lundi, juillet 29, 2019

Proust Agostinelli 11



Cabourg, septembre 1914
Jean Markens opérant au Casino de Cabourg, octobre 1914

Fin août 1914, Proust décide de regagner Cabourg qu’il reverra pour une huitième et dernière année. On sait par la lettre à Reynaldo où il paraît concevoir tout le plan du cycle de l’oubli que l’essentiel de ce séjour est consacré à faire le deuil d’Alfred. Pourtant, après le premier mois de la guerre, il engage un nouveau valet de chambre, qui s’est apparemment présenté de lui-même, jusqu’alors valet de pied suédois du Prince Orloff, chez qui Le Cuziat était son supérieur.

« Je ne savais absolument pas que le Cuziat menait une double vie. Il était très amical et paraissait « a regular guy » C’est lui qui m’avait surnommé « Le parisien ». A peu près un tiers des aristocrates mentionnés dans le livre étaient des amis du Prince Orloff. Particulièrement la duchesse d’Uzès qui venait fréquemment… Mais assez avec ça, c’est si peu important. Je ne peux pas me perdre là-dedans. Je trouve ça ennuyeux au possible. Je préférerai qu’on me parle de la vache de Mrs Riley."

Céleste, Odillon une fois mobilisé, Céleste a proposé à Proust de favoriser leur fuite en s’habillant en homme, mais Proust a besoin d’un portefaix plus solide, qui auprès de lui ne montrera malheureusement pas les aptitudes intellectuelles qu’il fut tenté d’en attendre.

Ernest Forssgren est le véritable successeur d’Agostinelli au poste de secrétaire, quoi que le mot puisse signifier pour son nouveau patron. Le hasard l’a voulu exactement à l’opposé d’Alfred, blond, grand, vaniteux, luthérien convaincu. A travers son témoignage tardif on devine certains traits persistants qui se sont certainement exercés sur Alfred avant lui, même si sans doute il lui manquait une faculté naturelle à se dérober.

Le récit de Forssgren est important également pour poser le décor de ce que furent pour Proust les premières semaines de la guerre :
Je passerai outre la description de la confusion et du chaos qui s’emparèrent subitement de Paris, les laissant à l’imagination du lecteur… Le Kaiser espérait prendre Paris dès la fin août et comptait célébrer cette victoire par un diner de gala au Café de Paris. Les unes des journaux prévenaient ceux qui le pouvaient de quitter Paris.

Le Prince [Orloff] ferma son hôtel particulier et la plupart des membres du personnel furent ajournés pour la durée de la guerre ou jusqu’à ce que Paris soit de nouveau habitable, auquel cas tous reprendraient leur emploi. (...) J’étais confronté au dilemme de savoir quoi faire. En parcourant les journaux, je trouvai une annonce pour un emploi de valet de chambre, afin de quitter Paris avec un gentleman à demi-invalide : s’adresser Bd Haussmann, Proust.

La dame pâle qui m’ouvrit la porte avait l’air fatigué, mais d’un niveau culturel visiblement raffiné. Je la pris pour Madame Proust. Elle m’expliqua que Monsieur Proust, presque invalide, passait la plus grande partie de son temps à écrire dans son lit, et de ne pas faire attention à l’aspect négligé de la pièce. Elle m’introduisit dans un salon déprimant, aux fenêtres couvertes de couvertures de laine pour ne laisser passer ni air ni lumière, comme elle me l’apprit plus tard. Il y a avait une odeur bizarre de végétation en feu, dont elle me dit qu’il s’agissait d’une poudre verte que Monsieur Proust brûlait pour alléger les douleurs de l’asthme dont il souffrait. Le seul éclairage consistait en deux bougies qui projetaient des ombres spectrales sur le mur et aussi sur le visage à l’apparence cadavérique [de M. Proust], y projetant une sorte d’aura de bienveillance christique. Les yeux étaient le plus frappant, larges et sombres, avec un blanc presque lumineux. Je lui dis ma position chez le Prince Orloff et que j’y avais été employé environ un an (…)

- Cela vous intéresserait-il de taper mes manuscrits ?

- J’en serai ravi, cela accompagnerait bien mes études [de langue française].
Le français de Forssgren devait être assez mauvais, mais il n’est pas invraisemblable que Proust ait fait cette déclaration de prime abord comme première tentative d’ouverture.
Quand je répondis à son annonce, comme je l’ai décrit, je n’avais jamais entendu parler de Marcel Proust. Je ne demeurai pas dans son appartement parisien avant notre retour de Cabourg. Je quittai la résidence Orloff pour entrer chez MP et le jour-même nous partîmes prendre le train.

On m’envoya à la Gare du Nord [Cabourg était desservi par Saint-Lazare] aussitôt acheter trois tickets de première classe pour le lendemain. MP avait télégraphié pour retenir une suite de trois chambres au Grand Hôtel de Cabourg… Nous quittâmes l’appartement avec beaucoup d’avance, je portais deux valises et madame Céleste (que Forssgreen appelle Alvarez pour Albaret) la sienne. Il n’y avait aucun taxi disponible, ils avaient tous été réquisitionnés par l’autorité militaire. Nous fûmes effarés de constater que nos places réservées et que tout le wagon était rempli de gens entassés comme des sardines. [La version de Céleste diffère sensiblement : selon elle Proust emportait une vaste valise contenant ses manuscrits et une malle-cabine à roulettes contenant vêtements, serviettes, draps, ses médicaments etc. qu’Antoine Bertholhomme, concierge du Bd Haussmann fit emporter par un camion de la compagnie de chemin de fer.] Plus personne ne pouvait y entrer ou en sortir. Nous commencions à désespérer de parvenir à quitter Paris autrement qu’à pied. Vers la queue du train je trouvai un wagon de 4è classe où il semblait que nous pourrions nous glisser. Montrant nos billets et invoquant l’invalidité de Monsieur Proust, nous réussîmes à y monter après force bousculade. Un homme d’âge mûr se leva pour céder sa place à Marcel Proust. Je parvins à emporter les deux valises en les hissant sur ma tête… Mme Céleste et moi dûmes passer tout le voyage debout… Il parût s’écouler des heures avant que le train ne s’ébranle. Il y avait des gens jusque sur les toits des wagons... L’épreuve qu’il fallut endurer, pendant 13 ou 14 heures sans rien à boire ni à manger est indescriptible ; nous arrivâmes enfin à Mézidon où il fallait changer de train.
Proust à Mme Catusse le 7 septembre 1914 : « Je suis parti comme à mon habitude pour Cabourg qui est à 4 heures de Paris. Mais le train mit 22 heures et était si bondé que personne ne pouvait s’asseoir » Céleste décrit un voyage excessivement long mais sans incident marquant.
Le soulagement de quitter ce train fut indescriptible. Marcel Proust était à moitié mort et je dus le porter, mais il retrouva rapidement ses esprit dès que nous fûmes dehors. Deux bébés étaient morts dans notre wagon, quelle misère ! Des soldats britanniques nous cédèrent leur places assises dans la salle d’attente.


Forssgren raconte alors qu’il trouva deux chambres dans un hôtel de Mézidon et retourna coucher sur un banc à la gare. Là, non fumeur lui-même il procura cent francs de tabac aux soldats anglais, que Proust voulut ensuite lui rembourser avec un billet de 500 francs mais qu’il refusa. A l’arrivée à Cabourg il offrit d’utiliser ses heures de liberté du matin (8h-12h) pour aller aider à l’hôpital temporaire n°40 installé dans le Casino, sous la direction du médecin-chef belge Jean Markens. Bientôt les premiers étages du Grand Hôtels furent réquisitionnés à leur tour. Céleste dit ne pas se rappeler les blessés, même si elle sait que certains prétendent que Proust leur fit des visites quotidiennes et dépensa tout l’argent liquide qui lui restait en cigarettes et friandises pour eux. D’autres prétendent qu’il en invitait certains dans sa chambre. Pour elle, le manque d’argent était du aux restrictions de guerre, au prix des chambres, et aux pourboires toujours extravagants que Proust laissait au personnel. Il est certains que Proust visita, sans doute sur place, les moins grièvement atteints puisqu’il rapporte à Mme de Madrazo une anecdote qu’il replacera en partie, détachée du contexte, dans Les Jeunes Filles en Fleurs :

