Les
garçons bouchers
Annibal Carrache La boucherie 1580
4 août 52 : Le premier volume de La Prisonnière est, à la lettre insupportable (…) cela ne tient pas debout. En outre, ce Paris de Proust où les jeunes gens ne doivent plus trouver de travail, puisqu'il n'y a que des femmes laitières, des femmes bouchères, des femmes cochères, des femmes cyclistes, des femmes télégraphistes - cette continuité dans la fraude engendre l'ennui. (...) Ce livre est un amas d'absurdités, coupé de morceaux de bravoure du vingt-cinquième ordre sur la linguistique -bruits de la rue etc.
Il
y ajoute encore sans prendre conscience de la redite :
Son univers où pas un jeune homme ne travaille (les garçons bouchers deviennent des jeunes filles bouchères). Où tous les personnages, (sauf lui, bien entendu) sont homosexuels ou gousses. Cet étalage ridicule de maîtresses, de femmes, de jeunes filles, dont il reproche à ses homosexuels de faire étalage.
Comme le montre Laurence Teyssandier, des additions au cahier 49 (de 1910-1911 concernant le passage sur la « race des tantes »), datant de la relecture de ces pages anciennes, vers 1916 concernent l’épisode de « M. de Charlus pendant la guerre ». En marge du folio 51 se trouve cette note :
+ Penser à faire dire à M. de Charlus pendant la guerre : + [«] Mais pensez qu’il n’y a plus de valets de pied, plus de garçons de café. Toute la sculpture masculine de Paris a disparu. C’est du vandalisme encore plus grand que la destruction des anges de Reims. Pensez que comme pe[ ?] télégraphiste, j’ai vu venir, moi, me porter une dépêche, une femme ! [»]
Il faut tenir compte du fait que la note de régie du Cahier 49 et l’addition qu’elle introduit n’ont sans doute pas été rédigées tout de suite après la rédaction intermédiaire de l’épisode de la guerre (dont nous supposons l’existence dans un autre cahier qui ne nous serait pas parvenu).
Cette « disparition » n’élargirait-elle pas le trou béant qui affecte non seulement le dernier épisode révisé d’Albertine disparue, mais toute une partie du Temps retrouvé, celle des volumes encore à mettre au net ?
La résistance d’une grande partie de la critique à ne pas vouloir regarder ce qui est écrit entre les lignes est manifeste dans le titre de l’article de Robert Vigneron : Désintégration de Marcel Proust qui évoque une forme de dégénérescence, alors qu’il faudrait plutôt parler de déflagration, ce qu’on pourrait appeler en parodiant Laurent Jenny « l’effet Alfred ». En dépit des préjugés qu’il feint peut-être d’afficher, l’article de Vigneron n’en est pas moins comme souvent un résumé éloquent de la recherche des différents Alfred de remplacement que Proust poursuit de ses assiduités :
Dépourvu de « secrétaire » à
domicile, Marcel Proust n'était point cependant privé de
divertissements moins domestiques et plus variés. (...)
Pendant la guerre, de même que M. de Charlus « entretenait une
correspondance nombreuse avec le front... ne manquait pas de
permissionnaires assez mûrs », il avait pour sa part adopté un
certain nombre de « filleuls » à qui il envoyait chaque semaine du
tabac, des gâteaux, du chocolat. Il en avait un entre autres, à
Laval, à qui il s'intéressait particulièrement : un « brave
garçon », mais « tout à fait populaire», qui lui avait été «
recommandé », mais qui était « un peu brute, violent » : c'est,
expliquait-il en avril 1918 à un ami, « quelqu’un qui est tout à
fait du peuple, mais cela n'est pas moins intéressant pour cela à
mon avis, au contraire ». Au demeurant le meilleur fils du monde, au
point que son protecteur voudrait le rapprocher de Paris, à seule
fin de lui permettre d'aller voir de temps en temps ses parents
malades. (...)
Ce qui, chez ces jeunes soldats, séduit apparemment son âme féminine [sic], ce n'est point seulement l'uniforme, symbole de virilité, mais surtout l'image de la force et de la brutalité et l'évocation de la tuerie. Au lendemain du Prix Goncourt, Bernard Fay avait eu l'occasion de parler au lauréat cinquantenaire « d'un garçon qu'il connaissait à Rouen et qui s'était révélé, pendant la guerre, comme l'un des plus redoutables et des plus zélés « nettoyeurs de tranchées ». Cette description enflamma Proust. Bien malade alors, il en oubliait sa maladie, il voulait prendre le train pour Rouen et rendre visite au « nettoyeur ». La rencontre tant désirée n'eut, semble-t-il, pas lieu. C'était sans doute cette obsession sadique du sang qui lui inspirait une prédilection pour les garçons bouchers : s'il ne put aller à Rouen voir cet affriolant tueur d'hommes, il avait du moins trouvé à Paris un tueur de veaux, s'il faut en croire Albert Le Cuziat qui a raconté « ces étranges promenades qui les menaient tous deux dans la boucherie où Proust disait au garçon boucher : « Montre-moi comment on tue un veau ». Jupien offrait de même à Charlus « le tueur de bœufs, l'homme des abattoirs ». (…) « « Il est probable que si l'on avait demandé leur carte de visite à tous ces hommes, on aurait été surpris de voir qu'ils appartenaient à une haute classe sociale. (...) Ils recevaient encore des invitations, mais l'habitude les ramenait au mauvais lieu composite. Ils s'en cachaient peu du reste, au contraire des petits chasseurs, ouvriers, etc., qui servaient à leur plaisir. »
Avant d’examiner les autres catégories auxquels appartiennent le gibier potentiel des hommes mûrs, il faut rappeler qu’il existe dans le texte définitif de la Recherche, et toujours sur l’autre versant (celui du monde des morts et de la traversée des enfers dantesques) deux garçon-bouchers (et non des bouchères comme disait Cocteau) souvent passés inaperçus, mais dont la mention paraît tracer une de ces amorces thématiques non résolue auxquelles Proust a habitué son lecteur. L’apparition de ce couple oppose radicalement deux versions d’une entité non conciliable (fort/faible, masculin/féminin, comme on voudra), double aspect dédoublé d’un même fantasme, l’un représenté en gloire -tel l’ange au sourire détruit du portail de la cathédrale de Reims-, l’autre souffreteux et inapte à la violence brut, quoique sanglant :
Dans une boucherie, où à
gauche était une auréole de soleil, et à droite un bœuf entier
pendu, un garçon boucher, très grand et très mince, aux cheveux
blonds, son cou sortant d’un col bleu ciel, mettait une rapidité
vertigineuse et une religieuse conscience à mettre d’un côté les
filets de bœuf exquis, de l’autre de la culotte de dernier ordre,
les plaçait dans d’éblouissantes balances surmontées d’une
croix, d’où retombaient de belles chaînettes, et – bien qu’il
ne fît ensuite que disposer, pour l’étalage, des rognons, des
tournedos, des entrecôtes – donnait en réalité beaucoup plus
l’impression d’un bel ange qui, au jour du Jugement dernier,
préparera pour Dieu, selon leur qualité, la séparation des bons et
des méchants et la pesée des âmes. (La
Prisonnière).
