Le
théâtre du monde
Nulle part mieux que dans l’épisode de la maison Jupien aux peintures pompéiennes, Proust n’est parvenu à enfermer le monde dans sa création, le nouveau monde, celui issu du chaos, qui lui survivra. L’épisode fonctionne comme une mise en abyme du roman, répondant symétriquement à Un amour de Swann, qui en était la prémonition ou l’épitomé.
Cet
hôtel servait-il de lieu de rendez-vous à des espions ?
C’est la première réflexion que se fait le Narrateur, introduisant le parallèle avec une société secrète, une réunion de conspirateurs qu’il n’est pas sensé observer, et où il y a danger d’être découvert.
L’officier
avait depuis un moment disparu quand je vis entrer de simples soldats
de plusieurs armes, ce qui ajouta encore à la force de ma
supposition. J’avais, d’autre part, extrêmement soif. (…)
Je ne pense donc pas que
ce fut la curiosité de cette rencontre qui me décida à monter le
petit escalier de quelques marches au bout duquel la porte d’une
espèce de vestibule était ouverte, sans doute à cause de la
chaleur.
Il n’y a pas besoin de Sésame, la porte est ouverte, à cause de l’extrême chaleur, les sources chaudes des cultes anciens, annonciatrices des portes communiquant avec le royaume des morts. L’enfer reste néanmoins à l’extérieur, puisqu’on a l’air de s’amuser dans ce purgatoire de Divine Comédie. Mais plutôt qu’à la référence chrétienne qui reviendra avec les stations de la Passion, ce sont les mythes antiques qui se substituent au contes orientaux.Suivons comme au théâtre la distribution par ordre d’entrée en scène des personnages :
Passe d’abord en coup de vent Simbad ou Ulysse. Le doute subsiste sur l’occupant de la chambre 28, est-il un client (simple marin, pas officier) ou vient-il arrondir sa solde ? Le narrateur supposera plus tard que sa présence est appréciée pour « ses bras solides » capables de frapper fort.
je
vis plusieurs personnes venir demander une chambre, à qui on
répondit qu’il n’y en avait plus une seule. Mais je compris
ensuite qu’elles n’avaient évidemment contre elles que de ne pas
faire partie du nid d’espionnage [Ils
n’en sont pas], car un
simple marin s’étant présenté un moment après on se hâta de
lui donner le n° 28. Je pus apercevoir sans être vu, grâce à
l’obscurité, quelques militaires et deux ouvriers qui causaient
tranquillement dans une petite pièce étouffée, prétentieusement
ornée de portraits en couleurs de femmes découpés dans des
magazines et des revues illustrées.
« quelques militaires et deux ouvriers » sont certainement les premières odalisques du harem comme dirait Charlus. Les deux ouvriers s’ils n’ont pas été appelés sont sans doute mineurs. Il n’est plus question de décoration « à la pompéienne » mais de figures découpées dans les journaux, comme on en trouverait dans les dortoirs de soldats. En quoi cette décoration est-elle alors prétentieuse ? Uniquement parce qu’elle trompe son monde et que ces portraits dessinés sont la seule présence féminine dans ce club très fermé.
Dans les causeries patriotiques qu’on imagine assez bien résumer de véritables propos de bordel notés sur le vif par Proust rue de l’Arcade s’ individualise, premier cité, le « jeune homme de 22 ans », sûr de son immortalité et pourtant à la veille de repartir pour le front, donc en instance de mort :
« Par
exemple, à vingt-deux ans, en n’ayant encore fait que six mois, ce
serait fort », criait-il avec un ton où perçait encore plus
que le désir de vivre longtemps la conscience de raisonner juste, et
comme si le fait de n’avoir que vingt-deux ans devait lui donner
plus de chances de ne pas être tué, et que ce dût être une chose
impossible qu’il le fût.
Un autre (militaire probablement) pose la question qui fait surgir le premier prénom :
« Et
toi, Julot, tu t’engages toujours ? — Pour sûr que je
m’engage, j’ai envie d’aller y taper un peu dans le tas à tous
ces sales Boches. »
« Mais
Joffre, c’est un homme qui couche avec les femmes des Ministres,
c’est pas un homme qui a fait quelque chose. »
L’ouvrier provoque la première réaction de l’aviateur, On entend qu’il appartient à une certaine aristocratie par rapport aux simples soldats dans la façon dont il désigne « les poilus », mais son véritable statut dans l’établissement reste également incertain ; « un peu plus âgé » que les autres -mettons qu’il ait 25 ou 26 ans, ce qui borne la tranche d’âge des intérêts sexuels du Proust vieillissant - il semble y tenir le rôle d’une sous-maîtresse, ou d’un Grand Eunuque gardien du sérail. Il est là pour remettre les jeunes dans les clous et assurer qu’ils gardent une certaine correction. Pourtant lui-même ignore, comme le lift l’usage de la négation.
« C’est
malheureux d’entendre des choses pareilles, dit un aviateur un peu
plus âgé en se tournant vers l’ouvrier qui venait de faire
entendre cette proposition ; je vous conseillerais pas de causer
comme ça en première ligne, les poilus vous auraient vite expédié
[sic ; expédiés,
non? À moins que l’aviateur ne vouvoie l’ouvrier]. »
Fin de la scène I, le Narrateur se détourne de la conversation, manque de ressortir, avant que son attention ne soit attirée par le débat sur les chaînes qui mettent en scène de nouveaux acteurs : (mouvement gauche droite de la poursuite, l’éclairage se fixe sur les comédiens qui descendent l’escalier). Les deux impétrants anonymes parlent de Jupien :
« C’est
épatant, le patron qui ne revient pas, dame, à cette heure-ci je ne
sais pas trop où il trouvera des chaînes. — Mais puisque l’autre
est déjà attaché. — Il est attaché bien sûr, il est attaché
et il ne l’est pas, moi je serais attaché comme ça que je
pourrais me détacher.
Serait-il question d’un éventuel échange des rôles ? L’interlocuteur a joué le rôle du bourreau la nuit précédente. Il montre une certaine ardeur à l’idée de recommencer (pas pour le plaisir, hein ? Pour le salaire!) et prononce le prénom du chanceux dont c’est le tour :
« Tu
vas pas m’expliquer à moi ce que c’est, j’y ai tapé dessus
hier pendant toute la nuit que le sang m’en coulait sur les mains.
— C’est toi qui taperas ce soir. — Non, c’est pas moi, c’est
Maurice. Mais ça sera moi dimanche, le patron me l’a promis. »
Ce dialogue qui dément la thèse du nid d’espions pour virer à la réunion d’assassins provoque l’entrée définitive du Narrateur, qui s’enquiert (scène III) de savoir s’il peut avoir une chambre où on lui porterait à boire. En quoi se faire servir à boire nécessite-t-il de louer une chambre ?
— Attendez
une minute, le patron est sorti. — Mais il y a le chef là-haut,
insinua un des causeurs.
Le patron, qu’on verra plus loin rentrer chargé de chaînes, et le chef, sont deux personnes différentes. Il y a comme l’avoue plus loin jupien, un gérant.
— Mais
tu sais bien qu’on ne peut pas le déranger. — Croyez-vous qu’on
me donnera une chambre ? — J’crois.
— Le 43 doit être
libre », dit le jeune homme [décidément
bien renseigné] qui
était sûr de ne pas être tué parce qu’il avait vingt-deux ans.
Et il se poussa légèrement sur le sofa pour me faire place.
Scène
IV : (à brûle pourpoint)
« Si
on ouvrait un peu la fenêtre, il y a une fumée ici », dit
l’aviateur ; et en effet chacun avait sa pipe ou sa cigarette.
« Oui, mais alors, fermez d’abord les volets, vous savez bien
qu’il est défendu d’avoir de la lumière à cause des
Zeppelins. »
— Il
n’en viendra plus, il n’en viendra plus, qu’est-ce que tu en
sais ? Quand tu auras comme moi quinze mois de front et que tu
auras abattu ton cinquième avion boche, tu pourras en causer. Faut
pas croire les journaux.
Dès
le matin, la tête encore tournée contre le mur, et avant d'avoir
vu, au-dessus des grands rideaux de la fenêtre, de quelle nuance
était la raie du jour, je savais déjà le temps qu'il faisait. Les
premiers bruits de la rue me l'avaient appris, selon qu'ils me
parvenaient amortis et déviés par l'humidité ou vibrants comme des
flèches dans l'aire résonnante et vide d'un matin spacieux, glacial
et pur ; dès le roulement du premier tramway, j'avais entendu s'il
était morfondu dans la pluie ou en partance pour l'azur.
Mais revenons à la fumée : c’est sans doute avoir vraiment l’esprit mal tourné, mais on est ici dans une conversation de maison close et la précision « sa pipe ou sa cigarette » est probablement à double sens comme dans la chanson de Fréhel C’est un mâle (Charlys, enregistrement 1933, certes) :
Il leur faut des compartiments d'âmes (ou dames) seules, elles ont trop peur d'avaler la fumée
Avaler la fumée dans l’argot début de siècle c’est sucer et ne pas recracher le sperme, ce qui sous-entendrait que l’aviateur incommodé par la fumée prononce un équivalent de « J’avale pas ». Pour poursuivre sur l’argot, et qu’on va rencontrer un second Julot, il faut préciser qu’après avoir été un « thomas », le julot, pot de chambre vers 1900 (Huysmans 1903 : Le long des murs, des matelas en galette s'empilaient près de seaux de toilette, de cruches de grès, de thomas de faïence et de jules de zinc) désigne un souteneur, un barbot (Proust écrit plus loin « barbeau », ce que se prétend en effet le « Grand Julot » -mais il se vante :
« On n’a pas de nouvelles du grand Julot. Sa marraine n’a pas reçu de lettre de lui depuis huit jours et c’est la première fois qu’il reste si longtemps sans lui en donner. — Qui est sa marraine ? — C’est la dame qui tient le chalet de nécessité un peu plus bas que l’Olympia. — Ils couchent ensemble ? — Qu’est-ce que tu dis là ; c’est une femme mariée, tout ce qu’il y a de sérieuse. Elle lui envoie de l’argent toutes les semaines parce qu’elle a bon cœur. Ah ! c’est une chic femme.
La marraine de guerre du grand Julot est donc une marquise des Champs-Elysées. Son établissement accueille sans doute également des rencontres brèves. Même si la photo est tardive (1959) il y eut bien non pas un chalet de nécessité mais une pissotière en face de l’Olympia, lieu dont le Maître d’hôtel nous a appris innocemment que Charlus le fréquentait :
M.
de Charlus portait à ce moment-là — car il changeait beaucoup —
des pantalons fort clairs et reconnaissables entre mille. Or notre
maître d’hôtel, qui croyait que le mot « pissotière »
(…) était « pistière », n’entendit jamais dans
toute sa vie une seule personne dire « pissotière »,
bien que très souvent on prononçât ainsi devant lui. (…)
Constamment le maître d’hôtel disait : « Certainement
M. le baron de Charlus a pris une maladie pour rester si longtemps
dans une pistière. Voilà ce que c’est que d’être un vieux
coureur de femmes. Il en a les pantalons. Ce matin, madame m’a
envoyé faire une course à Neuilly. À la pistière de la rue de
Bourgogne j’ai vu entrer M. le baron de Charlus. En revenant de
Neuilly, bien une heure après, j’ai vu ses pantalons jaunes dans
la même pistière, à la même place, au milieu, où il se met
toujours pour qu’on ne le voie pas. » (La
Prisonnière)
Le
boulevard des Capucines, à l’angle de la rue de Sèze est un lieu
de prostitution, comme le laisse supposer la réflexion de Charlus
quand il réapparaît au salon :
Tous
semblaient le connaître et M. de Charlus s’arrêtait longuement à
chacun, leur parlant ce qu’il croyait leur langage, à la fois par
une affectation prétentieuse de couleur locale et aussi par un
plaisir sadique de se mêler à une vie crapuleuse. « Toi,
c’est dégoûtant, je t’ai aperçu devant l’Olympia avec deux
cartons. C’est pour te faire donner du pèze. Voilà comme tu me
trompes. »
On
notera ici que « les deux cartons » sont sans doute des
clients, des michetons (des gens avec qui l’on cartonne). Un
Michet
de carton,
désigne
un client de
passage, mais marchandeur, un qui ne dit pas son nom et qu’on ne
revoit plus. (1888).