« Un jour j’apportais des jeux de dames aux noirs de l’hôpital temporaire, Sénégalais et Marocains, qui aiment beaucoup ce jeu. Une dame très bête vint regarder ces noirs comme des bêtes curieuses et dit à l’un d’eux : « Bonjour négro », ce qui le froissa horriblement. Il répondit : « Moi négro mais toi chameau ! ». Quand j’eus apporté aux blessés une soixantaine de jeux de carte, ils se plaignaient qu’il n’y avait pas de jeux de poker ! Je revins avec les jeux en question. Et alors ils se plaignaient qu’on ne pouvait pas jouer au bridge ! ».
Quant au déroulement de ses journées de travail, Forssgren fait le portrait d’un patron plutôt las et paresseux :
Monsieur Proust trouvait pratique et utile que je lui lise les nouvelles de guerre, et aussi d’autres livres, une heure chaque jour environ. Cela me plaisait car cela le reposait. Il eût pu assurément souhaiter un meilleur lecteur. Expert comme il l’était dans la langue, il corrigeait de temps en temps ma prononciation et semblait se plaire énormément à m’apprendre le français, ce que j’appréciais grandement. J’apprenais le français et j’étais payé pour le faire. Marcel Proust aimait jouer aux dames, nous y jouions presque tous les jours. Il trouvait les échecs trop fatiguant pour le cerveau, ce qui était mon avis également. Je lui appris des jeux de cartes et des tours que je tenais de mon père qui était un bon magicien amateur. Ces tours le stupéfiaient malgré leur simplicité. Il s’avéra peu à peu que mon travail consistait à être une sorte de bouffon du roi, pour ainsi dire. Il ne paraissait pas avoir très envie d’écrire. Les nouvelles de la guerre y étaient pour beaucoup.


Pour Céleste, Forssgren ne faisait pas grand-chose mais manquait à peu près le peu qu’on exigeait de lui ; Proust lui aurait dit que Forssgren lui tapait sur les nerfs, et qu’il ne souhaitait pas le garder à son service à leur retour à Paris, ni lui trouver de remplaçant étant donné le peu de jeunes candidats disponibles.

Après avoir ragé contre la « biographie » de Painter, qu’il annote rageusement en la ponctuant de « mensonges ! » et auquel il recommande de retourner s’adonner à la peinture en dilettante, Forssgren poursuit :
L’homosexualité prétendue de Marcel Proust à laquelle fait allusion Georges D. Painter, je n’en ai jamais eu connaissance et je trouve cela difficile à croire. Il ne m’a jamais fait d’avances, et je n’ai rien constaté aucun signe de ce genre d’activité en ce qui le concerne. Nous avions une suite de trois chambres communiquant, avec des portes entre chaque pièces. La chambre de Marcel Proust d’abord, la plus proche de l’ascenseur, puis celle de Madame Céleste et enfin la mienne. S’il avait des visiteurs après mon départ, vers 8 ou 9 heures du soir, je n’en ai jamais rien su. Il demandait à MC de me faire appeler quand il avait besoin de moi et me congédiait quand il souhaitait mon départ. .. Comme je travaillais quatre heures à l’hôpital je ne passais que trois ou quatre heures avec lui. Il désirait vraiment que je me prépare à devenir son secrétaire le plus rapidement possible. Il me faisait lire ses manuscrits pour que je m’habitue à son écriture, et il était prévu qu’il achète une machine à écrire dès notre retour à Paris… Le seul vague incident dont je me souvienne : des amis à Cabourg -il en avait beaucoup- lui apportaient des livres et un après midi il me tendit un volume d’Oscar Wilde, le De profundis, en me demandant de lui dire ce que j’en pensais quand je l’aurai lu. Je n’avais jamais entendu parler d’Oscar Wilde, encore moins lu ses livres. Je me rendis compte immédiatement que c’était trop « profundis » pour moi.

A la suite de quoi Forssgren concède à demi mot qu’il aurait pu s’agir d’une tentative d’approche. A l’époque où il écrit ces lignes, forcément après 1964, Forssgreen habite San Francisco, se décrit comme un vieil homme aigri et signe du pseudonyme de Misanthropoulos. Son aigreur se manifeste plus particulièrement à l’égard des Anglais :
Les Anglais nous ont précipité dans deux guerres mondiales et sont occupés à en préparer une troisième. L’Angleterre ne peut pas exister sans guerre. Les anglais sont les fournisseurs qui nous apporteront toujours de nouvelles guerres.

Forsgreen conclut ses Souvenirs ainsi :
Un jour peut-être je lirai les œuvres de Marcel Proust. Ce titre Sodome et Gomorrhe est plutôt effrayant. J’y vois la description de l’universelle Sodome et Gomorrhe, tel que le monde entier l’est devenue aujourd’hui… Je suis désolé mais il n’y en a plus pour très longtemps maintenant. Ce qui doit arriver arrivera. La loi de la cause et de l’effet est infaillible. (...)

La science peut créer des machines qui envoient des hommes vers les planètes, mais elle est incapable de créer la formule de la paix et de l’amour fraternel, si seulement l’homme travaillait à construire plutôt qu’à la destruction. AMEN.


 



D’une obscénité


Tous les commentateurs prennent pour argent comptant qu’Albertine aurait prononcé la phrase « me faire casser le pot ». Il est étrange que personne n’ait jamais souligné qu’elle ne dit absolument rien de tel, et qu’elle ait pu tout autant s’empourprer parce qu’un autre mot argotique allait sortir de sa bouche.
L’important n’est pas qu’elle l’ait dit ou non, mais que le Narrateur l’ait entendu, ce qui fournit dans le roman une extension de plus d’une trentaine de pages, enchaînant sur une scène de comédie (presque de vaudeville) puisque la voix narrative joue le bluff en prenant ce mal-entendu pour prétexte afin de simuler une rupture, demandant à l’auteur du lapsus (ou plutôt de l’aporie puisque le mot lui-même n’est jamais prononcé) son départ imminent et mieux encore, comme il adviendra d’Albertine ou est advenu d’Alfred, pendant son sommeil.

« Voyez-vous, la vie que vous menez ici est ennuyeuse pour vous, il vaut mieux nous quitter, et comme les séparations les meilleures sont celles qui s’effectuent le plus rapidement, je vous demande, pour abréger le grand chagrin que je vais avoir, de me dire adieu ce soir et de partir demain matin sans que je vous aie revue, pendant que je dormirai. »

Il n’est meilleur auditeur que qui entend ce qu’il veut entendre. C’est peut-être le récepteur et non l’émetteur qui est défaillant.

« Mais, ma chérie, je vous donnerais bien volontiers quelques centaines de francs pour que vous alliez faire où vous voudriez la dame chic et que vous invitiez à un beau dîner M. et Mme Verdurin. » Hélas ! Albertine était plusieurs personnes. La plus mystérieuse, la plus simple, la plus atroce se montra dans la réponse qu’elle me fit d’un air de dégoût, et dont, à dire vrai, je ne distinguai pas bien les mots (même les mots du commencement puisqu’elle ne termina pas). Je ne les rétablis qu’un peu plus tard, quand j’eus deviné sa pensée. On entend rétrospectivement quand on a compris. « Grand merci ! dépenser un sou pour ces vieux-là, j’aime bien mieux que vous me laissiez une fois libre pour que j’aille me faire casser… » Aussitôt dit sa figure s’empourpra, elle eut l’air navré, elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer les mots qu’elle venait de dire et que je n’avais pas du tout compris. (La Prisonnière)

Elle s’arrête et rougit après « casser » et c’est le Narrateur qui entend par défaut la suite, alors même qu’il avoue qu’il n’a peut être pas compris « les mots du commencement ». « On entend rétrospectivement » mais il se peut qu’on ait mal compris, pas seulement qu’on devine, non seulement le mot, mais même la tournure. La différence entre « se casser » et la forme passive « se faire casser » est de taille puisque l’expression « casser le pot » est un simple équivalent de se décarcasser, faire quelque chose de rasoir rendu obligatoire (en l’occurrence inviter les Verdurin pour faire la dame chic).

« Enfin, au moins ayez le courage de finir votre phrase, vous en êtes restée à casser… — Oh ! non, laissez-moi ! — Mais pourquoi ? — Parce que c’est affreusement vulgaire, j’aurais trop de honte de dire ça devant vous. Je ne sais pas à quoi je pensais ; ces mots, dont je ne sais même pas le sens et que j’avais entendus, un jour dans la rue, dits par des gens très orduriers, me sont venus à la bouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni à moi ni à personne, je rêvais tout haut. »
Albertine disait souvent « casser du bois », « casser du sucre sur quelqu’un », ou tout court : « ah ! ce que je lui en ai cassé ! » pour dire « ce que je l’ai injurié ! » Mais elle disait cela couramment devant moi, et si c’est cela qu’elle avait voulu dire, pourquoi s’était-elle tue brusquement ?