Saint-Loup venu du front, sur le
point d’y retourner, m’avait fait une visite de quelques secondes
seulement, dont l’annonce seule m’avait violemment ému.
Françoise avait d’abord voulu se précipiter sur lui, espérant
qu’il pourrait faire réformer le timide garçon boucher, dont,
dans un an, la classe allait partir. Mais elle fut arrêtée
elle-même en pensant à l’inutilité de cette démarche, car
depuis longtemps le timide tueur d’animaux avait changé de
boucherie, et soit que la patronne de la nôtre craignît de perdre
notre clientèle, soit qu’elle fût de bonne foi, elle avait
déclaré à Françoise qu’elle ignorait où ce garçon, « qui
d’ailleurs ne ferait jamais un bon boucher », était employé.
Françoise avait bien cherché partout, mais Paris est grand, les
boucheries nombreuses, et elle avait eu beau entrer dans un grand
nombre, elle n’avait pu retrouver le jeune homme timide et
sanglant.(Le Temps retrouvé)
Ils sont tous deux les représentants d’un deuil de la beauté -bouchers promis à l’abattoir-, comme le montre le passage qui développe la note marginale du cahier 49 :
On parle de vandalisme, de
statues détruites. Mais est-ce que la destruction de tant de
merveilleux jeunes gens, qui étaient des statues polychromes
incomparables, n'est pas du vandalisme aussi. Est-ce qu'une ville qui
n'aura plus de beaux hommes ne sera pas comme une ville dont toute la
statuaire aurait été brisée. Quel plaisir puis-je avoir à aller
dîner au restaurant quand j'y suis servi par de vieux bouffons
moussus qui ressemblent au Père Didon, si ce n'est pas par des
femmes en cornette qui me font croire que je suis entré au bouillon
Duval. Parfaitement, mon cher, et je crois que j'ai le droit de
parler ainsi parce que le Beau est tout de même le Beau dans une
matière vivante. Le grand plaisir d'être servi par des êtres
rachitiques, portant binocles, dont le cas d'exemption se lit sur le
visage. Contrairement à ce qui arrivait toujours jadis, si l'on veut
reposer ses yeux sur quelqu'un de bien dans un restaurant, il ne faut
plus regarder parmi les garçons qui servent mais parmi les clients
qui consomment. Mais on pouvait revoir un servant, bien qu'ils
changeassent souvent, mais allez donc savoir qui est et quand
reviendra ce lieutenant anglais qui vient pour la première fois et
sera peut-être tué demain. (...)
Pensez que tous ces grands valets de pied qui avaient deux mètres de
haut et qui ornaient les escaliers monumentaux de nos plus belles
amies ont tous été tués, engagés pour la plupart parce qu'on leur
répétait que la guerre durerait deux mois. Ah! ils ne savaient pas
comme moi la force de l'Allemagne, la vertu de la race prussienne,
dit-il en s'oubliant.
Nous
les petits, les obscurs, les sans grades
Le tableau de Manet le Fifre fut refusé par le jury de l’exposition de 1866. Il figure un jeune garçon debout, légèrement déhanché, jouant du fifre et vêtu de l’uniforme des enfants de troupe de la garde impériale de Napoléon III. Le pantalon rouge à bandes noires, la veste noire à boutons dorés, le baudrier blanc et le calot sont caractéristiques des voltigeurs. Parmi les voltigeurs, les fifres et les tambours, au son de leur instrument, entraînaient les soldats au combat. Ils représentent un sujet populaire, répandu par les images d’Épinal, comme ces télégraphistes militaires qu’on donnait à voir dans les manuels destinés à l’éducation des enfants. Considérant ce thème commun, le jury reproche à Manet d’avoir adopté un grand format, qui donne à sa toile l’ampleur d’une peinture d’histoire, d’avoir fait le portrait d’un enfant inconnu comme s’il s’agissait d’un personnage célèbre. L’œuvre est une de celles qui fonda l'enthousiasme d'Emile Zola pour le peintre. L'écrivain décela, dans la vérité du propos et de la manière, l'expression d'un sentiment proprement moderne.
