je
dois à Jacques Bizet toute ma première formation immorale… J’eus
envie, à cause de lui, de drogues, d’alcools, envie d’engraisser,
envie de m’avilir. Je voulus lui ressembler à tout prix, faire des
dettes, imiter sa chienne de vie, et tout cela peut-être pour tenter
de le justifier finalement aux yeux de je ne sais qui.»
C’est en 1907 que
Jacques se lance avec l’aide des Rotschild dans la carrière de
chevalier d’industrie et devient directeur de la première société
de location de voitures, les taximètres Unic (Proust à Geneviève
Strauss, en 1907 : « Je ne circule d’ailleurs jamais
qu’en Unic. Le succès du stand de Jacques m’a fait un extrême
plaisir ») Les taxis lui survivront, au contraire de la
première voiture individuelle dont il est le créateur, Le zèbre,
qui sera détrônée par Citroën en 1919 « lorsque déjà le
bon sens et les forces de Jacques déclinaient » (Sachs)
Alice avait témoigné du même détachement avec son pauvre mari.
Jacques Bizet était trop lâche, trop triste, trop démuni devant
l’existence. Sa poésie, son désespoir, l’avaient d’abord
séduite pour finir par l’encombrer. Il obstruait cette trajectoire
qu’elle n’avait toujours composée que pour elle-même (…) Elle
avait dégagé l’époux fragile d’un revers de main mais avait
fait en sorte de garder le nom. Alice Bizet, belle-fille du
compositeur de Carmen, sonnait mieux dans le monde qu’Alice Sachs.
Que dire d’Alice Frankel qui faisait bien trop juif à son goût.
Ma grand-mère avait ce qualités de sociabilité et de pertinence
qui faisait d’elle une bonne cliente des salons.
Sachs raconte la
déchéance de Bizet, devenu morphinomane, qui ne se séparait plus
de son browning, avec lequel il tirait sur les bibelots éparpillés
dans son appartement. Lors d’une de ses dernières visites, Bizet,
après avoir tiré par la fenêtre pour lui montrer que l’arme
était chargée, lui plante son pistolet dans la bouche, lui fait
poser le doigt sur la gâchette et lui dit : »Quand tu en
aura assez de la vie, c’est comme ça qu’il faudra te tuer. C’est
propre et on ne sent rien. »
Bizet, désespéré
dit-on par les infidélités de sa maîtresse, s’applique le
conseil et se suicide de cette façon-là le 3 novembre 1922. Le
lendemain de la mort de la mort de Jacques, Geneviève dépêche un
de ses domestiques chez Proust avant qu’il se réveille pour
« supplier » Céleste, de soustraire le numéro du Figaro
qui relate le décès. Céleste, de crainte de fâcher son maître ne
s’exécutera pas.
Delaunay portrait de Johan-Loïs Tanguy, appelé
aussi Le paysan à la houe (1876)
Gustave
Courbet Les lutteurs (1853)
Pour
revenir à la métaphore de la lutte, elle réapparaît souvent
souvent sous la plume de Proust, la plupart du temps sans notion
d’engagement physique entre deux personnes, comme on l’a vu à
propos des lieux combattants dans le phénomène occulté du souvenir
involontaire.
Conçue
comme un révélateur de sensations immatérielles, elle est souvent
associée à la musique, comme dans le cas du septuor de Vinteuil, où
l’on retrouve le motif de la sonate, symbole de l’amour de Swann
pour Odette aux prises avec un contre-chant finalement victorieux :
Les deux motifs, sont toutefois traités
en termes physiques et l’ on croirait voir une lutte amoureuse de
deux jeunes corps dont la matérialité reste discutable puisque ce
sont des anges, jusqu’à ce que l’un ait absorbé l’autre :
Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dans un corps à corps
où parfois l’un disparaissait entièrement, où ensuite on
n’apercevait plus qu’un morceau de l’autre. Corps à corps
d’énergies seulement, à vrai dire ; car si ces êtres
s’affrontaient, c’était débarrassés de leur corps physique, de
leur apparence, de leur nom, et trouvant chez moi un spectateur
intérieur, insoucieux lui aussi des noms et du particulier, pour
s’intéresser à leur combat immatériel et dynamique et en suivre
avec passion les péripéties sonores. Enfin le motif joyeux resta
triomphant ; ce n’était plus un appel presque inquiet lancé
derrière un ciel vide, c’était une joie ineffable qui semblait
venir du Paradis, une joie aussi différente de celle de la sonate
que, d’un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe,
pourrait être, vêtu d’une robe écarlate, quelque archange de
Mantegna sonnant dans un buccin.
