Prométhée
dé(sen)chaîné
Eugène
Brunet Prométhée enchaîné 1885
« Ce que j’ai vu ce soir est inimaginable. J’arrive de chez
Le Cuziat, comme vous le savez. Il m’avait signalé qu’il y avait
un homme qui se rend chez lui pour se faire flageller. J’ai assisté
à toute la scène, d’une autre pièce, par une petite fenêtre
dans le mur », racontait Proust à Céleste. « Il s’agit
d’un gros industriel qui fait spécialement le voyage du nord de la
France pour cela. Figurez-vous qu’il est là, dans une chambre,
attaché à un mur par des chaînes cadenassées, et qu’une espèce
de sale individu, ramassé on ne sait où et qu’on paie pour cela,
lui tape dessus à coups de fouet, jusqu’à ce que le sang gicle de
partout. Et c’est alors seulement que le malheureux a la jouissance
de tous ses plaisirs…
J’étais si écrasée d’horreur que je lui dis :
— Monsieur, ce n’est pas possible, ça ne peut pas exister !
— Mais si, Céleste, je ne l’ai pas inventé.
— Mais, Monsieur, comment avez-vous pu regarder ça ?
— Justement, Céleste, parce qu’on ne peut pas l’inventer. »
J’étais si écrasée d’horreur que je lui dis :
— Monsieur, ce n’est pas possible, ça ne peut pas exister !
— Mais si, Céleste, je ne l’ai pas inventé.
— Mais, Monsieur, comment avez-vous pu regarder ça ?
— Justement, Céleste, parce qu’on ne peut pas l’inventer. »
Morand publia dans Lampes
à arc en octobre 1919
l’imprudente « Ode à Marcel Proust » qui fâcha Proust. Morand y
exprimait naïvement sa fascination pour son aîné :
Proust à quels raouts
allez-vous donc la nuit
pour
en revenir avec des yeux si las et si lucides ?
Quelles
frayeurs à nous interdites avez-vous connues
pour
en revenir si indulgent et si bon ?
et
sachant les travaux des âmes
et
ce qui se passe dans les maisons,
et
que l’amour fait si mal ?
Dans ces vers, Proust vit une
allusion blessante à ses mœurs et il écrivit une
longue
lettre de remontrances à son cadet : « Cela signifie évidemment la
supposition que
j’ai été pris dans une rafle ou laissé pour mort par des apaches
. » Proust donna à Morand
une double et dure leçon de littérature et de savoir-vivre. Il
condamna cette «
littérature de simple notation » et il critiqua la conception de
l’amitié qui semblait celle
de Morand, insensible à la discrétion exigée par Proust : « Le
sacrifice de toute préoccupation
étrangère et notamment des devoirs de l’amitié à la littérature
est un
dogme
que je ne pratique pas [...] je ne suis pas timide, mais vraiment je
n’aurais pas affronté
d’éprouver ou de causer une douleur pareille [...] à un ami
désarmé par sa tendresse.
» Morand, humilié, semble avoir retenu la leçon. Il reviendra
souvent sur cette
mésaventure, nouvelle scène primitive qui faillit les brouiller.
(...) Or
ce quiproquo les lia davantage, puisque Proust accepta quelques mois
plus tard
de préfacer Tendres stocks
. Pour montrer qu’il n’en voulait pas à Morand, mais qu’il
n’avait pas oublié, il pasticha aussi l’ode malheureuse dans une
lettre à la princesse
[Soutzo] ( Lettre du 10 juin 1920, collection privée ; cité par
Michel Collomb, Paul Morand. Petits certificats de
vie ) où il cite « un
extrait de mon ode à Paul Morand laquelle ne sera pas publiée » :
Cher ami quelle est cette Lampe
à arc
Qui
vous empêche d’aller aux Fêtes de Jeanne d’Arc ?
[...]
N’est-ce pas inconcevable je l’ai trouvé avec du feu
Du
reste il [Proust] devient de jour en jour plus gâteux.
Proust n’avait pas trop mal
pris la gaffe de Morand, ou il avait pardonné l’offense. Mais vos
erreurs de jeunesse vous poursuivent toujours. Le monde ne cesse de
vous les rappeler. Morand tombe en 1968, dans un catalogue de vente,
sur l’exemplaire de sa Lampes à arc
dédicacé à Proust , cette dédicace dont Proust lui avait dit :
« Merci pour votre charmante
dédicace. Mais comme elle est autographe et non imprimée, elle ne
fait pas contrepoids pour le public qui ne la connaîtra pas à l’Ode
où vous m’avez jeté dans cet Enfer que Dante réservait à ses
Ennemis. »
Isabelle Dumas Ces vices
hypnotiques : déviances proustiennes.
Malcom Bowie, dans Freud,
Proust and Lacan. Theory as Fiction,
remarque que les tomes les moins étudiés d’À la
recherche du temps perdu
sont Sodome et Gomorrhe,
La Prisonnière
et Albertine disparue,
où se fait jour « une conception profondément troublante de
la sexualité humaine ». Il relève également «" [u]ne
tendance amnésique, extrêmement troublante, de la part des
commentateurs à ignorer les parties les plus lourdement
obsessionnelles du roman au profit des volumes présentant un cadre
plus familier, qui offrent des perspectives de rédemption par l’art.
Or
cette volonté de ménager des surprises inattendues, voire
désagréables, est
précisément conforme à toute l’esthétique de Proust.
« Un sadique est toujours
en même temps un masochiste, ce qui n'empêche pas que le côté
actif ou le côté passif de la perversion puisse prédominer et
caractériser l'activité sexuelle qui prévaut »
Le
petit journal, supplément du 3 novembre 1907
D'abord,
le châtiment est certain,
le fouet n’attend pas et il est toujours prêt à souhaiter la
bienvenue à ses nouveaux clients. En outre, la volée est
singulièrement désagréable à recevoir, et les quelques taloches
que l’apache a pu recevoir dans son enfance lui reviennent en
mémoire avec un avant-goût fâcheux des joies cinglantes de la
correction. L’apache, cruel pour ses victimes et indifférent à
leurs souffrances les plus poignantes, est au contraire extrêmement
délicat pour sa propre personne, il est douillet… et le médecin
qui soignent ses pareils dans les hôpitaux savent combien ils
gémissent et se lamentent au moindre mal. Le fouet tombe donc sur un
épiderme tout préparé à apprécier ses vertus et le fustigé le
considère comme une connaissance éminemment à ne pas rencontrer
trop fréquemment.
Ce n’est pas tout. La flagellation pénale offense mortellement les
sentiments moraux et esthétiques de MM. les apaches. Que l’on n’y
voie pas une raillerie. Les chevaliers du pavé ont une conception
spéciale de leur beauté professionnelle et de leur dignité
personnelle…
L’apache est
extrêmement vaniteux, nous l’avons déjà indiqué, et, de plus,
très attentif à sa toilette et à ses avantages extérieurs. Le
fouet le frappe donc, au physique et au moral. Châtiment humiliant
par excellence, il contraint le flagellé au respect forcé de
l’exécuteur et l’apache est obligé, matériellement parlant, de
s’incliner devant la société qui le punit. On peut crâner
devant les juges, railler entre les camarades la discipline de la
prison, mais on ne fait pas le fier lorsque la lanière cuisante vous
mord la peau et qu’on se sent à la disposition du correcteur.
L’apache éprouve, peut-être pour la première fois de sa vie, la
sensation qu’il n’est pas le plus fort et qu’il doit se plier
aux nécessités de la vie sociale.