Si l’interlocuteur avait tout simplement voulu signifier « aller me faire suer avec ces vieux pots », c’est à dire « se faire casser la tête ». Divers équivalents argotiques étaient possibles pour tête, certains d’ailleurs pouvant signifier aussi bien tête que cul. Relevons-en quelques-uns : on peut se faire casser la caboche (depuis 1160) ou le cabochon, la fiole (1848), la cafetière (1880), le citron (1878), la tirelire, le caisson, le chou (-rave éventuellement), le carafon, le bourrichon, le grelot, la tasse, la tinette, le macaron, le cantaloup, le cocson, mais aussi depuis 1907 le cassis, variante intéressante si l’on considère que c’est un « cassis » que le Narrateur se fera servir dans la chambre 13b de la maison Jupien (le scripteur mélangeant en quelques lignes les numéros de la chambre -43 précédemment- où il voit Charlus se faire flageller.

Pendant qu’elle me parlait, se poursuivait en moi, dans le sommeil fort vivant et créateur de l’inconscient (…) la recherche de ce qu’elle avait voulu dire par la phrase interrompue dont j’aurais voulu savoir quelle eût été la fin. Et tout d’un coup deux mots atroces, auxquels je n’avais nullement songé, tombèrent sur moi : « le pot ».

La recherche du mot exact se révèle laborieuse, même si elle constitue, comme chez Joyce, une extraordinaire irruption du « flux de conscience » dans le champ narratif :

Jusque-là je m’étais hypnotisé sur le dernier mot : « casser », elle avait voulu dire casser quoi ? Casser du bois ? Non. Du sucre ? Non. Casser, casser, casser. Et tout à coup, le regard qu’elle avait eu au moment de ma proposition qu’elle donnât un dîner me fit rétrograder aussi dans les mots de sa phrase. Et aussitôt je vis qu’elle n’avait pas dit « casser », mais « me faire casser ». Horreur ! c’était cela qu’elle aurait préféré. Double horreur ! car même la dernière des grues, et qui consent à cela, ou le désire, n’emploie pas avec l’homme qui s’y prête cette affreuse expression. Elle se sentirait par trop avilie. Avec une femme seulement, si elle les aime, elle dit cela pour s’excuser de se donner tout à l’heure à un homme.

Exégèse fort alambiquée, et si extrapolée qu’à l’évocation des conséquences qui s’y rattachent (une rupture définitive, simulée ou non) l’auteur se voit contraint d’interpeller directement le lecteur, lui rappelant incidemment ses propres mensonges passés, celui de la fuite précipitée à Paris, dont on a vu qu’Agostinelli fut directement, à son corps défendant, la cible :

Je ne manifestais jamais le désir de la quitter que quand je ne pouvais pas me passer d’elle, et qu’à Balbec je lui avais avoué aimer une autre femme, une fois Andrée, une autre fois une personne mystérieuse, les deux fois où la jalousie m’avait rendu de l’amour pour Albertine. Mes paroles ne reflétaient donc nullement mes sentiments. Si le lecteur n’en a que l’impression assez faible, c’est qu’étant narrateur je lui expose mes sentiments en même temps que je lui répète mes paroles. Mais si je lui cachais les premiers et s’il connaissait seulement les secondes, mes actes, si peu en rapport avec elles, lui donneraient si souvent l’impression d’étranges revirements qu’il me croirait à peu près fou.

C’est bien une réaction totalement irrationnelle dans sa démesure qui succède à l’incident provoqué :

Ma petite Albertine (et je le dis avec une douceur et une tristesse profondes), Elle parut stupéfaite, encore incrédule et déjà désolée : « Comment demain ? Vous le voulez ? » Et malgré la souffrance que j’éprouvais à parler de notre séparation comme déjà entrée dans le passé — peut-être en partie à cause de cette souffrance même — je me mis à adresser à Albertine les conseils les plus précis pour certaines choses qu’elle aurait à faire après son départ de la maison.

« Et puis, Albertine, je vous demande en grâce une chose, c’est de ne jamais chercher à me revoir. Si jamais, ce qui peut arriver dans un an, dans deux ans, dans trois ans, nous nous trouvions dans la même ville, évitez-moi. » Et voyant qu’elle ne répondait pas affirmativement à ma prière : « Mon Albertine, ne me revoyez jamais en cette vie. Cela me ferait trop de peine. Car j’avais vraiment de l’amitié pour vous, vous savez. Je sais bien que, quand je vous ai raconté l’autre jour que je voulais revoir l’amie dont nous avions parlé à Balbec, vous avez cru que c’était arrangé. Mais non, je vous assure que cela m’était bien égal. Vous êtes persuadée que j’avais résolu depuis longtemps de vous quitter, que ma tendresse était une comédie. — Mais non, vous êtes fou, je ne l’ai pas cru, dit-elle tristement. — Vous avez raison, il ne faut pas le croire ; je vous aimais vraiment, pas d’amour peut-être, mais de grande, de très grande amitié, plus que vous ne pouvez croire. — Mais si, je le crois. Et si vous vous figurez que moi je ne vous aime pas ! — Cela me fait une grande peine de vous quitter. — Et moi mille fois plus grande », me répondit Albertine. Et déjà, depuis un moment, je sentais que je ne pouvais plus retenir les larmes qui montaient à mes yeux.

Il suffit alors d’un seul aveu de mensonge du personnage poussé dans ses retranchements pour inverser les effets et les causes, en relançant la jalousie d’où renaît le besoin maniaque de s’assurer de la présence de l’autre alors que la rupture est pour ainsi dire déjà consommée.

« J’ai eu tort, en vous parlant tout à l’heure de Léa, de vous cacher un voyage de trois semaines que j’ai fait avec elle. Mais je vous connaissais si peu à l’époque où il a eu lieu ! — C’était avant Balbec ? — Avant le second, oui. » Et le matin même, elle m’avait dit qu’elle ne connaissait pas Léa, et il y avait un instant, qu’elle ne l’avait vue que dans sa loge ! Je regardais une flambée brûler d’un seul coup un roman que j’avais mis des millions de minutes à écrire.

La comédie débouche alors sur une abondance de métaphores guerrières où l’autre devient l’ennemi devant lequel il convient de ne pas baisser les armes, de ne pas faire aveu de faiblesse (si vis pacem) tout en ayant l’air de lui faire la grâce d’une réconciliation provisoire.

« Écoutez, Albertine, vous dites que vous êtes plus heureuse ici, que vous allez être malheureuse. — Bien sûr. — Cela me bouleverse ; voulez-vous que nous essayions de prolonger de quelques semaines ? Qui sait ? semaine par semaine, on peut peut-être arriver très loin ; vous savez qu’il y a des provisoires qui peuvent finir par durer toujours. — Oh ! ce que vous seriez gentil ! — Seulement, alors c’est de la folie de nous être fait mal comme cela pour rien, pendant des heures ; c’est comme un voyage pour lequel on s’est préparé et puis qu’on ne fait pas. Je suis moulu de chagrin. »

Après la scène, sa réinterprétation donne lieu à un parallèle diplomatique qui fait intervenir comme témoin « par exemple »… -allons donc !- le prince de Monaco !

Diverses personnes, parmi lesquelles le prince de Monaco, ayant suggéré au Gouvernement français l’idée que, s’il ne se séparait pas de M. Delcassé, l’Allemagne menaçante ferait effectivement la guerre, le Ministre des Affaires étrangères avait été prié de démissionner. Donc le Gouvernement français avait admis l’hypothèse d’une intention de nous faire la guerre si nous ne cédions pas. Mais d’autres personnes pensaient qu’il ne s’était agi que d’un simple « bluff », et que, si la France avait tenu bon, l’Allemagne n’eût pas tiré l’épée. Sans doute, le scénario était non seulement différent, mais presque inverse, puisque la menace de rompre avec moi n’avait jamais été proférée par Albertine ; mais un ensemble d’impressions avait amené chez moi la croyance qu’elle y pensait, comme le Gouvernement français avait eu cette croyance pour l’Allemagne.

Et tout ce cirque pour un mot qui n’a même pas été prononcé ! Cette possibilité de réconciliation sur la base d’un nouveau mensonge est immédiatement dénoncée comme une manœuvre inutile par la franchise intéressée de la domestique, dont la conséquence paraît être une nouvelle menace de départ, sans préavis :

Françoise voyait à la dérobée, calculait instantanément ce que je donnais. Et pour qu’elle ne pût pas dire à Albertine que je corrompais son chauffeur, je prenais les devants et, m’excusant du pourboire, disais : « J’ai voulu être gentil avec le chauffeur, je lui ai donné dix francs », Françoise, impitoyable et à qui son coup d’œil de vieil aigle presque aveugle avait suffi, me répondait : « Mais non, Monsieur lui a donné 43 francs de pourboire. Il a dit à Monsieur qu’il y avait 45 francs, Monsieur lui a donné 100 francs et il ne lui a rendu que 12 francs. » Elle avait eu le temps de voir et de compter le chiffre du pourboire, que j’ignorais moi-même. Je me demandai si Albertine, se sentant surveillée, ne réaliserait pas elle-même cette séparation dont je l’avais menacée, car la vie en changeant fait des réalités avec nos fables.