La métaphore des lutteurs angéliques utilise le même réseau
lexical que celui du chauffeur-évangéliste (l’ange au manteau
rouge se sert même d’une trompe) : nulle surprise à ce
qu’elle appelle immédiatement celle des arbres et clochers,
poteaux indicateurs du monde invisible :
Je savais que cette nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une
joie supra-terrestre, je ne l’oublierais jamais. Mais serait-elle
jamais réalisable pour moi ? Cette question me paraissait
d’autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu
le mieux caractériser — comme tranchant avec tout le reste de ma
vie, avec le monde visible — ces impressions qu’à des
intervalles éloignés je retrouvais dans ma vie comme les points de
repère, les amorces, pour la construction d’une vie véritable :
l’impression éprouvée devant les clochers de Martainville, devant
une rangée d’arbres près de Balbec.
Dans la Lettre X à
Antoine Bibesco citée par la princesse Mathilde, Proust, toujours
maître dans l’art de la séduction épistolaire, fait allusion à
une pièce inédite de celui avec qui il prétend se refuser à
entretenir une amitié particulière :
Je vous dirai comme les gens qu'on est venu voir pour la première
fois « Maintenant que vous savez le chemin, j'espère que vous
reviendrez.» Cette conclusion d'un«tour de propriétaire»
sentimental est assez grossière pour donner à un public parisien
l'illusion d'une assez grande finesse psychologique. Peut-être
pourriez-vous l'introduire dans la Lutte, s'il vous manque une
réplique comme on intercalait sur le divin visage de Demarsy la peau
d'un être(…) Cher ami, assez de lettres . Tout cela est beaucoup
trop s'occuper d'amitié qui est une chose sans réalité. Renan dit
de fuir les amitiés particulières. »
Se hissant au-delà de la séduction le principe de la lutte devient
le symbole de la force vitale, dans une métaphore toujours aussi
brutale de dévoration, dont le tremplin est à nouveau une remarque
de critique musical :
D'ailleurs le jour devait venir où, pour un temps, Debussy serait
déclaré aussi fragile que Massenet et les tressautements de
Mélisande abaissés au rang de ceux de Manon. Car les théories et
les écoles, comme les microbes et les globules, s'entre-dévorent et
assurent, par leur lutte, la continuité de la vie. Mais ce temps
n'était pas encore venu. (SG)
Selon ce principe de survie, Albertine elle-même, fût-elle morte
(et dans ce passage d’Albertine disparue, l’assimilation
de l’objet de la passion est clairement Agostinelli prionnier,
subissant le contre-coups des bourrades distribuées par ses
trahisons), devient par l’inflexibilité de sa « volonté
contraire », un partenaire de lutte :
Peut-être ma fortune, les perspectives d'un brillant mariage
l'avaient attirée ; ma jalousie l'avait retenue ; sa bonté, ou son
intelligence, ou le sentiment de sa culpabilité, ou les adresses de
sa ruse, lui avaient fait accepter, et m'avaient amené à rendre de
plus en plus dure une captivité forgée simplement par le
développement interne de mon travail mental, mais qui n'en avait pas
moins eu sur la vie d'Albertine des contre-coups destinés eux-mêmes
à poser, par choc en retour, des problèmes nouveaux et de plus en
plus douloureux à ma psychologie, puisque de ma prison elle s'était
évadée pour aller se tuer sur un cheval que sans moi elle n'eût
pas possédé, en me laissant, même morte, des soupçons dont la
vérification, si elle devait venir, me serait peut-être plus
cruelle que la découverte, à Balbec, qu'Albertine avait connu Mlle
Vinteuil, puisque Albertine ne serait plus là pour m'apaiser. (…)
mes relations, ma fortune, tous les moyens matériels dont tant ma
situation que la civilisation de mon époque me faisaient profiter,
n'avaient fait que reculer l'échéance de la lutte corps à corps
avec la volonté contraire, inflexible d'Albertine, sur laquelle
aucune pression n'avait agi. (AD)
C’est peut-être ce passage qui suggère à Agnès Domanski le
rapprochement avec une phrase écrite par Jules Bertaut dans son
essai de 1910 La jeune fille dans la littérature française
lorsqu’elle
décrit ainsi le personnage d’Albertine dans Mensonge et
littérature : « du
lutteur [elle] [a] le beau sang froid, le coup d’œil
professionnel, la vivacité de l’attaque, la promptitude de la
riposte» rappelant que « L’apprivoiser sera pour le héros
un défi comparable à ceux de « dresser un cheval […],
élever des abeilles […] ou cultiver des rosiers ». Albertine
est, pour reprendre l’expression de Jacques Dubois, une « vivante
anacoluthe » [ce mot dont Proust fit rechercher à Rochat
l’orthographe exacte et recopier la définition] : elle est le lieu
où s’effondre la certitude et où l’imagination se met en branle
vers l’infini.