En outre, rien n’est
moins beau qu’une personne subissant la flagellation. Dévêtu ou à
peu près, l’apache expose son anatomie de malingre et de
dégénéré ; il se montre tel qu’il est, un être inférieur
que seule notre excessive humanité tolère au sein des grandes
villes. Les cheveux habituellement si bien pommadés, s’entremêlent
sous les efforts du fustigé, le visage glabre, impudent et railleur
d’ordinaire, se contourne en grimaces d’enfant battu, l’être
cynique et moqueur s’humilie, supplie lâchement qu’on lui fasse
grâce, promet de ne pas recommencer et, chose meilleure encore, il
se promet à lui-même de ne plus s’exposer à pareille
mésaventure. Le flagellé redevient instinctivement un esclave, un
vaincu, et rien n’est mieux que d’imprimer cette sensation sur la
peau et dans l’entendement des apaches qui se croient tout permis.
La flagellation pénale
laisse encore d’excellents effets longtemps après son application
et même après la libération du condamné. Il est admis par tout le
monde et parmi les malfaiteurs tout spécialement qu’un individu
fustigé est irrémédiablement atteint dans son ascendant et ses
amis ne le considèrent plus qu’avec mépris. L’apache qui a reçu
le fouet ne trouverait que railleries auprès de ses anciens
camarades. Ses complices ne l’écouteront plus, et les femmes dont
il exploitait la misère et l’abjection, lui riront au nez à la
seule pensée des marques laissées sur son dos par les lanières.
Toute la situation personnelle du malandrin s’écroule d’un seul
coup sous l’étreinte de l’instrument flagellant. La bande où il
était un meneur influent, refuse de l’admettre à nouveau, les
filles qui subvenaient à son existence, ne veulent plus fréquenter
un homme fouetté et l’apache perd chaque jour cette auréole de
crime qui faisait sa force et le rendait si redoutable.
Du jour où la
flagellation pénitentiaire sera connue et appréciée à sa juste
valeur par les écumeurs de la capitale parisienne, nous ne verrons
plus leurs bandes audacieuses narguer les agents impuissants, et
passer au milieu des passants honnêtes comme des conquérants
redoutés. L’apache fustigé aurait l'allure instinctivement humble
au souvenir du mauvais moment enduré et ses compagnons, dépourvus
d'expérience personnelle, prennent grand soin de ne plus se laisser
conduire au poste de police, antichambre de l’endroit où le fouet
exerce sa royauté respective.
Chez Proust,
c’est le prétendu apache qui est l’exécuteur des basses œuvre,
mais, l’invention selon laquelle le châtiment peut être source de
plaisir (et les défenseurs de ce mode de pénitence le savent
bien -dans le rôle sadique cette fois- à la façon dont ils se
délectent de la description), rend la vertu sociale de la peine
totalement illusoire.Rembobinons pour revenir à l’annonce préparatoire, celle qui mentionne L’homme enchaîné, par une allusion indéterminée qu’on devine un tantinet méprisante :
« Comment, c’est déjà
fini ?.. », dit-[le
chauffeur] en
apercevant Maurice qu’il croyait en train de frapper celui qu’on
avait surnommé, par allusion à un journal qui
paraissait à cette époque : « l’Homme enchaîné ».
(…) —
Dit-il que ce sera bientôt fini ? — Il dit qu’on ne pourra
pas les avoir, que ça finira sans que personne ait le dessus. —
Bon sang de bon sang, mais c’est donc un Boche…
On lit dans un certain nombre d’ouvrages (le Que sais-je ? De Michel Ermann sur Les 100 mots de Proust par exemple) que « Georges Clemenceau est le seul homme d’état pour lequel Marcel Proust se découvrit une réelle et durable admiration. » Ces propos non sourcés pourraient se rapporter à la demande de grâce pour l’anarchiste Emile Henry (1894) ou la relativisation souhaitée par le journaliste des lois anti-congrégationnistes, ou comme c’est le cas dans La Recherche au passé dreyfusard de Clemenceau. Mais cet accord d’opinion paraît révolu au temps de la guerre où Proust n’a de cesse de critiquer les va-t-en guerre et les « jusqu’auboutistes ». Swann, dans Le côté de Guermantes se découvrait certes une passion pour la « langue de Clemenceau », «qu’il déclarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un homme de fer, comme Cornély. « Non, je ne vous ai jamais dit autrement. Vous confondez. ». Mais Swann, renié par sa fille est mort au temps de la guerre et personne ne se souvient de « l’affaire antédiluvienne » (qu’on réfléchisse sur l’enchaînement… avec la phrase suivante)
si on leur disait que Clemenceau
avait été dreyfusard, ils disaient : « Pas possible,
vous confondez, il est juste de l’autre côté. » Des
ministres tarés et d’anciennes filles publiques étaient tenus
pour des parangons de vertu…
L’article belliqueux paru dans L’homme libre du 5 août 1914, évoque à s’y méprendre les propos du Maître d’hôtel qui prend plaisir à « torturer » Françoise :
« La parole est au canon
(...) Et maintenant, aux armes ! Tous. J'en ai vu pleurer, qui
ne seront pas des premières rencontres. Le tour viendra de tous.
(...) Mourir n'est rien. Il faut vaincre. »
Ardent
partisan de la loi de 3 ans, Clemenceau reprocha au ministre de la
guerre Louis Malvy de ne pas voir fait arrêter comme il était prévu
tous les anarchistes, révolutionnaires et syndicalistes fichés au
Carnet B. Le journal L’homme libre
fut alors suspendu et, devenu L’Homme enchaîné,
à nouveau frappé par la censure en août 1915, à l’occasion de
l’article « Les Allemands sont à Noyon », anaphore
répétée 9 fois, qui devint une expression populaire. En 1917, dans
une lettre à Madame Strauss, Proust la
reprit à son
compte : « Ce n’est pas facile d’avoir du bonheur ni même
d’oser en souhaiter tant que les Allemands « sont à Noyon » et
ailleurs ». Le 21
novembre 1914, il envoyait à Reynaldo Hahn cette mise en garde :
Si vous voulez lire des comptes rendus de la guerre, ce n'est pas
dans l'Homme Libre qu'il faut les lire (des plus médiocres)
mais dans l'admirable article (j'ignore l'auteur [Henri Bidou, cité,
lui, dans Le temps retrouvé]) que publie chaque jour en
première page sous ce titre La Situation militaire, le
Journal des Débats.
… pris d’une autre idée, je
remontai et dépassai l’étage de la chambre 43, allai jusqu’en
haut. Tout à coup, d’une chambre qui était isolée au bout d’un
couloir me semblèrent venir des plaintes étouffées. Je marchai
vivement dans cette direction et appliquai mon oreille à la porte.
« Je vous en supplie, grâce, grâce, pitié, détachez-moi, ne
me frappez pas si fort, disait une voix. Je vous baise les pieds, je
m’humilie, je ne recommencerai pas. Ayez pitié. — Non, crapule,
répondit une autre voix, et puisque tu gueules et que tu te traînes
à genoux, on va t’attacher sur le lit, pas de pitié », et
j’entendis le bruit du claquement d’un martinet, probablement
aiguisé de clous car
il fut suivi de cris de douleur.
Alors
je m’aperçus qu’il y avait dans cette chambre un œil-de-bœuf
latéral dont on avait oublié de tirer le rideau ; cheminant à
pas de loup dans l’ombre, je me glissai jusqu’à cet œil-de-bœuf,
et là, enchaîné sur un lit comme Prométhée sur son rocher,
recevant les coups d’un martinet en effet planté de clous que lui
infligeait Maurice, je vis, déjà tout en sang, et couvert
d’ecchymoses qui prouvaient que le supplice n’avait pas lieu pour
la première fois, je vis devant moi M. de Charlus.