Cette phrase-fantôme née d’un silence gêné, n’a été prononcée par aucun Alfred. Si le Narrateur l’entend, c’est sans doute qu’il se souvient du langage fleuri et déplacé des bordels. Elle constitue une provocation érotique puissante, suggérant la vision d’un partenaire qui se roule avec délices dans la fange par le simple effet d’un abaissement du niveau de langue à la plus vile vulgarité, la répétition de la scène de Montjouvain, où Melle Vinteuil et Léa s’excitent à cracher sur le portrait du père. On jurerait y entendre comme dans le « comme Sappho » qui répond à « la mer sera mon tombeau, une remarque ironique déplacée du genre : « Vous ne serez jamais aviateur, vous n’êtes bon qu’à vous envoyer en l’air. » L’auteur Proust échafaude peut-être simplement cette construction bancale en montant en épingle le texte le plus célèbre de son poète secrètement favori, Le vase brisé de Sully Prudhomme, dont il corrige la mièvrerie (vase brisé/cœur brisé) par une énonciation ordurière :
Le vase où meurt cette verveine
D'un coup d'éventail fut fêlé ;
Le coup dut effleurer à peine :
Aucun bruit ne l'a révélé.
(...)

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s'est épuisé ;
Personne encore ne s'en doute ;
N'y touchez pas, il est brisé.
Jean-Pierre Richard, dans Proust et le monde sensible remarque qu’il y a régulièrement d’autres pots cassés chez Proust (toute la scène n’est-elle pas d’ailleurs une illustration de l’expression d’apparence beaucoup plus innocent « payer les pots cassés ») ?

On se souvient que, dans Un amour de Swann, Odette brise un vase dans un moment de rage contre Swann. C’est après un échange érotique violent et suspect, auquel swann a fini par se dérober : « On ne peut jamais rien faire avec toi » lui crie-t-elle. (…) Plus tard, au cours de ses amours adolescentes avec Gilberte, Marcel décide de vendre, pour se procurer l’argent d’un cadeau à celle-ci, un vase que lui a légué sa tante Léonie : vase dont la mère redoute d’ailleurs à chaque instant le bris… : on vend le vase pour obtenir les moyens d’une séduction… pour la satisfaction d’un désir interdit...ce qui l’érotise davantage encore… Ces transgressions finissent d’ailleurs par entraîner une sanction inéluctable ; c’est en allant vendre son vase que marcel découvre, ou croit découvrir, la trahison de Gilberte, donc la perd.

« Adieu, veau, vache, cochon, couvée », le pot-au-lait est cassé. Dans la suite de son texte, J.P. Richard rapproche ce pot cassé d’une page de Jean Santeuil où, évoquant un vase brisé « la mère de Jean déclare : « Ce sera comme au temple le symbole de l’indestructible union » Symbole d’union dans le mariage israélite, cet objet nous renvoie donc directement au « mariage »...sacralisé, sublimé en une sorte de vœu mystique », en quoi une métaphore vulgaire peut aisément se retourner en son exact contraire.

Mais les grands amours proustiens s’accompagnent toujours d’une provocation obscène ; avec Gilberte, -autre version du « non-dit »- cette inconvenance est gestuelle et prend place dès la première rencontre avant sans le moindre mot échangé. Comme dans le cas de la phrase supposée d’Albertine, l’incident, assez invraisemblable, reste suffisamment imprécis pour que le geste ait donné lieu à toutes sortes d’interprétation. Le Narrateur est accompagné de son grand-père et de son père qui partent devant sans avoir aperçu la petite fille à l’ « air indifférent et dédaigneux ». :

et tandis que continuant à marcher et ne l’ayant pas aperçue, ils m’avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma direction, sans expression particulière, sans avoir l’air de me voir, mais avec une fixité et un sourire dissimulé, que je ne pouvais interpréter d’après les notions que l’on m’avait données sur la bonne éducation, que comme une preuve d’outrageant mépris ; et sa main esquissait en même temps un geste indécent, auquel quand il était adressé en public à une personne qu’on ne connaissait pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu’un seul sens, celui d’une intention insolente. (Du côté de chez Swann)
L’impression que laissent ces lignes est que le geste serait un doigt d’honneur. D’autres supposent que Gilberte mimerait le coït (mais il y faudrait les deux mains) raison pour laquelle Patrick Mimouni commente « Il devine que Gilberte se masturbe en l’observant… ce qui la stimule d’autant plus.» C’est dans Le Temps retrouvé, comme s’il s’agissait d’une invitation renouvelée, que Gilberte revient sur son geste, le plaçant dans un contexte de « jeux sexuels » peut-être plus avancé qu’un simple « touche-pipi ». 
 
« Vous parliez l’autre jour du raidillon, comme je vous aimais alors ! » Elle me répondit : « Pourquoi ne me le disiez-vous pas ? je ne m’en étais pas doutée. Moi je vous aimais. Et même deux fois je me suis jetée à votre tête. – Quand donc ? – La première fois à Tansonville, vous vous promeniez avec votre famille, je rentrais, je n’avais jamais vu un aussi joli petit garçon. J’avais l’habitude, ajouta-t-elle d’un air vague et pudique, d’aller jouer avec de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville. Et vous me direz que j’étais bien mal élevée, car il y avait là dedans des filles et des garçons de tout genre, qui profitaient de l’obscurité. L’enfant de chœur de l’église de Combray, Théodore qui, il faut l’avouer, était bien gentil (Dieu qu’il était bien !) et qui est devenu très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s’y amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage. Comme on me laissait sortir seule, dès que je pouvais m’échapper j’y courais. Je ne peux pas vous dire comme j’aurais voulu vous y voir venir; je me rappelle très bien que, n’ayant qu’une minute pour vous faire comprendre ce que je désirais, au risque d’être vue par vos parents et les miens je vous l’ai indiqué d’une façon tellement crue que j’en ai honte maintenant. Mais vous m’avez regardée d’une façon si méchante que j’ai compris que vous ne vouliez pas. » 
 
Peut-être la phrase d’Albertine remplace-t-elle également un geste : une note en marge des folios 51 et 52 du Cahier 54, évoque un « doigt en crochet », geste obscène d’Albertine qui fait souffrir le héros quand il y repense après l’avoir oublié. Cet élément ne sera pas repris bien qu’il soit introduit par un « Capitalissime » souligné deux fois. Les mots étaient sans doute plus « employant des termes d’argot si voyous et criés si fort ». 
C’est aussi, par opposition à la langue trop châtiée du télégraphiste Louis Maheux, des cavaliers ou d’Octave « dans les choux » dans un excitant sabir des bas-fonds que devaient s’exprimer, au moins entre eux, les jeunes chauffeurs de Cabourg quand ils se moquaient de leurs patrons occasionnels, rivalisant d’injures et d’insolence.
 


Le funiculeur

Charlus (Louis-napoléon Defer) chanteur-diseur… et plus
Proust a pris le nom de Charlus du fantaisiste spécialiste des chansons comiques, grivoises et équivoques. C'est en tout cas ce qu'affirme Maurice Duplay dans son ouvrage Mon ami Marcel Proust, souvenirs intimes : 
« Ce nom de Charlus [...], Marcel l'alla ramasser dans les bas-fonds de la prostitution masculine. Il était porté par un chanteur de beuglant qui exerçait un second métier peu avouable mais plus lucratif. ». Parmi ses monologues et chansonnettes, on trouve des titres comme « Trompette et Robinet », « La garde républicaine » « Derrière » ou, resté plus célèbre « Le piston embarrassé » qui rappelle le répertoire de l’oiseau-siffleur du Biniou.
 