La lutte est alors celle contre les
mensonges, producteurs des chagrins qui mènent à la révélation :
Sans croire un instant à l’amour d’Albertine j’avais vingt
fois voulu me tuer pour elle, je m’étais ruiné, j’avais détruit
ma santé pour elle. Quand il s’agit d’écrire, on est
scrupuleux, on regarde de très près, on rejette tout ce qui n’est
pas vérité. Mais tant qu’il ne s’agit que de la vie, on se
ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges. Il est vrai
que c’est de la gangue de ces mensonges-là que (si l’âge est
passé d’être poète) on peut seulement extraire un peu de vérité.
Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels
on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des
serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies
souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. (TR)
En ce qui concerne
l’aspect brutal de la lutte, il est évoqué dans Le Coté de
Guermantes, par la séquence de fag-bashing sous l’aspect
d’un véritable combat de boxe dans lequel Saint-Loup se révèle
le digne neveu de Charlus :
Je m’étais attardé un instant à un angle de l’avenue Gabriel
d’où je voyais souvent jadis arriver Gilberte. J’essayai pendant
quelques secondes de me rappeler ces impressions lointaines, et
j’allais rattraper Saint-Loup au pas « gymnastique »,
quand je vis qu’un monsieur assez mal habillé avait l’air de lui
parler d’assez près. J’en conclus que c’était un ami
personnel de Robert ; cependant ils semblaient se rapprocher
encore l’un de l’autre ; tout à coup, comme apparaît au
ciel un phénomène astral, je vis des corps ovoïdes prendre avec
une rapidité vertigineuse toutes les positions qui leur permettaient
de composer, devant Saint-Loup, une instable constellation. Lancés
comme par une fronde ils me semblèrent être au moins au nombre de
sept. Ce n’étaient pourtant que les deux poings de Saint-Loup,
multipliés par leur vitesse à changer de place dans cet ensemble en
apparence idéal et décoratif. Mais cette pièce d’artifice
n’était qu’une roulée qu’administrait Saint-Loup, et dont le
caractère agressif au lieu d’esthétique me fut d’abord révélé
par l’aspect du monsieur médiocrement habillé, lequel parut
perdre à la fois toute contenance, une mâchoire, et beaucoup de
sang. Il donna des explications mensongères aux personnes qui
s’approchaient pour l’interroger, tourna la tête et, voyant que
Saint-Loup s’éloignait définitivement pour me rejoindre, resta à
le regarder d’un air de rancune et d’accablement, mais nullement
furieux. Saint-Loup au contraire l’était, bien qu’il n’eût
rien reçu, et ses yeux étincelaient encore de colère quand il me
rejoignit. L’incident ne se rapportait en rien, comme je l’avais
cru, aux gifles du théâtre. C’était un promeneur passionné qui,
voyant le beau militaire qu’était Saint-Loup, lui avait fait des
propositions. Mon ami n’en revenait pas de l’audace de cette
« clique » qui n’attendait même plus les ombres
nocturnes pour se hasarder, et il parlait des propositions qu’on
lui avait faites avec la même indignation que les journaux d’un
vol à main armée, osé en plein jour, dans un quartier central de
Paris. Pourtant le monsieur battu était excusable en ceci qu’un
plan incliné rapproche assez vite le désir de la jouissance pour
que la seule beauté apparaisse déjà comme un consentement. Or, que
Saint-Loup fût beau n’était pas discutable. Des coups de poing
comme ceux qu’il venait de donner ont cette utilité, pour des
hommes du genre de celui qui l’avait accosté tout à l’heure, de
leur donner sérieusement à réfléchir, mais toutefois pendant trop
peu de temps pour qu’ils puissent se corriger et échapper ainsi à
des châtiments judiciaires. Ainsi, bien que Saint-Loup eût donné
sa raclée sans beaucoup réfléchir, toutes celles de ce genre, même
si elles viennent en aide aux lois, n’arrivent pas à homogénéiser
les mœurs.
Le syncrétisme du texte anticipe la capacité cinématographique de
considérer simultanément plusieurs foyers disparates d’une
situation, de repérer des liens, des articulations. Un réseau
imaginaire se construit, dont on n’atteint jamais le système, sauf
à l’agrandir aux proportions du soliloque ironique du narrateur,
qui perçoit l’arrière-fond d’univers et d’âges sur lequel se
détache la constante folie des hommes. C’est ainsi que ce passage
du Côté de Guermantes vaut pour le parcours entier de
Saint-Loup dans la Recherche, la reconnaissance tardive de
son homosexualité, après d’illusoires protestations viriles.
L’événement condense une biographie, les renoncements d’un
jeune adulte, les obligations de la maturité, le souci narcissique
constant de l’identité de classe et du qu’en-dira-t- on.
Le narrateur modifie sans cesse son
analyse d’images, tantôt par une approche fractale des
traits et mouvements des
visages, tantôt par le recul macroscopique d’une vision qui
découpe l’espace et le temps selon les coordonnées immanentes de
la gravitation universelle. Les astres et les planètes confinent
alors à l’abstraction des corps, les poings et les points se
confondent en une commune gerbe.
Les
images astronomiques sont parfaitement élucidées dans le texte qui
précède. Pour l’ensemble de la scène elle-même, qui trouve son
prétexte dans la jalousie de Saint-Loup (futur
époux de Gilberte) envers
Rachel, n’est-il pas singulier qu’elle se déroule sous l’égide
de l’apparition de Gilberte à l’angle de l’avenue Gabriel et
des Champs-Elysées ? Non loin de l’endroit où était
supposée se dérouler la scène primaire de lutte érotique.
Mieux
encore c’est par le truchement de Gilberte, quand le Narrateur, au
début des Jeunes Filles
en fleurs, est enfin
admis à pénétrer dans le saint des saints qu’est pour lui
l’appartement de Swann, que le nom d’Albertine apparaît pour la
première fois dans le Roman. Gilberte donne ses goûters le jour où
Odette reçoit ses « visites » -ce jour-là Mme Bontemps.
Une conversation s’élève entre Swann et sa fille à propos de M.
Bontemps :
— Comment, si c’est beaucoup ! ...
Mais c’est simplement le premier après le ministre ! C’est
même plus que le ministre, car c’est lui qui fait tout. Il paraît
du reste que c’est une capacité, un homme de premier ordre, un
individu tout à fait distingué. Il est officier de la Légion
d’honneur. C’est un homme délicieux, même fort joli garçon.
— Je vous dirai, ajoutait-il en s’adressant
à moi, que je m’amuse beaucoup de voir ces gens-là dans le
gouvernement actuel, parce que ce sont les Bontemps, de la
maison Bontemps-Chenut, le type de la bourgeoisie réactionnaire,
cléricale, à idées étroites…
— C’est l’oncle d’une petite qui venait à mon cours,
dans une classe bien au-dessous de moi, la fameuse « Albertine ».
Elle sera sûrement très « fast » mais en attendant elle
a une drôle de touche.
Pourquoi Albertine, dans la petite
classe, est-elle déjà fameuse ? Et surtout qu’est-ce fast.
Christian Micu répond à cette
question : Le qualificatif anglais utilisé
par Gilberte au sujet d'Albertine, fast, est expliqué
quelque peu candidement dans les notes de la Pléiade
comme «d'allure très libre, a la mode». Cette
explication a la douteuse vertu d’éluder le sens
dit vulgaire du mot fast qui, fort heureusement, fut maintenu intact
dans l'anglais familier contemporain. Fast, comme l'indique Daniel
Karlin, serait mieux rendu par le terme promiscuous plutôt
que par celui de fashionable -que privilégie
exclusivement la PIéiade. Albertine, qui sera décrite,
plus tard dans le roman, comme «muse orgiaque du golf»,
ou encore comme «bacchante à bicyclette » (…)
Albertine dont la promiscuité, jamais
entièrement dévoilée, voire toujours
plus profonde que ce que l'on en apprend, dépasse
celle, pourtant impressionnante, du délicieux
baron de Charlus, Albertine Simonet, dis-je, sera effectivement -
comme l'affirme Gilberte très fast. Elle
sera l'incarnation mème de la promiscuité.
Bacchante à bicyclette, Albertine est donc à la fois fast parce que
rapide et parce qu' elle file, intrépide et intraitable, vers I'
assouvissement de ses désirs débridés pour les jeunes filles du
littoral normand.
— Je ne la connais pas. Je la voyais seulement passer, on
criait Albertine par-ci, Albertine par-là. Mais je connais Mme
Bontemps, et elle ne me plaît pas non plus.
— Tu as le plus grand tort, elle est charmante, jolie,
intelligente. Elle est même spirituelle. Je vais aller lui dire
bonjour, lui demander si son mari croit que nous allons avoir la
guerre, et si on peut compter sur le roi Théodose. Il doit savoir
cela, n’est-ce pas, lui qui est dans le secret des dieux ?
Voici
comment- d’une pierre deux coups -, on annonce au passage
l’irruption de la guerre. Albertine, invoquée par trois fois, naît
dela bouche de Gilberte. Dans l’hypothèse où Gilberte est Jacques
Bizet, il est bien évident que c’est le patron des taxis Unic qui
a prononcé pour la première fois devant Proust le nom de son
chauffeur. Le passage de témoin de Gilberte à Albertine revêt
l’aspect d’un aveu autobiographique qui, modèle pour modèle,
réaffirme qu’Albertine, avant d’apparaître physiquement est
bien Alfred.
Honoré
Daumier, Les lutteurs de cirque (vers1852)
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