“ [“ ]
Mais ici que peut chercher celui qui se fait torturer ainsi ? ”
Et tout en posant la question j’entrevoyais [en] moi la réponse
que je pouvais me faire moi-même ”
Faut-il
y comprendre
la
peur de se reconnaître et d’accéder à un savoir d’ordre rituel
et initiatique, l’ombre
de la vocation qui ne peut naître que de la souffrance et de la peur
de l’oubli ? Ou bien comme le suppose Isabelle
Dumas (Ces
vices hypnotiques : déviances proustiennes)
la constatation que la tendance sadique n’est ni dans le bourreau
ni dans la victime, (fussent-il
la même personne comme dans l’auto-castigation des flagellants
chrétiens)
mais seulement dans l’œil du voyeur, animé d’un fantasme de
dévoration encore moins exprimable que
l’expression d’un désir :
Je veux également montrer que
la longue scène [très
brève et fragmentée en réalité comme on le constate mais donnant
lieu à une interprétation a posteriori]
de flagellation se révèle non seulement marquée par une
agressivité sadique, mais engendrée, « irriguée » et
relancée par un désir d’emprise du narrateur en tant que
personnage, largement étayé par son voyeurisme.
Vouloir
entendre la douleur, et l’entendre encore en désirant, de
surcroît, la voir, renvoient aux traits définitoires du sadisme.
Excité par ce qu’il a entendu, mais nullement dégoûté, et
encore moins apeuré, le narrateur proustien ne l’est pas plus
lorsqu’il voit « enfin » le spectacle de la violence
perpétrée dans la chambre. Il constate sans s’émouvoir (…)
Il est donc
possible de voir que si sadisme il y a, c’est bien dans l’absence
de dégoût, de peur et d’affolement du narrateur. Ce dernier reste
posté devant l’œil-de-bœuf et poursuivra son observation un bon
moment encore.
Il
semble que le narrateur-personnage proustien soit souvent, très
souvent inspiré, alimenté, lancé et relancé par une curiosité
plus que vorace subordonnée à un sadisme qui est celui du désir
d’emprise sur des gens qu’il cherche à « dévorer »
dans leur fréquentation et leur observation voyeuses afin, au final,
de s’approprier, de posséder leur essence. Vices hypnotiques, son
voyeurisme et son sadisme social occupent ses sens, l’enivrent, et
finalement le transportent jusqu'à une « ivresse de poète »,
comme il le dit lui-même.
Du
sérail traditionnellement représenté et conçut comme lieu de
pouvoir, on aboutit avec Proust à l’image d’un sérail où le
sultan se fait paradoxalement exploiter par les gens de son harem
sans que son désir soit satisfait. (…) Le motif du sérail est
utilisé pour poursuivre, derrière les scènes de sado-masochisme,
la recherche de la vérité de l’amour et du désir du corps
humain. (…) la découverte du signe sado-masochiste
forme une suite dans la révolution optique de Marcel et se lit comme
l’éclatement corporel de « tout être [qui] suit son
plaisir ».
Bientôt,
en effet, le baron entra, marchant assez difficilement à cause des
blessures, dont il devait sans doute pourtant avoir l’habitude.
Bien que son plaisir fût fini et qu’il n’entrât, d’ailleurs,
que pour donner à Maurice l’argent qu’il lui devait, il
dirigeait en cercle sur tous ces jeunes gens réunis un regard tendre
et curieux et comptait bien avoir avec chacun le plaisir d’un
bonjour tout platonique mais amoureusement prolongé. Je lui
retrouvai de nouveau, dans toute la sémillante frivolité dont il
fit preuve devant ce harem qui semblait presque l’intimider, ces
hochements de taille et de tête, ces affinements du regard qui
m’avaient frappé le soir de sa première entrée à la Raspelière,
grâces héritées de quelque grand’mère que je n’avais pas
connue, et que dissimulaient dans l’ordinaire de la vie sur sa
figure des expressions plus viriles, mais qui y épanouissaient
coquettement, dans certaines circonstances où il tenait à plaire à
un milieu inférieur, le désir de paraître grande dame.
M. de Charlus, quelque dédain que son orgueil aristocratique eût pu
lui donner pour le « qu’en dira-t-on », comment un
certain sentiment de dignité personnelle et de respect de soi-même
ne l’avait-il pas forcé à refuser à sa sensualité certaines
satisfactions dans lesquelles il semble qu’on ne pourrait avoir
comme excuse que la démence complète ? Mais, chez lui comme
chez Jupien, l’habitude de séparer la moralité de tout un ordre
d’actions (…) devait être prise depuis si longtemps qu’elle
était allée, sans plus jamais demander son opinion au sentiment
moral, en s’aggravant de jour en jour, jusqu’à celui où ce
Prométhée consentant s’était fait clouer par la Force au Rocher
de la pure matière. Sans doute je sentais bien que c’était là un
nouveau stade de la maladie de M. de Charlus, laquelle depuis que je
m’en étais aperçu, et à en juger par les diverses étapes que
j’avais eues sous les yeux, avait poursuivi son évolution avec une
vitesse croissante. Le pauvre baron ne devait pas être maintenant
fort éloigné du terme, de la mort, si même celle-ci n’était pas
précédée, selon les prédictions et les vœux de me Verdurin, par
un empoisonnement qui à son âge ne pourrait d’ailleurs que hâter
la mort. Pourtant j’ai peut-être inexactement dit : Rocher de
la pure matière. Dans cette pure matière il est possible qu’un
peu d’esprit surnageât encore. Ce fou savait bien, malgré tout,
qu’il était fou, qu’il était la proie d’une folie dans ces
moments-là, puisqu’il savait bien que celui qui le battait n’était
pas plus méchant que le petit garçon qui dans les jeux de bataille
est désigné au sort pour faire le « Prussien », et sur
lequel tout le monde se rue dans une ardeur de patriotisme vrai et de
haine feinte.
Or, les aberrations sont comme
des amours où la tare maladive a tout recouvert, tout gagné. Même
dans la plus folle, l’amour se reconnaît encore. L’insistance de
M. de Charlus à demander qu’on lui passât aux pieds et aux mains
des anneaux d’une solidité éprouvée, à réclamer la barre de
justice, et, à ce que me dit Jupien, des accessoires féroces qu’on
avait la plus grande peine à se procurer, même en s’adressant à
des matelots — car ils servaient à infliger des supplices dont
l’usage est aboli même là où la discipline est la plus
rigoureuse, à bord des navires — au fond de tout cela il y avait
chez M. de Charlus tout son rêve de virilité, attestée au besoin
par des actes brutaux, et toute l’enluminure intérieure, invisible
pour nous, mais dont il projetait ainsi quelques reflets, de croix de
justice, de tortures féodales, que décorait son imagination
moyenâgeuse. C’est dans le même sentiment que, chaque fois qu’il
arrivait, il disait à Jupien : « Il n’y aura pas
d’alerte ce soir au moins, car je me vois d’ici calciné par ce
feu du ciel comme un habitant de Sodome. » Et il affectait de
redouter les gothas, non qu’il en éprouvât l’ombre de peur,
mais pour avoir le prétexte, dès que les sirènes retentissaient,
de se précipiter dans les abris du métropolitain où il espérait
quelque plaisir des frôlements dans la nuit, avec de vagues rêves
de souterrains moyenâgeux et d’in
pace. En somme,
son désir d’être enchaîné, d’être frappé, trahissait dans
sa laideur un rêve aussi poétique que chez d’autres le désir
d’aller à Venise ou d’entretenir des danseuses. Et M. de Charlus
tenait tellement à ce que ce rêve lui donnât l’illusion de la
réalité, que Jupien dut vendre le lit de bois qui était dans la
chambre 43 et le remplacer par un lit de fer qui allait mieux avec
les chaînes.
Crise
d’hystérie masculine
Creator
Mundi
sous le regard de Minerve
Comme tous les récits mythiques, celui de Prométhée est empli de contradictions et de traditions divergentes. Au début était le ciel (Ouranos) et la Terre (Gaïa) qui engendrèrent les Titans, dieux primordiaux, parmi lesquels Cronos, Océan et Japet qui conspirèrent contre leur père, permettant à Cronos de l’émasculer et s’unirent à leurs sœurs. De Japet et Thémys (ou Clymène-Asia fille d’Océan) naquirent quatre enfants mâles, Atlas, Ménétios, Epithémée (celui qui réfléchit après coup) et Prométhée (« le prévoyant » héritier des dons oraculaires de sa mère, selon d’autres de Thétys sa sœur-mère), celui qui réfléchit avant. Atlas et Ménétios prirent le parti de Cronos lors de la Titanomachie, Prométhée qui connaissait l’issue se rangea aux côtés de Zeus, entraînant avec lui son frère Epithémée, le sot.
D’après le pseudo-Apollodore, Prométhée, comme le docteur Faust et son homoncule ou Frankenstein et sa créature, fabriqua l’homme à partir de glaise et d’eau (ses propres larmes peut-être). Pausanias situe la scène à Panopée en Phocide où il raconte avoir vu des morceaux d'argile durcie qui avaient l'odeur de la peau humaine et qui passaient pour être les restes de la glaise employée par Prométhée. Prométhée avec l’aide d’Athéna, qu’il avait vu naître de la tête de Jupiter, fit en sorte que l'Homme puisse tenir debout sur ses deux jambes, lui donna un corps plus grand, proche de celui des dieux. Curieusement il n’avait créé que des mâles. Epithémée, chargé par Zeus de répartir entre les créatures vivantes les armes pour se défendre avait oublié d’en doter l’homme.
« L'espèce humaine restait donc dépourvue de tout, et il ne
savait quel parti prendre à son égard. Dans cet embarras, Prométhée
survint pour jeter un coup-d'œil sur la distribution. Il trouva que
les autres animaux étaient partagés avec beaucoup de sagesse, mais
que l'homme était nu, sans chaussure, sans vêtements, sans
défense » fait dire Platon à Protagoras.
C’est pour remédier
à cette faiblesse que Prométhée, avec la complicité d’Athéna
pénétra dans l’Olympe pour emprunter à Héphaïstos (selon
Eschyle) un tison du feu divin qu’il cacha dans une tige de férule
afin de le transmettre à l’homme. Ce n’est pas là son crime
puisqu’il s’agissait d’une réparation. Mais avec le feu,
« dangereux ami » il apprit également à l’homme la
notion de temps divin, les mathématiques (le nombre), l'écriture,
l'agriculture, le dressage des chevaux, la navigation maritime, la
médecine, l'art divinatoire et l'art métallurgique. Prométhée a
insufflé à sa créature favorite que Zeus voulait détruire pour
fonder une nouvelle race, l’hubris (dont le châtiment est la
némésis), la tentation de de se mesurer aux dieux et de s'élever
au-dessus de sa condition. Prométhée montra à ses protégés, par
ses actes qu’il était possible de tromper et de se moquer des
dieux (cet épisode se trouve également en doublon dans le mythe
d’Hercule) :
Hésiode Théogonie : « Dans le temps que se
jugeait, à Mécone, la dispute des dieux et des hommes, Prométhée
servit à Zeus, pour surprendre sa prudence, un bœuf immense dont il
avait d’avance fait le partage : une part contenait,
renfermées dans la peau de l’animal, la chair, les grasses
entrailles : dans une autre les os artistement disposés étaient
recouverts d’une graisse épaisse :
« Fils de Japet,
dont nul n’égale l’adresse, cher Prométhée, tu n’as pas, on
le voit, renoncé à la ruse ! » Ainsi parla, dans sa
colère, Zeus aux conseils éternels. Depuis, gardant le souvenir de
son injure, il refusa aux mortels, aux malheureux habitants de la
terre, le feu, ce puissant et actif élément. Mais il fut encore
trompé par l’industrieux fils de Japet, qui sut le lui dérober [à
nouveau]. Cependant le cœur de Zeus est rongé par le dépit, la
colère s’empare de son âme, lorsqu’il voit au loin, dans la
demeure des humains, briller le feu qui lui est ravi. »
Pour se venger de
l’orgueil des hommes et de leur insoumission, Zeus fait façonner
par Héphaïstos une effigie d’argile et d’eau qui devient
Pandora, « le don de tous » car tous les dieux et déesses
lui ont offert des qualités irrésistibles. Seul Hermès, sur ordre
du patron lui apprend le mensonge et la dote de la curiosité. Zeus
offre alors à la première femme une jarre, avec défense de
l’ouvrir, puis envoies Hermès porter son cadeau à Epithémée,
lequel, prévenu pourtant par son frère de ne rien accepter des
dieux, l’épouse.L’image de la « boite » de Pandore a connu une grande fortune, que le plus célèbre tableau de Jules Joseph Lefebvre, reproduit par la gravure a fait entrer dans tous les foyers bourgeois. Pandore nue est assise, elle aussi, sur son rocher aux confins du monde. Le regard vide, elle vient d’ouvrir la boîte, (la jarre) et les maux qui affecteront désormais l’humanité viennent de s’en échapper : la Vieillesse, la Maladie, la Guerre, la Famine, la Misère, la Folie, la Mort, le Vice, la Tromperie, la Passion, l'Orgueil. Seule l’Espérance qui aurait pu tempérer ce déferlement de catastrophe est restée tapie au fond de la boite, Pandore effrayée ayant refermé le récipient avant qu’elle prenne son essor.
Pendant ce temps Hercule mène sa guerre contre les centaures sauvages qui se réfugient chez le sage Chiron, autrefois précepteur d’Hercule et d’autres héros. Chiron reçoit par erreur une des flèches empoisonnées trempée du sang de l’Hydre : devant la souffrance éternelle -car il est immortel- Chiron implore Zeus de pouvoir mourir, et fait don de son immortalité à Prométhée (qui devient doc doublement immortel). Comme Prométhée a sans doute révélé l’oracle qui détourne Zeus du projet de s’unir à Thétis, Zeus permet à Hercule de se rendre en haut de la montagne au bout du monde, et de délivrer Prométhée. Il y met toutefois une condition pour ne pas se dédire ; que Prométhée porte pour l’éternité une bague de fer provenant d’un maillon de sa chaîne serti d’une pierre du Caucase. Prométhée apprend à Hercule comment trouver son frère Atlas, qui seul peut voler pour lui les pommes d’or que gardent ses filles, les Hespérides.
Ce résumé succinct qui privilégie les aspects relevant de la création, de la séparation des sexes, de la filiation et de la fraternité, en tentant de restaurer une chronologie possible dans la profusion thématique des mythes reliés à Prométhée ne permet pas de rendre compte de l’usage qu’en fait Proust dans sa mythologie personnelle, où se superposent des analogies implantées de longue date dans son interprétation d’images mentales détournées au profit d’un sens toujours mouvant. Pour débrouiller les fils de l’écheveau, il faut s’arrêter à divers aspects confondus qui agissent dans le texte comme des sous-entendus d’autant plus surprenant qu’ils sont imperceptibles dans l’analyse directe d’un seul passage.