(Extrait) Un jour, un joyeux piston
Très amateur de jupons
Était v'nu chez une petite femme
Pistonner dans tous les tons
Afin de lui toucher l'âme…
Ah, ah, ah, c'est épatant ce que tu joues bien !
Adrien, mon gros chien
Ah, quel coup de langue, ma chère
Y a pas beaucoup d'artistes comme toi
Car tu l'es jusqu'au bout du doigt
Ah, je suis pâmée ! (...)
"Mets-toi à ton aise, y a personne"
Quand le mari plein d' fureur
Rentre en criant "Polissonne !
Que fait ici ce piston ?"
"Il me donne une leçon"
Mais le mari qui les soupçonne
Dit au piston tremblotant
"Montrez-moi votre talent"

{Parlé :} Ah, il va me passer à tabac
J'en ai l' trac, mince de couac
Ah la la, allons, nom d'un pétard, si j' pouvais donc
Me fourrer dans l' trou d' mon piston ! Aïe donc !"

Témoin des transformations de son temps, il est aussi l’interprète du « Chauffeur d’Automobile » :
 
J'ai lâché d'un cran
Mon ancien carcan
Maintenant, je vis tranquille
...
Je fais la pige aux copains
Je suis devenu chauffeur
Je suis conducteur
D'un fiacre automobile
...
On crie quand on m' voit courir
C'est la voiture de l'avenir

{Refrain:}
J' suis chauffeur d'automobile
Tomobile dans la ville
Et j' file dare-dare
Comme si j'avais l' feu quéqu' part

Faites de la place, vous autres, au char du progrès !

Suivant l’évolution logique du cheval à l’auto, Charlus chante aussi « Dans mon aéroplane » :
 
La p'tite Suzanne, dernièr'ment,
Disait à son amant :
Ah ! Que j'm'embête.
Je n'aime plus l'auto,
Je n'aime plus les ch'vaux.
J'veux quéqu'chose de nouveau.
...
{Refrain 1:}
Ah, viens ! Ah, viens !
Viens dans mon aéroplane !
On dirait un oiseau
Ça se tient dans l'air comme il faut.
Ah, viens ! Ah, viens !
Viens, ma petite Suzanne,
Tu seras folle, mon coco,
Quand t'auras vu mon p'tit oiseau.

Elle le décide sans retard,
Lui débraie et l'on part à toute vitesse.
Comme un éclair, les v'là en l'air,
Filant un train d'enfer.
A quelle hauteur monte-t-on ? lui dit-elle
Il répond : "Ma chère maîtresse,
Avec une femme dans la nacelle,
On peut monter au septième ciel."

{Refrain 2:}
Ah, viens ! Ah, viens !
Viens dans mon aéroplane !
Ça m'fait froid, ça m'fait chaud,
Ça met des frissons sous la peau.
Ah, viens ! Ah, viens !
Viens, c'est si bon quand on plane.
Tu n'voudras plus, bientôt,
Te passer de mon p'tit oiseau.


Laissons de côté, comme sans doute peu probantes et trop « dans l’air du temps », ces coïncidences de termes dignes du dialogue de sourds entre le Baron Plamède -précédemment Guercy- et le contrôleur d’omnibus, que Proust écarta de Sodome et Gomorrhe pour le reporter à un SG IV ou V :
 
« Aimez-vous la musique [?] Allez-vous quelquefois au concert [?] » « J’y vas souvent ” [...]. “ Est-ce aussi à Quand vous allez au concert le dimanche, est- ce aussi à Colonne que vous allez demanda le baron ? » « Plaît-il ? » « À quel concert allez-vous le dimanche ? » reprit le baron un peu agacé. « Des fois à Concordia, des fois à l’Apéritif Concert des fois ou au Concert Mayol. Mais j’aime mieux me dégourdir les jambes. C’est canulant de rester assis toute une journée.
Le véhicule le plus fréquent de l’obscénité dans le texte de La Recherche est évidemment Charlus, spécialiste des allusions scatologiques. Les plaisanteries sur son orientation sexuelle se fond habituellement à ses dépends :
 
Cocteau Le Passé défini, 12 juillet 1952: « Quelquefois la profonde malice de Marcel joue avec le feu, comme lorsqu'il fait dire à Saint-Loup : « Il ne s'agit pas comme dans Hamlet d'être ou de ne pas être. il s'agit d'en être ou de ne pas en être. Tu en es. Mon oncle Charlus en est. Je n'en suis pas. Ce n'est pas ma faute. » En réalité saint-Loup parle de la secte Verdurin. »
Les membres de cette communauté ne sont pas en reste de grossièretés, malgré une fascination certaine pour ce prince qui appartient aux deux mondes : dans une scène du train de Doncières, Proust crée après un autre hapax (dépaysagement) le barbarisme hilarant « funiculeur » :
 À cette première période on avait donc fini par trouver M. de Charlus intelligent malgré son vice (ou ce que l’on nomme généralement ainsi). Maintenant, c’était, sans s’en rendre compte, à cause de ce vice qu’on le trouvait plus intelligent que les autres. Les maximes les plus simples que, adroitement provoqué par l’universitaire ou le sculpteur, M. de Charlus énonçait sur l’amour, la jalousie, la beauté, à cause de l’expérience singulière, secrète, raffinée et monstrueuse où il les avait puisées, prenaient pour les fidèles ce charme du dépaysagement qu’une psychologie, analogue à celle que nous a offerte de tout temps notre littérature dramatique, revêt dans une pièce russe ou japonaise, jouée par des artistes de là-bas. On risquait encore, quand il n’entendait pas, une mauvaise plaisanterie : « Oh ! chuchotait le sculpteur, en voyant un jeune employé aux longs cils de bayadère et que M. de Charlus n’avait pu s’empêcher de dévisager, si le baron se met à faire de l’œil au contrôleur, nous ne sommes pas prêts d’arriver, le train va aller à reculons. Regardez-moi la manière dont il le regarde, ce n’est plus un petit chemin de fer où nous sommes, c’est un funiculeur. » Mais au fond, si M. de Charlus ne venait pas, on était presque déçu de voyager seulement entre gens comme tout le monde et de n’avoir pas auprès de soi ce personnage peinturluré, pansu et clos, semblable à quelque boîte de provenance exotique et suspecte qui laisse échapper la curieuse odeur de fruits auxquels l’idée de goûter seulement vous soulèverait le cœur. À ce point de vue, les fidèles de sexe masculin avaient des satisfactions plus vives, dans la courte partie du trajet qu’on faisait entre Saint-Martin-du-Chêne, où montait M. de Charlus, et Doncières, station où on était rejoint par Morel. Car tant que le violoniste n’était pas là (et si les dames et Albertine, faisant bande à part pour ne pas gêner la conversation, se tenaient éloignées), M. de Charlus ne se gênait pas pour ne pas avoir l’air de fuir certains sujets et parler de « ce qu’on est convenu d’appeler les mauvaises mœurs ».


Comme toujours tout est à triple sens : Funicula, en latin est une petite corde, mais en tant que frère de médecin andrologue Proust n’ignorait pas que funiculaire se rapporte au cordon ombilical ainsi qu’au réseau de terminaisons nerveuses du périnée et qu’un funiculitis, inflammation du cordon spermatique, risque de vous empêcher de funiculer.

En être ou ne pas en être, telle est bien la question fondamentale de la relation entre Proust et tous ses « secrétaires ». Proust se serait-il montré « funiculent » (english pour « pratiquant de tours de corde ») envers Agostinelli ? (autre que l’usage qu’on peut faire d’une corde pour entraver un prisonnier).

Probablement non, -au-delà même de cette répulsion souvent sous-entendue de Proust concernant la pénétration - si l’on en croit cette réflexion du Temps retrouvé suggérée, dans la maison Jupien, par la vague ressemblance physique de Maurice (trop bon garçon dont l’impossibilité à insulter « correctement » Charlus le fait recaler) et de deux autres des hôtes payants qui jouent aux dés, comme les soldats se partageant la tunique du Christ, avec Morel tend à s’appliquer directement à ce que fut peut-être leurs relations intimes :

Fallait-il en conclure que M. de Charlus, au moins en une certaine forme de ses amours, était toujours fidèle à un même type et que le désir qui lui avait fait choisir l’un après l’autre ces deux jeunes gens était le même que celui qui lui avait fait arrêter Morel sur le quai de la gare de Doncières ; que tous trois ressemblaient un peu à l’éphèbe dont la forme, intaillée dans le saphir qu’étaient les yeux de M. de Charlus, donnait à son regard ce quelque chose de si particulier qui m’avait effrayé le premier jour à Balbec ? Ou que son amour pour Morel ayant modifié le type qu’il cherchait, pour se consoler de son absence il cherchait des hommes qui lui ressemblassent ? Une supposition que je fis aussi fut que peut-être il n’avait jamais existé entre Morel et lui, malgré les apparences, que des relations d’amitié, et que M. de Charlus faisait venir chez Jupien des jeunes gens qui ressemblassent assez à Morel pour qu’il pût avoir auprès d’eux l’illusion de prendre du plaisir avec lui. Il est vrai qu’en songeant à tout ce que M. de Charlus a fait pour Morel, cette supposition eût semblé peu probable si l’on ne savait que l’amour nous pousse non seulement aux plus grands sacrifices pour l’être que nous aimons, mais parfois jusqu’au sacrifice de notre désir lui-même qui, d’ailleurs, est d’autant moins facilement exaucé que l’être que nous aimons sent que nous aimons davantage.
En dehors des relations masquées à des pratiques orales, la scène d’amour la plus érotique de la Prisonnière avec Albertine endormie ressemble fort à un inoffensif coït inter-crural (indice logique quant à son désir, de se faire au moins une fois « casser le pot »)

… moi-même, j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier : je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine. Parfois, il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n’avais pour cela besoin de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la sienne, comme une rame qu’on laisse traîner et à laquelle on imprime de temps à autre une oscillation légère, pareille au battement intermittent de l’aile qu’ont les oiseaux qui dorment en l’air. Je choisissais pour la regarder cette face de son visage qu’on ne voyait jamais, et qui était si belle.