Le naturalisme a popularisé ces figures populaires, mais en tentant de les cerner, il accrut les préventions du public vis-à-vis de la classe dangereuse. L’inversion de ce rapport, Proust nous en a prévenus est un aspect de la modernité de ce nouveau monde :
L'idée d'un art populaire comme d'un art patriotique, si même elle n'avait pas été dangereuse, me semblait ridicule. S'il s'agissait de le rendre accessible au peuple, on sacrifiait les raffinements de la forme « bons pour des oisifs » or, j'avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. A cet égard, un art, populaire par la forme, eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu'à ceux de la Confédération Générale du Travail; quant aux sujets, les romans populaires enivrent autant les gens du peuple que les enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant, et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers. (…) Certains disaient que l'art d'une époque de hâte serait bref, comme ceux qui prédisaient avant la guerre qu'elle serait courte. Le chemin de fer devait aussi tuer la contemplation, il était vain de regretter le temps des diligences, mais l'automobile remplit leur fonction et arrête à nouveau les touristes vers les églises abandonnées. (Temps retrouvé)
Ce passage surprenant (mais déjà en partie formulé dans la conclusion du Contre Sainte-Beuve) indique le désir de Proust de s’adresser à un lectorat plus large que la classe sociale qu’il a l’air de célébrer en la dénigrant, et dont il a appris par expérience qu’elle ne le lirait pas. Le même désir de toucher un public plus large que celui des lettrés se manifeste lorsqu’en 1921 il donne aux Œuvres Libres les cent premières pages de Sodome et Gomorrhe II sous le titre Jalousie, provoquant une réaction choquée de Gaston Gallimard: « je regrette que vous ayez accepté une telle proposition. Grâce à la vulgarité de ce recueil de kiosque et de gare… » Ce n’est sans doute pas l’intérêt financier qui motive l’auteur même s’il profite de l’occasion pour se plaindre de droits non versés. Déjà en mars 1913, à René Blum chargé de négocier avec Grasset la publication de Swann à compte d’auteur (et qui proposait un prix élevé du volume afin que l’auteur récupère une partie des frais engagés, Proust écrivait : « je n’ai pas voulu que ma pensée fût réservée à des gens qui dépensent 10 francs pour un livre et qui sont généralement plus bêtes que ceux qui achètent des volumes à 3, aussi j’ai tenu au volume à 3,50. Grasset voulait me donner 1,75 mais je n’ai voulu accepter qu’1,50, ce qui est d’autant plus beau de ma part que j’ai mille ennuis. »
On ne considère pas la place que fait la Recherche au parcours des « petits ». De l’individuel au collectif, aveuglé par les personnages principaux du roman des duchesses, on ne mesure pas le déplacement des classes qui produit par mélange un composé chimique tantôt explosif, tantôt corrosif ou oxydant.
Dans son introduction à Proust et le sens du social, Jacques Dubois tentant d’amener son lecteur à considérer une dimension négligée du personnage d’Albertine (petite bourgeoise pauvre « mauvais genre »), à savoir comment son intrusion dans l’ordre établi de la société d’avant 1914 force le roman à éclater, fait cette remarque pertinente que les données biographiques à la source du personnage au ont déstabilisé des lecteurs qui ont préféré n’y voir qu’une bluette incohérente.
Parmi les facteurs susceptibles d’expliquer la cécité de la critique à l’endroit d’Albertine Simonet,(…) on tiendra compte de la donnée biographique qui est à l’origine de ces développements [les événements personnels qui ont perturbé le plan premier] et qui n’ont pas cessé de tourmenter les commentateurs. Que la figure de la jeune fille ait eu pour modèle Alfred Agostinelli, secrétaire et amant de Proust, ne pouvait que rendre perplexes les critiques dès l’instant où le roman transposait une figure homosexuelle masculine en personnage féminin et, partiellement au moins, hétérosexuel. Face à quoi déjà, on conçoit que la tentation ait été forte d’éluder.
Plus forte encore était la tentation se bander les yeux afin de ne pas voir, écrit entre les lignes, le fait que son aspect insaisissable est principalement dû à l’impossibilité de lui assigner une place dans un ordre social où elle/il représente une nouveauté quelque peu dégoûtante, au contraire des employés d’hôtel qui présentent comme les maîtres qu’ils servent un aspect inamovible.
Il n'est peut-être rien qui donne plus l'impression de la réalité de ce qui nous est extérieur, que le changement de la position, par rapport à nous, d'une personne même insignifiante, avant que nous l'ayons connue, et après. J'étais le même homme qui avait pris à la fin de l'après-midi le petit chemin de fer de Balbec, je portais en moi la même âme. Mais dans cette âme, à l'endroit où, à six heures, il y avait avec l'impossibilité d'imaginer le directeur, le Palace, son personnel, une attente vague et craintive du moment où j'arriverais, se trouvaient maintenant les boutons extirpés dans la figure du directeur cosmopolite (en réalité naturalisé Monégasque, bien qu'il fût – comme il disait parce qu'il employait toujours des expressions qu'il croyait distinguées, sans s'apercevoir qu'elles étaient vicieuses – « d'originalité roumaine ») – son geste pour sonner le lift, le lift lui-même, toute une frise de personnages de guignol sortis de cette boîte de Pandore qu'était le Grand-Hôtel, indéniables, inamovibles, et, comme tout ce qui est réalisé, stérilisants.
La sympathie de Proust -et celle au début plus réservée de son Narrateur qui se dit seulement exempt de préjugés- pour les classes dites inférieures est clairement lisible dès les Jeunes Filles en Fleurs, dans le célèbre passage où le restaurant du Grand Hôtel est comparé à un aquarium. Ce n’est pas à l’image poétique qu’il faut s’arrêter mais à la parenthèse cruelle qui promet aux «mollusques étranges » une destinée que le temps viendra en partie confirmer :
Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger).
Cette prophétie se trouve nuancée dans le Temps retrouvé, mais par le pardon de l’opprimé solitaire dont la souffrance a éradiqué la haine revendicatrice.
À l’heure du dîner les restaurants étaient pleins; et si passant dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire [...] arrêter un instant ses yeux devant les vitres illuminées, je souffrais comme à l’hôtel de Balbec, quand les pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que je savais la misère du soldat plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu’elle est plus résignée, plus noble, et que c’est d’un hochement de tête philosophe, sans haine, que prêt à repartir pour la guerre il disait voyant se bousculer les embusqués retenant leurs tables: «On ne dirait pas que c’est la guerre ici».
On a montré qu’Alfred est déjà présent dans l’œuvre avant l’apparition de son avatar féminin, entre autre dans sa transposition dans le personnage du lift, dont la fonction est un anglicisme anachronique, puisque attesté à partir de 1914, liftier apparaissant en 1916 (certains attribuent la paternité de ce mot de franglais à nul autre qu’à Proust). En tant que personnel spécialisé (contrairement au groom qui peut le remplacer, le lift appartient, son nom le dit, à une catégorie de personnel qui s’élève. Même si son entrée en scène se fait dans le sens de la descente, elle est présentée comme une angélophanie :
le directeur vint lui-même pousser un bouton : et un personnage encore inconnu de moi, qu’on appelait « lift » (et qui à ce point le plus haut de l’hôtel où serait le lanternon d’une église normande, était installé comme un photographe derrière son vitrage ou comme un organiste dans sa chambre), se mit à descendre vers moi avec l’agilité d’un écureuil domestique, industrieux et captif. Puis en glissant de nouveau le long d’un pilier il m’entraîna à sa suite vers le dôme de la nef commerciale. À chaque étage, des deux côtés j’adressai la parole au jeune organiste, artisan de mon voyage et compagnon de ma captivité, lequel continuait à tirer les registres de son instrument et à pousser les tuyaux. Je m’excusai de tenir autant de place, de lui donner tellement de peine, et lui demandai si je ne le gênais pas dans l’exercice d’un art à l’endroit duquel, pour flatter le virtuose, je fis plus que manifester de la curiosité, je confessai ma prédilection. Mais il ne me répondit pas, soit étonnement de mes paroles, attention à son travail, souci de l’étiquette, dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du danger, paresse d’intelligence ou consigne du directeur.
