jeudi, octobre 24, 2019

Proust Agostinelli 19


La fabrique des traîtres

Les allusions de Proust à l’actualité et notamment à la presse de guerre sont tellement nombreuses qu’elles mériteraient un décryptage méticuleux qui n’est pas possible ici. L’une des moins repérées par la critique me paraît avoir une importance particulière en cela qu’elle a touché Proust de près, malgré ses dénégations, c’est l’affaire Caillaux.
Proust écrit à Lucien Daudet, le 7 mars 1915 (l’identité de la princesse Murat fut « caviardée » par Daudet et les éditeurs successifs :
« Si vous voyez la Princesse Lucien Murat à qui je trouve excessif d'écrire pour ceci, voulez-vous démentir ce qui me désole. Elle a dit parait-il que quand on me parlait de la Guerre je répondais « Quelle Guerre? Je n'ai pas encore eu le temps d'y penser. J'étudie en ce moment l'affaire Caillaux' ». Je ne me suis jamais occupé de l'affaire Caillaux, ne connaissant les Caillaux et ayant toujours eu pour eux une si instinctive antipathie que j'ai refusé un dîner Clermont-Tonnerre ... rien que pour ne pas les rencontrer ... Je n'ai donc jamais dit à personne que j'étudiais l'affaire Caillaux. Ce n'est pas seulement inexacte, c'est une invention absurde. Quant à l'autre partie du propos c'est plus insensé encore. J'ai toutes les raisons du monde hélas ! de n'avoir pas cessé une minute de penser à la guerre depuis la veille de mobilisation où j’ai conduit mon frère à la gare de l’Est, et même suivant assez « stratégiquement » ce qui est assez touchant et ridicule sur une carte d’état-major. Il est vrai que Boche ne figure pas dans mon vocabulaire, et que les choses ne me paraissent pas aussi claires qu’à certaines personnes, mais jamais je n’ai dit que cela ne m’intéressait pas, car c’est mon anxiété de tous les instant. Je suis sur que si Mme de X.. dit cela c’est qu’on le lui a dit (et j’aimerai bien savoir qui). Mais on lui a dit un stupide mensonge, et qui n’a même pas pour excuse ou amorce la moindre parole même comprise de travers, n’ayant jamais rien dit d’analogue. » 
 
Dans ce cas particulier, Proust ment, et corrige dans ses lettres ultérieures à Lucien : « Je vous ai écrit une lettre stupide », concédant qu’il avait à l’époque déploré que son frère Robert ait été appelé à témoigner par la défense, et remarquant qu’il aurait pu être appelé lui-même par l’accusation en tant qu’ami de Gaston Calmette. 
En 1914, l’affaire Calmette est en effet le jugement d’Henriette Caillaux, qui avait assassiné le directeur du Figaro. Lorsque Proust se dit l’ami de Calmette, il exagère quelque peu. Certes il a été publié occasionnellement dans le quotidien, mais les cadeaux somptuaires et maladroits (porte cigarette en or etc.) qu’il fit à Calmette n’empêcheront pas que celui-ci refuse de publier Swann en feuilleton.
Françoise Chandernagor, analysant le livre sur « Une Femme éperdue » d’Anne Sabouret, résume ainsi les faits :

Rappelons les faits. Calmette, qui n'était pas aussi grand homme que nous l'imaginons à la lecture des flatteries que lui adressait Marcel Proust, décide en décembre 1913 de lancer une violente campagne contre le ministre des Finances: Joseph Caillaux a le tort, aux yeux des lecteurs du « Figaro » de vouloir instaurer un impôt général sur le revenu et un impôt sur le capital. En trois mois, Calmette publie en première page de son journal cent trente-huit articles attaquant le ministre : Caillaux serait un« vendu », un traître qui entretient des correspondances secrètes avec l'Allemagne. Le 12 mars1914, le directeur du « Figaro » va jusqu'à sortir une lettre vieille de treize ans que Caillaux adressait à sa première femme. Certes, il n'a gardé de cette lettre que les phrases les plus politiques ;il n'empêche qu'il s'agit d'une correspondance intime. En la publiant, Calmette franchit un nouveau seuil dans la polémique. Cette fois Henriette Caillaux, la seconde femme du ministre (ils ont divorcé tous les deux pour s'épouser), prend peur : elle sait que la première femme, Berthe Gueydan, qui vient de céder cette lettre à Calmette pour nuire à son ex-mari, détient aussi des lettres échangées entre elle, Henriette, etle ministre, du temps où, mariés ailleurs, ils étaient tous deux des époux adultères. Or voilà que Calmette annonce de nouveaux documents exclusifs et « foudroyants » (il mène sa campagne comme un feuilleton). Affolée, Henriette Caillaux s'adresse au président du tribunal de la Seine : peut-on arrêter « la course dévastatrice de ces calomnies »? Non, dit le président, la justice ne peut intervenir qu'après coup. «Mieux vaut se résigner ».Henriette ne se résigne pas : terrifiée à l'idée que sa fille adolescente puisse découvrir le passé de sa mère,à la première page du journal, elle se rend l'après-midi même chez Gastinne-Renette, achète un browning, le glisse dans son manchon,se fait conduire au Figaro , patiente une heure dans l'antichambre, puis sans un mot, tire six balles sur Calmette quand s'ouvre la porte de son bureau... Les faits tels que je viens de les rapporter sont pour une large part une construction de l'avocat de la défense, Labori, qui fut aussi l'avocat de Zola dans l'affaire Dreyfus. Ce ténor du barreau (qui parvint même, en l'espèce, à faire écarter la préméditation) offrit à sa cliente, et à l'Histoire, la version la plus favorable d'un acte dont les motifs peuvent avoir été plus troubles qu'il ne l'a dit. D'abord parce que la pièce que Calmette s'apprêtait à publier n'était pas une lettre du ministre à sa maîtresse, mais la confession d'un procureur de la République que Caillaux avait obligé à relaxer un escroc notoire, lequel avait, au temps de sa splendeur, alimenté les caisses du parti... Mme Caillaux savait que Calmette avait en sa possession ce document accablant : a-t-elle voulu défendre sa vie privée ou l'avenir politique de son mari ? A cela s'ajoute une obscure histoire de « troisième dame » : Caillaux et Calmette auraient alors courtisé la même jeune femme et, selon certains journaux, Caillaux envisageait même de divorcer d'Henriette pour épouser la belle. Quelle part eurent ces ragots répandus à des milliers d'exemplaires dans l'acte désespéré d'Henriette Caillaux ?

Troubles, il est certain que les faits l’étaient. Plus encore s’il s’avérait que Mme Caillaux avait été manipulée ou « instrumentalisée » pour discréditer son mari. Le 16 mars 1914, Caillaux est en effet ministre des Finances du gouvernement Doumergues, et le crime de sa femme emporte sa démission dès le lendemain de sa perpétration. Il y avait plusieurs raisons à la nécessité pour les conservateurs d’éliminer Caillaux, la première, son projet d’instaurer un impôt universel sur le revenu, mais bien pire aux yeux des riches et des industriels, un impôt sur le capital (idée tellement révolutionnaire qu’elle est aujourd’hui encore passée à la trappe).

Lors de son procès , Henriette Caillaux et son avocat, Fernand Labori, plaident le crime passionnel. Mieux encore, Labori parvient à déplacer le débat sur le terrain médical, en insinuant que la mort de Calmette est due à son transport à la clinique et à l’indécision des chirurgiens qui, agissant trop tard, constatèrent son décès sur la table d’opération. Labori s’attire cette réponse cinglante du Dr Cunéo :
« Je suis chirurgien des hôpitaux depuis plus de dix ans. Pendant une dizaine d’années à l’hôpital Tanon ou à l’hôpital Lariboisière, j’ai soigné bien des victimes des apaches du quartier, et à ma connaissance, aucun d’eux n’a jamais fait appel, pour diminuer sa responsabilité à l’insuffisance des soins dont avait été entouré sa victime ! »
C’est à l’occasion de cette polémique que Labori fait citer Pozzi et Robert Proust pour tenter d’appuyer son propos. Le professeur Proust refuse de se prononcer sur les actes de ses collègues puisqu’il n’a pas été témoin des faits. Il fait néanmoins cette réponse édifiante sur les conflits (peut-être potentiellement létaux) que soulève l’affaire :
« Depuis que je suis cité par la défense, je sens, c’est chose triste à dire, mais je dois le reconnaître, je sens mes amis les plus chers s’écarter de moi ; je sens très bien une atmosphère particulière qui m’entoure ; mais ce fait m’est parfaitement indifférent ; je suis cité par la défense, je ne me reconnais donc pas le droit de refuser à la défense sur la nature de la blessure un témoignage qui me paraît être un témoignage scientifique indiscutable. Mais je ne peux pas apporter à la défense un témoignage de ma part qui aurait l’air d’être une accusation ou une critique de ce qui a été fait ou de ce qui aurait pu être fait.(…)
Me Labori : J’ai bien compris que vous disiez que, depuis qu’on sait que vous êtes cité par la défense, vous sentez autour de vous se créer une atmosphère d’hostilité. Voulez-vous dire si c’est dans le monde médical ?
Le docteur Proust : Dans tous les mondes. »