Jusqu’où peut-on aller trop loin dans l’association d’idée ? jusqu’à Thurston, magicien funiculant.


On suppose qu’ Howard Thurston, spécialiste du tour de la lévitation naquit en 1869 dans l’ Ohio. En 1898 il se spécialisa dans les tours de cartes et les grandes illusions. Il entama une tournée en Angleterre en 1900, tournée qui dura une année puis on le vit sur le continent européen et à Paris en 1902. Il réalisa le tour de la corde indienne, né d’un canular journalistique des années 1890 :

Un fakir indien lance en l'air une corde qui ne retombe pas, mais dont le bout va se perdre dans les hauteurs, l'obscurité ou le brouillard, selon la version du tour qui est racontée. Un jeune garçon grimpe sans difficulté le long de cette corde jusqu'à ce qu'il disparaisse. Mais ce n'est pas tout. Le fakir tire un couteau, un sabre ou un cimeterre, selon la version du tour qui est racontée (…) Mais ce n'est pas tout. Des membres se mettent à tomber du ciel au fond d'un panier placé à côté de la corde. Mais voicio que redescend notre fakir qui vide le panier par terre, jette un drap sur les membres ensanglantés, et prononce quelques paroles rituelles. Sous les yeux ébahis des spectateurs, le garçon réapparaît, sans la moindre trace de sa mésaventure.

(…) Selon Peter Lamont, chercheur à l'université d'Édimbourg et ancien président du Magic Circle de cette ville, il ne s'agit que d'une légende, née d’un canular monté par le Chicago Tribune en 1890. Lamont affirme qu'en publiant cette histoire ridicule comme s'il s'agissait du récit d'un témoin oculaire, le journal ne cherchait qu'à augmenter son tirage. Le Tribune a révélé le caractère fictif du reportage quatre mois plus tard, en exprimant un certain étonnement devant le fait que tant de personnes avaient cru en sa véracité. Après tout, l'article était signé par un certain «Fred S. Ellmore» («Fred Vendavantage»).
Le lanceur de corde fait monter l’adolescent, il le découpe en morceaux, puis le ressuscite sous les applaudissement des gogos.


 
Qui est fou ?


 Henri Camus Le fou 1918

« Nous sommes tous obligés, pour rendre la réalité supportable, d’entretenir en nous quelques petites folies. » écrit Proust à propos des visites à Mme Swann après la brouille avec Gilberte. Ce passage qu’on lit aujourd’hui dans A l’Ombre des Jeunes Filles en Fleurs, correspond à une section détachée du Swann de Grasset.
Il est à supposer que ce morceau détaché du premier volume correspond à la partie dactylographiée par Agostinelli, qui dut y lire ce résumé de la conception pour le moins étrange de l’amour proustien :

Or mon espérance restait plus intacte — tout en même temps que la séparation s’effectuait mieux — si je ne rencontrais pas Gilberte. Si je m’étais trouvé face à face avec elle chez sa mère nous aurions peut-être échangé des paroles irréparables qui eussent rendu définitive notre brouille, tué mon espérance et d’autre part, en créant une anxiété nouvelle, réveillé mon amour et rendu plus difficile ma résignation.

Dans une articulation déjà citée de La Prisonnière, Proust pose un diagnostic précis sur le personnage de Morel ; décrit comme « neurasthénique » (la maladie dont le docteur Adrien Proust était convaincu qu’elle affectait son fils aîné), Morel empoisonne l’existence de son entourage, et particulièrement de Charlus par ses revirements et ses crises de rage incompréhensibles. Proust rebondit aussitôt sur cette phrase assez embrouillée pour affirmer « Albertine n’était pas folle ». 
Le motif du délire transposé sur l’autre partenaire du couple se répète sur un ton de comédie dans Albertine disparue, au moment où la Narrateur produit devant Saint-Loup la photo de l’objet de ses souffrances : 
 
« Elle est sûrement merveilleuse », continuait à dire Robert, qui n’avait pas vu que je lui tendais la photographie. Soudain il l’aperçut, il la tint un instant dans ses mains. Sa figure exprimait une stupéfaction qui allait jusqu’à la stupidité. « C’est ça la jeune fille que tu aimes ? », finit-il par me dire d’un ton où l’étonnement était maté par la crainte de me fâcher. Il ne fit aucune observation, il avait pris l’air raisonnable, prudent, forcément un peu dédaigneux qu’on a devant un malade — eût-il été jusque là un homme remarquable et votre ami — mais qui n’est plus rien de tout cela car, frappé de folie furieuse, il vous parle d’un être céleste qui lui est apparu et continue à le voir à l’endroit où vous, homme sain, vous n’apercevez qu’un édredon.

Catherine Doroszczuk in Ecriture du deuil dans AD :
Tout phénomène de surprise est retranscrit dans l’inconfort d’analogies déroutantes. Ainsi du moment où le narrateur, venant d’apprendre la mort d’Albertine par un télégramme de Mme Bontemps, voit Françoise lui apporter deux lettres de la jeune femme : « J’étais comme quel-qu’un qui voit la même place de sa chambre occupée par un canapé et une grotte. Rien ne lui paraissant plus réel, il tombe par terre » (IV, p. 59).

Laurent Jenny, dans son étude L’effet Albertine fait cette très pertinente remarque : « Disons-le tout net : il souffle un vent de folie dans Albertine disparue. » Au delà du désordre circonstanciel de l’état dispersé du manuscrit dû à sa relecture impossible, on peut se demander dans quelle mesure l’effet de dérèglement mental suggéré par l’agitation incessante du Narrateur livré à ses tourments n’a pas été voulu par l’auteur, et si l’intention de base n’était pas de revenir à une satire comique dans le registre de l’humour noir crée par l’accumulation grotesque de péripéties invraisemblable. Proust regarde son Narrateur tomber dans tous les pièges que lui tend son imagination délirante.

Jenny invoque également un des derniers ajouts sur le dactylogramme d’Albertine disparue (le dernier état connu corrigé par Proust et publié par Nathalie Mauriac) où le Narrateur retourne à Versailles dans une sorte de délirant rêve éveillé à la recherche de sa Dulcinée (la comparaison avec le Chevalier à la triste Figure n’est pas gratuite) :

Ma conviction était qu’Albertine n’était pas auprès de sa tante mais cachée chez la pâtissière où nous avions été goûté si peu avant son départ. Je retournai goûter chez la pâtissière, la flattai des promesses d’une affection que je ressentais à ce moment pour elle où elle pouvait tant pour moi, je lui demandai en grâce à visiter toute sa maison. Elle y consentit, mais celle-ci était en réparation, là où on me faisait attendre pour remettre tout en ordre. Il y avait eu tout le temps que mon ami changeât de pièce au fur et à mesure que j’y entrerais. Enfin dans une elle me dit qu’était malade une petite fille qu’elle avait adoptée. J’insistai. Non, vous la réveillerez. Enfin elle me fit entrer, la baisa au front sans la réveiller. Ce n’était pas Albertine. Mais en face je vis une pièce aux rideaux fermés qu’on ne m’ouvrit pas parce qu’on n’avait pas la clé. Je suppliai, offris de faire chercher un serrurier. Ce fut en vain et je restai persuadé que derrière ces rideaux était Albertine. (Ad 110)

Cette exploitation obsessionnelle de la veine pâtissière apparaît déjà en relation avec le Félix des esquisses abandonnées du cahier Vénusté, où il faut absolument l’empêcher d’entrer en contact avec le pâtissier qui lui fait de l’œil dans la cuisine. Le passage ci-dessus, avec ses portes en enfilades et le fantôme du disparu ressuscité au cœur du labyrinthe correspond peut-être à un véritable cauchemar de Proust à propos d’Alfred, faisant pendant au rêve qui conclut Un amour de Swann.


Dans le cahiers 56, Proust avait imaginé qu’une contagion de la folie gagne les survivants désorientés par les illusions contradictoires de réalités disjointes. Alors que le narrateur est parti à Venise avec sa mère pour se remettre de la disparition d’Albertine, il recevait la lettre suivante émanant de Mme Bontemps :

« Mon cher ami je viens vous annoncer une nouvelle à peine croyable et pourtant parfaitement vraie. Vous savez qu’on n’avait jamais retrouvé le corps de ma petite Albertine. Elle est vivante ! Elle s’était enfuie parce qu’elle aimait quelqu’un. Elle est revenue hier. Vous pouvez vous imaginer nos transports. Elle est fiancée à un richissime Américain. Je crois pourtant que si vous consentiez à lui pardonner la peine qu’elle vous a faite et à reprendre l’ancien projet de mariage abandonné elle renoncerait à celui qu’elle a en vue. Mais il faudrait faire vite. Écrivez-moi tout de suite. Puisse cette lettre vous arriver, on me dit que vous êtes en Italie et je ne sais pas exactement votre adresse. » (...)
Mme Bontemps femme de l’ancien sous-secrétaire d’État aux Postes qui donnait depuis quelques temps des signes de dérangement d’esprit avait été arrêtée et internée, comme elle tirait des coups de revolver sur une personne qu’elle s’obstinait à prendre pour une nièce qu’elle avait perdue depuis plusieurs années, et que dans sa folie elle s’était imaginé rencontrer. La pauvre Albertine était bien morte. 
Mme Bontemps est une anarchiste, elle tire des coups feu sur celles qui ressemblent à sa fille préférée !
Laurent Jenny L’effet Albertine : Mme Bontemps serait-elle frappée du même mal que Marcel ? Derrière ces coups de revolver inventés par l’auteur, il y a la volonté insensée d’en finir avec la vérité introuvable d’Albertine. Car ce qui se dérobe en elle, depuis toujours, ce n’est pas tel ou tel détail de sa vie sexuelle. Non pour Albertine c’était une question d’essence [...] » (Ad, 176). Un personnage privé d’essence peut-il dérégler un récit, surtout lorsqu’il y survient de façon impromptue? On sait que les « versions » contradictoires et successives d’Albertine continuent de proliférer post mortem. Son statut même de réalité oscille, tantôt morte, tantôt ressuscitée par une erreur de lecture (le télégramme à Venise) ou, dans l’esquisse déjà mentionnée, par le délire de Mme Bontemps. Au fond la seule unité d’Albertine tient à un certain style de désidentification, une certaine façon de rompre avec soi-même.

Ce fut surtout ce fractionnement d’Albertine en de nombreuses parts, en de nombreuses Albertines [sic], qui était son seul mode d’existence en moi… (Ad, 189).
Albertine n’est donc pas seulement un personnage, c’est aussi un principe d’indétermination des essences et de multiplication des identités . En tant que tel, elle devient le trublion structural de la Recherche. Car un personnage dépourvu d’essence ne s’accommode pas d’une structure narrative close, il agit sur cette structure pour la défaire. Il introduit dans l’œuvre une prolifération hypothétique sans fin qui se matérialise dans une poétique de la variance. Et cette infinie variance d’Albertine propage son pouvoir de désidentification jusqu’à Marcel lui-même :
C’est peut-être parce qu’étaient si divers les êtres que je contemplais en elle à cette époque que plus tard je pris l’habitude de devenir moi-même un personnage autre selon celle des Albertine à laquelle je pensais : un jaloux, un indifférent, un voluptueux, un mélancolique, un furieux […] (II, 299).

On serait tenté d’ajouter que la pulsion de meurtre est déjà apparue vis-à-vis du personnage, comme seul moyen de l’empêcher de fuir pour se livrer à son plaisir tout aussi criminel :


Julie André Thèse de doctorat, Le cahier 46 : Le motif du crime parcourt les brouillons de 1914. Il figure déjà dans le Cahier 71 soit qu’Albertine y tienne la place de victime : « et si tout de même elle était partie, je l’aurais assassinée : je l’aimais » (Cahier 71, folio 69 ) soit que le héros lui-même se présente comme une victime de ses propres « souvenirs qui [le] torturent » (Cahier 54, folio 77 ) dans une métaphore poignante : « Et ainsi ma mémoire était comme une collection infinie de poignards, massues, d’armes étranges et cruelles » (Cahier 54, folio 77). La passion s’associe au crime et c’est en vivant cette folie passionnelle pendant laquelle le héros est prêt « à partir avec un revolver » (Cahier 54, folio 21) pour la poursuivre qu’il comprend les vers de Baudelaire « si le viol, le poison, le poignard, l’incendie » qu’il jugeait auparavant « ridicule » (Cahier 54, folio 21 v°)


Albertine n’était pas folle, son personnage reconstitué participe seulement de l’hystérie et de l’adjuvant nécessaire à la schizophrénie contagieuse.


Que le Narrateur devienne fou avant l’illumination finale ne signifie pas que son auteur est fou. Il ne fait que donner la représentation distanciée et tragi-comique du mélodrame qui se joue dans son esprit obscurci. Ce qui reste de ses folies passagères de l’auteur n’est que l’impossibilité de se souvenir, une amnésie procurée par les drogues ou l’aphasie qui le prive comme la grand-mère à l’agonie victime de l’ignorance des médecins, de son derniers recours, le langage?

Proust a utilisé toute sa vie la maladie comme son armure ; non pas qu’il n’ait réellement souffert, qu’il n’ait tenté de l’aggraver par les erreurs médicamenteuses. Il en a convaincu tous ses correspondants, à tel point que Reynaldo, prié par Robert Proust de le convaincre in extremis de se laisser soigner ait fait à reculons et à distance la démarche. Nul doute que pour un médecin le Proust des derniers mois de 1922 fût aliéné, et pour l’éditeur qu’il soit indispensable à la survie de l’œuvre d’opérer le minimum de ravaudages qui puisse en masquer la prolifération tumorale, désordonnée et monstrueuse.

Cocteau en 1952 déjà lit la deuxième partie du roman de Proust comme une feuille de maladie :

12 juillet 1952 : Je ne suis pas encore arrivé au terme de ma relecteur de Sodome et Gomorrhe. Mais dès maintenant, je découvre que le livre à force de m'être familier a perdu son essence de surprise et ne m'attachant plus par ses intrigues me présente une très curieuse feuille de température où les moindres hausses et baisses, les moindres crises d'asthme, les moindres fatigues de Marcel me deviennent aussi lisibles que le montagneux trait rouge d'une courbe de température. 
 
8 août 52 Albertine disparue. Je n'écrirai plus de Proust. Je sors attristé par ce mauvais rêve, par cette marmelade nocturne, par ce nuage de poudre anti asthmatique. Tous ces insectes cruels, toute cette termitière m'accablent.(...) Le génie de Marcel semble être le génie de la race. (Celui des termites ou des abeilles.) On serait tenté de mettre un masque ou d'employer le fly-tox. On a l'âme qui se détériore. On a peur.(…) Je reparlerai une dernière, dernière fois de Proust. Fin d'Albertine disparue (Venise). C'est nul, et comme Proust n'était pas nul on se demande ce qui se passe. (Etait-il très malade?)

Lorsque la critique a constaté les blancs, les incohérences des personnages ressuscités, les « morceaux » supprimés du grand corps démembré, elle s’est elle-aussi jetée sur l’explication opportune de la maladie ou de la folie.

on ne s’étonnera pas de trouver, sous la plume des … critiques, la suggestion d’une certaine « folie » de Proust à la fin de sa vie. Folie dionysiaque euphémisée sous la forme moderne de la maladie : il sera question d’un « créateur déjà à demi inconscient », de la « précipitation » de Proust, de l’« insuffisance » et de l’« incohérence » de ses corrections.(…) Le Proust d’octobre et novembre 1922 semble rejoindre, dans un secret imaginaire critique, la grande figure romantique de l’artiste auquel a échappé le contrôle de sa création, et dont les gestes destructeurs précèdent de peu la mort par suicide. On songe au délirant Frenhofer du Chef d’œuvre inconnu de Balzac (...) Le créateur a perdu le sens de la mesure ; il ne sait plus voir, il ne sait plus s’arrêter et finit par détruire, par excès, par hybris, la perfection précédente de sa toile. Proust, créateur génial mais à l’esprit obscurci par la maladie, les excès et les drogues, et qui, à la veille de sa mort, a « détruit » Albertine disparue et par là même À la recherche du temps perdu : tel est le nouveau topos qui semble se mettre en place, depuis 1987, chez une partie de la critique. Nathalie Mauriac Dyer (Proust procuste : les fins disjointes d’ARTP)

C’est entendu, pour la critique qui ne peut comprendre le geste d’Erostrate qui n’est qu’une aspiration à tendre vers la perfection, même apparemment et provisoirement destructrice, Proust est fou, et sa folie ne date pas d’hier.

Julie André :  Une note du Cahier 33 qui date sans doute de 1913-1914 montre la naissance de l’angoisse du héros pour tout ce qui concerne Albertine : « si j’apprenais tout à coup qu’Andrée venait d’arriver à Balbec auprès d’elle pendant que j’étais à Paris, c’était comme si on avait arraché le pansement de la blessure et le flux de mes angoisses se remettait à couler. […] Je courais comme un fou chez l’un, chez l’autre, m’informais qui était à Balbec, qui pouvait me seconder, je télégraphiais au directeur, j’écrivais au lift, à Elstir. » (Cahier 33, folio 3).


Comme le raconte le gardien de l’asile : au rez-de-chaussée, il y a les fous légers, ceux qu’on laisse se promener dans le jardin. Au premier étage il y a les cas cliniques, ceux qu’on peut espérer guérir s’il y a un traitement connu, au troisième étage il y a les fous dangereux, les criminels, les incurables ; au dernier étage, il y a le bureau du directeur. L’aliéniste, celui qui tire les petites ficelles des marionnettes ou les chausse pour leur donner vie, habité par la conviction qu’il est susceptible de les ramener à sa norme, à une vie sociale acceptable d’esclavage et de tourments, est plus atteint que le patient dont la clairvoyance est la seule origine de la maladie, et qui contrairement à ceux qui se proclament sains d’esprit, connaît son inaptitude au bonheur. Le fou ne souffre pas de son état puisqu’il n’a pas conscience de ce que les autres considèrent comme une maladie incurable.


Alfred n’était pas fou, il s’est désincarcéré pour échapper à la démence de son geôlier. Il n’a survécu que six mois à sa fuite. Sa passion et son goût du risque l’ont conduit à la mort ; cette tragédie qui allait rendre les autres fous, lui a permis dans une étrange prescience d’échapper à la folie qui devait à peine deux mois et deux jours après sa disparition s’emparer du monde et l’anéantir. Il semble que, l’oubli ou l’occultation des épisodes traumatiques dans la mémoire collective faisant leur œuvre, personne ne se rende compte que la béance creusée dans la texture des derniers volumes de La Recherche est due à la conjonction de la mort d’Agostinelli et de l’entrée en guerre des nations européennes. Ce qui obstrue la vision de ce vide, c’est le collage insoutenable – qu’on préfère considérer comme anecdotique, Proust étant après tout un de ces planqués de l’arrière qui regarde de loin le théâtre des combats- des pages apparues comme une nouvelle plaie, sale, infectée dans un livre qui se voulait non engagé, et au-dessus des contingences politiques. Il n’en est rien, sinon pourquoi l’actualité, biaisée, comme les nouvelles que les dirigeants en donnent, interviendrait-elle comme un deus ex machina à l’appui des révélations finales. Et pourquoi les derniers efforts d’invention de Proust tourneraient-ils autour de longues additions au personnage de Norpois, diplomate caricatural, antidreyfusard, gâteux et va-t-en guerre ?



C’est bien ce caractère scandaleux de pages écrites pour un avenir lointain dans lequel l’auteur ne pourrait plus donner prise aux attaques dont il fut victime lorsqu’il fut gontcourisé au détriment de l’auteur des Croix de Bois, que met en avant Elisha Rosen, dans son article au titre éloquent Ce qui se dit de la guerre entre décence et obscénité.

À quoi ressemble Le temps retrouvé si on l’envisage en regard du patriotisme exacerbé des années de la Grande Guerre ? Le long passage consacré à la guerre semble tout d’abord parfaitement futile. Il s’occupe de questions de mode féminine, de style et d’ar,(...) Le futile, en temps de guerre, relève de l’insignifiant, quand il ne passe pas pour franchement indécent. Mais précisément, le texte proustien prévient ce type de dilemme… en l’aggravant. Indécent est un euphémisme pour le qualifier : il est aussi très manifestement obscène. Sodome occupe le devant de la scène et il en va un peu comme si la guerre n’intervenait que pour favoriser les amours homosexuelles en leur offrant, en dépit de la pénurie d’hommes, des occasions inespérées. Ainsi des couloirs du métro où l’on s’abrite lors des bombardements, et où les corps se rencontrent furtivement à la faveur de l’obscurité. Ainsi de cet hôtel très particulier de Jupien, où les permissionnaires s’évertuent à jouer tant bien que mal les apaches afin de satisfaire les plaisirs masochistes d’un baron de Charlus, et où les héros du front (Saint-Loup, en l’occurrence) oublient malencontreusement leur croix de guerre. Proust, à l’évidence, devance ses détracteurs éventuels en jouant de la surenchère. Comment ne pas crier au scandale devant pareille accumulation de scènes scabreuses ?
Mais aussi pourquoi le faire ? Ce serait peut-être une réaction excessive face à des propos qui semblent surtout consternants, et qui pourraient bien émaner d’un esprit malade. Une hypothèse que le texte proustien confirme : le narrateur de la Recherche, pour tous les épisodes qui concernent la Grande Guerre, est quelqu’un qui fait de longs séjours dans une maison de santé : il en sort une première fois en août 1914, puis définitivement en 1916, non parce qu’il est guéri, mais parce que faute de personnel, l’établissement a fermé ses portes. Proust devance en quelque sorte les réactions de ses lecteurs : il les conforte et en accrédite le bien-fondé. Il le fait d’ailleurs si bien qu’il les décontenance, car du même coup, c’est la raison d’être d’un tel récit qui ne laisse pas d’intriguer. S’il est insensé comme tout porte (un peu trop bien) à le croire, pourquoi nous le conter ? Ainsi la figure du narrateur-malade prévient sans doute les objections très prévisibles du lecteur, mais ne l’en plonge pas moins dans la perplexité. Le dilemme s’aggrave du fait que la maladie du narrateur ne l’assimile pas pour autant à ces fous qui abondent dans la littérature et qui sont préposés à tenir un contre-discours, à se faire les porte-paroles d’un monde à l’envers. En somme, cette figure nous renvoie au problème des rapports qu’entretient le texte proustien avec le tout-venant des discours du moment.

Il est certain que Proust ne comptait pas laisser son œuvre dans l’inachèvement et que s’il en avait eu le « loisir » il l’aurait conduite de nouvelles directions. Contrairement au témoignage de Céleste qu’on a peut-être un peu poussé à donner dans la légende dorée, le mot Fin n’a pas été apposé la veille de la mort de Proust, mais très antérieurement, puisque la matière première du Temps retrouvé existe depuis 1913. L’auteur est victime du syndrome de La Dragonne, le roman que Jarry ne parvint jamais à boucler parce qu’il avait écrit le milieu avant de tenter de lui recoller un début. Mais au contraire de Jarry Proust a développé son roman dans tous les sens par additions successives par rappels thématiques susceptibles de nouveaux développements qui en infléchissent la trame toujours mouvante. Proust à sa mort a simplement laissé son texte dans un état « suffisant », de façon a ce que même amputé d’un ou deux membres, même défiguré comme les gueules cassées ou paralysé comme les gazés, il puisse tenir à peu près debout. Sa fin relève d’une démonstration scientifique où ne manquait que le catalyseur.
Et comme l'art recompose exactement la vie, autour des vérités qu'on a atteintes en soi-même flottera toujours une atmosphère de poésie, la douceur d'un mystère qui n'est que le vestige de la pénombre que nous avons dû traverser, l'indication, marquée exactement comme par un altimètre, de la profondeur d'une œuvre.

Où trouve-t-on des altimètres ?
Tout humain qui survit à l’âge de l’inconscience vit une fin du monde.

Mais dans le cas de Proust cette déflagration d’un double shell-shock donne à l’expérience de l’apocalypse une réalité qui crève les yeux : ce n’est pas l’homme qui est fou, c’est le monde qui a basculé dans une démence irrémédiable, dans la boucherie innommable de l’extermination de masse, destinée à servir l’intérêt particulier d’une secte de déments constitués en armée du diable, collectivement, le démiurge, le Baal machiniste du futur Métropolis, le dieu qui dévore ses enfants.


 

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