Le Lift est un photographe et un organiste, comme le mécanicien. Son déplacement est entravé, son trajet contraint, (en cela c’est un sous-Alfred) un écureuil en cage. On pourrait croire que c’est même un anti-Alfred ; mais sa laideur et son physique vulgaire (vulgum pecus) ne sont justement pour l’écrivain que des marqueurs d’un désir qui ne peut demeurer qu’esthétique envers sa contrepartie picturale, sculpturale, idéale dont il s’imagine posséder le rayonnement :
Le liftier était plutôt petit, mal bâti et assez laid. Cela
n’empêchait pas que chaque fois qu’on lui parlait d’un jeune
homme de taille haute, élancée et fine, il disait : « Ah !
oui, je sais, un qui est juste de ma grandeur. » Et un jour que
j’attendais une réponse de lui, comme on avait monté l’escalier,
au bruit des pas j’avais par impatience ouvert la porte de ma
chambre et j’avais vu un chasseur beau comme Endymion, les traits
incroyablement parfaits, qui venait pour une dame que je ne
connaissais pas. Quand le liftier était rentré, en lui disant avec
quelle impatience j’avais attendu sa réponse, je lui avais raconté
que j’avais cru qu’il montait mais que c’était un chasseur de
l’hôtel de Normandie. « Ah ! oui, je sais lequel, me
dit-il, il n’y en a qu’un, un garçon de ma taille. Comme figure
aussi il me ressemble tellement qu’on pourrait nous prendre l’un
pour l’autre, on dirait tout à fait mon frangin. »
Le lift, qui n’a pas plus de nom que celui générique de sa catégorie est passé de personnage muet, à moulin à paroles, parfois singulièrement revendicatrices, même quand il paraît les prononcer au hasard :
« Il n’y a plus autant de monde comme il y a un mois. On va
commencer à s’en aller, les jours baissent. » Il disait
cela, non que ce fût vrai, mais parce qu’ayant un engagement pour
une partie plus chaude de la côte, il aurait voulu nous voir partir
tous le plus tôt possible afin que l’hôtel fermât et qu’il eût
quelques jours à lui, avant de « rentrer » dans sa
nouvelle place. Rentrer et « nouvelle » n’étaient du
reste pas des expressions contradictoires car, pour le lift,
« rentrer » était la forme usuelle du verbe « entrer ».
La seule chose qui m’étonnât était qu’il condescendît à dire
« place », car il appartenait à ce prolétariat moderne
qui désire effacer dans le langage la trace du régime de la
domesticité. Du reste, au bout d’un instant, il m’apprit que
dans la « situation » où il allait « rentrer »,
il aurait une plus jolie « tunique » et un meilleur
« traitement » ; les mots « livrée » et
« gages » lui paraissaient désuets et inconvenants. Et
comme, par une contradiction absurde, le vocabulaire a, malgré tout,
chez les « patrons », survécu à la conception de
l’inégalité, je comprenais toujours mal ce que me disait le lift.
Ainsi la seule chose qui m’intéressât était de savoir si ma
grand’mère était à l’hôtel. Or, prévenant mes questions, le
lift me disait : « Cette dame vient de sortir de chez
vous. » J’y étais toujours pris, je croyais que c’était
ma grand’mère. « Non, cette dame qui est je crois employée
chez vous. » Comme dans l’ancien langage bourgeois, qui
devrait bien être aboli, une cuisinière ne s’appelle pas une
employée, je pensais un instant : « Mais il se trompe,
nous ne possédons ni usine, ni employés. » Tout d’un coup,
je me rappelais que le nom d’employé est comme le port de la
moustache pour les garçons de café, une satisfaction d’amour-propre
donnée aux domestiques ..., satisfaction qui ne suffisait pas encore
au lift car il disait volontiers en s’apitoyant sur sa propre
classe : « chez l’ouvrier » ou « chez le
petit », se servant du même singulier que Racine quand il
dit : « le pauvre… ».
Cette scène de comédie rappelle irrésistiblement, plus que le singulier racinien, la tirade du laquais de l’Aiglon de Rostand, héros crotté « Jean-Pierre-Séraphin Flambeau, dit « le Flambard ». Ex-sergent grenadier vélite de la garde » :
« Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades,
Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,
Sans espoir de duchés ni de dotations,
Nous qui marchions toujours et jamais n’avancions ;
Trop simples et trop gueux pour que l’espoir nous berne
De ce fameux bâton qu’on a dans sa giberne ;
Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,
Sans espoir de duchés ni de dotations,
Nous qui marchions toujours et jamais n’avancions ;
Trop simples et trop gueux pour que l’espoir nous berne
De ce fameux bâton qu’on a dans sa giberne ;
… Nous qui n’avions le temps,
quand un bel officier
Arrivait, au galop de chasse, nous crier
« L’ennemi nous attaque, il faut qu’on le repousse ! »
Que de manger un blanc de corbeau, sur le pouce,
Ou vivement, avec un peu de neige, encor,
De nous faire un sorbet au sang de cheval mort ;
Arrivait, au galop de chasse, nous crier
« L’ennemi nous attaque, il faut qu’on le repousse ! »
Que de manger un blanc de corbeau, sur le pouce,
Ou vivement, avec un peu de neige, encor,
De nous faire un sorbet au sang de cheval mort ;
Pour Aimé, « mon liftier » est resté bien des années
plus tard « le petit »:
La première année que Monsieur était à Balbec, M. le marquis [Saint-Loup] s’enferma avec mon liftier, sous prétexte de développer des photographies de Madame la grand’mère de Monsieur. Le petit voulait se plaindre, nous avons eu toutes les peines du monde à étouffer la chose.