Labori convainc le jury que le crime n'était pas le fait d'un acte mûrement préparé mais d'un réflexe féminin incontrôlé, transformant le crime prémédité en crime passionnel. Les experts psychiatres évoquent un « cas typique d'impulsion subconsciente avec dédoublement complet de personnalité survenu sous l'influence d'un état émotionnel et continu ».  
Labori obtient ainsi l'acquittement le alors que l'avocat général Horteux a réclamé cinq ans de prison ferme.Fait exceptionnel, le président de la République fait une déposition et nombre de membres de la haute société de l'époque doivent aussi s'exposer.
Ce verdict fait l'objet de critiques, à l'époque, Joseph Caillaux ayant notamment usé de son entregent pour influer sur le verdict : un de ses amis, Jean-Bienvenu Martin, est nommé ministre de la Justice en juin 1914 alors que le procureur général a été élevé au grade de commandeur de la Légion d'honneur quelques jours avant le procès. Les archives de la préfecture de police révèlent que plusieurs jurés avaient des opinions politiques proches du Parti radical, que le président de la cour d'Assises Louis Albanel est une relation des époux Caillaux, que la salle d'audience a été « faite » par un proche de Caillaux, le député Pascal Ceccaldi qui a payé des truands corses pour huer ou acclamer les témoins selon qu'ils sont à charge ou à décharge. Des journalistes évoquent une collusion entre Caillaux et Boucard, le juge d'instruction, ou avec le procureur ayant été fait commandeur de la Légion d'honneur quelques jours avant le procès. On objectera que Caillaux ne faisait que se servir des armes habituelles des partis politiques, mais le verdict du procès d’Henriette Caillaux n’aurait-il pas été en partie obtenu par une négociation visant à obtenir son propre silence ?
Éclaboussé par le scandale, Joseph Caillaux est cependant réélu député lors des élections législatives de mai 1914. Alors qu'il pensait devenir président du Conseil et appeler Jean Jaurès au ministère, second scandale qui aurait mis des bâtons dans les roues au parti de la guerre, il ne peut guère faire prévaloir ses opinions pacifiques pendant la crise de juillet, la date du procès étant fixé au 20 de ce mois. Henriette Caillaux est acquittée le 28 juillet, le jour même où l'Autriche déclare la guerre à la Serbie entraînant l'Europe dans la Première Guerre mondiale.
Le 31 juillet a lieu l'assassinat de Jean Jaurès, deuxième étape de l’éradication des pacifistes. Le matin même de son assassinat, Jaurès ne parvenant pas à voir Viviani, président du conseil et ministre des Affaires étrangères (qui reçoit l’ambassadeur allemand, le comte von Schoen, venu communiquer l’ultimatum de son gouvernement à la France : dire avant le 1er août à 13 heures si elle se solidarisait avec la Russie), rencontre le sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Abel Ferry. Jaurès aurait, selon Pierre Renaudel, témoin de son entrevue avec Abel Ferry, déclaré que si le gouvernement persistait à aller vers la guerre il « dénoncerait les ministres à tête folle ». Abel Ferry, sur un ton navré se serait contenté de répondre « Mais mon pauvre Jaurès, on vous tuera au premier coin de rue ! … » c’est chose faite, à 21h40 par la main de Raoul Villain, un Rémois de 29 ans, étudiant en archéologie à l’École du Louvre, et surtout adhérent de la Ligue des jeunes amis de l'Alsace-Lorraine, groupement d’étudiants nationalistes, partisans de la guerre et proche de l’Action française. (Il sera acquitté lui aussi lors de son procès qui surviendra … en 1924). Quoique personne n’ait réussit à en apporter la preuve formelle, de troublantes relations ont existé entre Raoul Villain et les services de l’ambassadeur de la Russie Impériale, Izvolsky. Izvolsky arrosait du reste généreusement la presse nationaliste et belliciste, ce qui avait fait dire à Jaurès parlant du financement de celle-ci qu’elle était à la solde de « cette canaille d’Izvolsky » : la presse conservatrice ne faisait pas mystère depuis fort longtemps de son désir de voir l’internationaliste Jaurès cloué au pilori : Maurice de Waleffe pouvait ainsi écrire dans L’Écho de Paris du 17 juillet 1914 :
« Dites-moi, à la veille d’une guerre, le général qui commanderait […] de coller au mur le citoyen Jaurès et de lui mettre à bout portant le plomb qui lui manque dans la cervelle, pensez-vous que ce général n’aurait pas fait son plus élémentaire devoir ? »
Rappelé peu de temps après sa démission à Paris, Caillaux est chargé de missions en Argentine (1914) et en Italie (1917).
Le 1er août, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie. Le 3 août, l'Allemagne déclare la guerre à la France et le Royaume-Uni à l'Allemagne le lendemain. Le 4 août, les obsèques de Jaurès sont hypocritement transformées en manifestation de l’ « union nationale », gouvernants et opposants ayant réussi à rallier le soutien des révolutionnaires comme des apostats de la CGT.
Désormais, Caillaux sera attaqué comme germanophile, et sa carrière politique sera brisée entre autres grâce aux médisances de Léon Daudet, que Proust a besoin de ménager en se faisant passer pour un grand bourgeois réactionnaire, pour obtenir le Prix Goncourt 1919. Après cette date Proust ne craint plus de faire émettre par ses personnages des jugements -toujours ambigus et relayés par des cuirs, des plaisanteries et des fautes de langue- sur Caillaux, qui montrent en quoi la deuxième affaire Caillaux peut ressembler, par le clivage politique entre tenants forcenés de la guerre et ceux qui ont tenté de s’opposer aux assassins d’état, à une deuxième affaire Dreyfus.
On lit, dans Sodome et Gomorrhe, au début du second séjour à Balbec, ces propos anachroniques du directeur du Grand Hôtel venu accueillir en personne le Narrateur :
Compensation heureuse : le premier président de Caen venait de recevoir la « cravache » de commandeur de la Légion d'honneur. « Sûr et certain qu'il a des capacités, mais paraît qu'on la lui a donnée surtout à cause de sa grande « impuissance ». On revenait du reste sur cette décoration dans l'Écho de Paris de la veille, dont le directeur n'avait encore lu que « le premier paraphe » (pour paragraphe). La politique de M. Caillaux y était bien arrangée. « Je trouve du reste qu'ils ont raison, dit-il. Il nous met trop sous la coupole de l'Allemagne » (sous la coupe). Comme ce genre de sujet, traité par un hôtelier, me paraissait ennuyeux, je cessai d'écouter.

Cette pierre d’attente prépare un développement du Temps retrouvé dans lequel le lien est clair entre les divers procès politiques :

J'avouai à M. de Charlus que je ne comprenais pas bien ce qu'il voulait dire. Il me faut noter ici que le duc de Guermantes ne partageait nullement le pessimisme de son frère. Il était, de plus, aussi anglophile que M. de Charlus était anglophobe. Enfin il tenait M. Caillaux pour un traître qui méritait mille fois d'être fusillé. Quand son frère lui demandait des preuves de cette trahison, M. de Guermantes répondait que s'il ne fallait condamner que les gens qui signent un papier où ils déclarent « j'ai trahi » on ne punirait jamais le crime de trahison. Mais pour le cas où je n'aurais pas l'occasion d'y revenir, je noterai aussi que, deux ans plus tard, le duc de Guermantes, animé du plus pur anticaillautisme, rencontra un attaché militaire anglais et sa femme, couple remarquablement lettré avec lequel il se lia, comme au temps de l'affaire Dreyfus avec les trois dames charmantes ; que dès le premier jour il eut la stupéfaction, parlant de Caillaux dont il estimait la condamnation certaine et le crime patent, d'entendre le couple charmant et lettré dire : « Mais il sera probablement acquitté, il n'y a absolument rien contre lui. » M. de Guermantes essaya d'alléguer que M. de Norpois, dans sa déposition, avait dit en regardant Caillaux atterré : « Monsieur Caillaux, vous êtes le Giolitti de la France. » Mais le couple charmant avait souri, tourné M. de Norpois en ridicule, cité des preuves de son gâtisme et conclu qu'il avait dit cela devant M. Caillaux atterré, disait le Figaro, mais probablement, en réalité, devant M. Caillaux narquois. Les opinions du duc de Guermantes n'avaient pas tardé à changer. Attribuer ce changement à l'influence d'une Anglaise n'est pas aussi extraordinaire que cela eût pu paraître si on l'eût prophétisé même en 1919, où les Anglais n'appelaient les Allemands que les Huns et réclamaient une féroce condamnation contre les coupables. Leur opinion à eux aussi devait changer et toute décision être approuvée par eux qui pouvait contrister la France et venir en aide à l'Allemagne.

Cette nouvelle anticipation relaye elle-même une partie du discours « futuriste » de Saint-Loup à la fin du chapitre de Tansonville :
Il faut dire pourtant que si la guerre n'avait pas modifié le caractère de Saint-Loup, son intelligence, conduite par une évolution où l'hérédité entrait pour une grande part, avait pris un brillant que je ne lui avais jamais vu.(…) À une autre génération, sur une autre tige, comme un acteur qui reprend le rôle joué jadis par Bressant ou Delaunay, il était comme un successeur – rose, blond et doré, alors que l'autre était mi-partie très noir et tout blanc – de M. de Charlus. Il avait beau ne pas s'entendre avec son oncle sur la guerre, s'étant rangé dans cette fraction de l'aristocratie qui faisait passer la France avant tout tandis que M. de Charlus était au fond défaitiste, il pouvait montrer à celui qui n'avait pas vu le « créateur du rôle » comment on pouvait exceller dans l'emploi de raisonneur. « Il paraît que Hindenbourg c'est une révélation, lui dis-je. – Une vieille révélation, me répondit-il du « tac au tac », ou une future révélation. » Il aurait fallu, au lieu de ménager l'ennemi, laisser faire Mangin, abattre l'Autriche et l'Allemagne et européaniser la Turquie au lieu de montégriniser la France. « Mais nous aurons l'aide des États-Unis, lui dis-je. – En attendant, je ne vois ici que le spectacle des États désunis. Pourquoi ne pas faire des concessions plus larges à l'Italie par la peur de déchristianiser la France ? – Si ton oncle Charlus t'entendait ! lui dis-je. (…) « Mon oncle est au fond un monarchiste impénitent à qui on ferait avaler des carpes comme Mme Molé ou des escarpes comme Arthur Meyer, pourvu que carpes et escarpes fussent à la Chambord. Par haine du drapeau tricolore, je crois qu'il se rangerait plutôt sous le torchon du Bonnet rouge, qu'il prendrait de bonne foi pour le Drapeau blanc. » Certes, ce n'était que des mots et Saint-Loup était loin d'avoir l'originalité quelquefois profonde de son oncle. Mais il était aussi affable et charmant de caractère que l'autre était soupçonneux et jaloux. Et il était resté charmant et rose comme à Balbec, sous tous ses cheveux d'or. La seule chose où son oncle ne l'eût pas dépassé était cet état d'esprit du faubourg Saint-Germain dont sont empreints ceux qui croient s'en être le plus détachés et qui leur donne à la fois ce respect des hommes intelligents pas nés (qui ne fleurit vraiment que dans la noblesse et rend les révolutions si injustes) et cette niaise satisfaction de soi. De par ce mélange d'humilité et d'orgueil, de curiosité d'esprit acquise et d'autorité innée, M. de Charlus et Saint-Loup, par des chemins différents et avec des opinions opposées, étaient devenus, à une génération d'intervalle, des intellectuels que toute idée nouvelle intéresse et des causeurs de qui aucun interrupteur ne peut obtenir le silence. De sorte qu'une personne un peu médiocre pouvait les trouver l'un et l'autre, selon la disposition où elle se trouvait, éblouissants ou raseurs.
Une précision sur le jeu de mot carpes/escarpes : au sens premier, l’escarpe appartient au vocabulaire militaire ; c’est un talus de terre ou de maçonnerie qui délimite le fossé du côté de la place forte, comme un remblai de tranchée. Au sens figuré, c’est un bandit des villes (celui qui « taille », écharpe), l’escarpe est l’apache du XIXè siècle, comme en témoigne plusieurs occurrences dans les Misérables de Victor Hugo, dont celle contenu dans ce joli portrait de voyou qui aurait sans doute ravi le baron de Charlus :
Un être lugubre, c'était Montparnasse. Montparnasse était un enfant ; moins de vingt ans, un joli visage, des lèvres qui ressemblaient à des cerises, de charmants cheveux noirs, la clarté du printemps dans les yeux ; il avait tous les vices et aspirait à tous les crimes. La digestion du mal le mettait en appétit du pire. C'était le gamin tourné voyou, et le voyou devenu escarpe. Il était gentil, efféminé, gracieux, robuste, mou, féroce. Il avait le bord du chapeau relevé à gauche pour faire place à la touffe de cheveux, selon le style de 1829. Il vivait de voler violemment. Sa redingote était de la meilleure coupe, mais râpée. Montparnasse, c'était une gravure de modes ayant de la misère et commettant des meurtres. La cause de tous les attentats de cet adolescent était l'envie d'être bien mis. La première grisette qui lui avait dit : Tu es beau, lui avait jeté la tache de ténèbres dans le cœur, et avait fait un Caïn de cet Abel. Se trouvant joli, il avait voulu être élégant ; or, la première élégance, c'est l'oisiveté ; l'oisiveté d'un pauvre, c'est le crime. Peu de rôdeurs étaient aussi redoutés que Montparnasse. A dix-huit ans, il avait déjà plusieurs cadavres derrière lui. Plus d'un passant les bras étendus gisait dans l'ombre de ce misérable, la face dans une mare de sang. Frisé, pommadé, pincé à la taille, des hanches de femme, un buste d'officier prussien, le murmure d'admiration des filles du boulevard autour de lui, la cravate savamment nouée, un casse-tête dans sa poche, une fleur à sa boutonnière ; tel était ce mirliflore du sépulcre. (Hugo Les Misérables)

Mais trêve de plaisanteries, je n’ironiserai pas plus avant sur les états désunis ou la crise grecque. Le nom de Caillaux n’apparaît pas dans le discours de Saint-Loup, il est pourtant intimement lié à la mention du Bonnet rouge et à la chasse à l’espion que les gouvernants français engagèrent pour s’affranchir d’avoir apporté sur un plateau aux Allemands les plans de la stupide offensive Nivelle, cause de la tragédie du Chemin des Dames.

Le Bonnet rouge est un périodique français, sous-titré « Organe de la défense républicaine », hebdomadaire se donnant ouvertement pour programme « le rapprochement franco-allemand », puis quotidien satirique républicain et anarchiste, dirigé par Maurice Fournié et ayant pour rédacteur en chef Miguel Almereyda (pseudonyme qui serait l’anagramme de ya d’la merde), militant antimilitariste et internationaliste. En 1914, au moment où le journal devint quotidien, Joseph Caillaux avait financé personnellement Le Bonnet rouge pour qu'il publie des articles prenant la défense de sa femme. Almereyda était présent au café de la rue du Croissant le jour de l’assassinat de Jaurès, son sort à venir ne faisait aucun doute…

Le Bonnet rouge, par son audience, jusqu’à 200 000 exemplaires/jours, était une menace permanente pour les gouvernants. Pour obtenir son ralliement à l’union nationale, il fut financé par le ministère de l’intérieur, de la marine et quelques autres subventionnèrent le journal jusqu’en janvier 1916. À ce moment Almereyda, selon une note de police, n’approuvait plus la politique du gouvernement, qu’il jugeait jusqu’au-boutiste. Contraint de trouver de nouveaux bailleurs de fonds, il reçut l’aide d’un certain Émile Duval, qui versa 200 000 francs au journal, puis en devint l’administrateur et l’un des principaux rédacteurs, sous la signature de « M. Badin ».

Selon l’enquête des services secrets (à l’instigation de Briand et Clemenceau) d’autres financements « ennemis » seraient venus à la rescousse du Bonnet rouge. Les services secrets « découvrent » un lien direct entre Paul Marie Bolo, aventurier marseillais et conseiller d'Abbas II Hilmi, ancien khédive d’Egypte (déposé par les anglais en décembre 1914 pour ses sympathies envers l’Allemagne) et une banque américaine sise à New York : divers comptes en France au nom de Bolo ont été crédités d'un total de 11 millions de marks émis par la Deutsche Bank via la banque américaine. Ces fonds auraient été destinés à contrôler des quotidiens français pour en faire des organes d'influence pro-pacifistes (Le Journal ; Le Bonnet rouge).

L’opération du rachat du Journal est initiée par Alphonse Lenoir, ancien ami de Clemenceau. Désireux d’avoir son propre quotidien, Charles Humbert, militaire de carrière, journaliste et sénateur de la Meuse, vice-président de la commission sénatoriale des armées et familier de Poincaré, apprend, le 20 juillet 1915, que Le Journal va être vendu à Pierre Lenoir, fils d’Alphonse et à un prête-nom, Guillaume Desouches. Quelques jours plus tard, par intimidation et chantage, Charles Humbert obtient de ces derniers la direction du Journal (auquel il collabore depuis 1907, en assurant la direction politique) pour dix ans. Le 29 juillet 1915, Le Journal est vendu à une société en formation représentée par Charles Humbert, pour un montant de dix millions de francs, Pierre Lenoir assurant une grande partie du financement. Mais cette somme provient, en réalité, de fonds allemands et les écrits du quotidien commencent à prendre une couleur assez germanophile… Humbert va crier misère chez Poincaré.

Le 15 mai 1917, Émile Duval fut arrêté à la frontière suisse, porteur d’un billet à ordre de 150 837,70 francs émanant d’un banquier de Mannheim. S’ensuit une enquête. Le 3 juillet, soupçonné de travailler pour les autorités allemandes, Duval est arrêté.
Le jeudi 5 juillet 1917, se réunit un Comité de guerre. Le président du Conseil, Alexandre Ribot, donne connaissance d’une note de Antony Klobukowski, que le baron Eugène Beyens a prié d’informer le gouvernement français qu’à Bruxelles en Belgique, le baron Oscar de Lancken annonce la fin prochaine de la guerre et l’arrivée au pouvoir d’un ministère conduit par Joseph Caillaux.


Le 7 juillet, Maurice Barrès soulève l’affaire à l’Assemblée nationale. Le 13 juillet, Le Bonnet rouge fut suspendu sine die (quelques numéros reparaîtront en 1922). Le 6 août, la résidence d’Almereyda à Saint-Cloud fut perquisitionnée, et on y découvrit dans un coffre des documents confidentiels sur le contingent français en Orient, l’armée du général Sarrail et le siège de Salonique, documents secrets qui montrent comment les français avaient entrepris d’affamer les Grecs en contrôlant le ravitaillement, et exprimaient clairement leur intention de destituer le roi - « c’est donc à la tête qu’il faut frapper et le roi qu’il faut abattre »- et condamnaient la politique du consul des Etats-Unis considéré comme germanophile et pro-bulgare… Les autorités découvrirent en même temps les correspondances entre Almereyda et Caillaux. Almereyda fut interpellé immédiatement après la perquisition comme détenteur de documents intéressant la défense nationale, et incarcéré à la Santé le soir même, malgré ses protestations. Quoiqu’il fût devenu morphinomane à la suite de graves maladies (atteint d’une péritonite suppurée et d’une hémorragie gastrique), certains jugèrent sans doute qu’on ne pouvait attendre qu’il décède de lui-même, et le 14 août 1917, il fut suicidé avec des lacets, ou selon d’autres menteurs professionnels, assassiné par ses co-détenus.

Bolo est arrêté et conduit à Fresnes en septembre 1917.
Le 15 novembre 1917, malgré l’opposition des socialistes et d’une partie des radicaux-socialistes (Caillaux et Malvy, le ministre de la défense des débuts du conflit), Poincaré chargea Clemenceau, alors président de la commission de l'Armée du Sénat, de constituer le nouveau ministère. c’est alors que Léon Daudet adresse au Président de la République Raymond Poincaré une lettre accusant Malvy de trahison. A la demande de ce dernier, la lettre est lue devant les députés par Paul Painlevé, président du Conseil et ministre de la Guerre, le 4 octobre 1917. Painlevé dut être assez mal à l’aise puisque certains articles du Bonnet rouge portaient sa signature (écrit par d’autres dit-on, mais sans qu’il ait jamais protesté). Malvy y est accusé d'avoir fourni des renseignements à l'Allemagne sur les projets militaires et diplomatiques français, en particulier le projet d'attaque du Chemin-des-Dames, et d'avoir favorisé les mutineries militaires de juin 1917. Pour faire bonne mesure il lui est également reproché sa faiblesse à l'égard de la propagande pour la paix au sein de l'armée et son laxisme face aux grèves ouvrières. Malvy lui-même émet le vœu de comparaître devant une commission parlementaire qui l'envoie devant la Haute Cour. Le Sénat, réuni en Haute Cour, décide, le 28 janvier 1918, d'instruire l'affaire Malvy et renvoie Bolo Pacha devant le conseil de guerre.

Le 22 décembre, à la suite d'une demande du gouverneur militaire de Paris, sur ordre de Clemenceau, l'immunité parlementaire de Caillaux est suspendue pour que la justice fasse son œuvre. Le jeudi 10 janvier 1918, Clemenceau qui a communiqué la veille, au président de la République, Raymond Poincaré, une partie du dossier judiciaire de Joseph Caillaux y ajoute des commentaires personnels.

« Je vous ai fait passer hier une bonne soirée avec les papiers de Caillaux. Maintenant, nous le tenons. Sans doute, il faudra retourner devant la Chambre parce qu’il s’agit d’une accusation nouvelle. On procédera du reste tout de suite à l’arrestation. Cela dépasse vraiment tout ce que je pouvais imaginer. En tout cas, c’est fini de lui. Et les deux millions du coffre-fort! Est-ce la précaution pour la fuite, ou la réserve pour le crime? » 

En effet, il est établi, à partir d’un document provenant du gouvernement des États-Unis, que l’ancien ministre des Finances a des relations suivies « depuis l’année 1915 avec le gouvernement allemand par l’intermédiaire de M. de Luxbourg à l’époque ministre plénipotentiaire d’Allemagne en Argentine », indique L’Action française du 15 janvier. De plus, on découvre à Florence (Italie), dans un coffre-fort loué sous le nom de Renouard (nom de jeune fille de Mme Joseph Caillaux), des documents diplomatiques compromettants et une somme de plus de deux millions et demi de francs.

L’Écho de Paris daté du 4 janvier 1918 indique que la demande de libération conditionnelle de Bolo Pacha est rejetée par le général Augustin Dubail : « [Il] continuera d’attendre à la Santé, le moment de comparaître devant les juges militaires."
Les journaux relatent l’arrestation qui se déroule le 14 janvier au petit matin : “À neuf heures, les autos [s’arrêtent] devant le 22 de la rue Alphonse-de-Neuville.” Le commissaire Priolet, suivi de trois collaborateurs, frappe à la porte de l’appartement. Joseph Caillaux, “en tenue négligée”, précise L’Excelsior, les reçoit et les fait entrer. “Vous venez m’arrêter ? dit M. Caillaux. Bien. Il y a beaucoup de personnes qui ne voulaient pas croire à mon arrestation ; moi, je m’y attendais. Avec ces gens-là, il faut s’attendre à tout”, rapporte L’Excelsior. Joseph Caillaux est autorisé à emporter des couvertures et un oreiller. Il monte dans la voiture du commissaire. “Pâle et nerveux”, il est conduit au Quai des Orfèvres pour un bref interrogatoire. Il est inculpé par le capitaine Bouchardon, président du 3è Conseil de Guerre de la place de Paris, -le même magistrat qui avait obtenu la condamnation de Mata-Hari, et son exécution le 15 octobre 1917- « d’intelligences (sic) avec l’ennemi et machination avec des puissances étrangères ». Puis, à 10 h 35, il est incarcéré à la prison de la Santé. 

Devant le conseil de guerre il est sommé de s’expliquer sur ses échanges de correspondance avec Bolo Pacha qui lui a présenté Luxbourg.
En février 1918, Bolo est déféré devant le Conseil de guerre de Paris. Il est condamné à mort le 14 février et le président Raymond Poincaré refuse de signer sa grâce. Il est exécuté le 17 avril 1918 au fort de Vincennes.
Christian Feucher, auteur de L’affaire Bolo, montre comment on promet à Bolo Pacha une grâce présidentielle en échange d’accusation contre l’ancien Président du Conseil Joseph Caillaux, grâce qui ne viendra pas. Christian Feucher pense que Bolo Pacha a bien touché des fonds allemands mais n’a aucunement pesé sur l’orientation de la presse parisienne, bref qu’il a escroqué les Allemands.
Le 15 mai 1918, c’est au tour de Joseph-Emile Duval de comparaître devant le conseil de guerre, accusé de « commerce avec l’Allemagne ». Il est pour ces faits condamné à mort ; recours en révision rejeté le 11 juin 1918, pourvoi en cassation rejeté le 11 juillet 1918. Duval est fusillé à Vincennes le 17 juillet 1918.
Raoul Villain, l’assassin de Jaurès passera tranquillement la guerre en prison : à l’issue d’un procès de quatre jours, il est acquitté le 29 mars 1919 par onze voix sur douze, un juré ayant même estimé qu’il avait rendu service à sa patrie : « Si l’adversaire de la guerre, Jaurès, s’était imposé, la France n’aurait pas pu gagner la guerre. » La veuve de Jaurès est condamnée aux dépens.
Le 14 mars 1919, soit quinze jours plus tôt, le 3è conseil de guerre de Paris, juridiction militaire, condamnait à la peine de mort Émile Cottin, l’anarchiste qui avait blessé de plusieurs balles Clemenceau le 19 février précédent.
En réaction, Anatole France écrit : « Travailleurs, Jaurès a vécu pour vous, il est mort pour vous. Un verdict monstrueux proclame que son assassinat n’est pas un crime. Ce verdict vous met hors la loi, vous et tous ceux qui défendent votre cause. Travailleurs, veillez ! » Une manifestation est organisée le 6 avril suivant par les sections socialistes et syndicales de Paris pour protester contre le verdict et honorer Jaurès le pacifiste. 100 000 personnes défilent, et les affrontements avec la police causent deux morts.
Le procès de Charles Humbert, Guillaume Desouches et Pierre Lenoir est organisé en avril 1919. Il fait l’objet d’articles détaillés dans la presse et notamment dans L’Ouest-Éclair, sous le titre « Le grand procès de trahison », du 1er au 30 avril 1919. Ce procès est en effet un événement extrêmement médiatisé, notamment parce que le président de la République y est appelé à témoigner. Au terme du procès, Charles Humbert est acquitté, Desouches est condamné à cinq ans de réclusion et Pierre Lenoir à la peine de mort. Il est exécuté au Fort de Vincennes, le 24 octobre 1919, ligoté sur une chaise, ses jambes n’ayant pu le porter devant le peloton d’exécution.
Selon Léon Schirmann, auteur de Les manipulations judiciaires de la Grande Guerre, comment on fabrique des coupables : Avec la mort de Pierre Lenoir, disparaît pour Georges Clemenceau, un témoin de son passé douteux. Son ancienne amitié avec Alphonse Lenoir, aux actions sulfureuses, peut devenir un frein à sa carrière politique et ternir sa réputation. Si nos soldats mouraient par centaines de milliers sans gagner un pouce de terrain, c’est qu’il y avait des traîtres… Cette explication commode un homme s’en servira sans états d’âme, d’abord pour accéder au pouvoir, puis pour s’y maintenir et y mener une politique jusqu’au-boutiste qui portera en germe la Seconde Guerre mondiale. Ce machiavel, c’est Georges Clemenceau…
Ces derniers verdicts comme l’acharnement contre Malvy et Caillaux finissent par affaiblir Clemenceau : le 16 janvier 1920 a lieu un vote préparatoire, au sein du groupe républicain, à l'Assemblée nationale. À la surprise générale, Paul Deschanel, candidat pour la quatrième fois en 20 ans, devance de neuf voix son adversaire de toujours. Il est élu le lendemain. Il peut désormais se consacrer à loisir aux voyages : en janvier 1921, invité par le Maharadjah de Bikaner pour une chasse, il réussit à tuer trois tigres.
Caillaux lui, a fait près de vingt-sept mois de préventive. Conduit un temps à la maison de santé de Neuilly, il n’est jugé qu’en février 1920 et, finalement, condamné à trois ans d’emprisonnement, à la privation (pendant dix ans) de ses droits civiques pour le seul chef de « correspondance avec l’ennemi ». Clemenceau qualifie ces « rêves d’entente avec l’Allemagne […] de crime […] C’était un petit jeu auquel on pouvait s’amuser jusqu’au 2 août 1914. Passé le 2 août 1914, il fallait se taire. »

Proust n’a pas vécu assez longtemps pour voir le retour aux affaires de Caillaux, amnistié par le Cartel des gauches le 3 janvier 1925, plusieurs fois de nouveau ministre des finances, sénateur qui poursuivit hélas sa carrière jusqu’au vote des pleins pouvoirs à Pétain, lequel le fit ensuite arrêter préventivement au début de l’invasion allemande. Mais tout cela est une autre histoire…


Je est pluriel

 La maison de santé du docteur Sollier
On a vu comment l’acquittement d’Henriette Caillaux fut obtenu par le témoignage des médecins psychiatres, qui invoquèrent « un dédoublement complet de la personnalité ». Ils se faisaient l’écho des débats de la première école française de psychothérapie pré-freudienne qui explorèrent longuement les altérations de la personnalité et les « maladies de la mémoire » inventant le concept de personnalité multiple et de moi divisé. Un saut rétrograde vers la jeunesse de Proust nous apprend que dès septembre 1888, alors qu’il n’a que 17 ans, il expose à Robert Dreyfus sa théorie « toute personnelle de la multiplicité des moi ». Il est probable qu’il reprend ainsi un article d’Anatole France sur Hamlet paru en 1886 dans Le Temps. Pendant ses études de philosophie Proust a lu l’ouvrage de Taine, De l’Intelligence. Il fait référence à la préface de ce livre pour présenter le projet du Contre Sainte-Beuve.
« Cette sorte d’analyse botanique pratiquée sur les individus humains est le seul moyen de rapprocher les sciences morales des sciences positives, et il n’y a qu’à l’appliquer aux peuples, aux époques, aux races, pour lui faire porter ses fruits.  »
Taine disait cela, parce que sa conception intellectualiste de la réalité ne laissait de vérité que dans la science. Comme il avait cependant du goût et admirait diverses manifestations de l’esprit, pour expliquer leur valeur il les considérait comme des auxiliaires de la science (voir Préface de L’Intelligence). Il considérait Sainte-Beuve comme un initiateur, comme remarquable «  pour son temps  », comme ayant presque trouvé sa méthode à lui, Taine.
Cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend  : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur. Cette vérité, il nous faut la faire de toutes pièces et il est trop facile de croire qu’elle nous arrivera, un beau matin, dans notre courrier, sous forme d’une lettre inédite, qu’un bibliothécaire de nos amis nous communiquera, ou que nous la recueillerons de la bouche de quelqu’un, qui a beaucoup connu l’auteur.
Taine lui-même est cité par deux fois dans la Recherche, ami de Swann dans les Jeunes Filles et référent à propos du sommeil dans La Prisonnière :
Au reste, même dans la limpide folie qui précède ces sommeils plus lourds, si des fragments de sagesse flottent lumineusement, si les noms de Taine, de George Eliot n’y sont pas ignorés, il n’en reste pas moins au monde de la veille cette supériorité d’être, chaque matin, possible à continuer, et non chaque soir le rêve. Mais il est peut-être d’autres mondes plus réels que celui de la veille. Encore avons-nous vu que, même celui-là, chaque révolution dans les arts le transforme, et bien plus, dans le même temps, le degré d’aptitude ou de culture qui différencie un artiste d’un sot ignorant.

Sans nier qu’il existe une continuité de la personnalité, le Narrateur, à propos de l’éveil cette fois, étend sa remarque à la notion de coexistence d’univers multiples, et propres à chaque individu. La question, qu’il se refuse à aborder, porte dès lors beaucoup plus loin que le simple phénomène de la mémoire involontaire :

L’univers est vrai pour nous tous et dissemblable pour chacun. Si nous n’étions pas, pour l’ordre du récit, obligé de nous borner à des raisons frivoles, combien de plus sérieuses nous permettraient de montrer la minceur menteuse du début de ce volume où, de mon lit, j’entends le monde s’éveiller, tantôt par un temps, tantôt par un autre. Oui, j’ai été forcé d’amincir la chose et d’être mensonger, mais ce n’est pas un univers, c’est des millions, presque autant qu’il existe de prunelles et d’intelligences humaines, qui s’éveillent tous les matins.

Pour le lecteur contemporain, il est sans doute surprenant de constater que cette « découverte » psychologique est en lien direct non seulement avec les études sur les hystériques, mais aussi avec les manifestations spirites, dont les phénomènes d’écriture automatique, et le délire de certains mystiques

Taine : « Les manifestations spirites elles-mêmes nous montrent la coexistence, au même instant, dans le même individu, de deux volontés, de deux actions distinctes, l'une dont il a conscience, l'autre dont il n'a pas conscience et qu'il attribue à des êtres invisibles. »
« J'ai vu une personne qui, en cousant, en chantant, écrit sans regarder son papier, des phrases entières, sans avoir conscience de ce qu'elle écrit. A mes yeux, sa sincérité est parfaite ; or, elle déclare qu'au bout de la page elle n'a aucune idée de ce qu'elle a tracé sur le papier ; quand elle lit, elle en est étonnée, parfois alarmée. L'écriture est autre que son écriture ordinaire. Le mouvement des doigts et du crayon est raide et semble automatique. L'écrit finit toujours par une signature, celle d’une personne morte, et porte l’empreinte de pensées intimes, d'un arrière-fond mental que l’auteur ne voudrait pas divulguer. Certainement on constate ici un dédoublement du moi, la présence simultanée de deux séries parallèles et indépendantes, de deux centres d'action ou, si l'un veut, de deux personnes morales juxtaposées dans le même cerveau ; chacune a une
œuvre et une œuvre différente, l'une sur la scène, l'autre dans la coulisse.» 
 
Dictionnaire de la psychanalyse, 3ème édition : Entrée « Personnalité multiple »
Trouble de l’identité qui se traduit par la coexistence chez un sujet d’une ou de plusieurs personnalités séparées les unes des autres et dont chacune peut prendre à tour de rôle le contrôle de l’ensemble des manières d’être de l’individu en question au point de lui faire vivre des doubles vies.
La notion de personnalité multiple est issue du magnétisme et relève d’une conception de l’inconscient antérieure à la doctrine freudienne. Elle est liée aux phénomènes de somnabulisme, de spiritisme et d’automatisme mental tels qu’ils apparaissent au milieu et à la fin du XIXè siècle, dans l’histoire de la première psychiatrie dynamique. Le premier cas fut décrit en 18/15 par le médecin américain John Kearsley Mitchell (…) En France, le terme dut employé en 1840 par le docteur Despine, omnipraticien d’Aix-en-Provence (…) A sa suite, les représentants de l’école française de psychologie, Pierre Janet, Théodule Ribot (1839-1916) et Alfred Binet (1857-1911), donnèrent un éclat particulier à cette notion, soit en décrivant des cas de femmes illuminées, mystiques ou spirites, soit en classant différents types d’altération de la personnalité. Avec la deuxième psychiatrie dynamique et l’entrée en scène massive de l’hypnotisme, qui conduisirent à la refonte freudienne et à une nouvelle description de l’hystérie, la notion de personnalité multiple tomba en désuétude (vers 1910) et fut remplacée par des concepts issus de la nosographie bleulérienne ou de la psychanalyse : dissociation, clivage, dépersonnalisation. (Théodule Ribot Les Maladies de la personnalité 1888, Alfred Binet, Les Altérations de la personnalité, 1892, Théodore Flournoy Des Indes à la planète Mars, 1900)
Le dernier volume de La Recherche est le seul à utiliser à plusieurs reprises le thème des maisons de santé comme cadre du récit. Dans la réalité, le seul séjour que fit Proust dans un de ces établissements remonte à 1906, à Boulogne-sur-Mer, dans la clinique du Dr Sollier ; après cette date, il refusa obstinément de jamais se remettre entre les mains des médecins ; rapportée au temps de l’écriture du chapitre central du Temps retrouvé, la mention est donc très tardive (11 à 12 ans plus tard). Il se dit généralement que Proust cherchait par cette « cure » à faire le deuil impossible de sa mère décédée l’année précédente. Cette explication pratique ne colle pas à la réalité des motivations qu’il exprime dans sa correspondance, dès juillet 1904 ( Cf. Lettres à Bibesco, Lausanne,1949, p. 89) :
Comme tu aimes les choses de médecine et aussi à me croire un peu fou, je te dirai que j'ai consulté le médecin qui avec Faisans est considéré comme le meilleur, Merklen, qui m'a dit que mon asthme état devenu une habitude nerveuse et que la seule manière de la guérir était d'aller dans un établissement anti asthmatique qui existe en Allemagne et où on me ferait (car je n'irai sans doute pas) perdre l'habitude de mon asthme, comme on démorphinise les morphinomanes. 
L’explication colle d’autant moins que Proust songe à effectuer un séjour en maison de santé depuis 1904 ; il aurait même dû entrer dans celle du Dr Widmer qui tient un sanatorium près de Montreux sur le lac de Genève, le 1er mars 1904, s’il n’avait trouvé le prétexte d’attendre la fin de sa « fièvre des foins » pour s’en éloigner. Celle d’une désintoxication aurait plus de crédibilité. Quoiqu’il n’en parle jamais, Proust a fait dès l’enfance l’expérience de la cocaïne, considérée comme un remède miracle (fort coûteux) pour les asthmatiques et les neurasthéniques, que lui procurait son père afin de limiter ses crises, quitte à l’encourager à les simuler afin d’obtenir que sa mère lui en administre de nouvelles doses.
L’explication de la neurasthénie ne tient pas plus (à moins d’entendre derrière la mention de cette névropathie une propension refoulée à l’homosexualité que la psychiatrie du temps considère un « fétichisme » comme les autres.) : la maladie nerveuse apparaît même comme une condition essentielle du passage à l’écriture. Comme le prouve une lettre au Dr Linossier, ancienne relation de son père, Proust semble plus préoccupé par l’asthme qu’il considère toutefois, après s’être longuement répandu sur son régime alimentaire, comme d’origine uniquement psycho-somatique : je ne vois dans ces désirs confus de thérapie psychique, qu’une tentative de libération de l’emprise familiale, d’une habitude acquise contractée pour s’en défendre, et le vœu pieu de passer enfin au temps d’une écriture plus conforme à une perception personnelle de la réalité. 
 
Je suis (au point de vue médical), il paraît, beaucoup de choses différentes, bien qu'à vrai dire on n'ait jamais su très exactement quoi. Mais je suis surtout et indiscutablement très asthmatique. Asthme de foins d'abord, mon asthme est devenu assez vite un asthme d'été, puis un asthme de presque toute l'année. Et à la suite de repas trop copieux, il s'est compliqué d'un état d'apparence asthmatique mais d 'origine, m'a-t-on dit, intestinale et gastrique qui est aujourd'hui depuis longtemps enrayé, bien qu'il soit prêt à reparaître à la moindre imprudence. Je fais un repas par 24 heures (et entre parenthèses je me permets de vous demander si au point de vue ration d'entretien vous trouvez ce repas suffisant pour vingt-quatre heures: deux œufs à la crème, une aile entière de poulet rôti, trois croissants, un plat de pommes de terre ou frites, du raisin, du café, une bouteille de bière) et pendant l'intervalle des vingt-quatre heures la seule chose que je prends est en me couchant un quart de verre d'eau de Vichy (neuf ou dix heures après mon repas). Si je prends un verre entier je suis réveillé par de l'oppression; à plus forte raison si au lieu de l'eau de Vichy c'est un aliment… Or le conseil que je veux vous demander est le suivant : on m'a conseillé, pour modifier mes mauvaises habitudes de vie, de suivre un de ces traitements psychothérapiques que vous connaissez certainement,qui consistent à isoler le malade, à l'immobiliser, à le suralimenter, à le guérir par persuasion. 
 
Le grand discours du Dr du Boulbon, au chevet de la grand-mère évoque certes une maison de santé pour neurasthéniques mais ce texte est davantage une critique impitoyable de la pratique médicale ; il est néanmoins le premier à décrire clairement les interrogations de la psychiatrie des années 1910, comme la division des états de conscience provoquée par l’hypnose et le magnétisme.
Hier, j'ai visité une maison de santé pour neurasthéniques. Dans le jardin, un homme était debout sur un banc, immobile comme un fakir, le cou incliné dans une position qui devait être fort pénible. Comme je lui demandais ce qu'il faisait là, il me répondit sans faire un mouvement ni tourner la tête : « Docteur, je suis extrêmement rhumatisant et enrhumable, je viens de prendre trop d'exercice, et pendant que je me donnais bêtement chaud ainsi, mon cou était appuyé contre mes flanelles. Si maintenant je l'éloignais de ces flanelles avant d'avoir laissé tomber ma chaleur, je suis sûr de prendre un torticolis et peut-être une bronchite. » Et il l'aurait pris, en effet. « Vous êtes un joli neurasthénique, voilà ce que vous êtes », lui dis-je. Savez-vous la raison qu'il me donna pour me prouver que non ? C'est que, tandis que tous les malades de l'établissement avaient la manie de prendre leur poids, au point qu'on avait dû mettre un cadenas à la balance pour qu'ils ne passassent pas toute la journée à se peser, lui on était obligé de le forcer à monter sur la bascule, tant il en avait peu envie. Il triomphait de n'avoir pas la manie des autres, sans penser qu'il avait aussi la sienne et que c'était elle qui le préservait d'une autre. Ne soyez pas blessée de la comparaison, Madame, car cet homme qui n'osait pas tourner le cou de peur de s'enrhumer est le plus grand poète de notre temps. Ce pauvre maniaque est la plus haute intelligence que je connaisse. Supportez d'être appelée une nerveuse. Vous appartenez à cette famille magnifique et lamentable qui est le sel de la terre. Tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux. Ce sont eux et non pas d'autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’œuvre. Jamais le monde ne saura tout ce qu'il leur doit et surtout ce qu'eux ont souffert pour le lui donner. Nous goûtons les fines musiques, les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous ne savons pas ce qu'elles ont coûté, à ceux qui les inventèrent, d'insomnies, de pleurs, de rires spasmodiques, d'urticaires, d'asthmes, d'épilepsies, d'une angoisse de mourir qui est pire que tout cela, et que vous connaissez peut-être, Madame, ajouta-t-il en souriant à ma grand'mère, car, avouez-le, quand je suis venu, vous n'étiez pas très rassurée. Vous vous croyiez malade, dangereusement malade peut-être. Dieu sait de quelle affection vous croyiez découvrir en vous les symptômes. Et vous ne vous trompiez pas, vous les aviez. Le nervosisme est un pasticheur de génie. Il n'y a pas de maladie qu'il ne contrefasse à merveille. Il imite à s'y méprendre la dilatation des dyspeptiques, les nausées de la grossesse, l'arythmie du cardiaque, la fébrilité du tuberculeux. Capable de tromper le médecin, comment ne tromperait-il pas le malade ? Ah ! ne croyez pas que je raille vos maux, je n'entreprendrais pas de les soigner si je ne savais pas les comprendre. Et, tenez, il n'y a de bonne confession que réciproque. Je vous ai dit que sans maladie nerveuse il n'est pas de grand artiste, qui plus est, ajouta-t-il en élevant gravement l'index, il n'y a pas de grand savant. J'ajouterai que, sans qu'il soit atteint lui-même de maladie nerveuse, il n'est pas, ne me faites pas dire de bon médecin, mais seulement de médecin correct des maladies nerveuses.
Cette idée du psychiatre partageant la folie de ses patients est réaffirmée dans La Prisonnière :
Quel est le médecin de fous qui n'aura pas à force de les fréquenter eu sa crise de folie? Heureux encore s'il peut affirmer que ce n'est pas une folie antérieure et latente qui l'avait voué à s'occuper d'eux. L'objet de ses études, pour un psychiatre, réagit souvent sur lui. Mais, avant cela, cet objet, quelle obscure inclination, quel fascinateur effroi le lui avait fait choisir?
 
Derrière ce personnage de médecin fictif se dessine peut-être la silhouette du Docteur Dejenire, successeur de Charcot à la Salpétrière qui s’était fait traiter lui-même pour dépression par Dubois, son mentor, neurologue de Berne et avait ouvert parallèlement à ses activités hospitalières une clinique en plein Paris. Dans son traitement, Dejenire insiste sur la nécessité de l’isolement complet du névropathe, favorisant l’efficacité des entretiens psychotérapiques, lesquels visent à faire remonter des symptômes inlassablement décrits à leur cause, la découverte d’une culpabilité ancienne dont il s’agit de se délivrer. Sa leçon inaugurale de 1911 donne un aperçu de ses convictions, proches de celles du Dr du Boulbon :
[Les psychonévroses sont le reflet d’une pathologie de l’émotion, où tout - ou à peu près tout - sera subjectif,] « où vous n’aurez que très rarement l’occasion d’employer une logique subtile - comme dans les atteintes organiques des systèmes nerveux -, mais où c’est votre cœur qui marchera, beaucoup plus que votre raison. […] Vous apprendrez à les comprendre, à les soigner, en mettant votre malade en confiance, en sécurité, en lui donnant une paix intérieure, et vous obtiendrez ainsi vos plus beaux succès thérapeutiques. […] J’estimerai mes efforts ultérieurs largement payés si j’arrive à démontrer à quelques-uns d’entre vous que le métier de médecin ne doit pas se borner à pratiquer des examens et à écrire des ordonnances, et que la sphère morale rentre dans notre domaine, parce que c’est dans celle-là qu’avec un peu de bonté, et de pitié, on peut faire le plus de bien ».
Une lettre du 1er décembre 1905, nous apprend que Proust devait entrer ce jour-là pour trois mois dans la clinique parisienne de Dejenire, où une chambre lui a été réservée, mais qu’il ira chez le Dr Sollier. Proust s’était informé auprès de Mme Straus et de Mme de Noailles de la valeur respective des docteurs Sollier et Dubois ; il voudrait surtout savoir si Sollier consentirait à le soigner à domicile : « Mais ne lui demandez pas » recommande-t-il, « car je suis déjà engagé avec tant d’autres ». 
 
Après deux entretiens, Sollier, moins rigoureux que Dejenire sur la durée du traitement (six semaines au lieu de trois mois) et la rigueur de l’isolement, le convainc d’entrer en clinique.
Le 6 décembre 1905, Proust faisait écrire à Marie Nordlinger du sanatorium de Boulogne-sur-Seine où il était entré le jour même :

 « Monsieur Marcel Proust est en traitement dans une maison de santé où il est défendu d’écrire, mais il tient à ce que Mademoiselle Mary sache qu’il n’a jamais cessé de penser à elle avec tendresse, respect et reconnaissance ». 

A Louisa de Mornand, il écrit lui-même vers la même date : 

« Je reçois votre lettre dans une maison de santé où je viens d’entrer et où je ne pourrai écrire. C’est une exception absolue que je fais par tendresse pour vous en vous écrivant ce petit mot. » 

Quelques temps après, il écrit pourtant de sa main à Robert de Billy : »Ne dites pas à nos amis que je vous ai écrit de moi-même (…) Je ne remonte pas la pente, hélas, je la descends au galop, mais je veux encore prolonger l’essai. Naturellement ne dites pas au Dr Sollier que je ne suis pas content ! Car lui est charmant. »  

Le docteur Sollier était également (au contraire de Cottard décrit comme un imbécile inculte) un praticien cultivé. A Noël 1905 Sollier offrira à son patient son livre Le Problème de la mémoire, paru chez Alcan en 1900 : il semblerait que Proust lui ait emprunté une bonne partie de ses idées sur la mémoire involontaire et le processus de reviviscence. Selon divers auteurs, Proust aurait également fini par choisir Sollier en raison de l’intérêt qu’il manifestait pour l’inversion en tant qu’un aspect du moi inconscient refoulé.
Pour mieux comprendre les méthodes de Sollier, qui se révélera par la suite un anti-freudien fécond, y compris sur les thèses concernant la sexualité, il faut tenter d’en explorer quelques aspects. 

Partant du cas d’une des patientes de Sollier, Pascal Le Maléfan les analyse dans La psychothérapie naissante au sanatorium du Dr Sollier (1861-1933). À propos de Cam. S., délirante spirite :
La méthode est celle d’un « réveil » graduel du « cerveau psychique », par des exercices ou des traitements : médicamenteux – très peu –, électro-physiologiques, hydrothérapiques, par des massages aussi, par une vie et une alimentation saines et par l’isolement, pour écarter de la famille et favoriser l’ascendant et l’autorité unique du médecin, gages de réussite. Mais, également, par un traitement psychologique, pour exciter l’attention. Il faut, en effet, selon Sollier, stimuler la conscience par des injonctions proférées par le médecin, afin que le sujet ressente, de nouveau, toutes les parties de son corps et émerge de l’état de sommeil physiologique dans lequel il était tombé à un moment de son évolution, et refasse le chemin en marche inverse jusqu’à recouvrer l’état normal d’avant l’hystérie. « Réveiller une hystérique ou restaurer sa sensibilité sont donc une seule et même chose » écrit-il (Sollier, 1901, p. 173). Il s’agit, cependant, bien plus d’une reviviscence des états antérieurs pathologiques, que de simples souvenirs réactivés. Or, avec ce réveil, la personnalité se reconstitue et se renouvelle. Il faut donc l’éduquer, lui apprendre à se conduire, à se diriger, à résister. Mais il faut, encore, guider ses sentiments et lui éviter de « prendre de mauvaises habitudes » (Sollier, 1901, p. 143), et lui permettre de raisonner face aux pensées, ressentis, désirs nouveaux. (…) Le traitement est donc bien, aussi, moral et demande la participation du malade, son adhésion, insiste Sollier. Par conséquent, toute suggestion directe doit en être bannie, seule une suggestion indirecte, par le biais d’entretiens réguliers notamment, est envisageable, et, quelques très rares fois, pour des cas récalcitrants, à l’aide de l’hypnose, car Sollier se défend de vouloir substituer sa volonté à celle du patient et risquer d’abolir son libre arbitre jusqu’à en faire un automate. Pas de suggestion, qui augmenterait la suggestibilité et l’état hystérique, mais, surtout, qui affaiblirait la volonté et le jugement, troublerait la personnalité ! C’est pourquoi il considère sa méthode, celle du réveil cérébral, supérieure à toutes les autres, parce qu’elle écarte toute suggestion, mais, aussi, parce qu’elle amène chaque patient à être son propre thérapeute. Sollier écrit, en effet, que ce sont les malades eux-mêmes qui font les exercices nécessaires pour obtenir le réveil complet de leur sensibilité (en commençant par une autohypnose !) ; et il indique même que ses premières malades, des hystériques vigambules, ont appelé cela du nom de travail (Sollier, 1901, p. 193), terme qu’il a continué à utiliser par la suite. D’ailleurs, lorsque la sortie du sanatorium est proposée, il conseille de « travailler » ainsi, tous les matins, pendant un certain temps, pour consolider la guérison.
(…) Rappelons que son sanatorium recevait, également, des morphinomanes et avait acquis une réputation en la matière. Sollier est, de plus, le créateur des concepts de toxicomanie et de toxicomane. C’est au Congrès de médecine de Lille, en 1899, qu’il s’en explique. Ceux qu’il propose d’appeler toxicomanes se différencient des intoxiqués simples, qui le deviennent sur un terrain prédisposé et dans un rapport passionnel à un seul toxique. Contrairement à ces derniers, les toxicomanes ont une appétence « psychique » pour n’importe quel toxique ; ils montrent, par là, une véritable « impulsion irrésistible périodique », ce qui justifie le terme de toxicomanie. Ensuite, ce sont les fortes doses qu’ils s’administrent et, aussi, le choix des substances les plus toxiques qui les particularisent. Enfin, surtout, c’est l’existence même de cette tendance impulsive – qui rend, d’ailleurs, toute thérapeutique aléatoire – qui définit, au mieux, cette psychopathie acquise. 
 
Ses positions théoriques l’ont régulièrement opposé à Janet, également à Dumas et Ribot ou, encore, à Freud (Bizub, 2006, p. 226-227), mais, aussi, sur la mémoire, à Bergson, à qui il reprochait des théories trop spiritualistes et la méconnaissance de l’anatomie cérébrale. La critique littéraire s’accorde à reconnaître un écho de la méthode du traitement moral de Sollier sur la construction de La recherche (Bizub, 2006). Or, cette dernière n’est-elle pas un des signes majeurs de la nouvelle perception de soi, qui peut, désormais, trouver consistance dans une narration fictive aux effets de vérité – et, ici, à partir d’un « réveil » des sensations du corps entraînant la levée des souvenirs ?

Nous avons voulu montrer que la notion de possession a donné lieu à une nouvelle lecture. Celle-ci continue à considérer qu’une personne peut être habitée par un esprit qui la gouverne, et l’expérience médiumnique a pu en donner une illustration saisissante, à toute la société occidentale de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Le vrai médium, selon Pierre Janet, est bien celui qui s’oublie complètement lors de la transe, car c’est l’Autre qui est à sa place. Et cette expérience de totale possession/dépossession balance entre accroissement du sujet et risque d’assujettissement, entre création et danger. Mais la nouvelle lecture de la possession, et de la possession spirite en particulier, notamment par la médecine mentale et la psychologie dynamique, est forte de cette idée que l’Autre se trouve en soi désormais, dans le domaine du non conscient, du subconscient ou, encore, du subliminal et de l’inconscient, et que le Moi est un dépossédé en puissance. De sorte que toute psychothérapie devra, désormais, en tenir compte. Les toxicomanies offraient, de leur côté, un autre versant de cette dépossession moderne, une dépossession par l’objet, aux effets ravageurs, car liés à une tendance de la personnalité, dont tout traitement doit également tenir compte. À l’automatisme de l’hystérique s’ajoutait donc une « impulsion irrésistible », autre forme énigmatique du désir.



Proust ne reste chez Sollier que jusqu’au 25 janvier 1906. On nous dit fréquemment que ce bref séjour n’aurait servi à rien, Proust s’efforçant de mettre en défaut les méthodes de Sollier qui auraient aggravé sa maladie, lui inspirant sa réclusion du boulevard Hausmann etc. Je pense personnellement que Proust, débarrassé des instances de censure parentales, n’a plus besoin de sa maladie (même s’il l’utilise afin de se débarrasser des « raseurs » et de tenter de bâtir son œuvre), il cherche uniquement dans l’immédiat à régler ses horaires et sa sensibilité aux pollens pour profiter de ses futures vacances d’été, des trajets en voiture découverte, des balades et autres parties de campagne en bonne compagnie; à cet égard, on ne peut nier que le séjour de 1906 fut une réussite… Ce point de vue ne signifie pas qu’il n’ait rien appris de son séjour ; au contraire, il a sans doute profité de l’enseignement de techniques, dont l’autohypnose, permettant d’organiser un travail d’écriture semi-automatique contraire à l’objectif avoué en faisant, par la perte de contrôle, ressurgir les personnalités divergentes et les mois antérieurs qui, loin de diviser la personnalité, en constituent le noyau.
En renversant à son habitude les perspectives, Proust a appliqué le programme visionnaire de Rimbaud dans sa Lettre à Paul Demeny dite Lettre du Voyant :
Car JE est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident . J'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène.

Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs !

En Grèce, ai-je dit, vers et lyres, rythment l'Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L'étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s'éjouissent à renouveler ces antiquités : -c'est pour eux. L'intelligence universelle a toujours jeté ses idées naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau ; on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains. Auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé !

La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière. Il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend. Dès qu'il la sait, il la doit cultiver : cela semble simple : en tout cerveau s'accomplit un développement naturel ; tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel ! - Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse : à l'instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.

Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! - Car il arrive à l'inconnu ! - Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé!
Donc le poète est vraiment voleur de feu.

Il est chargé de l'humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions. Si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c'est informe, il donne de l'informe. Trouver une langue ;

- Du reste, toute parole étant idée, le temps d'un langage universel viendra ! Il faut être académicien, plus mort qu'un fossile, - pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l'alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! -

Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps, dans l'âme universelle : il donnerait plus que la formule de sa pensée, que l'annotation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
Dans le chapitre introductif du Temps retrouvé, quelques lignes pour ainsi dire dissimulées à l’intérieur du pastiche (qui consiste justement à écrire comme un autre) d’un volume prétendument inédit du Journal des Goncourt, traitent encore du Je et de l’Autre, Ce pastiche permet de conférer aux personnages fictifs de Proust une historicité, et les situe dans une temporalité qui remonte à l’enfance du Narrateur, comme aux balbutiements de la psychologie des années 1880.
Cottard me dit avoir assisté à de véritables dédoublements de la personnalité, nous citant le cas d’un de ses malades, qu’il s’offre aimablement à m’amener chez moi et à qui il suffisait qu’il touchât les tempes pour l’éveiller à une seconde vie, vie pendant laquelle il ne se rappelait rien de la première, si bien que, très honnête homme dans celle-là, il y aurait été plusieurs fois arrêté pour des vols commis dans l’autre où il serait tout simplement un abominable gredin.
Les phénomènes de « dédoublement » observés entre autre chez les somnambules ne suffisent pas à expliquer la surrection de personnalités multiples : Je est une pluralité d’autres.

Luc Fraisse dans L’art, machine à voyager dans le temps, article déjà cité, attire l’attention sur un ouvrage particulier de la bibliothèque médicale de Proust, dans lequel il voit une source de la structure du roman.


Et l’on n’a pas suffisamment prêté attention à l’analogie entre cette situation du dormeur qui s’éveille et le cas, évoqué par Ribot dans Les Maladies de la personnalité, de cet homme hystéro-épileptique dont la vie est compartimentée en six périodes correspondant à des paralysies localisées, si bien qu’en suscitant la paralysie de tel ou tel côté, le sujet se réveille dans telle période de son existence, avec le caractère et les connaissances attachés à cette période, et à l’exclusion des autres : reprenant conscience le 6 mars 1885, il peut, entre des périodes de sommeil, se retrouver comme ici soldat d’infanterie, ou adolescent en 1877, ou employé chez un vigneron en août 1882, ou encore à Bicêtre le 2 janvier 1884. Ainsi le sujet initial de la Recherche ne sait-il d’abord, à chacun de ses réveils, à quelle époque de sa vie il se trouve. Le voyage fabuleux dans le temps se circonscrit dans la sphère d’une seule existence.

Quitte à prolonger les citations fastidieuses, allons chercher dans Théodule Ribot, très méconnu, le récit de ces expériences dont certaines caractéristiques présentent des ressemblances inattendues avec des thématiques abordées dans le Temps retrouvé :

« Un ancien soldat, D. ensuite sergent de police, ayant reçu plusieurs fois des coups à la tête, fut atteint d'un affaiblissement graduel de la mémoire qui le fit mettre à la retraite. Son esprit se troublant de plus en plus, il en vint à se croire double. Il parle toujours en employant le pronom nous nous irons, nous avons beaucoup marché. Il dit qu'il parle ainsi parce qu'il y a un autre avec lui. A table, il dit Je suis rassasié, mais l'autre ne l'est pas. Il se met à courir; si on lui demande pourquoi, il répond qu'il aimerait mieux rester, mais que c'est l'autre qui l'y force quoiqu'il le retienne par son habit. Un jour, il se précipite sur un enfant pour l'étrangler, disant que ce n'est pas lui, mais « l'autre t. Enfin, il tente de se suicider pour tuer l'autre qu'il croit être caché dans la partie gauche de son corps; aussi l'appelle-t-il le D gauche et se nomme le D. droit. Ce malade tomba peu à peu en démence »
Un cas rapporté par Langlois nous fait tomber un degré plus bas. « Le nommé G. est imbécile, gâteux, loquace, sans hésitation de la parole, ni paralysie des membres, ni troubles de la sensibilité cutanée. Malgré sa loquacité, il ne répète que quelques phrases stéréotypées. Il parle toujours de lui à la troisième personne et presque tous les matins il nous reçoit en disant G. est malade, il faut le faire descendre à l'infirmerie. Souvent il se met à genoux, s'applique de vigoureux soumets, puis rit aux éclats, se frotte joyeusement les mains et s'écrie G. a été méchant, il a été mis en pénitence. Souvent encore il saisit son sabot, se frappe la tête avec violence, s'enfonce les ongles dans les chairs, se déchire les joues. Ces moments de fureur sont subits et, pendant ces actes de mutilation, la physionomie exprime un sentiment de colère auquel succède un air de satisfaction dès qu'il a cessé de corriger l'autre. Lorsqu'il n'est pas surexcité par ses ressentiments imaginaires, nous lui demandons Où est G.? Le voilà répond-il en se frappant la poitrine. Nous lui touchons la tête en lui demandant à qui elle appartient. Ça, dit-il, c'est la tête de cochon. Pourquoi la frappez-vous ainsi? Parce qu'il faut corriger la tête de cochon. Mais tout à l'heure, vous avez frappé G. Non, G. n'a pas été méchant aujourd'hui, c'est la tête de cochon qu'il faut battre. » Pendant plusieurs mois nous avons renouvelé les mêmes questions et nous avons obtenu invariablement les mêmes réponses. La plupart du temps, c'est G. qui est mécontent, mais quelquefois la réciproque a lieu et alors ce n'est plus la tête qui reçoit les coups.
Le sujet est un jeune homme (de dix-sept ans), V. L., atteint d'hystéro-épilepsie, qui perdit complètement le souvenir d'une année de son existence et, pendant cette période, changea totalement de caractère. Né d'une fille-mère « adonnée à un dévergondage notoire et d'un père inconnu, il se mit, dès qu'il put marcher, a errer et mendier par les chemins. Plua tard, il vola, fut arrêté et envoyé à la colonie pénitentiaire de Saint-Urbain où il travailla à la terre. Un jour étant occupé dans une vigne, il prit à pleine main un serpent caché dans un fagot de sarments. Il en eut une frayeur extrême et le soir, rentré la colonie, il perdit connaissance. Ces crises se renouvelèrent de temps en temps, les jambes s'affaiblirent, il survint enfin une paralysie des membres inférieurs, l'intelligence restant intacte. Il fut transféré à l'asile de Bonneval. Là, on constate « que le malade a la physionomie ouverte et sympathique, que son caractère est doux, qu'il se montre reconnaissant des soins qu'on a pour lui. Il raconte l'histoire de sa vie avec les détails les plus circonstanciés, même ses vols qu'il déplore, dont il est honteux; il s'en prend à son abandon, à ses camarades, qui l'entraînaient au mal. Il regrette fort ce passé et affirme qu'à l'avenir il sera plus honnête. On se décide à lui apprendre un état compatible avec son infirmité. Il sait lire, écrire à peu près. On le porte tous les matins à l'atelier des tailleurs, on l'installe sur une table où il prend naturellement la posture classique, grâce à la position de ses membres inférieurs, paralysés, fortement atrophiés et contracturés. Au bout de deux mois, V. sait coudre assez bien, il travaille avec zèle, on est satisfait de ses progrès. »
A cette époque, il est pris d'une attaque d'hystéroépilepsie qui se termine après cinquante heures par un sommeil calme. C'est alors que l'ancienne personnalité reparaît. Au réveil, V. veut se lever. Il demande ses habits, et il réussit à se vêtir, tout en étant fort maladroit puis il fait quelques pas dans la salle; la paraplégie a disparu. Si les jambes chancellent et soutiennent mal le corps, c'est que les muscles sont atrophiés. Une lois habillé, V. demande à aller avec ses camarades aux travaux de culture. Nous nous apercevons vite que notre sujet se croit encore à Saint-Urbain et veut reprendre ses occupations habituelles. En effet, il n'a aucun souvenir de sa crise et il ne reconnaît personne, pas plus les médecins et les infirmiers que ses camarades de dortoir. Il n'admet pas avoir été paralysé, et il dit qu'on se moque de lui. Nous pensons à un état vésanique passager, très supposable après une forte attaque hystérique; mais le temps s'écoule, et la mémoire ne revient pas. V. se rappelle bien qu'il a été envoyé à Saint-Urbain; il sait que « l'autre jour il a eu peur d'un serpent; mais, à partir de ce moment, il y a une lacune Il ne se rappelle plus rien. Il n'a pas même le sentiment du temps écoulé. naturellement, nous pensons à une simulation, à un tour d'hystérique, et nous employons tous les moyens pour mettre V. en contradiction avec lui-même, mais sans jamais y parvenir. Ainsi nous le faisons conduire, sans le prévenir, a l'atelier des tailleurs. Nous marchons à côté de lui, en ayant soin de ne pas l'influencer quant à la direction à suivre. V. ne sait pas où il va. Arrivé à l'atelier, il a tout l'air d'ignorer l'endroit où il se trouve, et il affirme qu'il y vient pour la première fois. On lui met une aiguille en main et on le prie de coudre. Il s'y prend aussi maladroitement qu'un homme qui se met à cette besogne pour la première fois. On lui montre des vêtements dont il a fait les grosses coutures, alors qu'il était paralysé. Il a l'air de douter, mais enfin s'incline devant nos observations. Après un mois d'expériences, d'observations, d'épreuves de toutes sortes, nous restons convaincu que V. ne se souvient de rien. Un des points les plus intéressants de cette observation, c'est la modification qu'a subie le caractère du malade qui est un retour à sa première vie et à ses antécédents héréditaires Ce n'est plus le même sujet; il est devenu querelleur, gourmand; il répond impoliment. Il n'aimait pas le vin et le plus souvent donnait sa ration à ses camarades; maintenant il vole la leur. Quand on lui dit qu'il a volé autrefois, mais qu'il ne devrait pas recommencer, il devient arrogant « s'il a volé, il l'a payé, puisqu'on l'a mis en prison. On l'occupe au jardin. Un jour, il s'évade emportant des effets et soixante francs à un infirmier. Il est rattrapé à cinq lieues de Bonneval, au moment où, après avoir vendu ses vêtements pour en racheter d'autres, il s'apprête à prendre le chemin de fer pour Paris. Il ne se laisse pas arrêter facilement; il frappe et mord les gardiens envoyés à sa recherche. Ramené à l'asile, il devient furieux, il crie, se roule à terre. Il faut le mettre en cellule.
Chassé de l'asile après de nombreuses péripéties, il est interné à Bicêtre, s'échappe, s'engage dans l'infanterie de marine à Rochefort. Condamné pour vol, il est, à la suite d'une violente attaque d'hystéro-épilepsie, confié à MM. Bourru et Durot qui l'ont étudié avec le plus grand soin. A l'aide des procédés physiques de transfert (acier, fer doux, aimant, électricité), ils ont obtenu chez leur sujet les six états suivants :
PREMIER ÉTAT. Hémiplégie et hémi-anesthésie droite. État ordinaire du sujet.
« V. est bavard, violent, arrogant dans sa physionomie et son attitude; son langage est correct, mais grossier il tutoie tout le monde, donne à chacun un surnom irrévérencieux. Il fume du matin au soir et obsède chacun de ses demandes indiscrètes de tabac, etc. Du reste, il est intelligent, se tient au courant de tous les événements du jour, grands et petits, affiche les opinions les plus antireligieuses et ultra-radicales en politique. Incapable d'aucune discipline, il veut tuer tout supérieur, ou même toute personne qui exigerait de lui une marque de respect. La parole est embarrassée; la prononciation défectueuse ne permet d'entendre guère que la terminaison des mots. Il sait lire, mais ce vice de prononciation rend inintelligible la lecture à haute voix. Il ne peut écrire, la main droite étant paralysée. La mémoire, très précise pour les moindres détails, actuels ou récents, il récite des colonnes entières de journal, est très bornée dans le temps. Impossible de reporter son souvenir au delà de sa présence actuelle à Rochefort et de la dernière partie de son séjour à Bicétre, dans le service de M. Voisin. Toutefois il a conservé la mémoire de la deuxième partie de son séjour à Bonneval, alors qu'il travaillait au jardinage. Entre Bonneval et Bicétre s'étend une grande lacune de la mémoire. D'autre part, sa naissance, son enfance, son séjour à Saint-Urbain, le métier de tailleur qu'il a appris à son arrivée à Bonneval, lui sont totalement étrangers. »
DEUXIÈME ÉTAT. Hémiplégie gauche ( face et membres) avec hémianesthésie. Cet état s'obtient par l'application de l'acier sur le bras droit. « Au réveil, V. se trouve à Bicêtre (salle Cabanis, n° 11), le 2 janvier 1884; il est âgé de vingt et un ans; il a vu hier M. Voisin. Il est réservé dans sa tenue; la physionomie est douce; le langage est correct et poli; il ne tutoie plus et appelle chacun de nous « Monsieur ». Il fume, mais sans passion. Il n'a pas d'opinions en politique ni en religion, et ces questions, semble-t-il dire, ne regardent pas un ignorant comme lui. Il se montre respectueux et discipliné. La parole est aisée, la prononciation d'une netteté remarquable. Il lit parfaitement bien et écrit passablement.
« II ignore complètement tous les événements qui se sont passés depuis le 2 janvier 1884; il ne sait où il se trouve, ne connaît aucune des personnes qui l'entourent, n'est jamais venu à Rochefort, n'a jamais entendu parler de l'infanterie de marine, de la guerre du Tonkin. En évoquant ses souvenirs antérieurs, il raconte qu'avant d'entrer à Bicêtre, il a fait un séjour a Sainte-Anne. Au delà, dans sa vie, aucun souvenir ne subsiste.
TROISIÈME ÉTAT. Hémiplégie gauche (membres seuls) avec hémi-anesthésie générale. Cet état s'obtient en appliquant un aimant sur le bras droit.
« Le malade se réveille à l'asile Saint-Georges de Bourg, en août 1882; il a dix-neuf ans. La France est en guerre avec la Tunisie, M. Grévy est président de la République; le pape est Léon XIII. Le caractère, les facultés affectives, le langage, la physionomie, les goûts sont semblables au deuxième état. Quant à la mémoire, elle se trouve bornée à une époque antérieure. Il vient de Chartres, chez sa mère, d'où il a été envoyé à Mâcon, chez un grand propriétaire de vignobles où il était employé à la culture. Tombé malade, à plusieurs reprises, il a été soigné à l'hôpital de Mâcon, puis à l'asile de Bourg où il se trouve. Tout ce qui précède, tout ce qui suit cette courte période de sa vie lui est totalement étranger. »
QUATRIÈME ÉTAT. Paraplégie. Obtenu par l'application de l'aimant sur la nuque.
« Il vient de voir plusieurs personnes de l'asile de Bonneval. Il est poli, timide, triste même; sa prononciation est nette, mais son langage est incorrect, impersonnel, enfantin. Il a oublié à écrire et à lire; il épelle les lettres capitales. Son intelligence est très obtuse; sa mémoire confuse ne sait rien des événements ni des personnages de cette époque. Il ne connaît que deux endroits Bonneval où il croit être, et Saint-Urbain d'où il vient, où il était, dit-il, paralysé, couché. Toute la partie antérieure de sa vie, de sa naissance à l'accident de la vipère qui a causé sa maladie; tout ce qui a suivi l'attaque et le changement spontané d'état à Bonneval, lui sont absolument inconnus. Il ne reconnaît point le lieu où il se trouve et ne nous a jamais vus, nous qui l'entourons. Son occupation ordinaire est le travail à l'atelier des tailleurs; il coud en homme habitué. »
CINQUIÈME ÉTAT. Ni paralysie., ni anesthésie. Obtenu pat l'électricité statique, ou par l'application de l'aimant sur la partie antérieure de la tête.
« Il reprend conscience à Saint-Urbain en 1877; il a quatorze ans. Le maréchal de Mac-Mahon est président de la République, Pie IX est pape. Timide comme un enfant, sa physionomie, son langage, son attitude concordent parfaitement. Il sait très bien lire et convenablement écrire. Il connaît toute son enfance, les mauvais traitements qu'il recevait à Luysant ,etc. Il se rappelle avoir été arrêté et condamné à l'internement dans une maison de correction. Il est à la colonie pénitentiaire que dirige M. Pasquier. Il apprend à lire à l'école de Mlle Breuille, l'institutrice de Saint-Urbain. Il est employé aux travaux de l'agriculture. Son souvenir s'arrête exactement à l'accident de la vipère, dont l'évocation amène une crise terrible d'hystéro-épilepsie. »


SIXIEME ETAT. Ni paralysie, ni anesthésie. Obtenu par l'application du fer doux sur la cuisse droite. « Il reprend conscience le 6 mars l885; il a vingt-deux ans; il connaît les événements contemporains, les personnages au pouvoir; mais Victor Hugo, grand poète, sénateur, est encore vivant. Ce n'est plus l'enfant timide de tout à l'heure, c'est un jeune homme convenable, ni pusillanime ni arrogant; il est soldat d'infanterie de manne. Le langage est correct, la prononciation nette. Il lit très bien et écrit convenablement. Sa mémoire embrasse toute sa vie, à l'exception d'une seule époque, telle où il était paraplégique à Saint-Urbain et à Bonnevl. Aussi ne se rappelle-t-il point avoir jamais été tailleur et ne sait-il point coudre.
Voilà donc six états différents de la conscience dont l’ensemble embrasse la vie entière du sujet. Ils ont tous été obtenus par des agents physiques, parallèlement aux manifestations de la sensibilité et de la motilité, si bien que l'expérimentateur, en agissant sur l'état somatique, peut à son gré obtenir tel ou tel état connu de la conscience, état complet pour l'époque qu'il embrasse, c'est-à-dire avec sa mémoire limitée du temps, des lieux, des personnes, des connaissances acquises, des mouvements automatiques appris (écriture, art du tailleur), avec ses sentiments propres et leur expression par le langage, le geste, la physionomie. La concordance est complète.
Il nous restait à faire l'épreuve complémentaire: agir directement sur l'état de conscience, et constater et l'état somatique se transformerait parallèlement. « Pour agir sur l'état psychique, nous n'avons d'autre moyen que la suggestion en somnambulisme. Nous faisons donc la suggestion suivante : V. tu vas te réveiller à Bicêtre, salle Cabanis. » V. obéit; au sortir du somnambulisme provoqué, il se croit au 2 janvier 1884; l'intelligence, les facultés affectives sont exactement telles que nous les avons vues et décrites dans le deuxième état. En même temps, il se trouve hémiplégique et hémianesthésique à gauche; la force au dynamomètre, la zone hystérogène, tout est transféré comme dans le deuxième état.
Dans une autre suggestion, nous lui commandons de se trouver à Bonneval, alors qu'il était tailleur. L'état psychique obtenu est semblable à celui décrit au quatrième état et simultanément est apparue la paraplégie avec contracture et insensibilité des parties inférieures du corps. »
 
Ainsi, concluent MM. Bourru et Burot
1" En agissant sur l'état somatique par les moyens physiques, l'expérimentateur place le sujet dans l'état concordant de sa conscience
2° En agissant sur l'état psychique, il fait apparaître l'état somatique concordant. »
 
Notre personnalité consciente plus clairement, la conscience que chacun de nous a de son état actuel relié à des états antérieurs ne peut jamais être qu'une faible portion de notre personnalité totale qui reste enfouie en nous. A l'état normal, la connexion entre les deux est suffisante et cohérente. Nous sommes pour nous-mêmes et pour les autres une histoire vivante, sans grande lacune. Mais si, dans ce substratum inconscient (physiologique) d'où tout émerge, des groupes énormes restent inactifs, le moi ne peut plus s'apparaître à lui-même conformément à son histoire vraie. De l'état pathologique à l'état normal, il n'y a de différence que du plus au moins. La conscience ne nous révèle à chaque instant notre moi que sous un seul aspect, entre plusieurs possibles.
Ce long détour était peut-être inutile : l’anecdote attribuée à Cottard reprend en effet une observation faite par le père de Proust, qui la communiqua à l’Académie des sciences morales en 1890, le cas d’Emile X (sur un cas d’automatisme ambulatoire), repris par Binet dans Les altérations de la personnalité (et plus tard par Freud lui-même).

« Émile X…, trente-trois ans ; fils d’un père original et buveur ; mère nerveuse, un frère cadet rentrant dans la catégorie des arriérés. Lui, au contraire, est d’une intelligence assez vive. Il a fait de bonnes études classiques et remporté même des succès dans les concours académiques. Après avoir étudié la médecine pendant quelques mois, il est passé à l’étude du droit, s’est fait recevoir licencié, et, depuis quelques années, il est inscrit au tableau de l’ordre des avocats à Paris.
« Émile X… a présenté les signes les plus manifestes de la grande hystérie (attaques, troubles de sensibilité, de motilité, etc., etc.). Il est presque instantanément hypnotisable. Il suffit qu’il fixe un point dans l’espace, qu’il entende un bruit un peu fort, qu’il éprouve une impression vive et subite pour que, aussitôt, il tombe dans le sommeil hypnotique. Il était, un jour, au café, place de la Bourse. Il se regarde à la glace. Immédiatement il s’endort. Étonnées et effrayées les personnes avec lesquelles il se trouvait le conduisirent à l’hôpital de la Charité où on le réveilla.
« Une autre fois, au Palais, pendant qu’il plaide, le président le regarde fixement. Il s’arrête court, s’endort, et ne peut reprendre sa plaidoirie que lorsqu’un de ses confrères, qui connaît son infirmité, l’a éveillé.
« Mais ce n’est pas tout.
« À certains moments, Émile X… perd complètement la mémoire. Alors, tous ses souvenirs, les plus récents comme les plus anciens, sont abolis. Il a complètement oublié son existence passée. Il s’est oublié lui-même. Cependant, comme il n’a pas perdu la conscience, et que, pendant toute la durée de cette sorte d’état de condition seconde, — qui peut se prolonger pendant quelques jours, — il aura, comme dit Leibniz, « l’aperception de ses perceptions », une nouvelle vie, une nouvelle mémoire, un nouveau moi commencent pour lui. Alors il marche, monte en chemin de fer, fait des visites, achète, joue, etc.
« Quand, subitement, par une façon de réveil, il revient à sa condition première, il ignore ce qu’il a fait pendant les jours qui viennent de s’écouler, c’est-à-dire pendant tout le temps de sa condition seconde.

Dans un compte rendu de l’ouvrage d’Edward Bizub, Marie Miguet-Ollagnier écrit :
Le docteur Adrien Proust… lors d’une observation clinique d’un sujet hystérique appelé Emile X…, a plongé ce dernier dans le sommeil hypnotique afin de découvrir son « autre moi ». Adrien Proust appelle cet autre moi le « dormeur éveillé ».
Et Bizub de conclure :
Ribot prétend que la reviviscence ouvrant les portes de l’inconscient peut être spontanée, due au hasard, mais également provoquée (…) On se rappelle que le sujet dans un état hypnotique est décrit par le docteur Proust comme un « dormeur éveillé », et c’est exactement le même terme qu’utilise Ribot pour décrire l’autre moi créateur au moment de son inspiration : « L’inspiré ressemble à un dormeur éveillé (Ribot, 1900, 47). C’est précisément ce dormeur éveillé que le docteur Sollier cherche à faire revivre dans son institution. Il sollicite les sensations corporelles de ses patients en leur demandant de retrouver des événements dans leur passé qui les évoquent. Il cherche à opérer la régression de la personnalité. On comprend mieux maintenant pourquoi au moment de la résurrection provoquée par les pavés inégaux Proust y associe le travail de l’hypnotiseur et pourquoi le « trompe l’œil du passé » est associé au point brillant « qu’un hypnotiseur vous fait fixer ».
C’est en cela que les observations de Ribot dépassent celles de M. Proust père : les multiples personnalités de V.L. qui s’éveillent dans des temps différents, sont comme les personnages d’une auto-fiction dissociés mais réunis par un « moi créateur » qui est le seul à les connaître tous et à avoir appris à les utiliser à sa guise.

Luc Fraisse (article cité) :
Il est sans doute un seul voyage dans le temps qui, chez Proust, s’apparente au voyage utopique — quand s’ouvre la porte de la révélation artistique, puis de la vocation. Car c’est un voyage vers un lieu-temps que l’on ne verra pas, vers un avenir qui n’est plus potentiellement à vivre, dans une création se situant au-delà de la sphère de l’existence, comme entre terre et ciel, ce que donne à voir et à entendre le narrateur de La Prisonnière, à l’audition du septuor de Vinteuil :
Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles.
Ce voyage semble bien un voyage dans l’espace, c’est-à-dire dans la catégorie de l’espace, mais aussi dans l’espace interstellaire — d’un univers à l’autre, d’une étoile à l’autre — (…) Si le seul véritable voyage est un bain de Jouvence, c’est qu’il s’agit d’un voyage dans le temps qui, contrairement au parcours dans l’espace, prend la durée vécue à rebours, et procure une régénération du sujet ; un voyage qui s’immobilise au pays de la fontaine de Jouvence, dans un Éden sans lieu ni époque.

En présentant son premier volume dans l’interview du Temps, en 1913, Proust dit, situant son travail dans les débats de son temps :
Ce ne sont pas seulement les mêmes personnages qui réapparaîtront au cours de cette œuvre sous des aspects divers, comme dans certains cycles de Balzac, mais, en un même personnage, nous dit M. Proust, certaines impressions profondes, presque inconscientes. A ce point de vue, continue M. Proust, mon livre serait peut-être comme un essai d'une suite de "Romans de l'Inconscient" : je n'aurais aucune honte à dire de "romans bergsoniens", si je le croyais, car à toute époque il arrive que la littérature a tâché de se rattacher - après coup, naturellement - à la philosophie régnante. Mais ce ne serait pas exact, car mon œuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire, distinction qui non seulement ne figure pas dans la philosophie de M. Bergson, mais est même contredite par elle.
Il faut remarquer qu’il s’agit d’une suite de Romans (au pluriel), comme si l’œuvre à venir était la concaténation de plusieurs inconscients, ce qu’éclaire cette note d’intention des cahiers du Temps retrouvé :

pour Le Livre : Je le créerai comme un monde sans laisser de côté les mystères qui n'ont probablement leur explication que dans d'autres mondes (extérieurs ou intérieurs), de ces mystères qui même au pt de vue positif étaient ce qui m'avait le plus remué dans ma vie [...].

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