Le Rocher d’Andromède
Or, bien que chaque jour j’en trouvasse la cause dans un malaise
particulier qui me faisait si souvent rester couché, un être, non
pas Albertine, non pas un être que j’aimais, mais un être plus
puissant sur moi qu’un être aimé, s’était transmigré en moi,
despotique au point de faire taire parfois mes soupçons jaloux, ou
du moins de m’empêcher d’aller vérifier s’ils étaient fondés
ou non : c’était ma tante Léonie. (La Prisonnière)
… le solitaire ne pourra plus aller lui demander l’heure des
trains, le prix des premières, et avant de rentrer rêver dans sa
tour, comme Grisélidis, il s’attarde sur la plage, telle une
étrange Andromède qu’aucun Argonaute ne viendra délivrer, comme
une méduse stérile qui périra sur le sable… (SG I)
L’auteur
feint ici d’ignorer qu’Andromède est sauvée par Persée ;
l ‘allusion à l’Argonaute vise sans doute Hercule,
sauveteur d’Hésione exposée au sacrifice par son père. Déjà
dans le Contre Sainte-Beuve, on lisait :
Quelques-uns, silencieux et merveilleusement beaux, Andromèdes
admirables attachés à un sexe qui les vouera à la solitude,
reflètent dans leurs yeux la douleur de l’impossible paradis avec
une splendeur où viennent se brûler les femmes qui se tuent pour
eux (…) Je me souviens d’avoir vu à Querqueville un jeune
garçon … qui se promenait seul sur la plage (...)
s’asseyait sur les rochers et interrogeait la mer bleue d’un œil
mélancolique, déjà inquiet et insistant, se demandant si dans ce
paysage de mer et de ciel d’un léger azur, le même qui brillait
déjà aux jours de Marathon et de Salamine, il n’allait pas voir
s’avancer sur une barque rapide et l’enlever avec lui, l’Antinoüs
dont il rêvait tout le jour.
Cette métaphore, Proust se l’applique
à lui-même, dans une lettre à Antoine Bibesco (citée par la
Princesse Marthe) où l’objet de la passion amoureuse est déjà
« en fuite » :
Pardonnez-moi surtout tous mes conseils que je n'ai vraiment pas le
droit de vous donner et celui de ce soir aura été le dernier.
Pardonnez-le-moi et dites-vous si vous ne le trouvez pas juste qu'il
reflète chez moi la disposition subjective, la jalousie d'une
Andromède masculine toujours attachée à son rocher, et qui souffre
de voir Antoine Bibesco s'éloigner et se multiplier sans qu'il
puisse le suivre, en sorte que mes conseils antimondains ne seraient
qu'une forme inconsciente, didactique et péjorative du sublime. La
pauvre fleur disait au papillon céleste : « Ne fuis pas!
Je reste. » - Tu t'en vas.
L’oiseau Rock (orthographe de Proust)
« puis je levai vers le point d’où semblait venir ce bruit
mes yeux pleins de larmes, et je vis à une cinquantaine de mètres
au-dessus de moi, dans le soleil entre deux grandes ailes d’acier
étincelant qui l’emportaient, un être dont la figure peu
distincte me parut ressembler à celle d’un homme. Je fus aussi ému
que pouvait l’être un Grec qui voyait pour la première fois un
demi-dieu.
(…) il pourra suivre, en compagnie d’un aviateur qui ne vole pas
en ce moment, les évolutions d’un pilote exécutant des loopings,
tandis qu’un autre, invisible l’instant d’avant, vient
d’atterrir brusquement, s’abattre avec le bruit d’ailes de
l’oiseau Rock.
Deux-cent-quatre-vingt-quinzième
nuit de la traduction de Mardrus (épelé ici « Rokh ») :Je
m’aperçus que soudain le soleil disparaissait et que le jour se
changeait en une nuit noire. [...] J’élevai donc la tête pour
juger de ce nuage qui m’étonnait et je vis un oiseau énorme aux
ailes formidables qui volait devant l’œil du soleil, qu’il
cachait ainsi en entier en répandant l’obscurité sur l’île.
[...] Il étendit ses ailes immenses… Chez Galland, cela donnait, à
la soixante-treizième nuit : « L’air s’obscurcit tout à
coup comme s’il eût été couvert d’un nuage épais. Mais si je
fus étonné de cette obscurité, je le fus bien davantage quand je
m’aperçus que ce qui la causait était un oiseau d’une grandeur
et d’une grosseur extravagante, qui s’avançait de mon côté en
volant. Je me souvins d’un oiseau appelé « roc » dont j’avais
souvent ouï parler aux matelots. »
Mardrus 306è nuit :
« nous vîmes sur l’œil du soleil deux gros nuages qui le
masquèrent complètement. Quand ces nuages furent plus près de
nous, nous vîmes qu’ils n’étaient autre chose que deux
gigantesques rokhs. »
Le Temps retrouvé : « à la tombée du jour, dans
le ciel encore clair, on voyait de loin de petites taches brunes
qu’on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons, ou
pour des oiseaux. Ainsi, quand on voit de très loin une montagne, on
pourrait croire que c’est un nuage. Mais on est ému parce qu’on
sait que ce nuage est immense, à l’état solide, et résistant.
Ainsi étais-je ému que la tache brune dans le ciel d’été ne fût
ni un moucheron ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des
hommes qui veillaient sur Paris. »
Cette
insistance sur l’homme-oiseau qui confond l’instrument du
supplice et son administrateur apparaît dans l’autre passage de la
Recherche qui évoque explicitement « Prométhée sur son
rocher », extrait des Jeunes Filles en Fleurs qui se
déroule à proximité de la clairière de
Chantepie-Canteloup-Chantereine, sorte de « vert paradis des
amours enfantines » :
Mme
de Villeparisis (…) disait au cocher de prendre la vieille route de
Balbec (…) nous revînmes… par une autre qui traversait les
bois de Chantereine et de Canteloup. L’invisibilité des
innombrables oiseaux qui s’y répondaient tout à côté de nous
dans les arbres donnaient la même impression de repos qu’on a les
yeux fermés. Enchaîné à mon strapontin comme Prométhée sur son
rocher, j’écoutais mes Océanides. Et quand, par hasard,
j’apercevais l’un de ces oiseaux qui passaient d’une feuille
sous une autre, il y avait si peu de lien apparent entre lui et ces
chants que je ne croyais pas voir la cause de ceux-ci dans ce petit
corps sautillant, étonné et sans regard.
Prométhée et les Océanides
Avant d’être représentées en chants d’oiseau, les Océanides de Proust furent aussi les tintements de cloches d’une chapelle lointaine, dans un passage de Jean Santeuil qui présente une certaine parenté, par la nostalgie d’une impression d’enfance associée à un bruit qui restaure un pan obscurci de la mémoire involontaire (le tintement de la cuiller du Temps retrouvé, la clochette du jardin de Combray), avec la balade dans la calèche du Dr Percepied de Swann.
Dix ans plus tard, sa vie ayant bien changé, un jour que dans une
rue du faubourg Saint-Germain il se sentait vaguement attristé par
le regret indistinct des années perdues de son irrévocable enfance
et de sa vie au grand air, il sentit tout à coup un son insouciant
et léger frapper à la cloison de son oreille. Un autre suivit, puis
un autre, et un à un les battements doux et profonds des cloches
d’une chapelle lointaine arrivèrent à lui, montés sur la brise.
Il aperçut à travers ses larmes, entre les blés, au soleil
baissant, le sentier qui ramenait au jardin paternel et devant lui sa
grande ombre de petit enfant. Suspendu au vol léger de ces années
d’enfance comme Prométhée à celui des Océanides invisibles qui
venaient d’aussi loin murmurer des paroles délicieuses avec la
même voix fraîche et grave, Jean épiait chaque tintement avec une
crainte croissante, au fur et à mesure des volées ralenties…
Prométhée est fils et époux d’une océanide : il est
logique qu’elle soient, dans une parade funèbre, les pleureuses
réunies autour de sa mort symbolique. Ainsi, dans la tragédie
d’Eschyle, elles forment le chœur :
Ton
sort funeste est ma leçon, o Prométhée! Hélas! combien,
aujourd'hui, mes hymnes doivent différer de ceux que, dans la joie
de ton hymen, je chantais autour de ton bain et de ton lit, le jour
où, vaincue par tes dons, notre sœur Hésione devint son épouse et
partagea ta couche.
Ces océanides, vingt ans après ne seraient-elles pas devenues les atlantes qui forment le chœur des membres du petit personnel de la maison Jupien, conviés à la fois pour rejouer les funérailles d’Alfred et comme spectateurs aveugles du supplice du Baron de Charlus.
Le savoir sexuel
interdit
Dans La mythologie
de Marcel Proust, Marie Miguet Ollagnier, au chapitre des
« mythes de la faute et du châtiment », associe les
scènes de voyeurisme à la prise de connaissance d’un savoir
interdit :
Accepter d’être simplement le témoin de ces scènes, fût-ce pour
en faire un reportage littéraire, une œuvre poétique, c’est
aussi s’exposer à mériter le châtiment céleste. De la faute
sexuelle, nous passons à la faute de la connaissance interdite et
dérobée… De Prométhée-Charlus, il faut retenir l’image d’un
héros qui a dérobé aux dieux une technique afin de la révéler
aux hommes. Proust ressuscite ici le dernier mythème de l’histoire
de Sodome et Gomorrhe : l’interdiction de se retourner pour
voir le châtiment des coupables – interdiction enfreinte dans la
Bible par la femme de Loth, dans le roman proustien par le narrateur
devenu écrivain.(…) Cette remarque nous introduit au second mythe
de la faute particulièrement actif dans la dynamique romanesque :
il s’agit de la seule faute de la connaissance, de la « voie
dangereuse du savoir ». Déjà dans la nouvelle du recueil Les
plaisirs et les jours intitulée « La Confession d’une jeune
Fille », la mère meurt d’avoir été témoin du plaisir
sexuel de sa fille. Avoir accès à certains secrets, s’en emparer
par surprise, par force ou par ruse, paraît parfois à Proust plus
coupable que la débauche même. De cela témoigne abondamment sa
correspondance, par exemple cette lettre à Antoine Bibesco citée
par la princesse Bibesco dans Au bal avec Marcel Proust :
« tu es le marchand de mon âme, et j’aimerais pouvoir te
rendre toutes les gentillesses et pouvoir la reprendre, telle qu’elle
aurait été si je ne l’avais pas vendue, avec ses secrets
intrahis, sa pudeur impolluée, ses tombeaux et ses autels inviolés.
Par moment se dresse devant moi le visage défunt et plein de
reproches de ce qui aurait pu être et de ce qui n’est pas,
c’est-à-dire l’être meilleur que j’aurais été si, pour te
renseigner coûte que coûte, je n’avais pas vendu ce que personne
ne devrait pouvoir acheter et ce qu’en réalité le diable achète
seul ». Les liens existants entre Proust et Antoine Bibesco [et
l’on y retrouverait une parenté avec le Mony Vibescu du conte
d’Apollinaire], l’emploi des mots « secret »
« pudeur », laissent penser que la communication de ce
savoir est d’ordre érotique. Notons que la culpabilisation ne
semble pas du tout liée à la pratique sexuelle mais à la
transmission d’une connaissance [en somme ce n’est pas assumer la
pratique considérée par l’ordre sociale comme scandaleuse qui
pose problème, mais uniquement sa re-connaissance]. Une autre lettre
à A. Bibesco témoigne d’une culpabilité analogue, nourrie du
mythe de Némésis (…) J’ai eu aujourd’hui la punition
némésienne d’une personne qui a voulu outrepasser les
possibilités du destin 1°) en croyant contracter une amitié en
dehors des limites et des restrictions habituelles [transgression de
classe ou de « genre »?], 2°) en violant pour son ami
toutes les conventions les plus sacrées du secret gardé aux
autres »(…) Le héros grec Prométhée et le personnage
biblique Nabuchodonosor se présentent encore à la mémoire de
Proust, lorsque, dans une lettre à Mme de Noailles, il veut donner
un exemple de cette double infraction : « Mais vraiment il
semble que tous ceux qui ont été trop surhumains, qui ont commis le
crime de Prométhée ou de Nabuchodonosor, doivent finir par manger
de l’herbe, comme Nietzsche, ou par s’abrutir dans une religion à
rebours comme Comte. » (…) Enfin, sans préciser pour quel
motif il est puni, il compare dans une lettre à Mme Scheikévitch,
l’obligation où il se trouve de rester au lit, au supplice de
Prométhée ou de Tantale (28 août 1917).
La première
association d’idée qui vient à l’esprit lorsqu’on prononce le
nom Prométhée est peut-être « feu », mais aussi à
l’évidence « aigle ». Or, chez Proust où tant
d’aigles sont mentionnés, il n’en reste aucun dans sa
représentation du supplice, et l’on peut affirmer qu’au sens
vulgaire du terme, le bourreau rémunéré n’est pas un aigle.
Le Prométhée mal enchaîné de Gide (1899,
republié en 1920)
« ...
Mal enchaîné, en effet, puisque le voici à Paris, en 1899,
débarquant du Caucase. Et puis, mal enchaîné, parce que cet
amoureux des hommes n'a plus besoin de chaînes : il est devenu
amoureux de son oiseau ; il le nourrit, dans l'espoir que ce vautour
déplumé qui ressemble à une conscience deviendra le bel aigle du
Progrès, de l'Idéal, de l'Essor... » résume
l’éditeur.
« Alors, oubliant trop les lieux, Prométhée brusquement
dressé fit un grand cri d'appel vers son grand aigle. Et il se passa
cette chose stupéfiante : un oiseau qui de loin paraît énorme,
mais qui n'est, vu de près, pas du tout si grand que cela, obscurcit
le ciel du boulevard un instant — fond comme un tourbillon vers le
café, brise la devanture, et s'abat, crevant l'œil de Coclès d’un
coup d’aile et avec force pépiements, tendres oui mais impérieux,
s'abat sur le flan droit de Prométhée. Celui-ci ouvrant aussitôt
son gilet offre un morceau de son foie à l'oiseau. (…) A
quelques jours de là, Prométhée, dénoncé par les soins amicaux
du garçon, se vit emprisonné comme fabricant d'allumettes sans
brevet. La prison, isolée du reste du monde ne donnait vue que sur
le ciel ; du dehors elle présentait l’aspect d’une tour ;
au dedans s'ennuyait Prométhée.
À ce régime [nourrir l’aigle dans sa prison pour le rendre beau]
Prométhée dépérit. Même, il en mourrait si, à la suite d'une
conférence qu'il a donnée sur le thème À chacun son aigle,
son ami Damoclès n'était mort d'y avoir trop cru.