« ...te rappelles-tu
l’ancien liftier de l’hôtel ? » me dit en me quittant
Saint-Loup sur le ton de quelqu’un qui n’avait pas trop l’air
de savoir qui c’était et qui comptait sur moi pour l’éclairer.
« Il s’engage [Il
aurait devancé l’appel ? Ou sa non conscription serait-elle
l’effet d’une origine nationale neutre?] et
m’a écrit pour le faire rentrer dans l’aviation ». Sans
doute le liftier était-il las de monter dans la cage captive de
l’ascenseur, et les hauteurs de l’escalier du Grand Hôtel ne lui
suffisaient plus.(TR ).
On ne saura jamais si le petit est mort comme son promoteur en pleine gloire ou si sa destinée devait le ramener à l’obscurité, voire au bar d’un bordel.
Céleste Albaret qui, rappelons-le, nie toute relation sentimentale de son patron avec ses secrétaires affirme que ce qui a intéressé Proust dans le personnage d’Agostinelli était son désir d’ascension sociale. Emigré italien que son talent de mécanicien avait placé aux portes du système, il voulait se hisser au dessus de la classe des domestiques, à la hauteur des nouveaux maîtres du monde, qui ne tarderaient pas à reléguer les masses populaires dans un esclavage plus odieux que celui de leurs précédents employeurs.
Ceux
qui n’en reviendront pas
Mantegna Le soldat blessé
Le souvenir d’Agostinelli contamine l’image de Saint-Loup, dès sa première apparition. Comment mieux le prouver qu’en reprenant les dernières lignes de la lettre de Proust à Mme Catusse à l’occasion du premier anniversaire de la mort d’Alfred, qui se trouve d’ailleurs dans la proximité de l’intervention italienne, laquelle aura finalement raison d’Emile Agostinelli. La mort des deux modèles couramment associés au personnage de Saint-Loup sont étroitement associés au deuil d’Alfred, Proust, contrairement à ses déclarations antérieures sur l’indifférence qu’il affecte -toute littéraire, et toujours à double entendre puisque construire un monument aux morts vise forcément à prolonger leur souvenir- exprimant on ne peu plus clairement, qu’il ne possède pas « le don d’oubli ».
Proust, le 27 mai 1915 à Mme Catusse
« J'espère que l'intervention italienne n'aura pas pour effet de transformer votre cher convalescent en un chasseur alpin. [...] Je ne puis vous dire tous les amis que je perds. Depuis bien des années je ne les voyais plus. Mais hélas je n'ai pas le don d'oubli, et je pleure nuit et jour Fénelon et d'Humières comme si je les avais quittés hier »...
Robert et Alfred sont tous deux des comètes exerçant leur attraction magnétique sur toutes les planètes mineures dont ils croisent la route, leur vitesse paraît leur conférer un don d’ubiquité qui empêche de les saisir. Saint-Loup au fil de ses transformations devient lui-même un oiseau en cage.
Même immobile, la couleur qui était la sienne ..., d’être seulement l’ensoleillement d’une journée d’or devenu solide, lui donnait comme un plumage si étrange, faisait de lui une espèce si rare, si précieuse qu’on aurait voulu le posséder pour une collection ornithologique ; mais quand, de plus, cette lumière changée en oiseau se mettait en mouvement, en action, ... il avait des redressements de cou tellement plus souples, plus fiers et plus coquets que n’en ont les humains, que devant la curiosité et l’admiration moitié mondaine, moitié zoologique qu’il vous inspirait, on se demandait si c’était dans le faubourg Saint-Germain qu’on se trouvait ou au Jardin des Plantes et si on regardait un grand seigneur traverser un salon ou se promener dans sa cage un oiseau.
Mais ce grand seigneur est très tôt (dès Les Jeunes Filles en Fleurs) présenté comme une sorte de rebelle à sa classe, militaire dreyfusard autant que socialiste auto-proclamé, figure éminemment politique, suspecté de traîtrise même par la bourgeoisie de province :
Dans l'agilité morale et physique qui donnait tant de grâce à son amabilité, dans l'aisance avec laquelle il offrait sa voiture à ma grand'mère et l'y faisait monter, dans son adresse à sauter du siège quand il avait peur que j'eusse froid… je ne sentais pas seulement la souplesse héréditaire des grands chasseurs qu'avaient été depuis des générations les ancêtres de ce jeune homme qui ne prétendait qu'à l'intellectualité… j'y sentais surtout la certitude ou l'illusion qu'avaient eu ces grands seigneurs d'être « plus que les autres », grâce à quoi ils n'avaient pu léguer à Saint-Loup ce désir de montrer qu'on est « autant que les autres », cette peur de paraître trop empressé qui lui était en effet vraiment inconnue et qui enlaidit de tant de laideur et de gaucherie la plus sincère amabilité plébéienne. Quelquefois je me reprochais de prendre ainsi plaisir à considérer mon ami comme une œuvre d'art, c'est-à-dire à regarder le jeu de toutes les parties de son être comme harmonieusement réglé par une idée générale à laquelle elles étaient suspendues mais qu'il ne connaissait pas (...)