Après
la scène culminante de la flagellation, c’est Maurice qui
« cartonne » avec un camarade :
Maurice,
incertain si on le rappellerait et à qui Jupien avait à tout hasard
dit d’attendre, était en train de faire une partie de cartes avec
un de ses camarades.
On
sait qu’avec les dames, c’était un des divertissements favoris
de Proust avec ses secrétaires et chauffeurs. A
la fin du passage sur la maison Jupien, Proust, évoquant chez
Charlus le « snobisme de la canaille » (« M.
de Charlus qui ne trouvait personne d’assez élégant pour ses
relations mondaines, ni de frisant assez l’apache pour les
autres ») s’en rapporte encore une fois à son modèle
Saint-Simon pour peindre les rapports des grands seigneurs avec leurs
domestiques :
Peut-être fatigue de vieillard, ou extension de la sensualité aux
relations les plus banales, le baron ne vivait plus qu’avec des
« inférieurs », prenant ainsi sans le savoir la
succession de tel de ses grands ancêtres, le duc de La
Rochefoucauld, le prince d’Harcourt, le duc de Berry, que
Saint-Simon nous montre passant leur vie avec leurs laquais, qui
tiraient d’eux des sommes énormes, partageant leurs jeux, au point
qu’on était gêné pour ces grands seigneurs, quand il fallait les
aller voir, de les trouver installés familièrement à jouer aux
cartes ou à boire avec leur domesticité.
Les considérations sur le grand Julot sont elles-même accompagnées par une partie de dés :
— Alors
tu le connais, le grand Julot ? — Si je le connais !
reprit avec chaleur le jeune homme de vingt-deux ans. C’est un de
mes meilleurs amis intimes. Il n’y en a pas beaucoup que j’estime
comme lui, et bon camarade, toujours prêt à rendre service (ben
oui, ce genre de service aussi, qu’est-ce
qu’on ne ferait pas pour un ami
?],
ah ! tu parles que ce serait un rude malheur s’il lui était
arrivé quelque chose. » Quelqu’un proposa une partie de dés
et à la hâte fébrile avec laquelle le jeune homme de vingt-deux
ans retournait les dés et criait les résultats, les yeux hors de la
tête, il était aisé de voir qu’il avait un tempérament de
joueur.
Le jeune homme de 22 ans a le même vice (et les mêmes yeux proéminents) que le « mauvais » chauffeur de Balbec.
Je
ne saisis pas bien ce que quelqu’un lui dit ensuite, mais il
s’écria d’un ton de profonde pitié : « Julot, un
maquereau ! C’est-à-dire qu’il dit qu’il est un
maquereau. Mais il n’est pas foutu de l’être. Moi je l’ai vu
payer sa femme, oui, la payer. C’est-à-dire que je ne dis pas que
Jeanne l’Algérienne ne lui donnait pas quelque chose, mais elle ne
lui donnait pas plus de cinq francs, une femme qui était en maison,
qui gagnait plus de cinquante francs par jour. Se faire donner que
cinq francs ! il faut qu’un homme soit trop bête. Et
maintenant qu’elle est sur le front, elle a une vie dure, je veux
bien, mais elle gagne ce qu’elle veut ; eh bien, elle ne lui
envoie rien. Ah ! un maquereau, Julot ? Il y en a beaucoup
qui pourraient se dire maquereaux à ce compte-là. Non seulement ce
n’est pas un maquereau, mais à mon avis c’est même un
imbécile. »
L’allusion au maquereau a été préparée par le développement des cris de la rue dans La Prisonnière déjà rapportée (à travers la faible dénégation) au même personnage :
– Merlans
à frire, à frire. – Il arrive le maquereau, maquereau frais,
maquereau nouveau. – Voilà le maquereau, mesdames, il est beau le
maquereau. – À la moule fraîche et bonne, à la moule ! » Malgré
moi, l'avertissement : « Il arrive le maquereau » me faisait
frémir. Mais comme cet avertissement ne pouvait s'appliquer, me
semblait-il, à notre chauffeur, je ne songeais qu'au poisson que je
détestais, mon inquiétude ne durait pas.
C’est d’ailleurs tout le passage qui est à double sens, offrant à travers les victuailles tout un étalage de sous-entendus sexuels.
«
Ah ! des moules, dit Albertine, j'aimerais tant manger des moules. –
Mon chéri ! [on remarquera le très pratique masculin pour confondre
le personnage et son modèle] c'était pour Balbec, ici ça ne vaut
rien ; d'ailleurs, je vous en prie, rappelez-vous ce que vous a dit
Cottard au sujet des moules.
… Albertine
me consentait le sacrifice de la romaine pourvu que je lui promisse
de faire acheter, dans quelques jours, à la marchande qui crie : «
J'ai de la belle asperge d'Argenteuil, j'ai de la belle asperge. »
Une
voix mystérieuse, et de qui l'on eût attendu des propositions plus
étranges, insinuait: « Tonneaux, tonneaux. » On était obligé de
rester sur la déception qu'il ne fût question que de tonneaux, car
ce mot même était presque entièrement couvert par l'appel : «
Vitri, vitri-er, carreaux cassés, voilà le vitrier, vitri-er »
Outre que le tonneau possède un robinet (et qu’il est le mot français en 1916 pour looping) le tonneau est sans doute pour Proust un véhicule à deux roues, hippotracté, dans lequel on pénètre par derrière et où l’on peut avec discrétion « faire catleya » :
Nous
étant laissés entraîner trop loin dans une promenade, nous avions
été fort heureux de trouver à Maineville deux petits « tonneaux »
à deux places qui nous permettraient de revenir pour l’heure du
dîner (JFF).
On sait ce qu’il en est du carreau-cassé qui sera redoublé par le « cassis » que le Narrateur se fait servir dans la maison de passe à la table commune.
Tandis que se poursuit la conversation en marge de la partie de dé, le « plus vieux de la bande » parti un moment aux toilettes, et qui désapprouve la présence d’un intrus qui paraît ne pas en être, réprimande ses ouailles, à cause encore de la fenêtre ouverte :
Le
plus vieux de la bande, et que le patron avait sans doute, à cause
de son âge, chargé de lui faire garder une certaine tenue,
n’entendit, étant allé un moment jusqu’aux cabinets, que la fin
de la conversation. Mais il ne put s’empêcher de me regarder et
parut visiblement contrarié de l’effet qu’elle avait dû
produire sur moi. Sans s’adresser spécialement au jeune homme de
vingt-deux ans qui venait pourtant d’exposer cette théorie de
l’amour vénal, il dit, d’une façon générale : « Vous
causez trop et trop fort, la fenêtre est ouverte, il y a des gens
qui dorment à cette heure-ci. Vous savez que si le patron rentrait
et vous entendait causer comme ça, il ne serait pas content. »
Scène V : entre un chauffeur (« étranger », plus loin « oriental »), représentant l’avatar manquant de la galerie de petits agostinellis. L’ingénu jeune homme de 22 ans qui n’a pas de nom paraît bien le connaître :
Précisément
en ce moment on entendit la porte s’ouvrir et tout le monde se tut
croyant que c’était le patron, mais ce n’était qu’un
chauffeur d’auto étranger auquel tout le monde fit grand accueil.
Mais en voyant une chaîne de montre superbe qui s’étalait sur la
veste du chauffeur, le jeune homme de vingt-deux ans lui lança un
coup d’œil interrogatif et rieur, suivi d’un froncement de
sourcil et d’un clignement d’œil sévère dirigé de mon côté.
Et je compris que le premier regard voulait dire : « Qu’est-ce
que ça ? tu l’as volée ? Toutes mes félicitations. »
Et le second : « Ne dis rien à cause de ce type que nous
ne connaissons pas. »
« Comment
que tu viens si tard ? » demanda le jeune homme de
vingt-deux ans au chauffeur. « Comment, si tard, je suis d’une
heure en avance. Mais il fait trop chaud marcher. J’ai rendez-vous
qu’à minuit. — Pour qui donc est-ce que tu viens ? — Pour
Pamela la charmeuse », dit le chauffeur oriental dont le rire
découvrit les belles dents blanches. « Ah ! » dit
le jeune homme de vingt-deux ans.
« Pamela » a toute les chances d’être le sobriquet de Palamède, et le chauffeur le successeur de Maurice, que le patron presse de monter au 14bis.
Comme dans « L’hôtel du libre Echange » - car on aura remarqué que tous les dialogues sont prononcés sur le ton du vaudeville et de la farce- l’acte II se passe dans les étages et l’on abandonne là les prostitués occasionnels pour se concentrer sur les clients. Deux d’entre eux, dont on se demande comment ils peuvent être aperçus de l’intérieur hésitent à franchir le pas.
Pendant
ce temps, deux clients très élégants, en habit et cravate blanche
sous leur pardessus — deux Russes, me sembla-t-il à leur très
léger accent — se tenaient sur le seuil et délibéraient s’ils
devaient entrer. C’était visiblement la première fois qu’ils
venaient là, on avait dû leur indiquer l’endroit et ils
semblaient partagés entre le désir, la tentation et une extrême
frousse. L’un des deux — un beau jeune homme — répétait
toutes les deux minutes à l’autre, avec un sourire
mi-interrogateur, mi-destiné à persuader : « Quoi !
Après tout on s’en fiche. » Mais il avait beau vouloir dire
par là qu’après tout on se fichait des conséquences, il est
probable qu’il ne s’en fichait pas tant que cela, car cette
parole n’était suivie d’aucun mouvement pour entrer, mais d’un
nouveau regard vers l’autre, suivi du même sourire et du même
« après tout, on s’en fiche ». C’était, ce « après
tout on s’en fiche ! », un exemplaire entre mille de ce
magnifique langage, si différent de celui que nous parlons
d’habitude, et où l’émotion fait dévier ce que nous voulions
dire et épanouir à la place une phrase tout autre, émergée d’un
lac inconnu où vivent des expressions sans rapport avec la pensée,
et qui par cela même la révèlent.
On se dira que Proust file le thème russe sur lequel s’achève le chapitre II du Temps retrouvé.
La présence des deux russes, qui ne sera guère exploitée par la suite, sauf à considérer leur nationalité incertaine, constitue, comme l’identité du pêcheur du Pont-Vieux, une énigme onirique digne du jeune inconnu en larmes et en fez du rêve de Swann :
Au
bout d’une seconde, il y eut beaucoup d’heures qu’elle [Odette]
était partie. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III
s’était éclipsé un instant après elle. « C’était
certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont dû se rejoindre
en bas de la côte, mais n’ont pas voulu dire adieu ensemble à
cause des convenances. Elle est sa maîtresse. » Le jeune homme
inconnu se mit à pleurer. Swann essaya de le consoler. « Après
tout elle a raison, lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui
ôtant son fez pour qu’il fût plus à son aise. Je le lui ai
conseillé dix fois. Pourquoi en être triste ? C’était bien
l’homme qui pouvait la comprendre. » Ainsi Swann se
parlait-il à lui-même, car le jeune homme qu’il n’avait pu
identifier d’abord était aussi lui ; comme certains
romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages,
celui qui faisait le rêve, et un qu’il voyait devant lui coiffé
d’un fez.
De qui les « russes » sont-ils le dédoublement ? Pourquoi portent-ils sous leur par-dessus un uniforme de parade : à quoi sert la précision entre tirets « un beau jeune homme » ? Pourquoi échangent-ils en français ? Quel est le sens d’ « on s’enfiche » si l’auteur insiste tant sur ce que l’expression révèle de leur inconscient ?
Il a pu sembler au travers de l’exercice de style (et l’auteur se paye le luxe réflexif de faire remarquer à propos des prétendues exactions de Maurice « On sentait le chiqué, comme dans les livres des auteurs qui s’efforcent pour parler argot ») que les portraits esquissés des jeunes gens rétribués correspondaient à des dédoublements d’Alfred aux différents âges auquel Proust l’a connu. Mais un sens crypté, plus sombre et funèbre, se superpose sans doute à la scène de comédie. « Je déteste le genre moyen, disait M. de Charlus, la comédie bourgeoise est guindée, il me faut ou les princesses de la tragédie classique ou la grosse farce. Pas de milieu, Phèdre ou Les Saltimbanques. » Une nouvelle fois, Proust transpose les pages sur « Félix et les aviateurs ». Dans l’assemblée des gigolos, de leurs chefs et patrons transparaissent les membres du cortège qui assista aux obsèques d’Agostinelli dont Proust nota scrupuleusement les noms dans le carnet 4, au premier rang desquels Nicolas Kasterine et Semitchoff, les deux cadets russes de Buc qui partirent pour l’école des frères Garbero (aviateurs plus âgés), y entraînant peut-être leur ami. Apparaissent même des officiels ; un ecclésiastique, le député de l’action française. Cette scène, la dernière où apparaissent des jeunes gens en groupe avant la matinée des vieillards et des morts, résonne, dans sa distanciation et son incompréhensibilité, aussi comme le rituel du dernier adieu.
More, Maurice, Morel
Je ne m’attarderais pas à expliquer en quoi la racine (anglaise, Proust parle volontiers franglais) Mor- évoque la demande d’un « toujours plus ». Le chauffeur sans doute destiné à succéder à Maurice, « oriental » et qui « découvre de belles dents blanches » n’est-il pas Maure ? L’homme des abattoirs par sa fonction supposée est familier de la mise à « mort », etc.
Ce qui unifie les 3 actes de la comédie, c’est le personnage à éclipse de Maurice, le prénom le plus cité puisqu’il est le partenaire ce soir-là du baron (réel propriétaire de la « maison » et on le donne à supposer de plusieurs établissements du même genre destinés à la satisfaction de ses plaisirs). Malgré l’individualisation de ce premier rôle (qui n’est qu’une doublure, Maurice reste assez falot, comme s’il était toujours dans l’ombre, en arrière.
Maurice,
trop bon garçon, ne pense en réalité qu’à son frère.
— Il
vaut mieux que vous payiez au patron. Maurice, va donc le chercher. —
Mais je ne veux pas vous déranger. — Ça ne me dérange pas. »
Maurice monta et revint en me disant : « Le patron
descend. » Je lui donnai deux francs pour son dérangement. Il
rougit de plaisir. « Ah ! merci bien. Je les enverrai à
mon frère qui est prisonnier. Non, il n’est pas malheureux, ça
dépend beaucoup des camps. »
Il semble que deux francs soient une faible somme, c’est vers 1916 l’équivalent de quatre à huit jours de solde, non comprise la prime de feu, qui par une invention diabolique des autorités militaires n’est plus versée qu’en timbres, « à valoir » après la guerre, ce qui permet au gouvernement de faire d’importantes économies sur la chair à canon. De même lorsqu’il perçoit le salaire pour sa performance Maurice se réjouit de pouvoir les envoyer à ses parents :
« Je
vais envoyer ça à mes vieux et j’en garderai aussi un peu pour
mon frangin qui est sur le front. »
Maurice a des idées très correctes sur l’ordre social ; ouvrier, bon catholique, il se considère comme un homme de rien par rapport aux officiers dont il admire l’aisance et le statut :
« Il
y a tout de même du bon monde chez les riches. Moi je me
ferais tuer avec plaisir pour un type comme ça », dit Maurice,
qui, évidemment, n’accomplissait ses terribles fustigations sur le
baron que par une habitude mécanique (…) Mais, ainsi que l’avait
craint M. de Charlus, c’était peut-être un très bon cœur et
c’était, paraît-il, un garçon d’une admirable bravoure. Il
avait presque les larmes aux yeux en parlant de la mort de cet
officier et le jeune homme de vingt-deux ans n’était pas moins
ému. « Ah ! oui, ce sont de chic types. Des malheureux
comme nous encore, ça n’a pas grand’chose à perdre, mais un
Monsieur qui a des tas de larbins, qui peut aller prendre son apéro
tous les jours à 6 heures, c’est vraiment chouette. On peut
charrier tant qu’on veut, mais quand on voit des types comme ça
mourir, ça fait vraiment quelque chose. Le bon Dieu ne devrait pas
permettre que des riches comme ça meurent ; d’abord ils sont
trop utiles à l’ouvrier. Rien qu’à cause d’une mort comme ça
faudra tuer tous les Boches jusqu’au dernier ; et ce qu’ils
ont fait à Louvain, et couper des poignets de petits enfants ;
non, je ne sais pas, moi je ne suis pas meilleur qu’un autre, mais
je me laisserais envoyer des pruneaux dans la gueule plutôt que
d’obéir à des barbares comme ça ; car c’est pas des
hommes, c’est des vrais barbares, tu ne diras pas le contraire. »
Le langage de Maurice, assez fleuri, ne manque pas de le décrire comme un naïf, croyant ferme aux mensonges de la propagande, sensible au « bourrage de crâne », le parfait petit soldat…
Dans l’exercice du vice, il est à la limite de l’incompétence, c’est un acteur déplorable. Jupien doit lui inventer une double vie de mauvais garçon.
Le baron pria Jupien de faire sortir un moment Maurice.
« Je
ne voulais pas parler devant ce petit, qui est très gentil et fait
de son mieux. Mais je ne le trouve pas assez brutal. Sa figure me
plaît, mais il m’appelle « crapule » comme si c’était
une leçon apprise. — Oh ! non, personne ne lui a rien dit,
répondit Jupien sans s’apercevoir de l’invraisemblance de cette
assertion. Il a, du reste, été compromis dans le meurtre d’une
concierge de la Villette. — Ah ! cela c’est assez
intéressant, dit le baron avec un sourire.
Au sourire succède la déception quand Maurice se coupe et révèle ses sentiments respectueux et son patriotisme bon teint, devant le défaitiste, le « Boche » qu’est Charlus. Maurice manque d’imagination, il ignore qu’il aurait pu tourner cette circonstance à son profit en se représentant sa victime comme un véritable « barbare ». Il ne se sert que par maladresse du fait « qu’il a une femme », sans compenser par son hétérosexualité son manque d’efficacité et sa gaffe :
Il
s’approcha ensuite de Maurice pour lui remettre ses cinquante
francs, mais le prenant d’abord par la taille : « Tu ne
m’avais jamais dit que tu avais suriné une pipelette de
Belleville. » Et M. de Charlus râlait d’extase et approchait
sa figure de celle de Maurice. « Oh ! Monsieur le Baron,
dit en protestant le gigolo, qu’on avait oublié de prévenir,
pouvez-vous croire une chose pareille ? » Soit qu’en
effet le fait fût faux, ou que, vrai, son auteur le trouvât
pourtant abominable et de ceux qu’il convient de nier : « Moi
toucher à mon semblable ? à un Boche, oui, parce que c’est
la guerre, mais à une femme, et à une vieille femme encore ! »
Cette déclaration de principes vertueux fit l’effet d’une douche
d’eau froide sur le baron qui s’éloigna sèchement de Maurice,
en lui remettant toutefois son argent mais de l’air dépité de
quelqu’un qu’on a floué, qui ne veut pas faire d’histoires,
qui paye, mais n’est pas content.
Le jeune homme eut
beau, comprenant trop tard son erreur, (…)t pousser l’audace
jusqu’à dire au baron : « Fous-moi un rancart »
(un rendez-vous), le charme était dissipé. (…) C’est en vain
que le jeune homme détailla toutes les « saloperies »
qu’il faisait avec sa femme. M. de Charlus fut seulement frappé
combien ces saloperies se bornaient à peu de chose… Au reste, ce
n’était pas seulement par insincérité. Rien n’est plus limité
que le plaisir et le vice. On peut vraiment, dans ce sens-là et en
changeant le sens de l’expression, dire qu’on tourne toujours
dans le même cercle vicieux.
A en croire la suite, à moins d’un chiasme, Maurice
est probablement garçon bijoutier et son double « l’homme
des abattoirs » est l’employé
d’hôtel. Double,
car leur seule fonction est d’être des versions atténuée de
Morel qui a rompu et échappé au baron. On entrevoit derrière les
réflexions sur le couple, où se traduit à nouveau le caractère
malveillant du violoniste, une probable confession biographique,
montrant l’auteur en quête de succédanés d’Alfred, non pas
dans la maison de passe, mais à la gare Saint-Lazare parmi les
permissionnaires, ou parmi les serveurs du Ritz où Proust déménage
les nuits de bombardement.
Je
vis entrer l’homme des abattoirs, il ressemblait, en effet, un peu
à « Maurice », mais, chose plus curieuse, tous deux
avaient quelque chose d’un type que personnellement je n’avais
jamais dégagé, mais qu’à ce moment je me rendis très bien
compte exister dans la figure de Morel, sinon dans la figure de Morel
telle que je l’avais toujours vue, du moins dans un certain visage
que des yeux aimants voyant Morel autrement que moi auraient pu
composer avec ses traits. Dès que je me fus fait intérieurement,
avec des traits empruntés à mes souvenirs de Morel, cette maquette
de ce qu’il pouvait représenter à un autre, je me rendis compte
que ces deux jeunes gens, dont l’un était un garçon bijoutier et
l’autre un employé d’hôtel, étaient de vagues succédanés de
Morel. Fallait-il en conclure que M. de Charlus, au moins en une
certaine forme de ses amours, était toujours fidèle à un même
type et que le désir qui lui avait fait choisir l’un après
l’autre ces deux jeunes gens était le même que celui qui lui
avait fait arrêter Morel sur le quai de la gare de Doncières ;
que tous trois ressemblaient un peu à l’éphèbe dont la forme,
intaillée dans le saphir qu’étaient les yeux de M. de Charlus,
donnait à son regard ce quelque chose de si particulier qui m’avait
effrayé le premier jour à Balbec ? [triple renvoi au volume II
et à Sodome I.] Ou que son amour pour Morel ayant modifié le
type qu’il cherchait, pour se consoler de son absence il cherchait
des hommes qui lui ressemblassent ?
Le doute sur la nature des relations avec Morel/Alfred (cette fois-ci vertueux) exprime-t-il une version de la réalité selon laquelle Agostinelli aurait été intouchable, et représenté uniquement par l’imagination, en des garçons lui ressemblant ? Interrogation puisqu’il me semble que le passage où M. Nissim Bernard rate le coche tend à ptouver le contraire : « Tout est affaire de chronologie.
Une
supposition que je fis aussi fut que peut-être il n’avait jamais
existé entre Morel et lui, malgré les apparences, que des relations
d’amitié, et que M. de Charlus faisait venir chez Jupien des
jeunes gens qui ressemblassent assez à Morel pour qu’il pût avoir
auprès d’eux l’illusion de prendre du plaisir avec lui. Il est
vrai qu’en songeant à tout ce que M. de Charlus a fait pour Morel,
cette supposition eût semblé peu probable si l’on ne savait que
l’amour nous pousse non seulement aux plus grands sacrifices pour
l’être que nous aimons, mais parfois jusqu’au sacrifice de notre
désir lui-même qui, d’ailleurs, est d’autant moins facilement
exaucé que l’être que nous aimons sent que nous aimons davantage.
Est-ce ce « sacrifice du désir » ou le contraire que met en acte le tableau central, où la souffrance physique se substitue à la souffrance morale ? Les notations biographiques culminent encore dans le passage qui souligne la qualité d’artiste raté, sans vocation, de Charlus, modèle supposé apporter une version plus brutale des « lois de l’amour ».
Et
en écoutant Jupien, je me disais : « Quel malheur que M.
de Charlus ne soit pas romancier ou poète, non pas pour décrire ce
qu’il verrait, mais le point où se trouve un Charlus par rapport
au désir fait naître autour de lui les scandales, le force à
prendre la vie sérieusement, à mettre des émotions dans le
plaisir, l’empêche de s’arrêter, de s’immobiliser dans une
vue ironique et extérieure des choses, rouvre sans cesse en lui un
courant douloureux. Presque chaque fois qu’il adresse une
déclaration il essuie une avanie, s’il ne risque pas même la
prison. » Ce n’est pas que l’éducation des enfants, c’est
celle des poètes qui se fait à coups de gifles. Si M. de Charlus
avait été romancier, la maison que lui avait aménagée Jupien, en
réduisant dans de telles proportions les risques, du moins (car une
descente de police était toujours à craindre) les risques à
l’égard d’un individu des dispositions duquel, dans la rue, le
baron n’eût pas été assuré, eût été pour lui un malheur.
Mais M. de Charlus n’était en art qu’un dilettante, qui ne
songeait pas à écrire et n’était pas doué pour cela.
Distribution des Utilités et acteurs de complément
Il ne suffit pas de dénouer les fils de l’intrigue, assez mince, pour comprendre la pyramide sociale qui apparaît en surimpression dans cette tour de Babel. En fait personne ne s’y comprend, il faut désentrelacer les interventions des intervenants, les prostitués occasionnels, ceux qui passent, ceux dont on parle en leur absence.
Le
patron, pour en revenir à la scène de l’hôtel (dans lequel les
deux Russes s’étaient décidés à pénétrer : « après
tout on s’en fiche »), n’était pas encore revenu que
Jupien entra se plaindre qu’on parlait trop fort et que les voisins
se plaindraient. Mais il s’arrêta stupéfait en m’apercevant.
« Allez-vous-en tous sur le carré. » Déjà tous se
levaient quand je lui dis : « Il serait plus simple que
ces jeunes gens restent là et que j’aille avec vous un instant
dehors. » Il me suivit fort troublé.
Le carré ? Le lieu du choix, la scène où défilent les pensionnaires, la carrée, la chambrée ? Le « salon du choix » où l’on joue jouxte sans doute le vestibule, qui est une salle d’attente. Les jeunes gens s’y tiennent comme les débutantes d’un bal, en manque de cavaliers.
« Entrez
un moment dans le vestibule où mes jeunes gens font banquette,
pendant que je monte fermer la chambre ; puisque vous êtes
locataire, c’est tout naturel. »
Pierrot, employé, sans plus de renseignement
Cocaïnomanes
Je
lui dis que je demandais une chambre. « Pour quelques heures
seulement, je n’ai pas trouvé de voiture et je suis un peu malade.
Mais je voudrais qu’on me monte à boire. — Pierrot, va à la
cave chercher du cassis et dis qu’on mette en état le numéro 43.
Voilà le 7 qui sonne. Ils disent qu’ils sont malades. Malades, je
t’en fiche, c’est des gens à prendre de la coco, ils ont l’air
à moitié piqués, il faut les foutre dehors. A-t-on mis une paire
de draps au 22 ? Bon ! voilà le 7 qui sonne encore,
cours-y voir.
Député (dé-puté) de l’action libérale, Monsieur Eugène,Monsieur Victor, Monsieur Lebrun
Après
avoir reconduit jusqu’à la porte le député, qui avait rabattu
son chapeau sur ses yeux, relevé son col et, glissant rapidement
comme il faisait dans ses programmes électoraux, croyait cacher son
visage, Jupien remonta près de M. de Charlus à qui il dit :
« C’était Monsieur Eugène. »
Le
baron savait que Jupien, intelligent comme un homme de lettres,
n’avait nullement l’esprit pratique, parlait toujours, devant les
intéressés, avec des sous-entendus qui ne trompaient personne et
des surnoms que tout le monde connaissait. « Une seconde »,
interrompit Jupien qui avait entendu une sonnette retentir à la
chambre n° 3. C’était un député de l’Action Libérale qui
sortait. Jupien n’avait pas besoin de voir le tableau car il
connaissait son coup de sonnette, le député venant, en effet, tous
les jours après déjeuner. Il avait été obligé ce jour-là de
changer ses heures, car il avait marié sa fille à midi à
Saint-Pierre de Chaillot.(…) Quelquefois cependant Jupien ignorait
la personnalité vraie de ses clients, s’imaginait et disait que
c’était tel boursier, tel noble, tel artiste, erreurs passagères
et charmantes pour ceux qu’on nommait à tort, et finissait par se
résigner à ignorer toujours qui était Monsieur Victor. Jupien
avait aussi l’habitude, pour plaire au baron, de faire l’inverse
de ce qui est de mise dans certaines réunions. « Je vais vous
présenter Monsieur Lebrun » (à l’oreille : « Il
se fait appeler M. Lebrun mais en réalité c’est le grand-duc de
Russie » ). Inversement, Jupien sentait que ce n’était pas
encore assez de présenter à M. de Charlus un garçon laitier. Il
lui murmurait en clignant de l’œil : « Il est garçon
laitier, mais, au fond, c’est surtout un des plus dangereux apaches
de Belleville » (il fallait voir le ton grivois dont Jupien
disait « apache » ). Et comme si ces références ne
suffisaient pas, il tâchait d’ajouter quelques « citations ».
« Il a été condamné plusieurs fois pour vol et cambriolage
de villas, il a été à Fresnes pour s’être battu (même air
grivois) avec des passants qu’il a à moitié estropiés et il a
été au bat’ d’Af. Il a tué son sergent. »
Gigolos
anonymes
Jupien
parfois les prévenait qu’« il fallait être plus pervers ».
Alors l’un d’eux, de l’air de confesser quelque chose de
satanique, aventurait : « Dites donc, baron, vous n’allez
pas me croire, mais quand j’étais gosse, je regardais par le trou
de la serrure mes parents s’embrasser. C’est vicieux, pas ?
Vous avez l’air de croire que c’est un bourrage de crâne, mais
non, je vous jure, tel que je vous le dis. » Et M. de Charlus
était à la fois désespéré et exaspéré par cet effort factice
vers la perversité qui n’aboutissait qu’à révéler tant de
sottise et tant d’innocence. Et même le voleur, l’assassin le
plus déterminés ne l’eussent pas contenté, car ils ne parlent
pas de leur crime ; et il y a, d’ailleurs, chez le sadique —
si bon qu’il puisse être, bien plus, d’autant meilleur qu’il
est — une soif de mal que les méchants agissant dans d’autres
buts ne peuvent contenter.
À
l’air mécontent de Jupien, qui avait dû styler le jeune homme
d’avance, on sentit que le faux assassin recevrait tout à l’heure
un fameux savon. « C’est tout le contraire de ce que tu m’as
dit », ajouta le baron pour que Jupien profitât de la leçon
pour une autre fois. « Il a l’air d’une bonne nature, il
exprime des sentiments de respect pour sa famille. — Il n’est
pourtant pas bien avec son père, objecta Jupien, pris au dépourvu,
ils habitent ensemble, mais ils servent chacun dans un bar
différent. » C’était évidemment faible comme crime auprès
de l’assassinat, mais Jupien se trouvait pris au dépourvu. Le
baron n’ajouta rien car, s’il voulait qu’on préparât ses
plaisirs, il voulait se donner à lui-même l’illusion que ceux-ci
n’étaient pas « préparés ». « C’est un vrai
bandit, il vous a dit cela pour vous tromper, vous êtes trop naïf »,
ajouta Jupien pour se disculper et ne faisant que froisser
l’amour-propre de M. de Charlus.
Anecdote du chasseur d’hôtel
« C’est
surtout, ajouta Jupien, pour lui éviter des ennuis, parce que,
voyez-vous, le baron, c’est un grand enfant. Même maintenant qu’il
a ici tout ce qu’il peut désirer il va encore à l’aventure
faire le vilain. Et généreux comme il est, ça pourrait souvent,
par le temps qui court, avoir des conséquences. N’y a-t-il pas
l’autre jour un chasseur d’hôtel qui mourait de peur à cause de
tout l’argent que le baron lui offrait pour venir chez lui. Chez
lui, quelle imprudence ! Ce garçon, qui pourtant aime seulement
les femmes, a été rassuré quand il a compris ce qu’on voulait de
lui. En entendant toutes ces promesses d’argent, il avait pris le
baron pour un espion. Et il s’est senti bien à l’aise quand il a
vu qu’on ne lui demandait pas de livrer sa patrie mais son corps,
ce qui n’est peut-être pas plus moral, mais ce qui est moins
dangereux, et surtout plus facile. »
Le prince de Foix père
A propos du fils (et le morceau redouble d’un soupçon d’inceste la démonstration du « tel père, tel fils ») on avait appris dans Le Côté de Guermantes :
Mais
le prince de Foix, riche lui-même, appartenait non seulement à
cette coterie élégante d’une quinzaine de jeunes gens, mais à un
groupe plus fermé et inséparable de quatre, dont faisait partie
Saint-Loup. On ne les invitait jamais l’un sans l’autre, on les
appelait les quatre gigolos, on les voyait toujours ensemble à la
promenade, dans les châteaux on leur donnait des chambres
communicantes, de sorte que, d’autant plus qu’ils étaient tous
très beaux, des bruits couraient sur leur intimité. Je pus les
démentir de la façon la plus formelle en ce qui concernait
Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c’est que plus tard, si l’on
apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en
revanche chacun d’eux l’avait entièrement ignoré des trois
autres. Et pourtant chacun d’eux avait bien cherché à s’instruire
sur les autres, soit pour assouvir un désir, ou plutôt une rancune,
empêcher un mariage, avoir barre sur l’ami découvert. Un
cinquième (car dans les groupes de quatre on est toujours plus de
quatre) s’était joint aux quatre platoniciens qui l’étaient
plus que tous les autres. Mais des scrupules religieux le retinrent
jusque bien après que le groupe des quatre fût désuni et lui-même
marié, père de famille, implorant à Lourdes que le prochain enfant
fût un garçon ou une fille, et dans l’intervalle se jetant sur
les militaires.
En
même temps qu’on croyait M. de Charlus prince, en revanche on
regrettait beaucoup, dans l’établissement, la mort de quelqu’un
dont les gigolos disaient : « Je ne sais pas son nom, il
paraît que c’est un baron » et qui n’était autre que le
prince de Foix (le père de l’ami de Saint-Loup). Passant, chez sa
femme, pour vivre beaucoup au cercle, en réalité il passait des
heures chez Jupien à bavarder, à raconter des histoires du monde
devant des voyous. C’était un grand bel homme, comme son fils. Il
est extraordinaire que M. de Charlus, sans doute parce qu’il
l’avait toujours connu dans le monde, ignorât qu’il partageait
ses goûts. On allait même jusqu’à dire qu’il les avait
autrefois portés jusque sur son fils encore collégien (l’ami de
Saint-Loup), ce qui était probablement faux. Au contraire, très
renseigné sur des mœurs que beaucoup ignorent, il veillait beaucoup
aux fréquentations de son fils. Un jour qu’un homme, d’ailleurs
de basse extraction, avait suivi le jeune prince de Foix jusqu’à
l’hôtel de son père, où il avait jeté un billet par la fenêtre,
le père l’avait ramassé. Mais le suiveur, bien qu’il ne fût
pas aristocratiquement du même monde que M. de Foix le père,
l’était à un autre point de vue. Il n’eut pas de peine à
trouver dans de communs complices un intermédiaire qui fit taire M.
de Foix en lui prouvant que c’était le jeune homme qui avait
provoqué cette audace d’un homme âgé. Et c’était possible.
Car le prince de Foix avait pu réussir à préserver son fils des
mauvaises fréquentations au dehors mais non de l’hérédité. Au
reste, le jeune prince de Foix resta, comme son père, ignoré à ce
point de vue des gens du monde bien qu’il allât plus loin que
personne avec ceux d’un autre.
Le
vicomte de Courvoisier
On
entendait des pas lents dans l’escalier. Par une indiscrétion qui
était dans sa nature Jupien ne put se retenir de me dire que c’était
le baron qui descendait, qu’il ne fallait à aucun prix qu’il me
vît, mais que, si je voulais entrer dans la petite chambre contiguë
au vestibule où étaient les jeunes gens, il allait ouvrir les
vasistas, truc qu’il avait inventé pour que le baron pût voir et
entendre sans être vu, et qu’il allait, me disait-il, retourner en
ma faveur contre lui. « Seulement, ne bougez pas. » Et
après m’avoir poussé dans le noir, il me quitta. D’ailleurs, il
n’avait pas d’autre chambre à me donner, son hôtel, malgré la
guerre, étant plein. Celle que je venais de quitter avait été
prise par le vicomte de Courvoisier qui, ayant pu quitter la
Croix-Rouge de X… pour deux jours, était venu se délasser une
heure à Paris avant d’aller retrouver au château de Courvoisier
la vicomtesse, à qui il dirait n’avoir pas pu prendre le bon
train. Il ne se doutait guère que M. de Charlus était à quelques
mètres de lui, et celui-ci ne s’en doutait pas davantage, n’ayant
jamais rencontré son cousin chez Jupien, lequel ignorait la
personnalité du vicomte soigneusement dissimulée.
Le prêtre
À ce moment j’aperçus, avec une démarche lente, à côté d’un
militaire qui évidemment sortait avec elle d’une chambre voisine,
une personne qui me parut une dame assez âgée, en jupe noire. Je
reconnus bientôt mon erreur, c’était un prêtre. C’était cette
chose si rare, et en France absolument exceptionnelle, qu’est un
mauvais prêtre. Évidemment le militaire était en train de railler
son compagnon au sujet du peu de conformité que sa conduite offrait
avec son habit, car celui-ci, d’un air grave et levant vers son
visage hideux un doigt de docteur en théologie, dit
sentencieusement : « Que voulez-vous, je ne suis pas
(j’attendais « un saint » ) un ange. » D’ailleurs
il n’avait plus qu’à s’en aller et prit congé de Jupien qui,
ayant accompagné le baron, venait de remonter, mais par étourderie
le mauvais prêtre oublia de payer sa chambre. Jupien, que son esprit
n’abandonnait jamais, agita le tronc dans lequel il mettait la
contribution de chaque client, et le fit sonner en disant :
« Pour les frais du culte, Monsieur l’Abbé ! » Le
vilain personnage s’excusa, donna sa pièce et disparut. Jupien
vint me chercher dans l’antre obscur où je n’osais faire un
mouvement.
Léon
Le patron y était, je le payai. À ce moment un jeune homme en
smoking entra et demanda d’un air d’autorité au patron :
« Pourrai-je avoir Léon demain matin à onze heures moins le
quart au lieu de onze heures parce que je déjeune en ville ? —
Cela dépend, répondit le patron, du temps que le gardera l’abbé. »
Cette réponse ne parut pas satisfaire le jeune homme en smoking qui
semblait déjà prêt à invectiver contre l’abbé, mais sa colère
prit un autre cours quand il m’aperçut ; marchant droit au
patron : « Qui est-ce ? Qu’est-ce que ça
signifie ? », murmura-t-il d’une voix basse mais
courroucée. Le patron, très ennuyé, expliqua que ma présence
n’avait aucune importance, que j’étais un locataire. Le jeune
homme en smoking ne parut nullement apaisé par cette explication. Il
ne cessait de répéter : « C’est excessivement
désagréable, ce sont des choses qui ne devraient pas arriver, vous
savez que je déteste ça et vous ferez si bien que je ne remettrai
plus les pieds ici. » L’exécution de cette menace ne parut
pas cependant imminente, car il partit furieux mais en recommandant
que Léon tâchât d’être libre à 11 h. moins ¼, 10 h. ½ si
possible.
Derniers clients avant fermeture
Dans une même salle de la maison de Jupien beaucoup d’hommes, qui
n’avaient pas voulu fuir, s’étaient réunis. Ils ne se
connaissaient pas entre eux, mais étaient pourtant à peu près du
même monde, riche et aristocratique. L’aspect de chacun avait
quelque chose de répugnant qui devait être la non-résistance à
des plaisirs dégradants. L’un, énorme, avait la figure couverte
de taches rouges, comme un ivrogne. J’avais appris qu’au début
il ne l’était pas et prenait seulement son plaisir à faire boire
des jeunes gens. Mais, effrayé par l’idée d’être mobilisé
(bien qu’il semblât avoir dépassé la cinquantaine), comme il
était très gros il s’était mis à boire sans arrêter pour
tâcher de dépasser le poids de cent kilos, au-dessus duquel on
était réformé. (…) Un autre homme du grand monde, celui-là fort
jeune et d’une extrême distinction physique, était entré. Chez
lui, à vrai dire, il n’y avait encore aucun stigmate extérieur
d’un vice, mais, ce qui était plus troublant, d’intérieurs.
Très grand, d’un visage charmant, son élocution décelait une
tout autre intelligence que celle de son voisin l’alcoolique, et,
sans exagérer, vraiment remarquable. Mais à tout ce qu’il disait
était ajoutée une expression qui eût convenu à une phrase
différente. Comme si, tout en possédant le trésor complet des
expressions du visage humain, il eût vécu dans un autre monde, il
mettait à jour ces expressions dans l’ordre qu’il ne fallait
pas, il semblait effeuiller au hasard des sourires et des regards
sans rapport avec le propos qu’il entendait. J’espère pour lui,
si, comme il est certain, il vit encore, qu’il était non la proie
d’une maladie durable mais d’une intoxication passagère.
Flics et ordonnances
Du recensement qui précède ressort que Proust traite avec une tendresse exceptionnelle, et pour une fois avec une absence de distance ironique l’assemblée de jeunes lionceaux qui attend d’entrer dans la cage pour dévorer les dompteurs consentants. Il règne entre eux une forme de fraternité indétectable dans la réalité ordinaire. Toute la scène de l’hôtel de Jupien est destinée à dénoncer la morale bourgeoise, que transgressent autant les clients que leurs « patrons ».
Il
est probable que si l’on avait demandé leur carte de visite à
tous ces hommes on eût été surpris de voir qu’ils appartenaient
à une haute classe sociale. Mais quelque vice, et le plus grand de
tous, le manque de volonté qui empêche de résister à aucun, les
réunissait là, dans des chambres isolées il est vrai, mais chaque
soir, me dit-on (…)
.
Ils s’en cachaient peu, du reste, au contraire des petits
chasseurs, ouvriers, etc. qui servaient à leur plaisir. Et en dehors
de beaucoup de raisons que l’on devine, cela se comprend par
celle-ci. Pour un employé d’industrie, pour un domestique, aller
là c’était, comme pour une femme qu’on croyait honnête, aller
dans une maison de passe. Certains qui avouaient y être allés se
défendaient d’y être plus jamais retournés, et Jupien lui-même,
mentant pour protéger leur réputation ou éviter des concurrences,
affirmait : « Oh ! non, il ne vient pas chez moi, il
ne voudrait pas y venir. » Pour des hommes du monde, c’est
moins grave, d’autant plus que les autres gens du monde qui n’y
vont pas ne savent pas ce que c’est et ne s’occupent pas de votre
vie.
Ces deux classes qui protègent leur liberté par l’anonymat et la fréquentation des ténèbres ont un ennemi commun, la police. Il est frappant de relever les occurrences du mot « police » dans le deuxième chapitre du temps retrouvé où la pression se fait si forte qu’elle paraît confiner à l’obsession. Ce martèlement ne semble pas relever d’un défaut de construction, mais bien de l’usage volontaire d’un refrain, peut-être tardivement introduit dans le texte définitif :
Puis à 9 h. ½, alors que personne n’avait encore eu le temps de
finir de dîner, à cause des ordonnances de police on éteignait
brusquement toutes les lumières et la nouvelle bousculade des
embusqués arrachant leurs pardessus aux chasseurs du restaurant où
j’avais dîné avec Saint-Loup un soir de perme [l’abréviation
est curieuse et inédite sous la plume de Proust] avait lieu à 9 h.
35 dans une mystérieuse pénombre de chambre où l’on montre la
lanterne magique, ou de salle de spectacle servant à exhiber les
films d’un de ces cinémas vers lesquels allaient se précipiter
dîneurs et dîneuses.
Déjà, anticipant sur la paix, se cachant dans l’obscurité pour
ne pas enfreindre trop ouvertement les ordonnances de la police,
partout des danses nouvelles s’organisaient, se déchaînaient dans
la nuit.
Or, il est faux de croire que l’échelle des craintes correspond à
celle des dangers qui les inspirent. On peut avoir peur de ne pas
dormir, et nullement d’un duel sérieux, d’un rat et pas d’un
lion. Pendant quelques heures les agents de police ne s’occuperaient
que de la vie des habitants, chose si peu importante, et ne
risqueraient pas de les déshonorer.
Mais au printemps, au contraire, parfois de temps à autre, bravant
les règlements de la police, un hôtel particulier, ou seulement un
étage d’un hôtel, ou même seulement une chambre d’un étage,
n’ayant pas fermé ses volets apparaissait, ayant l’air de se
soutenir toute seule sur d’impalpables ténèbres, comme une
projection purement lumineuse, comme une apparition sans consistance.
Derrière les volets clos de chaque fenêtre la lumière, tamisée à
cause des ordonnances de police, décelait pourtant un insouci
complet de l’économie. Et à tout instant la porte s’ouvrait
pour laisser entrer ou sortir quelque visiteur nouveau. C’était un
hôtel par qui la jalousie de tous les commerçants voisins (à cause
de l’argent que ses propriétaires devaient gagner) devait être
excitée …
La dénonciation des bons pères de famille et des patriotes fait courir un danger plus pressant encore soumettant l’établissement à la menace constante des « descentes » organisées, alors que la police devrait avoir mieux à faire que de s’obstiner à « déshonorer » les particuliers.
Le Narrateur de Proust qui enquête également pour tenter de déterminer la nature du crime, (bourreaux-chauffeurs ou espions) exerce également une fonction de policier symbolique, comme on l’ a vu faire, en vain, vis-à vis des fugues d’Albertine.
Je reconnais que dans tout cela je fus le plus apathique quoique le
plus douloureux des policiers. Mais la fuite d'Albertine ne m'avait
pas rendu les qualités que l'habitude de la faire surveiller par
d'autres m'avait enlevées. (Albertine disparue)
Stéphane Chaudier nous rappelle au sujet des notions de crime et de culpabilité une conversation -improbable- sur Dostoïevsky où Le narrateur « apprend à Albertine comment reconnaître les «phrases-types» récurrentes qui organisent thématiquement le déploiement d’une œuvre peut-être écrite pour favoriser leur apparition ».
–Mais est-ce qu'il a jamais assassiné quelqu'un, Dostoïevski ?
Les romans que je connais de lui pourraient tous s'appeler l'Histoire
d'un crime. C'est une obsession chez lui, ce n'est pas naturel qu'il
parle toujours de ça. –Je ne crois pas, ma petite Albertine, je
connais mal sa vie. Il est certain que, comme tout le monde, il a
connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et probablement
sous une forme que les lois interdisent. En ce sens-là, il devait
être un peu criminel, comme ses héros, qui ne le sont d'ailleurs
pas tout à fait, qu'on condamne avec des circonstances atténuantes.
Et ce n'était même peut-être pas la peine qu'il fût criminel. Je
ne suis pas romancier ; il est possible que les créateurs soient
tentés par certaines formes de vie qu'ils n'ont pas personnellement
éprouvées. [...]Tout cela me semble aussi loin de moi que possible,
à moins que j'aie en moi des parties que j'ignore, car on ne se
réalise que successivement. (La Prisonnière)
L’ambivalence n’exclut pas que la perspective d’une véritable enquête de police puisse pimenter les actes de débouche des « criminels » :
Si M. de Charlus avait été romancier, la maison que lui avait
aménagée Jupien, en réduisant dans de telles proportions les
risques, du moins (car une descente de police était toujours à
craindre) les risques à l’égard d’un individu des dispositions
duquel, dans la rue, le baron n’eût pas été assuré, eût été
pour lui un malheur.
Dans ces conditions, la phrase par laquelle Maurice tente de recoller à son personnage de mauvais garçon n’a aucune incidence (si ce n’est qu’elle introduit le mot très inattendu de flic) :
Le jeune homme eut beau, comprenant trop tard son erreur, dire qu’il
ne blairait pas les flics…
Et de même Jupien, pour des raisons commerciales ne peut solliciter Monsieur Eugène qui, bien placé, redoute de compromettre sa position :
Car bien que ce député, répudiant les exagérations de l’Action
Française (…) fût bien avec les ministres, flattés d’être
invités à ses chasses, Jupien n’aurait pas osé lui demander le
moindre appui dans ses démêlés avec la police. Il savait que, s’il
s’était risqué à parler de cela au législateur fortuné et
froussard, il n’aurait pas évité la plus inoffensive des
« descentes » mais eût instantanément perdu le plus
généreux de ses clients.
Nom
de vaches : les vaches
Je reconnais que c’est pousser le bouchon et que Proust n’utilise jamais le mot « vache » autrement qu’au sens propre (entre autres quand la duchesse de Guermantes voit pénétrer dans son salon le « troupeau de vaches » qu’est pour elle Mme de Cambremer).
Mais quel contemporain de la première guerre mondiale a pu ignorer les exploits de Jules Charles Toussaint Védrines (1881-1919) dit « Julot » (ex-ouvrier des usines Gnômes, qui survola plusieurs fois Paris et se posa sur la terrasse des Galeries Lafayette malgré l’interdiction de la préfecture de police) instructeur de Guynemer, caporal puis adjudant, héros des combats aériens au-dessus de Verdun, qui persista à appeler ses appareils « La Vache » par provocation envers les autorités ?
Si les petits soldats du bordel de gavroches (qui, dans Hugo n’utilise que « condés » et « cognes ») ainsi que leur gardien l’aviateur paraissent ne pas connaître le terme « vache » c’est qu’à l’arrière, « en perme », ils professent envers les forces de l’ordre le même respect silencieux qu’envers leurs officiers.
Considérez ce court développement comme une parenthèse destinée à souligner la contamination du vocabulaire de l’anarchie dans le langage usuel des résistants à l’ordre, fussent-ils des héros…
Selon une étymologie peut être douteuse, l’expression « mort aux vaches » remonterait à la guerre de 1870 où certains drapeaux allemands portaient le mot « Wache », sentinelle.
Qu’il soit d’usage courant dans l’argot d’avant 1914 est attesté par Anatole France qui l’explique en 1905 dans « Crainquebille » : « J’ai dit : « Mort aux vaches ! » parce que M. l’agent a dit : « Mort aux vaches ! » Alors j’ai dit : « Mort aux vaches ! » (…) », et son avocat :
– Non, certes, je ne méconnais pas les services modestes et précieux que rendent journellement les gardiens de la paix à la vaillante population de Paris. Et je n’aurais pas consenti à vous présenter, Messieurs, la défense de Crainquebille, si j’avais vu en lui l’insulteur d’un ancien soldat. On accuse mon client d’avoir dit : “Mort aux vaches!“. Le sens de cette phrase n’est pas douteux. Si vous feuilletez le dictionnaire de la langue verte, vous y lirez : “Vachard, paresseux, fainéant; qui s’étend paresseusement comme une vache, au lieu de travailler”. – Vache, qui se vend à la police ; mouchard. “Mort aux vaches!” se dit dans un certain monde.
On le trouve déjà dans le sens qui nous est devenu familier grâce au slogan anarchiste en 1898 dans Cocardes et dentelles de Richard O’Monroy :
Au moment où le corps de Jean
Roule, le grand meneur de la grève, était apporté sur une civière,
des vociférations terribles retentirent, lancées par des voies
rauques :
« — Mort aux bourgeois ! — Vive l’anarchie ! — Vive la Commune ! — Mort aux vaches ! »
« — Mort aux bourgeois ! — Vive l’anarchie ! — Vive la Commune ! — Mort aux vaches ! »
Dans l’argot du soldat de 1914, qui traite aussi les officiers de fainéants, l’expression Bande de vaches est souvent relevée lors des procès devant les conseils de guerre comme un outrage équivalant à une attaque physique. Le terme désigne autant les officiers de carrière (les nobles) que les gendarmes et les policiers. Car, le rôle du policier, qui est exempt de front , consiste essentiellement à faire la chasse aux déserteurs, pour la capture desquels leur sont promises d’importantes primes (qu’ils réclament souvent en vain -rien ne change!). Ils sont donc doublement « vaches ». Ils accompagnent (tout travail mérite salaire) les délinquants et les condamnés à mort. Les plus gradés d’entre eux échafaudent des pièges grotesques dans les gare et aux frontières pour débusquer les espions.
Un relevé par l’Inspection des Chemin de fer du Nord des graffitis sur les trains de permissionnaires, pendant 169 jours de 1917, témoigne de la fréquence de l’incrimination des forces de l’ordre dans les mouvements d’insubordination, aux côté des « vive la révolution » ou « à mort Poincaré ». L’ennemi principal n’est plus l’Allemand, c’est le flic. Jugez-en !
« Quand
j’étais petit, je gardais les vaches, maintenant c’est une qui
me garde », 4 juillet
« A
bas les cognes, la police au front »
« A
bas les fliques, vive les midinettes et la grève » (29 et 19
juin)
« Guerre
aux gendarmes, les boches après » (5 juillet, 30 juin) « Mort
aux gendarmes », « Les gendarmes sont aussi vaches que
les Boches, qu’on les pende »
Méditons cette pensée légère du Docteur du Boulbon, l’ami de Bergotte qui ne croît pas en sa propre pratique :
Dans
la pathologie nerveuse, un médecin qui ne dit pas trop de bêtises,
c'est un malade à demi guéri, comme un critique est un poète qui
ne fait plus de vers, un policier un voleur qui n'exerce plus.
Réciproquement, les modèles génétiques de Charlus, les Vidocq et les Vautrin, comme Tante Urlurette (Cambaceres), sont des vaches déguisées en Taureauminos par la magie noire du désir.
Arrestation
de Charlus
Stéphane Chaudier.
« Affleurements de l’intrigue policière dans La Recherche
du temps perdu »
Une enquête lexicale sur les mots police et policier dans la
Recherche montre que ces deux lexèmes sont associés de manière
quasi systématique au thème de l’homosexualité et plus
spécifiquement encore au personnage de Charlus. Voulant calomnier le
baron auprès de l’un de ses amis, Mme Verdurin n’a aucun mal à
se lancer dans une tirade romanesque et homophobe où l’on retrouve
le thème populaire du forçat, si prégnant au XIXe siècle :
«Je vous dirai, reprit Mme Verdurin pour lever les derniers
scrupules de Brichot, que je ne me sens pas en sûreté avec ça chez
moi. Je sais qu'il a eu de sales histoires et que la police l'a à
l'œil.» Et comme elle avait un certain don d'improvisation quand la
malveillance l'inspirait, Mme Verdurin ne s'arrêta pas là : «Il
paraît qu'il a fait de la prison. Oui, oui, ce sont des personnes
très renseignées qui me l'ont dit. Je sais, du reste, par quelqu'un
qui demeure dans sa rue, qu'on n'a pas idée des bandits qu'il fait
venir chez lui.» Et comme Brichot, qui allait souvent chez le baron,
protestait, Mme Verdurin, s'animant, s'écria : « Mais je vous en
réponds ! c'est moi qui vous le dis », expression par laquelle elle
cherchait d'habitude à étayer une assertion jetée un peu au
hasard. « Il mourra assassiné un jour ou l'autre, comme tous ses
pareils d'ailleurs. Il n'ira peut-être même pas jusque-là parce
qu'il est dans les griffes de ce Jupien, qu'il a eu le toupet de
m'envoyer et qui est un ancien forçat, je le sais, vous savez, oui,
et de façon positive. Il tient Charlus par des lettres qui sont
quelque chose d'effrayant, il paraît. Je le sais par quelqu'un qui
les a vues et qui m'a dit : « Vous vous trouveriez mal si vous
voyiez cela. » C'est comme ça que ce Jupien le fait marcher au
bâton et lui fait cracher tout l'argent qu'il veut. J'aimerais mille
fois mieux la mort que de vivre dans la terreur où vit Charlus.
Contrairement à son
personnage, jamais Proust ne spécule sur ce romanesque de la peur
destiné à effrayer et à ravir, au nom de la morale, un lecteur
curieux de l’ostracisme qu’aurait mérité l’inverti, ce
monstre hyperboliquement vicieux. Mais cette « terreur »
constitue néanmoins un matériau romanesque que Proust traite de
deux manières très différentes. Parfois, le roman en reste à une
vision extérieure des choses ; il insiste alors sur les ressources
que le danger développe dans ces vies romanesques se déployant aux
frontières de la légalité :
[…] tous obligés à protéger leur secret, mais ayant leur part d’un secret des autres que le reste de l’humanité ne soupçonne pas et qui fait qu’à eux les romans d’aventure les plus invraisemblables semblent vrais ; car dans cette vie romanesque, anachronique, l’ambassadeur est ami du forçat ; le prince, avec une certaine liberté d’allures que donne l’éducation aristocratique et qu’un petit bourgeois tremblant n’aurait pas, en sortant de chez la duchesse s’en va conférer avec l’apache. (SG I)
Or le héros est le filtre privilégié par lequel l’information parvient au lecteur ; celui-ci peut donc être « contaminé » à son tour par cette « terreur » qui émane d’une topique policière entée sur la thématique homosexuelle. Ainsi, avant même de savoir que Charlus est homosexuel, le héros fait cette pénétrante observation :
Il m'avait évidemment vu, sans le laisser paraître, et je m'aperçus
alors que ses yeux, qui n'étaient jamais fixés sur l'interlocuteur,
se promenaient perpétuellement dans toutes les directions, comme
ceux de certains animaux effrayés, ou ceux de ces marchands en plein
air qui, tandis qu'ils débitent leur boniment et exhibent leur
marchandise illicite, scrutent, sans pourtant tourner la tête, les
différents points de l'horizon par où pourrait venir la police.
S'il dévisageait les inconnus (et pendant cette courte promenade il
lança deux ou trois fois son terrible et profond regard en coup de
sonde sur des gens insignifiants et de la plus modeste extraction qui
passaient), en revanche, il ne regardait à aucun moment, si j'en
jugeais par moi, les personnes qu'il connaissait –comme un policier
en mission secrète mais qui tient ses amis en dehors de sa
surveillance professionnelle. (JFF)
Ce n’est pas une « descente » dans un bordel ni ses professions de foi germanophiles et défaitistes qui confronte finalement Charlus à la police, mais la mort de Saint-Loup et la vengeance à triple bande des autres amants du protégé des mondains. Comme toutes les actions policières et judiciaires, l’arrestation de Charlus tourne à la farce sinistre. La brièveté expéditive de l’anecdote n’en constitue pas moins une condamnation radicale d’un système fondé sur l’hypocrisie, dont la guerre est la manifestation monstrueuse.
Saint-Loup causa, sinon par sa mort, du moins par ce qu'il avait fait
dans les semaines qui l'avaient précédée, des chagrins plus grands
que celui de la duchesse. En effet, le lendemain même du soir où
j'avais vu M. de Charlus, le jour même où le baron avait dit à
Morel : « Je me vengerai », les démarches de Saint-Loup pour
retrouver Morel avaient abouti – c'est-à-dire qu'elles avaient
abouti à ce que le général sous les ordres de qui aurait dû être
Morel, s'étant rendu compte qu'il était déserteur, l'avait fait
rechercher et arrêter et, pour s'excuser auprès de Saint-Loup du
châtiment qu'allait subir quelqu'un à qui il s'intéressait, avait
écrit à Saint-Loup pour l'en avertir. Morel ne douta pas que son
arrestation n'eût été provoquée par la rancune de M. de Charlus.
Il se rappela les paroles : « Je me vengerai », pensa que c'était
là cette vengeance, et demanda à faire des révélations. « Sans
doute, déclara-t-il, j'ai déserté. Mais si j'ai été conduit sur
le mauvais chemin est-ce tout à fait ma faute ? » Il raconta sur M.
de Charlus et sur M. d'Argencourt, avec lequel il s'était brouillé
aussi, des histoires ne le touchant pas à vrai dire directement,
mais que ceux-ci, avec la double expansion des amants et des
invertis, lui avaient racontées, ce qui fit arrêter à la fois M.
de Charlus et M. d'Argencourt. Cette arrestation causa peut-être
moins de douleur à tous deux que d'apprendre à chacun, qui
l'ignorait, que l'autre était son rival, et l'instruction révéla
qu'ils en avaient énormément d'obscurs, de quotidiens, ramassés
dans la rue. Ils furent bientôt relâchés, d'ailleurs. Morel le fut
aussi parce que la lettre écrite à Saint-Loup par le général lui
fut renvoyée avec cette mention : « Décédé, mort au champ
d'honneur. » Le général voulut faire pour le défunt que Morel fût
simplement envoyé sur le front ; il s'y conduisit bravement, échappa
à tous les dangers et revint, la guerre finie, avec la croix que M.
de Charlus avait jadis vainement sollicitée pour lui et que lui
valut indirectement la mort de Saint-Loup. J'ai souvent pensé
depuis, en me rappelant cette croix de guerre égarée chez Jupien,
que si Saint-Loup avait survécu il eût pu facilement se faire élire
député dans les élections qui suivirent la guerre, grâce à
l'écume de niaiserie et au rayonnement de gloire qu'elle laissa
après elle, et où, si un doigt de moins, abolissant des siècles de
préjugés, permettait d'entrer par un brillant mariage dans une
famille aristocratique, la croix de guerre, eût-elle été gagnée
dans les bureaux, tenait lieu de profession de foi pour entrer, dans
une élection triomphale, à la Chambre des Députés, presque à
l'Académie française.
Tout est bien qui finit bien : au sortir de la bacchanale orgiaque des Mercanti on peut danser la Carmagnole autour des nouveaux héros, que leur duplicité et leur persistance dans le vice ont porté au pinacle des honneurs républicains.
A contrario, aucune croix de guerre ou citation à l’ordre des armées n’a empêché que les « petits » et les non introduits fussent conduits devant les pelotons d’exécution.
Arrestation
de Proust
« L’ouvrier
le voyant debout, bien enveloppé dans sa capote, immobile ou se
promenant en se dandinant autour de son îlot, a une tendance à le
traiter de fainéant…
« La
police, chargée d’assurer la sécurité publique, commet des
crimes ; elle viole tous les principes du droit public, toutes
les garanties... qui protègent le citoyen... elle substitue son
action à celle de la loi ; elle s’attribue des fonctions de
juge... elle en arrive à pratiquer des attentats à la pudeur, à
exciter des mineures à la débauche, à se rendre complice de délits
de crimes qu’elle poursuit ensuite et fait condamner. »
(Yves Guyot, La police, étude de physiologie sociale,
Paris, 1884)
A en croire Céleste Albaret, Proust nourrissait les mêmes inquiétudes que les clients de la maison de passe à qui on ne demandait pas leur carte de visite, mais leurs papiers. Céleste prête à son maître la remarque :
« Quand je vais là, je n’aime pas beaucoup m’y attarder,
avec les opérations de police qui s’y font. Je ne voudrais pas
parader dans les journaux demain. »
On connaît la bonne excuse des artistes contraints de fréquenter les « mauvais lieux » pour travailler sur le motif. L’absence de datation de cette phrase ne permet pas de déterminer s’il parlait par expérience.Il a fallu attendre 2005 pour que Laure Murat déniche le rapport de police qui témoigne d’une arrestation de Proust surpris en plein travail (alors que chaque sortie lui coûtait d’impossibles efforts et qu’il n’était pas encore, et heureusement sans doute pour l’intérêt qu’auraient pu y porter la presse) auréolé du blanc-seing du Prix Goncourt, ni même considéré comme un petit chroniqueur mondain de seconde zone. Il n’y avait pas bien loin à chercher pourtant puisque le rapport figure dans le dossier Le Cuziat des archives de la préfecture de police, mais aucun des spécialistes historiques ne paraît avoir songé à aller y voir de plus près, pas plus d’ailleurs qu’on ne semble avoir recherché l’origine des fonds qui permit l’achat de l’hôtel Marigny.
Tout l’intérêt des extraits accessibles des rapports en question repose, non pas sur la constatation du flagrant délit mais sur les éléments qui recoupent la fiction, permettant de se faire une idée du travail transposition auquel s’est livré l’auteur, ainsi peut-être que de la date jusqu’à laquelle il a pu nourrir son livre de l’expérience vécue. Depuis cette découverte de nombreux exégètes ont résumé les faits, mais, comme il est toujours préférable de s’approcher de la source, j’ai choisi de citer l’article de « l’inventrice » comme on dit des archéologues:
Laure Murat in revue
littéraire n°14
Le 10 janvier
1918, une lettre anonyme dénonce les « boîtes de la rue Godot
et de la rue des Arcades (sic), où le tenancier attire et procure
des jeunes gens, soldats, marins, et où des officiers amateurs,
comme des civils, viennent faire une noce ignoble. »
Une descente de
police a lieu dans la nuit du 11 au 12 janvier 1918 à l’hôtel
Marigny rue de l’Arcade. Le rapport du commissaire Tanguy sera
remis le 19 du mois au préfet de police : « Cet hôtel
m’avait été signalé comme un lieu de rendez-vous de pédérastes
majeurs et mineurs. Le patron de l’hôtel, homoseuxuel (sic)
lui-même, facilitait la réunion d’adeptes de la débauche
anti-physique. Des surveillances que j’avais fait exercer avaient
confirmé les renseignements que j’avais ainsi recueillis. A mon
arrivée, j’ai trouvé le sieur Le Cuziat dans un salon du
rez-de-chaussée, buvant du champagne avec trois individus aux
allures de pédérastes. » (…)
Dans le « salon
de la beuverie » une feuille jointe mentionne que les
«individus » en question sont :
« Proust
Marcel, 46 ans, rentier, 102 bd Haussmann
Pernet Léon, né
à Paris (15è) le 3 avril 1896, soldat de 1ère classe du 140è
Régiment d’Infanterie. En congé de convalescence illimité, en
attendant sa mis à la réforme N°1.
Brouillet André,
né à Nention (Dordogne) le 5 mars 1895, caporal au 408è
d’Infanterie en congé illimité de convalescence en attendant sa
mise à la réforme N°, demeurant 11 rue de l’Arcade. »
[Le caporal Brouillet, qui réside sur place serait-il cet André, dont certaines sources supposent qu’il serait à l’origine de la brouille entre Proust et Le Cuziat (Céleste : « un petit jeune homme qui vivait avec lui— il s'appelait André, je crois— et qui gardait la maison en son absence. »)]
Un
seul, légèrement blessé au bras, ne fut pas à la hauteur des
autres car il dit, comme il devait bientôt repartir : « Dame,
ça n’a pas été la bonne blessure » (celle qui fait
réformer), comme Mme Swann disait jadis : « J’ai trouvé
le moyen d’attraper la fâcheuse influenza. »
« Après
lui avoir décliné ma qualité et exhibé le mandat dont j’étais
porteur, je l’ai invité [Le Cuziat] à me conduire dans les
chambres d’hôtel. Au rez-de-chaussé, dans une chambre que Le
Cuziat m’a dit être la sienne, j’ai trouvé un individu de mine
efféminée, en tête-à-tête avec un lieutenant belge. Dans
chacune des chambres n°1 et 2, au premier étage, dites de
« passe », j’ai trouvé un couple d’hommes. Chaque
couple se composait d’un majeur et d’un mineur et leur attitude
ne laissait aucun doute sur le motif de leur présence dans ces
chambres. Deux de ces mineurs, interrogés, ont fait des aveux
complets. Le nommé Le Cuziat, également interrogé, a avoué, lui
aussi, qu’il était un adepte de la débauche anti-physique et
qu’il ne croyait pas faire mal en recevant dans son hôtel des
homosexuels. »
« Procès-Verbaux
ont été dressés contre lui pour excitation habituelle de mineurs à
la débauche ainsi que pour vente de boissons après l’heure
réglementaire de fermeture des établissements publics. »
Sont cités, un
lieutenant belge en compagnie d’un « artiste » de 18
ans, un médecin aide-major sans permission avec un garçon d’hôtel
de 19 ans, un passementier, soldat, avec un jeune homme de 17 ans, et
à la rubrique « Personnel », « Ferrahoui Mohamed
Saïd, né à Constantine, le 1er janvier 1890, garçon connu comme
homo-sexuel (Pas mobilisable) »
Dès le 2
février, l’hötel Marigny est frappé par la consigne à la troupe
française : aucun soldat n’a désormais le droit de s’y
rendre… Cette décision, comme l’explique Le Cuziat dans sa
lettre du 4 février au préfet, signifie sa ruine, ses revenus
provenant principalement des militaires en permission. Il demande une
nouvelle enquête, afin que la police constate que sa maison n’est
plus fréquentée par des « pédérastes ». Le 5 mars
1918, Le Cuziat est condamné par la 10è chambre correctionnelle à
quatre mois d’emprisonnement et 200 francs d’amende.
Le 20 octobre
1918, le brigadier Lechat remet un nouveau rapport ; le
brigadier soumet entre les lignes un avis assez favorable de levée
de la consigne « dans le but de recevoir les samedis et
dimanches les permissionnaires militaires, cette clientèle lui étant
d’un rapport plus important que les locataires qu’il loge
actuellement ».(…) Le 12 décembre 1918, François Froment
Meurice, honorable membre du Conseil Municipal de Paris, écrit à la
préfecture de police pour appuyer personnellement la demande.
Jupien revint me chercher et descendit avec moi. « Je ne
voudrais pas que vous me jugiez mal, me dit-il, cette maison ne me
rapporte pas autant d’argent que vous croyez, je suis forcé
d’avoir des locataires honnêtes, il est vrai qu’avec eux seuls
on ne ferait que manger de l’argent. Ici c’est le contraire des
Carmels, c’est grâce au vice que vit la vertu. Non, si j’ai pris
cette maison, ou plutôt si je l’ai fait prendre au gérant que
vous avez vu, c’est uniquement pour rendre service au baron et
distraire ses vieux jours. »(…) Celui-ci, même pour la
conversation, pour lui tenir compagnie, pour jouer aux cartes, ne se
plaisait plus qu’avec des gens du peuple qui l’exploitaient.
Le délit de « vente de boissons après l’heure réglementaire de fermeture des établissements publics. » consécutif aux ordonnances de police pendant la guerre, a peut-être inspiré le motif de la soif, curiosité dangereuse. Le délit d’ « excitation (on aime le terme qui précède l’incitation) de mineurs à la débauche », seul biais permettant à la police française de traîner les homosexuels en justice (la majorité sexuelle pour les filles étant fixée beaucoup plus bas) comme dans l’affaire Fersen est lui à la source d’un épisode considéré comme mineur d’Albertine disparue et regardé comme une digression maladroite et peu crédible, alors qu’il est révélateur des rapports de Proust avec la police, celui dans lequel le Narrateur désespéré est convoqué devant le chef de la sûreté pour avoir ramené chez lui une petite fille. Nouveau signe de l’inachèvement, Albertine absente possède une adresse personnelle.
Devant
la porte d’Albertine, je trouvai une petite fille pauvre qui me
regardait avec de grands yeux et qui avait l’air si bon que je lui
demandai si elle ne voulait pas venir chez moi, comme j’eusse fait
d’un chien au regard fidèle. Elle en eut l’air content. À la
maison, je la berçai quelque temps sur mes genoux, mais bientôt sa
présence, en me faisant trop sentir l’absence d’Albertine, me
fut insupportable. Et je la priai de s’en aller, après lui avoir
remis un billet de cinq cents francs. Et pourtant, bientôt après,
la pensée d’avoir quelque autre petite fille près de moi, de ne
jamais être seul, sans le secours d’une présence innocente, fut
le seul rêve qui me permît de supporter l’idée que peut-être
Albertine resterait quelque temps sans revenir.
Cette scène ébauchée, d’une ironie consommée, stigmatise le cynisme des autorités judiciaires. Le vocabulaire plutôt relâché montre assez qu’il constitue une pierre d’attente pour la démonstration de la pression policière dans l’épisode Jupien. Il semble appeler d’autres développements par le retournement inattendu qui s’opère dans le personnage du « chef de la Sûreté » :
on
sonna de nouveau et Françoise me remit une convocation chez le chef
de la Sûreté. Les parents de la petite fille que j’avais amenée
une heure chez moi avaient voulu déposer contre moi une plainte en
détournement de mineure. Il y a des moments de la vie où une sorte
de beauté naît de la multiplicité des ennuis qui nous assaillent,
entrecroisés comme des leitmotiv wagnériens, de la notion aussi,
émergente alors, que les événements ne sont pas situés dans
l’ensemble des reflets peints dans le pauvre petit miroir que porte
devant elle l’intelligence et qu’elle appelle l’avenir, qu’ils
sont en dehors et surgissent aussi brusquement que quelqu’un qui
vient constater un flagrant délit. (…)
Je
trouvai à la Sûreté les parents qui m’insultèrent en me disant
: « Nous ne mangeons pas de ce pain-là » , me
rendirent les cinq cents francs que je ne voulais pas reprendre, et
le chef de la Sûreté qui, se proposant comme inimitable exemple la
facilité des présidents d’assises à « reparties » ,
prélevait un mot de chaque phrase que je disais, mot qui lui servait
à en faire une spirituelle et accablante réponse. De mon innocence
dans le fait il ne fut même pas question, car c’est la seule
hypothèse que personne ne voulut admettre un instant. Néanmoins les
difficultés de l’inculpation firent que je m’en tirai avec un
savon extrêmement violent, tant que les parents furent là. Mais dès
qu’ils furent partis, le chef de la Sûreté, qui aimait les
petites filles, changea de ton et me réprimanda comme un compère :
» Une autre fois, il faut être plus adroit. Dame, on ne fait
pas des levages aussi brusquement que ça, ou ça rate. D’ailleurs
vous trouverez partout des petites filles mieux que celle-là et pour
bien moins cher. La somme était follement exagérée. » Je
sentais tellement qu’il ne me comprendrait pas si j’essayais de
lui expliquer la vérité que je profitai sans mot dire de la
permission qu’il me donna de me retirer. Tous
les passants, jusqu'à ce que je fusse rentré, me parurent des
inspecteurs chargés d'épier mes faits et gestes. (Fug
675/27).
En
dépit du peu de lignes qui lui sont consacrée l’anecdote prend
une proportion insoupçonnée, mettant en jeu le thème de la
culpabilité sans fondement qui appelle néanmoins une forme
d’auto-châtiment symbolique (dont le paroxysme pourrait être la
peine capitale) et ouvrant sur une réflexion qui remet en cause le
bien fondé de toute justice basée sur des préjugés d’ordre
moral.
Mais
tout à coup, par une confusion dont je ne m’avisai pas (je ne
songeai pas, en effet, qu’Albertine, étant majeure, pouvait
habiter chez moi et même être ma maîtresse), il me sembla que le
détournement de mineures pouvait s’appliquer aussi à Albertine.
Alors la vie me parut barrée de tous les côtés. Et en pensant que
je n’avais pas vécu chastement avec elle, je trouvai, dans la
punition qui m’était infligée pour avoir forcé une petite fille
inconnue à accepter de l’argent, cette relation qui existe presque
toujours dans les châtiments humains et qui fait qu’il n’y a
presque jamais ni condamnation juste, ni erreur judiciaire, mais une
espèce d’harmonie entre l’idée fausse que se fait le juge d’un
acte innocent et les faits coupables qu’il a ignorés.
Françoise
vint m’annoncer qu’un inspecteur était venu s’informer si je
n’avais pas l’habitude d’avoir des jeunes filles chez moi ;
que le concierge, croyant qu’on parlait d’Albertine, avait
répondu que si, et que depuis ce moment la maison semblait
surveillée. Dès lors il me serait à jamais impossible de faire
venir une petite fille dans mes chagrins pour me consoler, sans
risquer d’avoir la honte devant elle qu’un inspecteur surgît et
qu’elle me prît pour un malfaiteur. (…)
Car si j’avais pensé que même une petite fille inconnue pût
avoir, par l’arrivée d’un homme de la police, une idée honteuse
de moi, combien j’aurais mieux aimé me tuer.
En ce qui concerne la morale personnelle, la démonstration est tout aussi accablante, et risible, puisque Proust débusque ici la figure du policier complaisant, qui rejoint celle des médecins et avocats connivents se reconnaissant par « instinct » tels qu’ils apparaissent parmi les résidents de Sodome.
… les membres mêmes qui souhaitent de ne pas se connaître
aussitôt se reconnaissent à des signes naturels ou de convention,
involontaires ou voulus, qui signalent un de ses semblables au
mendiant dans le grand seigneur à qui il ferme la portière de sa
voiture, au père dans le fiancé de sa fille, à celui qui avait
voulu se guérir, se confesser, qui avait à se défendre, dans le
médecin, dans le prêtre, dans l'avocat qu'il est allé trouver ;
tous obligés à protéger leur secret, mais ayant leur part d'un
secret des autres que le reste de l'humanité ne soupçonne pas...
S’agit-il de la transposition d’une expérience vécue ou d’une forme de fantasme visant à rencontrer un ennemi rendu inoffensif parce qu’on peut le soudoyer ? Peut-être une lettre à Paul Morand (qui n’était pas « charliste », plutôt antisémite et avec qui Proust s’était brouillé quelques années plus tôt à cause de quelques lignes maladroites d’une « Ode » évoquant les mystérieuses sorties nocturnes de l’écrivain en sursis) apporte-t-elle un embryon de réponse ; la curieuse insistance sur le secret et l’espoir de découvrir un commissaire qu’il pourrait soudoyer, à l’occasion d’un fait -également mystérieux- qui ne s’est pas produit, montre l’auteur à l’affût de nouvelles sources d’information dans lesquelles se mélangent attirance, répulsion, ironie et mépris :
18 août 1920 :
Hier
Mardi à dix heures vingt j’ai été (sic) chercher dans un hôtel
de Montmartre (rien de Charlus!) des livres anciens qu’on me
demandait de faire expertiser, pour les porter à Tronche, très
connaisseur et qui m’avait donné rendez-vous à onze heures. A dix
heures vingt, ou 25, j’étais devant l’hôtel mais la logeuse
refusa de m’ouvrir disant que ce n’était pas une heure pour voir
les gens. Craignant que mon ami ne m’attendît toute la nuit,
j’insistai, j’offris à travers les volets (car j’étais dans
la rue) dix francs à la logeuse pour me laisser entrer ou qu’elle
prît les livres. Elle me répondit qu’elle se foutait de mes dix
francs et autres injures. Alors pris d’une rage folle je me mis à
tambouriner sur la porte d’entrée avec ma canne si bien que mon
ami finit par m’entendre, me descendit les livres, et je pus être
chez Tronche avec ces livres à onze heures. On me dit que la logeuse
(que je n’ai jamais vue mais qui à travers les volets m’a traité
d’ivrogne, de brute, etc.) veut déposer plainte contre moi comme
tapage nocturne. Je crois qu’elle n’en fera rien et qu’elle
ignore même mon nom. Mais à tout mettre au pis et si elle le
faisait, connaissez-vous quelqu’un à la Préfecture de Police, ou
tout simplement le Commissaire de police de Montmartre de façon à
me donner un mot de recommandation pour l’un ou pour l’autre. Je
ne déposerai pas de plainte pour m’avoir empêcher d’entrer dans
un hôtel à dix heures 25, mais je les mettrais au courant pour le
cas où elle, en déposerait une. Je connais bien d’anciens
directeurs au Ministère de la Justice qui sont maintenant avocats
généraux, ou d’anciens ministres de la Justice, mais cela me
paraît beaucoup pour rien.
De
plus le commissaire de police de Montmartre serait peut’être
amusant (s’il était rétribuable).
Je
vous dis cela à tout hasard parce que vous êtes le plus gentil, le
plus influent, le plus obligent des amis. Vos Feuilles de
température excitent une grande admiration. Dans le milieu
Noailles on oppose leur originalité à l’infériorité de Cocteau.
(Je dois dire que les deux livres qu’il m’a envoyés hier me
semblent charmants).
Bien
entendu pas un mot de mon tapage nocturne (diurne pour moi) au dit
Cocteau qui s’imaginerait du Charlisme là où il n’y en a pas
l’ombre.
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