« D'ailleurs, ayant fait l'homme à mon image, je comprends à
présent qu'en chaque homme quelque chose d'inéclos attendait ;
en chacun d'eux était l’œuf de l'aigle ... Et puis je ne sais
pas ; je ne peux expliquer cela. — Ce que je sais, c'est que,
non satisfait de leur donner conscience de leur être, je voulus leur
donner aussi raison d'être. Je leur donnai le feu, la flamme et tous
les arts dont une flamme est l'aliment. Échauffant leurs esprits en
eux je fis éclore la dévorante croyance au progrès. et je me
réjouissais étrangement que la santé de l'homme s'usât à le
produire. — Non plus croyance au bien, mais malade espérance du
mieux. La croyance au progrès, Messieurs, c'était leur aigle. Notre
aigle est notre raison d'être, Messieurs. »
Sur la tombe fraîche [de Damoclès], Prométhée improvise une causerie, bien différente de la première, et où il vante le destin de Mœlibée [berger virgilien des Bucoliques, compagnon de Tytire], l'homme heureux qui s'en va, nu, vers un bonheur champêtre. Après l'enterrement, il invite ses amis à manger avec lui l'aigle bien gras dont il a seulement gardé les plumes.
« Je soutiendrai qu'il
faut croire ceci pour un artiste : un monde spécial dont il ait
seul la clef. Il ne faut pas qu’il apporte une chose nouvelle,
quoique cela soit énorme déjà ; mais bien que toutes choses
eu lui soient ou semblent nouvelles, transapparues derrière une
idiosyncrasie puissamment coloratrice. Il
faut qu’il ait une philosophie, une esthétique, une morale
particulières ; toute son œuvre ne tend qu’à le montrer. Et
c’est cela qui fait son style. Il lui faut aussi une plaisanterie
particulière – un
drôle
à lui. »
« L'étrange faiblesse
d’esprit, qui nous fait douter sans cesse que le bonheur de
l'avenir puisse valoir le bonheur du passé est souvent notre seule
cause de misère; nous nous attachons aux simulacres de nos deuils
comme s'il convenait de prouver notre tristesse aux autres. Nous
cherchons les souvenirs et les ruines, nous voudrions revivre le
passé et souhaitons continuer encore des joies après qu'elles sont
épuisées. » (Gide
Prométhée mal enchaîné)
« Victor
Hugo dit : Il
faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent.
Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent
et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour
que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle,
l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations
viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous,
leur « déjeuner sur l’herbe ». ( Proust
Le
Temps retrouvé)
Le
Christ aux outrages
Les récits de flagellation abondent dans la mémoire collective, de l’initiation des adolescents de Sparte aux débordement érotiques des saturnales, masquant souvent l’idée d’expiation, mais aussi celle d’une forme de sexualité orgiaque : le corps démembré à travers le rituel de l’écoulement du sang se fait corps divinisé, corps d’Atys et d’Orphée, satyres de la bacchanale dionysiaque, corpus christi, corps du mystique aux stigmates. Ainsi, comme les participants de la fête des fous attestée du 12è au 16è siècle (fête des calendes, entre Noël et l’épiphanie) Gesualdo, prince, compositeur visionnaire et mystique, assassin du couple adultère formé par sa femme et son amant qu’il surprit en pleine action, se faisait régulièrement fouetter par des adolescents « pour chasser ses démons ». On peut dire en empruntant le terme à Lévy-Strauss que le supplice est même le mythème principal de la passion du Christ.
«Père Saint, regarde ton Fils
vêtu comme un fou, qui répare la folie de tant de créatures quand
elles tombent dans le péché! (…) Jésus torturé, ton Amour passe
d'un excès à l'autre. Je vois que tes bourreaux prennent des fouets
de corde et te battent sans pitié, à tel point que ton Corps
infiniment saint devient tout livide. Comme ils poursuivent dans leur
fureur, ton Sang précieux coule sur le sol. Mais cela ne leur suffit
pas, deux autres bourreaux prennent la relève avec cette fois des
chaînes de fer crochu. Aux premiers coups, tes Chairs, broyées et
blessées, se déchirent davantage et tombent en lambeaux sur le sol,
et tes Os se découvrent. Ton Sang coule à flots, tellement qu'il
forme une flaque au pied de la colonne. Mon Jésus, mon Amour
dépouillé, tandis que tu subis cette tempête indescriptible de
coups, j'embrasse tes Pieds divins afin de pouvoir prendre part à
tes Souffrances et d'être couverte de ton Sang précieux! »
journal de La Servante de Dieu Luisa Piccarreta (commencé en 1899)
On entrevoit ce qu’il y a de
blasphématoire à représenter monsieur de Charlus, parangon de
vice en figure du rachat et d’amour universel. L’art occidental
n’a jamais redouté de mélanger paganisme et christianisme, le
sexuel et le sacré, ce que Proust savait pertinemment, remarquant
-avec l’anachronisme qui est sa signature- dans son premier article
publié sur Ruskin :
« Dans les symboles païens et dans les symboles chrétiens,
l'identité de certaines idées religieuses devait le frapper. M. Ary
Renan a remarqué, avec profondeur, ce qu'il y a déjà du Christ
dans le Prométhée de Gustave Moreau. »
Fustigation
thérapeutique
« Il
y a tout de même du bon monde chez les riches. Moi je me ferais tuer
avec plaisir pour un type comme ça », dit Maurice, qui,
évidemment, n’accomplissait ses terribles fustigations sur le
baron que par une habitude mécanique…
Le
terme fustigation évoque évidemment le monde des châtiments
militaires (de l’antiquité à nos jours) mais on oublie souvent
qu’elle a
été
aussi, de
longue date considérée comme un traitement médical, et
particulièrement appliquée dans les cas d’intempérance, de
névrose ou d’hystérie. Or Charlus est fou :
Ce
fou savait bien, malgré tout, qu’il était fou, qu’il était la
proie d’une folie dans ces moments-là…
Et
la maison de Jupien est aussi dans son genre particulier une « maison
de santé » :
Chez
Jupien, comme dans les maisons de santé, on n’appelait les gens
que par leur prénom tout en ayant soin d’ajouter à l’oreille,
pour satisfaire la curiosité des habitués ou augmenter le prestige
de la maison, leur nom véritable.
La
flagellation des fous nous apparaît comme une lointaine pratique
médiévale, mais, et principalement appliquée aux débordements
sexuels féminins, elle se prolonge tardivement au XXè siècle.
C’est Charcot, dont Freud suivit les leçons publiques
qui
inventa
une ceinture avec des tiges en acier de 4 cm censées pénétrer la
peau au niveau des trompes de Fallope afin d’empêcher la
génération d’hormones et ainsi soigner les nymphomanes. Sa
méthode s’accompagnait
de bains d’eau glacé
et de flagellation Certains
ouvrages de médecine décrivent
les traitements suivants : Bromure de potassium, valériane,
opium, morphine. Pour le traitement de la crise : Eau froide,
compression des ovaires, flagellation. A
l’inverse la fustigation avec des orties (l’utication) était
considérée comme un moyen de lutter contre l’impotence la
frigidité, les paralysies hystériques, l’incontinence, la
constipation, ou la léthargie.
Michel
Caire Soigner
les fous
Aimé
Tartivel rappelle que « Titus, disciple d’Asclépiade,
prétens
que les maniaque doivent être fouettés pour leur rendre le bon
sens » (article « flagellation » du Dictionnaire
encyclopédique scientifique et médical, 1878). Et lorsque Fodéré
l’assimile aux autres punitions corporelles », flagellation
est à entendre comme usage
du fouet.
Bien entendu, l’on ne doit recourir à ces expédients
« qu’à la dernière nécessité », mais lorsque seuls
les coups « et les coups redoublés », rétablissent le
calme de certains maniaques, « ce serait faire un bien mauvais
usage de la philanthropie, que de leur épargner l’unique moyen qui
nous reste ». Quant à la fustigation « avec des
verges », c’est, ajoute Fodéré, le « châtiment le
plus convenable, soit parce qu’il ne produit d’autre mal que la
douleur, soit parce que les fous le craignent plus que les coups de
bâton ; et en cela, l’on ne peut admirer que combien ils se
rapprochent des animaux ; car j’ai vu très souvent des chiens
obéir avec plus de promptitude à la vue d’une verge, qu’à
celle d’un gros bâton » (1817) Fodéré
ne faisait ici que suivre William Cullen pour qui la crainte doit
être opposée à l’excitation, surtout
chez les maniaques (1784). L’on peut trouver un médecin adepte du
fouet un siècle plus tard encore dans une indication différente :
le britannique George R. Wilson, du Mavisbank Asylum, qui estime
défectueux par que « trop bienveillant » le traitement
des buveurs excessifs, ivrognes et autres dipsomanes, recommande de
ne pas reculer devant les grands moyens : la correction
physique, et pour les ivrognes « le supplice du fouet »
(1898, J.
Ment. Sci.)
Jugement
dernier
Michel-Ange,
lunette droite couronnant « le jugement dernier » de la
chapelle Sixtine, représentant les saints transportant la colonne de
la flagellation du Christ
On comprend que le chapitre de la guerre se referme sur ce doublon qu’est l’évocation du sacrifice de Saint-Loup, sur lequel se méprennent ceux qui, pourtant de bonne foi, n’ont pas connu d’illumination :
[Françoise] prit immédiatement son rôle de pleureuse et commenta
la mémoire du mort [Saint-Loup]de lamentations, de thrènes
désespérés. (…) « Pauvre Marquis », disait-elle,
bien qu’elle ne pût s’empêcher de penser qu’il eût fait
l’impossible pour ne pas partir et, une fois mobilisé, pour fuir
devant le danger. (…) Et comme elle aurait bien aimé pleurer et
que je la visse pleurer, elle dit pour s’entraîner : « Ça
me fait quelque chose ! »(…) Et plutôt, sans doute,
par esprit d’imitation et parce qu’elle avait entendu dire cela,
car il y a des clichés dans les offices aussi bien que dans les
cénacles, elle répétait, non sans y mettre pourtant la
satisfaction d’un pauvre : « Toutes ses richesses ne
l’ont pas empêché de mourir comme un autre, et elles ne lui
servent plus à rien. » Le maître d’hôtel profita de
l’occasion pour dire à Françoise que sans doute c’était
triste, mais que cela ne comptait guère auprès des millions
d’hommes qui tombaient tous les jours malgré tous les efforts que
faisait le gouvernement pour le cacher. Mais, cette fois, le maître
d’hôtel ne réussit pas à augmenter la douleur de Françoise
comme il avait cru. Car celle-ci lui répondit : « C’est
vrai qu’ils meurent aussi pour la France, mais c’est des
inconnus ; c’est toujours plus intéressant quand c’est des
gens qu’on connaît. »
Saint-Loup, délesté de sa croix par l’exercice du vice, est, dans une dernière vision, énlevé vers le ciel par les anges aviateurs.
J’ai souvent pensé depuis, en me rappelant cette croix de guerre
égarée chez Jupien, que si Saint-Loup avait survécu il eût pu
facilement se faire élire député dans les élections qui suivirent
la guerre, grâce à l’écume de niaiserie et au rayonnement de
gloire qu’elle laissa après elle, et où, si un doigt de moins,
abolissant des siècles de préjugés, permettait d’entrer par un
brillant mariage dans une famille aristocratique, la croix de guerre,
eût-elle été gagnée dans les bureaux, tenait lieu de profession
de foi pour entrer, dans une élection triomphale, à la Chambre des
Députés, presque à l’Académie française. L’élection de
Saint-Loup, à cause de sa « sainte » famille, eût fait
verser à M. Arthur Meyer des flots de larmes et d’encre. Mais
peut-être aimait-il trop sincèrement le peuple pour arriver à
conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans
doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées
démocratiques. Saint-Loup les eût exposées sans doute avec succès
devant une chambre d’aviateurs. Certes, ces héros l’auraient
compris, ainsi que quelques très rares hauts esprits.
Mais, grâce à l’apaisement du Bloc national, on avait aussi
repêché les vieilles canailles de la politique, qui sont toujours
réélues. Celles qui ne purent entrer dans une chambre d’aviateurs
quémandèrent, au moins pour entrer à l’Académie française, les
suffrages des maréchaux, d’un président de la République, d’un
président de la Chambre, etc. Elles n’eussent pas été favorables
à Saint-Loup, mais l’étaient à un autre habitué de Jupien, ce
député de l’Action Libérale qui fut réélu sans concurrent. Il
ne quittait pas l’uniforme d’officier de territoriale bien que la
guerre fût finie depuis longtemps. Son élection fut saluée avec
joie par tous les journaux qui avaient fait l’« union »
sur son nom, par les dames nobles et riches, qui ne portaient plus
que des guenilles par un sentiment de convenances et la peur des
impôts, tandis que les hommes de la Bourse achetaient sans arrêter
des diamants, non pour leurs femmes mais parce que, ayant perdu toute
confiance dans le crédit d’aucun peuple, ils se réfugiaient vers
cette richesse palpable, et faisaient ainsi monter la de Beers de
mille francs.
Tant
de niaiserie agaçait un peu, mais on en voulut moins au Bloc
national quand on vit tout d’un coup les victimes du bolchevisme,
des grandes-duchesses en haillons, dont on avait assassiné les maris
dans des brouettes, et les fils en jetant des pierres dessus après
les avoir laissés sans manger, fait travailler au milieu des huées,
et enfin jetés dans des puits où on les lapidait parce qu’on
croyait qu’ils avaient la peste et pouvaient la communiquer. Ceux
qui étaient arrivés à s’enfuir reparurent tout à coup, ajoutant
encore à ce tableau d’horreur de nouveaux détails terrifiants.
Brichot dans ses
articles remplis de lieux communs n’avait rien vu venir :
Certes, les articles de Brichot étaient loin d’être aussi
remarquables que le croyaient les gens du monde. La vulgarité de
l’homme apparaissait à tout instant sous le pédantisme du lettré.
Et à côté d’images qui ne voulaient rien dire du tout (…
« Lénine parle, mais autant en emporte le vent de la
steppe »), c’étaient des trivialités telles que :
« Vingt mille prisonniers, c’est un chiffre » ;
« Notre commandement saura ouvrir l’œil et le bon » ;
« Nous voulons vaincre, un point c’est tout. »
Ce fou de Charlus, ce défaitiste, était un peu plus clairvoyant :
Or nos nationalistes sont les plus germanophobes, les plus
jusqu'auboutistes des hommes. Mais après quinze ans leur philosophie
a changé entièrement. En fait, ils poussent bien à la continuation
de la guerre. Mais ce n'est que pour exterminer une race belliqueuse
et par amour de la paix. Il suffit qu'un de leurs critiques se soit
converti au nationalisme pour qu'il soit devenu du même coup un ami
de la paix. (…) Je m'attends un de ces jours à me voir placé à
table après un révolutionnaire russe ou simplement après un de nos
généraux faisant la guerre par horreur de la guerre et pour punir
un peuple de cultiver un idéal qu'eux-mêmes jugeaient le seul
tonifiant il y a quinze ans. Le malheureux Tzar était encore honoré
il y a quelques mois parce qu'il avait réuni la conférence de La
Haye. Mais maintenant qu'on salue la Russie libre, on oublie le titre
qui permettait de la glorifier. Ainsi tourne la Roue du Monde. »
La séquence majeure du
Temps retrouvé se clôt, qu’on l’approuve ou non, sur la
révolution, et comme disaient les cadets russes sur le palier de
Jupien : « Après tout, on s’en fiche !».
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