Et pourtant elle était, dans une certaine mesure, leur condition. C'est parce qu'il était un gentilhomme que cette activité mentale, ces aspirations socialistes, qui lui faisaient rechercher de jeunes étudiants prétentieux et mal mis, avaient chez lui quelque chose de vraiment pur et désintéressé qu'elles n'avaient pas chez eux. Se croyant l'héritier d'une caste ignorante et égoïste, il cherchait sincèrement à ce qu'ils lui pardonnassent ces origines aristocratiques qui exerçaient sur eux, au contraire, une séduction et à cause desquelles ils le recherchaient, tout en simulant à son égard la froideur et même l'insolence. Il était ainsi amené à faire des avances à des gens dont mes parents, fidèles à la sociologie de Combray, eussent été stupéfaits qu'il ne se détournât pas. (JF II)
La guerre n’a fait qu’accroître chez Robert son vibrant plaidoyer en faveur des « petits » devenus « poilus », opposés (mais les allusions historiques sont devenues incompréhensibles pour le lecteur moderne) aux généraux heureusement morts et à ceux sur lesquels il reste préférable de se taire :
Geslin de Bourgogne [le général Yves, antidreyfusard, antirépublicain, auteur d’un ouvrage sur le suivant], Galliffet [le boucher de la Commune], Négrier [Oscar de, son nom le prédestinait à devenir le cruel colonialiste qu’il fut] étaient morts. Pau avait quitté le service actif presque au début de la guerre. De Joffre, de Foch, de Castelnau, de Pétain, nous n’avions jamais parlé. « Mon petit, m’écrivait Robert, si tu voyais tout ce monde, surtout les gens du peuple, les ouvriers, les petits commerçants, qui ne se doutaient pas de ce qu’ils recelaient en eux d’héroïsme et seraient morts dans leur lit sans l’avoir soupçonné, courir sous les balles pour secourir un camarade, pour emporter un chef blessé, et, frappés eux-mêmes, sourire au moment où ils vont mourir parce que le médecin-chef leur apprend que la tranchée a été reprise aux Allemands, je t’assure, mon cher petit, que cela donne une belle idée du Français et que ça fait comprendre les époques historiques qui nous paraissaient un peu extraordinaires dans nos classes. L’époque est tellement belle que tu trouverais comme moi que les mots ne sont plus rien. Au contact d’une telle grandeur, le mot « poilu » est devenu pour moi quelque chose dont je ne sens pas plus s’il a pu contenir d’abord une allusion ou une plaisanterie que quand nous lisons « chouans » par exemple. Mais je sais « poilu » déjà prêt pour de grands poètes, comme les mots déluge, ou Christ, ou barbares qui étaient déjà pétris de grandeur avant que s’en fussent servis Hugo, Vigny, ou les autres. Je dis que le peuple est ce qu’il y a de mieux, mais tout le monde est bien. Le pauvre Vaugoubert, le fils de l’ambassadeur, a été sept fois blessé avant d’être tué, et chaque fois qu’il revenait d’une expédition sans avoir écopé, il avait l’air de s’excuser et de dire que ce n’était pas sa faute. C’était un être charmant. Nous nous étions beaucoup liés.
Encore au front comprend-on qu’il y ait une sorte de coquetterie à dire : «C’est merveilleux, quel rose ! et ce vert pâle ! », au moment où on peut à tout instant être tué, mais ceci n’existait pas chez Saint-Loup, à Paris, à propos d’un raid insignifiant. Je lui parlai de la beauté des avions qui montaient dans la nuit. « Et peut-être encore plus de ceux qui descendent, me dit-il. Je reconnais que c’est très beau le moment où ils montent, où ils vont faire constellation et obéissent en cela à des lois tout aussi précises que celles qui régissent les constellations, car ce qui te semble un spectacle est le ralliement des escadrilles, les commandements qu’on leur donne, leur départ en chasse, etc. Mais est-ce que tu n’aimes pas mieux le moment où, définitivement assimilés aux étoiles, ils s’en détachent pour partir en chasse ou rentrer après la berloque, le moment où ils « font apocalypse », même les étoiles ne gardant plus leur place. Et ces sirènes, était-ce assez wagnérien, ce qui, du reste, était bien naturel pour saluer l’arrivée des Allemands, ça faisait très hymne national, très Wacht am Rhein, avec le Kronprinz et les princesses dans la loge impériale ; c’était à se demander si c’était bien des aviateurs et pas plutôt des Walkyries qui montaient. » Il semblait avoir plaisir à cette assimilation des aviateurs et des Walkyries et l’expliquait, d’ailleurs, par des raisons purement musicales : « Dame, c’est que la musique des sirènes était d’une Chevauchée. Il faut décidément l’arrivée des Allemands pour qu’on puisse entendre du Wagner à Paris. »
Si Saint-Loup s’exprime ainsi, c’est bien sûr parce qu’au moment où il apparaît, les anges de l’apocalypse l’ont déjà choisi et que, lors de sa visite en coup de vent, il est déjà mort, revenu d’entre les morts, pressé d’y repartir, et comme Orphée après la perte d’Eurydice, déchiré par les furies pour avoir enseigné l’amour de leur propre sexe aux homme de Thrace.
Quand Saint-Loup était entré dans ma chambre, je l’avais approché avec ce sentiment de timidité, avec cette impression de surnaturel que donnaient au fond tous les permissionnaires et qu’on éprouve quand on est introduit auprès d’une personne atteinte d’un mal mortel et qui cependant se lève, s’habille, se promène encore. Il semblait … presque qu’il y eût quelque chose de cruel dans ces permissions données aux combattants. Aux premières, on se disait : « Ils ne voudront pas repartir, ils déserteront. » Et en effet, ils ne venaient pas seulement de lieux qui nous semblaient irréels parce que nous n’en avions entendu parler que par les journaux et que nous ne pouvions nous figurer qu’on eût pris part à ces combats titaniques et revenir seulement avec une contusion à l’épaule ; c’était des rivages de la mort, vers lesquels ils allaient retourner, qu’ils venaient un instant parmi nous, incompréhensibles pour nous, nous remplissant de tendresse, d’effroi, et d’un sentiment de mystère, comme ces morts que nous évoquons, qui nous apparaissent une seconde, que nous n’osons pas interroger et qui, du reste, pourraient tout au plus nous répondre : « Vous ne pourriez pas vous figurer. » Car il est extraordinaire à quel point chez les rescapés du front que sont les permissionnaires parmi les vivants, ou chez les morts qu’un médium hypnotise ou évoque, le seul effet d’un contact avec le mystère soit d’accroître s’il est possible l’insignifiance des propos. Tel j’abordai Robert qui avait encore au front une cicatrice plus auguste et plus mystérieuse pour moi que l’empreinte laissée sur la terre par le pied d’un géant.
Cette cicatrice, signe de sa défiguration et de son écrasement, est à la fois la marque au fer rouge de l’infamie et le rappel de la prédestination, comme le souligne l’avis nécrologique que le Narrateur dresse dans une page du Temps retrouvé splendide, quoiqu’elle porte les traces des insuffisances de relecture :
Robert m'avait souvent dit avec tristesse, bien avant la guerre : « Oh ! ma vie, n'en parlons pas, je suis un homme condamné d'avance. » Faisait-il allusion au vice qu'il avait réussi jusqu'alors à cacher à tout le monde, mais qu'il connaissait et dont il s'exagérait peut-être la gravité, comme les enfants qui font la première fois l'amour, ou même, avant cela, cherchent seuls le plaisir, s'imaginent pareils à la plante qui ne peut disséminer son pollen sans mourir tout de suite après. Peut-être cette exagération tenait-elle, pour Saint-Loup comme pour les enfants, ainsi qu'à l'idée du péché avec laquelle on ne s'est pas encore familiarisé, à ce qu'une sensation toute nouvelle a une force presque terrible qui ira ensuite en s'atténuant. Ou bien avait-il, le justifiant au besoin par la mort de son père enlevé assez jeune, le pressentiment de sa fin prématurée. Sans doute un tel pressentiment semble impossible. Pourtant la mort paraît assujettie à certaines lois. On dirait souvent, par exemple, que les êtres nés de parents qui sont morts très vieux ou très jeunes sont presque forcés de disparaître au même âge, les premiers traînant jusqu'à la centième année des chagrins et des maladies incurables, les autres, malgré une existence heureuse et hygiénique, emportés à la date inévitable et prématurée par un mal si opportun et si accidentel (quelques racines profondes qu'il puisse avoir dans le tempérament) qu'il semble la formalité nécessaire à la réalisation de la mort. Et ne serait-il pas possible que la mort accidentelle elle-même – comme celle de Saint-Loup, liée d'ailleurs à son caractère de plus de façons peut-être que je n'ai cru devoir le dire – fût, elle aussi, inscrite d'avance, connue seulement des dieux, invisible aux hommes, mais révélée par une tristesse particulière, à demi inconsciente, à demi consciente (et même, dans cette dernière mesure, exprimée aux autres avec cette sincérité complète qu'on met à annoncer des malheurs auxquels on croit dans son for intérieur échapper et qui pourtant arriveront), à celui qui la porte et l'aperçoit sans cesse en lui-même, comme une devise, une date fatale.
Il avait dû être bien beau en ces dernières heures ; lui qui toujours dans cette vie avait semblé, même assis, même marchant dans un salon, contenir l'élan d'une charge, en dissimulant d'un sourire la volonté indomptable qu'il y avait dans sa tête triangulaire, enfin il avait chargé.
De
la virilité à la gloire, à l’oubli
Opérons en préambule un nouveau repli stratégique et critique vers le Japon. Une page de Mishima dans Confession d’un masque, (qui fut longtemps indisponible en français) paraît commenter de nouveau la « belle mort volontaire et heureuse » de Saint-Loup.
Quand j’arrivai ce soir-là dans notre maison de banlieue, j’envisageai sérieusement le suicide, pour la première fois de ma vie. Mais à la réflexion cette idée me parut ennuyeuse et je décidai, en fin de compte, que ce serait une affaire ridicule. Par une disposition naturelle, je répugnais toujours à m’avouer vaincu. De plus, me dis-je, nul besoin de commettre moi-même cet acte décisif, alors que je suis entouré d’une abondante moisson de multiples modes de morts : la mort au cours d’un raid aérien, la mort à mon poste de travail, la mort au service militaire, la mort sur le champ de bataille, la mort dans un accident d’automobile, la mort par suite de maladie. Sans aucun doute, mon nom était déjà inscrit sur l’une ou l’autre de ces listes: un criminel condamné à mort ne se suicide pas. Non, de quelque façon que je vinsse à considérer la chose, la saison n’était pas propice au suicide. J’attendrais plutôt que quelque chose me fît la faveur de me tuer. Ce qui, en dernière analyse, revient à dire que j’attendais que quelque chose me fît la faveur de me maintenir en vie.
La coïncidence chronologique entre la mort de Robert d’Humières, pour ainsi dire survenue au premier anniversaire de celle d’Agostinelli, suggère à Proust ce collage entre suicide consenti et gloire, les deux modèles qui « posèrent » la mort en épectase de Saint-Loup se trouvant aujourd’hui rejeté dans un oubli si comparable que leurs noms n’apparaîtraient jamais s’ils n’avaient été des «amis» de l’écrivain.
Painter décrit
ainsi la fin de Robert d’Humières :
Robert d’Humières avait demandé à être affecté à un régiment de zouaves, sur le front, et il saisit la première occasion d’y trouver la mort. Proust lut la nouvelle dans le Journal des Débats du 13 mai 1915,(…) Peut-être … d’Humières était-il de ces invertis dont Proust disait plus tard à Morand que « l’amour des hommes l’a conduit à la virilité, et la virilité jusqu’à la gloire». « Notre philosophie aura ample matière à disserter à l’occasion de certaines morts » dit-il à Robert de Billy, « que je n’en admire pas moins, mais qui diffèrent singulièrement de l’image d’Epinal qu’on en répand. »
Faute de fusiller les officiers pour pratiquer le « vice allemand », certains généraux familiers des exécutions sommaires, désireux de faire régner la terreur dans leurs propres rangs pour rétablir l’ordre (« Pour maintenir l’esprit d’obéissance et la discipline parmi les troupes, une première impression de terreur est indispensable. » déclarait Pétain en 1915) n’hésitaient pas à donner le choix du bagne ou du suicide aux accusés de toutes sortes de déviances réelles ou imaginaires.
Dans sa préface au 3è sexe (1927), Willy, après avoir regretté (par antiphrase) que Zola n’ait jamais consacré un volume à l’inversion sexuelle (« Le temps lui a manqué. Tant mieux ») en vient directement à d’Humières :
Mais il faut déplorer que ce dessein n’ait pu être réalisé par Robert d’Humières… psychologue incisif très méconnu. Sans se dissimuler la difficulté de la tâche qui le tentait, il m’en parla longuement chez lui, peu après son mariage, un soir qu’il me montrait d’impressionnantes photographies prises pendant son voyage de Noces à travers les Indes. Nous devions en causer encore…
Et
puis,
une indiscrétion taquine
de
l’Echo de Paris inquiéta ses
susceptibilités,
il demanda des explications qui lui furent refusées d’un ton rogue
Ne laissez jamais sans lumière
Vos
fils à robert d’Humières.
Willy
poursuit :
« … et puis nos
relations forcément s’espacèrent… et puis les Boches envahirent
la France… et puis le lieutenant Robert d’Humières se fit tuer…
Le promoteur de la réédition de Lettres volées cite, lui le journal de Jacques Porel (paru en 1952) qui « fit partie sous les ordres du lieutenant Robert d’Humières, des interprètes affectés auprès des troupes hindoues, sous les ordres des Anglais dans le nord de la France au début de la Grande Guerre. »
« [...] Je commençai à penser que la chance n’avait jamais servi cet homme, brillant, exceptionnel, qu’il n’avait pas eu sa place, qu’il ne l’aurait jamais. Il ne l’a toujours pas. Il m’arrive de parler de lui à Colette, quand je la vois. Elle pense comme moi : Robert d’Humières, grand traducteur, était aussi un bel écrivain. Il a écrit un roman, Lettres volées, que peu de gens ont lu. Le livre est beau et mériterait d’être réédité. On devrait le faire et en demander la préface à Colette qui a très bien connu d’Humières. » Ce sera chose faite en 2020.
Régis Revenin, Homosexualité et Prostitution masculines à Paris
– 1870-1918.
« Christian Gury, [dans] L’Honneur retrouvé d’un officier homosexuel en 1915 [raconte] le destin de Robert d’Humières, écrivain et officier de l’armée française, travaillant avec l’armée britanique, qui, pour avoir eu des relations sexuelles [...] avec un soldat hindou, a préféré aller mourir au champ de bataille plutôt que de passer devant un conseil de guerre. »
Luc Aldric résumait
lui-même son ouvrage ainsi :
Convaincu de propositions trop affectueuses à l’endroit de son soldat d’ordonnance, une excentricité qui n’était pas de saison en pleine Grande Guerre, l’aristocrate esthète et écrivain Robert d’Humières,, face à l’alternative de passer devant le Conseil de guerre ou de se porter volontaire pour une mission de kamikaze, choisit de mourir en héros.
Lorsque le Désir fond sur ma chair et la mord,
Je me pétris joyeux sous sa serre brutale,
Et rien de moi n’échappe à l’emprise totale,
Et mes os ont connu l’affre fou de la mort.
Quand le poids d’un regard plus puissant que le sort
Me ploie ainsi qu’un jonc è la douleur fatale,
J’exulte dans l’Orgueil et dans le Deuil m’étale,
Et je suis plein d’un maître impitoyable et fort.
Vois, dans le rouge éclair de ton extase offerte,
Je plonge aux absolus en chantant à ma perte.
Toi seul es pur, aîné des dieux, sacré Désir !
L’analyse n’a point profané ton essence,
Le monde t’a donné, dans sa longue démence,
Tant de blasphémateurs qu’il te doit un martyr !
Je me pétris joyeux sous sa serre brutale,
Et rien de moi n’échappe à l’emprise totale,
Et mes os ont connu l’affre fou de la mort.
Quand le poids d’un regard plus puissant que le sort
Me ploie ainsi qu’un jonc è la douleur fatale,
J’exulte dans l’Orgueil et dans le Deuil m’étale,
Et je suis plein d’un maître impitoyable et fort.
Vois, dans le rouge éclair de ton extase offerte,
Je plonge aux absolus en chantant à ma perte.
Toi seul es pur, aîné des dieux, sacré Désir !
L’analyse n’a point profané ton essence,
Le monde t’a donné, dans sa longue démence,
Tant de blasphémateurs qu’il te doit un martyr !
Ce texte en rappelle un autre, la dédicace de Proust à Daniel Halévy que les éditeurs des poèmes présentent sous le titre Pédérastie, et qui dément l’image colportée par les critiques qu’à l’image du Narrateur de la recherche, Proust n’assumât pas - et très tôt- sa sexualité :
Si j'avais un gros sac d'argent
d'or ou de cuivre
Avec un peu de nerf aux reins lèvres ou mains
Laissant ma vanité — cheval, sénat ou livre,
Je m'enfuirais là-bas, hier, ce soir ou demain
Au gazon framboisé — émeraude ou carmin ! —
Sans rustiques ennuis, guêpes, rosée ou givre
Je voudrais à jamais coucher, aimer ou vivre
Avec un tiède enfant, Jacques, Pierre ou Firmin.
Arrière le mépris timide des Prud'hommes !
Pigeons, neigez! Chantez, ormeaux ! blondissez, pommes !
Je veux jusqu'à mourir aspirer son parfum !
Sous l'or des soleils roux, sous la nacre des lunes
Je veux m'évanouir et me croire défunt
Loin du funèbre glas des Vertus importunes !
Avec un peu de nerf aux reins lèvres ou mains
Laissant ma vanité — cheval, sénat ou livre,
Je m'enfuirais là-bas, hier, ce soir ou demain
Au gazon framboisé — émeraude ou carmin ! —
Sans rustiques ennuis, guêpes, rosée ou givre
Je voudrais à jamais coucher, aimer ou vivre
Avec un tiède enfant, Jacques, Pierre ou Firmin.
Arrière le mépris timide des Prud'hommes !
Pigeons, neigez! Chantez, ormeaux ! blondissez, pommes !
Je veux jusqu'à mourir aspirer son parfum !
Sous l'or des soleils roux, sous la nacre des lunes
Je veux m'évanouir et me croire défunt
Loin du funèbre glas des Vertus importunes !
Il ne fait aucun doute qu’au moment où il rédige les pages du Temps retrouvé sur la mort de Saint-Loup, Proust fait une analogie entre son rapport avec Agostinelli et celui d’Humières et son soldat hindou, comme il met au jour dans la dernière partie de son roman une chaîne narrative entre Lift, lutiné puis «élevé » par Saint-Loup « socialiste », amant de Morel fils de valet de chambre, chaîne qui décrit un parcours d’ascension sociale par le biais de la libération sexuelle.
Pour Proust il est certain que c’est la virilité d’Alfred, son caractère de petit garçon rebelle et borné (casse-cou, trompe-la-mort), qui l’a conduit au trépas. Mais à la gloire ?
Dans la réalité, le martyr (c’est le terme des journaux de l’époque) des pionniers de l’aviation a vite été éclipsé par les progrès et les succès des aviations militaires. Comme on a couvert de médailles le cadavre d’Humières pour l’enterrer plus profondément dans l’oubli.
D’un accident stupide Proust a fait le cœur de son œuvre de fiction. En consacrant tant de pages et pour ainsi dire tout le reste de sa vie, à Alfred Agostinelli, Proust a emporté, telle une Walkyrie, son corps radieux vers le paradis de la transfiguration.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire