vendredi, juillet 19, 2019

Proust Agostinelli 10



Joseph et le « leitmotiv » Fortuny


Léonid Massine incarnant Joseph dans la légende de Joseph en 1914


Dans l’écriture éclatée, toute faite d’association d’idées et de griefs personnels, propre au Journal, Cocteau, consacrant quelques pages à ses lectures tardives d’un auteur redevenu majeur pour la critique des années 50, écrit :
Lecture de Proust. Dégringolade à pic des quatre-vingt premières pages (que je viens de lire) de La Prisonnière. Rabâchages des thèmes. Proust s'imite, et mal... envoyant des politesses ridicules à madame Léon Daudet... et à Fortuny, gros imbécile, montrant que son amour pour Albertine n'est que maniaque, qu'il ne l'aime pas et que pour lui posséder consiste à enfermer. (Fortuny fabriquait les étoffes les plus laides du monde. J'ai vu de Max jouer Oreste avec un peignoir de Fortuny couvert d'hortensias. Le style Fortuny va très bien avec Elstir-Bergotte, etc. C'est la propre esthétique de Marcel après Madeleine Lemaire et Anatole France. Au reste Bergotte, c'est Anatole France.) Le Passé défini 4 août 1952

Le règlement de compte auquel procède Cocteau englobe en plus de Proust et Fortuny, Anatole France : il est singulier de voir Cocteau, qui se targue de reconnaître sous leur masque de représentation tous les acteurs de La Recherche, alors qu’il ne semble jamais avoir soupçonné l’existence d’Agostinelli, proclamer que Bergotte est France, renouvelant dans ces lignes la vieille rancœur qu’il nourrissait en 1914 pour l’auteur réputé défaitiste ; parti en guerre dans son uniforme Poiret, Cocteau rédigea en chemin pour faire rire Misia Sert, sa conductrice d’ambulance, un pamphlet (demeuré inédit) intitulé France L’étron. Il lui échappa sans doute qu’Anatole France fut dans l’immédiate après-guerre l’un des premiers à s’engager dans une critique marxiste des causes de la guerre de 14 (c’est dans L’humanité du 18 juillet 1922 qu’Anatole France écrivit ces phrases si contraires à l’histoire officielle : « On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels. Ces maîtres de l'heure possédaient les trois choses nécessaires aux grandes entreprises modernes : des usines, des banques, des journaux. ») Quand, la veille de sa mort, Proust, racontant à travers la mort de Bergotte (sans pouvoir harmoniser sa résurrection avec les pages déjà écrites du Temps retrouvé) sa propre mort, dicta à Céleste ses pages ultimes sur le petit pan de mur jaune, il était -à admettre que tout Bergotte soit Anatole France- voyant, puisque France ne s’éteindra qu’en octobre 1924.

Passons ! Comme on l’a vu ce n’est ni le goût personnel de l’auteur, ni l’effet de chic, ou de mode qui pousse Proust à utiliser des artistes réels comme porteurs de concepts, mais la nécessité de trouver ce qui est le plus à même de faire sens (en terme de temps ou de lieu) comme métaphore, tout en rapprochant le lecteur contemporain d’une illusion de modernité ; c’est ainsi qu’il en use de Richard Strauss, transplanté littérairement à Venise :

Anne Chevalier Préface d’Albertine disparue édition Folio : Lorsque entre 1915 et 1916 Proust, au cours de la seconde rédaction des brouillons de l’épisode d’Albertine (cahiers 55 et 56), songe à entrelacer le voyage à Venise à la fin de l’oubli d’Albertine, il s’inspire d’une page [ C’est la page « Per » du cahier 54] où il a noté… « A cause de cet affaiblissement de la mémoire, Albertine finit par devenir un mot une personne pareille aux autres et dont je pouvais dire avec une tristesse convenable que sa mort m’avait fait grand-peine. Mais parfois (peut-être ici le souvenir des premières mesures du Joseph’s Legende) un rêve que j’avais fait la nuit, un état physique particuler, faisaient glisser les parois durcies qui fermaient toute ouverture dans ce passé. Alors je sentais qu’au fond de moi, à une grande profondeur, comme une prisonnière dans un cachot souterrain, inaccessible tant elle était profondément descendue, mais aussi incompréhensible, indestructible au fond de moi elle était encore vivante.
L’apport d’Agostinelli, la « porosité » des cloisons du passé, sa réclusion secondaire, plus profonde pour ainsi dire « dans le ventre » qui le prépare à (re)naître…
Anne Chevalier : Ce ballet conçu par Diaghilev, avait été créé à Paris le 14 mai 1914 ; il ouvrait la sixième saison des Ballets russes à l’Opéra. On ne sait si Proust y assista : c’était deux semaines avant la mort d’Agostinelli (Jaques Rivière lui écrivait le 15 : « Déplorable représentation des Ballets russes hier soir. »). Toutefois, outre la coïncidence des dates de cette représentation -qui fit grand bruit- avec la mort de son secrétaire, Proust a très probablement perçu tout un réseau d’analogies entre le ballet et l’histoire d’Albertine ; tout d’abord une situation commune entre la prisonnière et Joseph, fils de Rachel, vendu par ses frères, fils de Léa, devient l’esclave d’un riche égyptien, Putiphar ; la femme de Joseph, furieuse de voir ses avances repoussées, invente une ruse pour perdre Joseph ; elle s’empare de son vêtement et, s’en servant comme d’une preuve, prétend avoir été attaquée par Joseph qu’elle fait mettre en prison. Cet épisode biblique, représenté au centre du ballet de Strauss, était évoqué par Elstir, dans les Jeunes Filles en Fleurs, lorsqu’il décrivait la façade de l’église de Balbec… Si le scénario d’Hofmannsthal et Kessler s’inspirait de la Bible, il situe le drame dans la Venise de la Renaissance ; les décors et costumes, dessinés par José-Maria Sert [et Léon Bakst], imitaient des tableaux de l’époque. (…) Encore peu connu à Paris où il s’était établi en 1901, [Fortuny] s’était installé en 1900 dans le palais Pesaro degli Orfei… D’après Paul Morand, Proust y avait été reçu.

Il n’existe au départ que les premières mesures du ballet de Strauss, sans lien apparent aux costumes ou aux décors. Ce n’est pourtant pas la musique, certes chatoyante qui importe, puisque Proust lorsqu’il y fait référence place à égalité le compositeur, le décorateur, et le co-auteur du livret :
Puis mes yeux allaient du vieux Rialto en bois, à ce Ponte Vecchio du XVe siècle aux palais de marbre ornés de chapiteaux dorés, revenaient au Canal où les barques sont menées par des adolescents en vestes roses, en toques surmontées d’aigrettes, semblables à s’y méprendre à tel qui évoquait vraiment Carpaccio dans cette éblouissante Légende de Joseph de Sert, Strauss et Kessler. Enfin, avant de quitter le tableau mes yeux revinrent à la rive où fourmillent les scènes de la vie vénitienne de l’époque. Je regardais le barbier essuyer son rasoir, le nègre portant son tonneau, les conversations des musulmans, des nobles seigneurs vénitiens en larges brocarts, en damas, en toque de velours cerise, quand tout à coup je sentis au cœur comme une légère morsure. Sur le dos d’un des compagnons de la Calza, reconnaissable aux broderies d’or et de perles qui inscrivent sur leur manche ou leur collet l’emblème de la joyeuse confrérie à laquelle ils étaient affiliés, je venais de reconnaître le manteau qu’Albertine avait pour venir avec moi en voiture découverte à Versailles, le soir où j’étais loin de me douter qu’une quinzaine d’heures me séparaient à peine du moment où elle partirait de chez moi. Toujours prête à tout, quand je lui avais demandé de partir, ce triste jour qu’elle devait appeler dans sa dernière lettre « deux fois crépusculaire puisque la nuit tombait et que nous allions nous quitter », elle avait jeté sur ses épaules un manteau de Fortuny qu’elle avait emporté avec elle le lendemain et que je n’avais jamais revu depuis dans mes souvenirs. Or c’était dans ce tableau de Carpaccio que le fils génial de Venise l’avait pris, c’est des épaules de ce compagnon de la Calza qu’il l’avait détaché pour le jeter sur celles de tant de Parisiennes qui certes ignoraient comme je l’avais fait jusqu’ici que le modèle en existait dans un groupe de seigneurs, au premier plan du Patriarche di Grado, dans une salle de l’Académie de Venise. J’avais tout reconnu, et un instant le manteau oublié m’ayant rendu pour le regarder les yeux et le cœur de celui qui allait ce soir-là partir à Versailles avec Albertine, je fus envahi pendant quelques instants par un sentiment trouble et bientôt dissipé de désir et de mélancolie. (Albertine disparue)
« Sans même évoquer les allusions au fait qu’Albertine a, elle, pour modèle Alfred (remarque un critique espagnol dans Proust : écriture, réécritures) le manteau de la jeune fille couvre les épaules d’un compagnon de la Calza, dont la « joyeuse confrérie » idéalise la « race maudite » de Sodome ».

Pour parvenir à l’édification de ce magnifique morceau de bravoure, Proust a mêlé diverses sources : la première est une enquête qu’il conduit d’abord à pas couverts auprès de Maria de Madrazo (sœur de Reynaldo Hahn et tante par alliance de Mariano Fortuny y Madrazo) :
6 février 1916
J’ai voulu bien des fois vous demander des conseils de toilette féminine, pour aucune maîtresse, mais pour des héroïnes de livre. La même raison m’a rendu fatigant d’écrire. Savez-vous du moins si jamais Fortuny dans des robes de chambre a pris pour motif de ces oiseaux accouplés, buvant par exemple dans un vase, qui sont si fréquents à Saint-Marc, dans les chapiteaux Byzantins. Et savez-vous aussi s’il y a à Venise des tableaux (je voudrais quelques titres) où il y a des manteaux, des robes, dont Fortuny se serait (ou aurait pu s’inspirer. Je rechercherais la reproduction du tableau et je verrais s’il peut moi m’inspirer.

Le 17 février 1916, ayant sans doute reçu une réponse positive à sa requête, Proust en vient à un exposé plus clair de ses motivations :
Le « leitmotiv » Fortuny, peu développé, mais capital jouera son rôle tour à tour sensuel, poétique et douloureux.
Vous vous rappelez peut-être que vous m’avez aidé à faire autrefois pour des jeunes filles des petites choses d’élégance que cela me faisait plaisir de donner à l’une (…) L’héroïne de mes deux derniers volumes, Albertine, n’a aucune espèce de rapport avec ces jeunes filles, d’ailleurs il n’y a pas une seule clé dans mon livre. Mais ce désir de la parer est le même ; avec la ressouvenance de ces parures, dans un voyage à Venise, après qu’elle sera morte, et où la vue de certains tableaux me fera mal, j’ai construit les choses ainsi (…) Dans le début de mon deuxième volume, un grand artiste à nom fictif, qui symbolise le grand peintre dans mon ouvrage comme Vinteuil symbolise le grand musicien genre Franck, dit devant Albertine (que je ne sais pas encore être un jour ma fiancée adorée) que, à ce qu’on prétend, un artiste a découvert le secret des vieilles étoffes vénitiennes, etc. C’est Fortuny.
Quand Albertine plus tard (troisième volume) est fiancée avec moi elle me parle des robes de Fortuny (que je nomme à partir de ce moment à chaque fois) et je lui fais la surprise de lui en donner. La description très brève, de ces robes, illustre nos scènes d’amour (et c’est pour cela que je préfère des robes de chambre parce qu’elle est dans ma chambre en déshabillé somptueux mais déshabillé) et comme, tant qu’elle est vivante j’ignore à quel point je l’aime, ces robes m’évoquent surtout Venise, le désir d’y aller, ce à quoi elle est un obstacle, etc. Le roman suit son court, elle me quitte, elle meurt. Longtemps après, après de grandes souffrances que suit un oubli relatif je vais à Venise mais dans les tableaux de xxx (disons Carpaccio puisque vous dites que Fortuny s’est inspiré de Carpaccio), je retrouve telle robe que je lui avais donnée. Autrefois cette robe m’évoquait Venise et me donnait envie de quitter Albertine, maintenant le Carpaccio où je la voix m’évoque Albertine et me rend Venise douloureux.(…) [Il] est précisément un peintre que je connais très bien, j’ai passé de longues journées à San Giogio dei Schiavoni, et devant Sainte-Ursule, j’ai traduit tout ce que Ruskin a écrit sur chacun de ces tableaux. (…) Il n’y a pas de jour que je ne regarde des reproductions de Carpaccio.
Quant à Fortuny, j’aimerais beaucoup savoir de quels Carpaccio il s’est inspiré ou a pu s’inspirer, et dans ces Carpaccio, de quelle robe exactement et dans quelle mesure. Voici pourquoi. En principe dans la suite de mon Swann, je ne parle d’aucun artiste puisque c’est une œuvre non de critique, mais de vie. Mais il est probable (…) qu’il y aura une exception unique (…) et que cette exception sera Fortuny.
Cette lettre est à plusieurs égards très importante : elle prouve que le plan exact de tout le roman d’Albertine est définitivement fixé depuis 1916 (le lien avec Venise y paraît même plus fortement établi qu’il n’est dans le texte canonique), elle fait état d’un découpage en trois volumes qui escamote sous un « longtemps après » les dépendances des futures Sodome et Gomorrhe, et tend à réintégrer le pénultième volume sous une probable « Adoration perpétuelle », titre annoncé comme suite aux Jeunes Filles en 1919, précédent Le Temps retrouvé (section qui se révélera « vide » dans le roman publié. Avant d’exposer son plan, Proust proteste par un double démenti, celui qu’il n’y a pas de clé à chercher (au cas où sa correspondante connaîtrait l’identité véritable du modèle), puis par le mensonge -entretenu par goût du secret et du suspense- que le personnage central n’a rien à voir avec les jeunes filles de Balbec, dont personne ne peut savoir grand-chose à l’époque, alors même qu’il nourrit son texte à rebours de toute la thématique préparant le roman d’Alfred. Mais surtout, elle emprunte le terme de « leitmotiv » comparant Fortuny à une instance artistique « genre Franck ».

Fortuny ne sera pas comme annoncé une exception unique : Wagner est cité plus de 50 fois dans la recherche, et parfois serait-on tenté de dire, un peu à tort et à travers, comme si dans Wagner (masque protéiforme de Fauré, Debussy, et autres) Proust s’attachait surtout au mot leitmotiv, qui peut faire mal à la tête, n’est en aucun cas une nouveauté (on en trouve déjà les prémisses dans les opéras de Mozart), et ne s’impose contrairement au retour cyclique de l’école franckiste -sur laquelle Proust est beaucoup plus directement informé que sur la musique germanique-, que par la démesure de l’œuvre et la faculté d’en créer de nouveaux par une sorte d’algèbre combinatoire déterminant un effet de variation continue (de variance) dont naît l’arc narratif dans lequel l’artiste omniscient cherche à enfermer le monde. Dans une page de La Prisonnière, où le Narrateur découvre que la petite phrase de la sonate de Vinteuil se superpose à une phrase de Tristan Proust crée une opposition surprenante entre Wagner et un opéra d’Adam (dont il ne cite que le titre) :
Je n’avais à admirer le maître de Bayreuth, aucun des scrupules de ceux à qui, comme à Nietzsche, le devoir dicte de fuir, dans l’art comme dans la vie, la beauté qui les tente, qui s’arrachent à Tristan comme ils renient Parsifal et, par ascétisme spirituel, de mortification en mortification parviennent, en suivant le plus sanglant des chemins de croix, à s’élever jusqu’à la pure connaissance et à l’adoration parfaite du Postillon de Longjumeau.
Le double-entendre de cette ellipse est à l’évidence un clin d’œil à Agostinelli comme le sous-tend la trame de l’opéra dénigré et le texte -encore très connu à l’époque de la rédaction- de la ronde de Chapelou, conducteur de relais de poste et futur ténor bigame (sous le nom de scène Saint-Phar. La dérivation onomastique qui conduit de Capeloup à Chanteloup est claire : en plus du vilain petit canard, Agostinelli est un chaperon rouge métamorphosé en Lohengrin.)

Mes amis, écoutez l'histoire
D'un jeune et galant postillon.
C'est véridique, on peut m'en croire,
Et connu de tout le canton.
Quand il passait dans un village,
Tout le beau sexe était ravi,
Et le cœur de la plus sauvage
Galopait en croupe avec lui.
Oh! oh! oh! qu'il était beau,
Le postillon de Longjumeau!

Mainte dame de haut parage,
En l'absence de son mari,
Parfois se mettait en voyage
Pour être conduite par lui,
Aux procédés toujours fidèle,
On savait qu'adroit postillon,
S'il versait parfois une belle,
Ce n'était que sur le gazon !
Oh! oh! oh! oh! qu’il était beau,
Le postillon de Longjumeau!

Mais pour conduire un équipage,
Voilà qu'un soir il est parti.
Depuis ce temps, dans le village,
On n'entend plus parler de lui.
Mais ne déplorez pas sa perte,
Car de l'hymen suivant la loi,
La reine d'une île déserte
De ses sujets l'a nommé roi.
Oh! oh! oh! oh! qu'il était beau,
Le postillon de Longjumeau!


Proust enchaîne, sans désemparer, sur l’aspect entêtant de la répétition du « motif » :
Je me rendais compte de tout ce qu’a de réel l’œuvre de Wagner en revoyant ces thèmes insistants et fugaces qui visitent un acte, ne s’éloignant que pour revenir, et, parfois lointain, assoupis, presque détachés, sont à d’autres moments, tout en restant vagues, si pressants et si proches, si internes, si organiques, si viscéraux qu’on dirait moins la reprise d’un motif que d’une névralgie.

On pourrait de même extrapoler sur la présence/absence des airs du Joseph (titre original « vendu par ses frères » et non en Egypte, rare exemple d’un opéra sans soprano) de Méhul (au demeurant une des admirations persistantes de Wagner ) qui, appartenant dans Swann au répertoire parodique du grand-père, servent à souligner de nouveau la judaïté de Bloch dans Le Temps retrouvé.

Et que dire encore de cette allusion (en forme de private joke) à la genèse du septuor de Vinteuil -d’abord quatuor puis quintette puis sextuor dans le cahier 56- sinon qu’il est lui-même un reniement de L’enchantement du Vendredi-Saint de Parsifal des brouillons de 1912 ? que la sonate elle-même n’est plus la 1ère sonate de Saint-Saëns (ni de Franck, ni de Lekeu, répertoire dédié d’Ysaÿe) mais bien celle de Louis Vierne (également commandée par Ysaÿe), acclamée par le public lors de sa deuxième exécution publique en 1908 ; que l’imaginaire Vindeuil ne trouve son patronyme définitif qu’en mai 1913 sur les secondes épreuves du Swann de Grasset, et que Vierne fut comme Vinteuil triplement frappé par le malheur, puisque son quintette de 1917 est un « ex-voto » à la mémoire de son fils Jacques, engagé volontaire à l’âge de 17 ans, et fusillé par l’armée française au moment où son père perdait définitivement la vue.

Mais après cette révélation dictée par la seule intuition, retournons au leitmotif littéraire et pictural Fortuny qui dessine la ligne de l’Albertine « oubliée » et jamais aussi présente que dans Venise. Examinons l’autre source qui permet à Proust de faire une description si exacte du Patriarche di Grado qu’il n’a peut-être connu que par les yeux de Ruskin.

Comme Proust décrivait le trajet de son petit train à l’aide d’un indicateur horaire des trains de l’ouest, il s’agit d’un emprunt à un ouvrage qu’il a eu entre les mains peu après sa parution chez Laurens en 1906, le Carpaccio, biographie critique de Léon Rosenthal qu’il évoque dans une lettre à Auguste Marguillier de janvier 1907 :
Je suis en train de lire un Carpaccio très mêlé, très inégal, mais plein de choses bien intéressantes et d’un goût bien charmant par M. et Mme Rosenthal.

Il y lit entre autres :
Des manteaux drapés sur des tuniques entr’ouvertes amplifient les attitudes par leur large souplesse : les velours se cassent avec des miroitements : sur de raides brocarts d’or. d’argent, vieux rose, jaunes, bleus ou blancs courent des ramages plus sombres ; des robes de soies rouges ou noires mêlent leur note unique à ces accords chatoyants.
(...)
Enfin Carpaccio se garde d’omettre, dans cette chronique illustrée de la vie élégante, les compagnons de la Calza. Ces chevaliers du plaisir sont, au XVe siècle, les joyeux meneurs des réceptions et des spectacles. Ils se désignent par l’emblème brodé au haut de la manche, au bas ou au collet. Subdivisés en groupes dont ils portent en broderie d’or et de perles le signe symbolique, on les retrouve aux couronnements des doges, aux festivités nuptiales, aux tournois, aux bals, aux joutes de rameurs, organisateurs inventifs et délicats de mille réjouissances.

Ajoutons maintenant par un exemple retrouvé dans une exposition passée du Musée de la Mode à Paris que contrairement à l’idée reçue, Fortuny n’habillait pas que les femmes : (et décidément, puisque tout est dans tout et que les chemins en apparence disjoints finissent par se refermer en boucle, on sourie en constatant qu’en 2017, lors d’une exposition intitulée L’Intuition, le Palazzo Fortuny -comme on l’appelle aujourd’hui- présenta à Venise au milieu d’œuvres d’art sans rapport entre elles, au-dessus d’objets ethniques, et en face d’une collection de peintures surréalistes, l’original de la Joconde à moustaches de Duchamp).

La notice associée à un modèle de robe de nuit appelé « cape espagnole précise :

Date de production Entre 1911 et 1912.
Manteau court ou cape, très grandes manches fermées par boutons, devant lien en tresse dorée autour du cou avec grosse perle verte.
La cape espagnole est également un modèle pour homme (voir Henri Jadoux photographié chez lui, 18 avenue Elisée-Reclus par Lucien Guitry en 1922). Le tissu broché dans lequel il est coupé est d'un emploi inhabituel chez Mariano Fortuny.

Et si tout cet échafaudage narratif n’était finalement né que d’un simple « manteau » renouvelant la « mante » du chauffeur ?

Bien avant l’irritation qu’on perçoit dans ses pages intimes peu amènes de 1952, Cocteau dans ses Notes sur Proust, retour de la mémoire (in Opium) rédigée sans doute peu après la mort de Proust, rapporte une anecdote en apparence insignifiante sur un motif de brouille :
nous cessâmes de nous voir à la suite d'une scène burlesque. J'étais allé boulevard Haussmann, en voisin, sans chapeau et sans manteau. Lorsque j'entrai je dis « Je n'ai pas de manteau, je gèle. » II voulait m'offrir une émeraude. Je refusai. Le surlendemain - j'avais un rhume - un tailleur vint prendre mes mesures pour une pelisse. L'émeraude devait d'abord m'en faciliter l'achat. Je renvoyai le tailleur et Marcel Proust m'en garda rancune. Il joignait à son épître de griefs, d'autres griefs sur douze pages qu'il me chargeait de transmettre au comte de X. Cet interminable réquisitoire se terminait par un post-scriptum au fait, ne dites rien.

Comment Proust, prêt à débourser une émeraude pour faire présent d’un manteau à un ami dont il se méfiait n’aurait-il pas (entre autres vêtements) fait confectionner un manteau à Alfred, surtout un manteau chaud pour l’hiver 1913 où son protégé se rendait régulièrement aux terrains d’aviation ? Ce même manteau (signé Fortuny dans le roman, pour l’holorime grinçant [Fort unis] à l’heure de la séparation) emporté dans les bagages des Fugitifs.

Il faudra que nous nous occupions bientôt de vos robes de Fortuny », dis-je un soir à Albertine. (…) En attendant que fussent achevées ces robes, je m’en fis prêter quelques-unes, même parfois seulement des étoffes, et j’en habillais Albertine, je les drapais sur elle ; elle se promenait dans ma chambre avec la majesté d’une dogaresse et la grâce d’un mannequin. Seulement, mon esclavage à Paris m’était rendu plus pesant par la vue de ces robes qui m’évoquaient Venise. Certes, Albertine était bien plus prisonnière que moi. Et c’était une chose curieuse comme, à travers les murs de sa prison, le destin, qui transforme les êtres, avait pu passer, la changer dans son essence même, et de la jeune fille de Balbec faire une ennuyeuse et docile captive. Ce n’était plus la même Albertine, parce qu’elle n’était pas, comme à Balbec, sans cesse en fuite sur sa bicyclette, introuvable à cause du nombre de petites plages où elle allait coucher chez des amies et où, d’ailleurs, ses mensonges la rendaient plus difficile à atteindre ; parce qu’enfermée chez moi, docile et seule, elle n’était même plus ce qu’à Balbec, quand j’avais pu la trouver, elle était sur la plage, cet être fuyant, prudent et fourbe, dont la présence se prolongeait de tant de rendez-vous qu’elle était habile à dissimuler, qui la faisaient aimer parce qu’ils faisaient souffrir, en qui, sous sa froideur avec les autres et ses réponses banales, on sentait le rendez-vous de la veille et celui du lendemain et pour moi une pensée de dédain et de ruse ; parce que le vent de la mer ne gonflait plus ses vêtements ; parce que, surtout, je lui avais coupé les ailes, qu’elle avait cessé d’être une Victoire, qu’elle était une pesante esclave dont j’aurais voulu me débarrasser.
Proust à Cocteau Juillet 1913 – ou comment faire le vide parmi les « connaissances » frivoles qui ne doivent surtout pas rencontrer Alfred :

Adieu cher Jean, perdez cette lettre « homme de lettres ». Vous êtes un être admirable mais il faut bien se résoudre à voir que vous n’êtes pas un ami véritable. J’espère que nous n’avons tous été que des candidats, insuffisamment qualifiés à votre amitié. Et que pour que ceux à qui elle échoira dans sa beauté, vous saurez vous retrancher l’affectation d’indifférence à l’égard de ceux que vous aimez qui n’est excusable que chez ceux qui croient que cela peut grandir d’avoir l’air de dédaigner.




Bagues et Aigles

Proust portrait de Reynaldo Hahn en robe de chambre (lettriste, composée des titres de ses œuvres)


Le personnage désormais principal de la Recherche est créé par une série de vignettes organisées en éventail, associées à des images qui éclairent diverses facettes de sa réalité, d’où l’effet fantomatique de déséquilibre qu’engendrent ses réapparitions entre deux éclipses. La structure littéraire superpose au genre du tombeau celui du blason (en vogue au XVIè siècle, héritier de la présentation de l’écu des héraults des romans médiévaux ; plus lointainement encore se devine le procédé employé par le pseudo-Hésiode, dans son poème Le bouclier d’Héraklès, où domine l’histoire de Cycnos changé en cygne, et par ricochet, celle du guerrier Cénée, héros des Lapithes -id est tueur de Centaures-, né femme, métamorphosé en oiseau immortel comme le raconta Ovide).

Dans l’écu ou le blason, on chante diverses parties du corps, ou les attributs spécifiques d’un personnage considéré tantôt sous l’angle de la louange, tantôt sous celui de la satire (contre-blason). Le meilleur exemple de ce « meslange » des genres dans les premières années du 20è siècle serait sans doute le livre que Montesquiou écrivit en mémoire de son secrétaire et amant Gabriel de Yturri, Cet ouvrage de 1908 publié pour un public très restreint d’amateurs éclairés porte le titre Le Chancelier de Fleurs, 12 stations d’amitié. On trouve au chapitre préliminaire de ce livre ces phrases qui semblent un écho du projet proustien :

Cette forme de l'affection, uniquement sensible, qu'est l'Amitié, offre... un favorable plant pour l'éclosion de la fleur mentale.
Il y a plus de vingt ans qu'elle prit naissance dans mon cœur.
Elle survit à la disparition de Celui qui avait tracé d'inoubliables souvenirs sur ses feuilles et sur ses pétales.
Ce sont ces souvenirs que je veux fixer dans ces pages.
(…) Hélas ! lui aussi, peu d'ans après, devait quitter la vie, fauché en sa fleur, laissant, même aux indifférents, un regret de plus que le deuil du jour.
 « Si le malheur voulait que je fusse le survivant, je me consacrerais à faire durer une si belle mémoire, dans un livre, dont le titre est déjà trouvé. »
Le beau titre s'inscrit aujourd'hui tristement, - fièrement aussi, - sur l'amicale monographie, qui s'apprête à varier d'arpèges personnels et de traits, appropriés, le lumineux thème arraché au regret, par une amitié historique et fidèle.


Proust développe une première série de ces emblèmes, visage (double), cou (fort), épaules, ventre, sexe, jambes, puis une suite d’images des objets appartenant au personnage, tous rapportés à des tableaux évocateurs de la renaissance, aéroplane, manteau, oiseaux. Occupons-nous ici des bagues.

Les deux bagues apparaissent dans La Prisonnière, chacune à une centaine de pages d’écart, la première cadeau supposé de Mme Bontemps, l’autre improbable achat d’Albertine. 

Elle avait aussi des choses qui ne venaient pas de moi, comme une belle bague d'or. J'y admirai les ailes éployées d'un aigle. « C'est ma tante qui me l'a donnée, me dit-elle. Malgré tout elle est quelquefois gentille. Cela me vieillit parce qu'elle me l'a donnée pour mes vingt ans. »  
 
Elle sont toutes deux gravées d’un aigle et répètent le motif des oiseaux accouplés, « symboles de mort et de résurrection », « oiseaux fatidiques » qui ornent la robe de Fortuny et rappellent au Narrateur les chapiteaux des colonnes de Saint-Marc.

La présence des bagues signifie l’absence de qui les porta puisqu’elles sont retrouvées après son départ, et que leur origine est découverte par un regard tiers, policier et malveillant.
En faisant la chambre d’Albertine, Françoise, curieuse, ouvrit le tiroir d’une petite table en bois de rose où mon amie mettait les objets intimes qu’elle ne gardait pas pour dormir. « Oh ! Monsieur, Mademoiselle Albertine a oublié de prendre ses bagues, elles sont restées dans le tiroir. » Mon premier mouvement fut de dire : « Il faut les lui renvoyer. » Mais cela avait l’air de ne pas être certain qu’elle reviendrait. « Bien, répondis-je après un instant de silence, cela ne vaut guère la peine de les lui renvoyer pour le peu de temps qu’elle doit être absente. Donnez-les-moi, je verrai. » Françoise me les remit avec une certaine méfiance. Elle détestait Albertine, mais, me jugeant d’après elle-même, elle se figurait qu’on ne pouvait me remettre une lettre écrite par mon amie sans crainte que je l’ouvrisse. Je pris les bagues. « Que Monsieur y fasse attention de ne pas les perdre, dit Françoise, on peut dire qu’elles sont belles ! Je ne sais pas qui les lui a données, si c’est Monsieur ou un autre, mais je vois bien que c’est quelqu’un de riche et qui a du goût ! ─ Ce n’est pas moi, répondis-je à Françoise, et d’ailleurs ce n’est pas de la même personne que viennent les deux, l’une lui a été donnée par sa tante et elle a acheté l’autre. ─ Pas de la même personne ! s’écria Françoise, Monsieur veut rire, elles sont pareilles, sauf le rubis qu’on a ajouté sur l’une, il y a le même aigle sur les deux, les mêmes initiales à l’intérieur… » Je ne sais pas si Françoise sentait le mal qu’elle me faisait, mais elle commença à ébaucher un sourire qui ne quitta plus ses lèvres. « Comment, le même aigle ? Vous êtes folle. Sur celle qui n’a pas de rubis il y a bien un aigle, mais sur l’autre c’est une espèce de tête d’homme qui est ciselée. ─ Une tête d’homme ? où Monsieur a vu ça ? Rien qu’avec mes lorgnons j’ai tout de suite vu que c’était une des ailes de l’aigle ; que Monsieur prenne sa loupe, il verra l’autre aile sur l’autre côté, la tête et le bec au milieu. On voit chaque plume. Ah ! c’est un beau travail. » … Je haletais tandis que Françoise allait chercher ma loupe, je la pris, je demandai à Françoise de me montrer l’aigle sur la bague au rubis, elle n’eut pas de peine à me faire reconnaître les ailes, stylisées de la même façon que dans l’autre bague, le relief de chaque plume, la tête. Elle me fit remarquer aussi des inscriptions semblables, auxquelles, il est vrai, d’autres étaient jointes dans la bague au rubis. Et à l’intérieur des deux le chiffre d’Albertine. « Mais cela m’étonne que Monsieur ait eu besoin de tout cela pour voir que c’était la même bague, me dit Françoise. Même sans les regarder de près on sent bien la même façon, la même manière de plisser l’or, la même forme. Rien qu’à les apercevoir j’aurais juré qu’elles venaient du même endroit. Ça se reconnaît comme la cuisine d’une bonne cuisinière. »

Puis, comme nous avons le don d’inventer des contes pour bercer notre douleur, comme nous arrivons, quand nous mourons de faim, à nous persuader qu’un inconnu va nous laisser une fortune de cent millions, j’imaginai Albertine dans mes bras, m’expliquant d’un mot que c’était à cause de la ressemblance de la fabrication qu’elle avait acheté l’autre bague, que c’était elle qui y avait fait mettre ses initiales. Mais cette explication était encore fragile, elle n’avait pas encore eu le temps d’enfoncer dans mon esprit ses racines bienfaisantes, et ma douleur ne pouvait être si vite apaisée.

Atterré, les deux bagues à la main, je regardais cet aigle impitoyable dont le bec me tenaillait le cœur, dont les ailes aux plumes en relief avaient emporté la confiance que je gardais dans mon amie, et sous les serres duquel mon esprit meurtri ne pouvait pas échapper un instant aux questions posées sans cesse relativement à cet inconnu dont l’aigle symbolisait sans doute le nom sans pourtant me le laisser lire, qu’elle avait aimé sans doute autrefois, et qu’elle avait revu sans doute il n’y avait pas longtemps, puisque c’est le jour si doux, si familial, de la promenade ensemble au Bois, que j’avais vu, pour la première fois, la seconde bague, celle où l’aigle avait l’air de tremper son bec dans la nappe de sang clair du rubis.

La longue citation éclaire suffisamment le réseau allégorique pour se passer d’un commentaire de détail. Il est en revanche très intéressant de se pencher sur le retour métaphorique de la bague dans Albertine disparue et l’enchaînement incongru sur le tragique quiproquo qui ressuscite l’être envolé. A Venise en effet c’est une peinture, dont Proust ne mentionne ni l’auteur, ni le titre qui ranime la souffrance du Narrateur. Dans les brouillons Proust écrit un point d’interrogation après le nom de l’église où elle est située qui n’est peut-être pas la marque d’une hésitation. La localisation douteuse n’est peut-être pas un défaut de mémoire, mais un questionnement sur l’opportunité osée de déplacer la peinture dans une église au nom éminemment signifiant qui mêle le nom du tueur de dragon (objet volant crachant le feu) Saint-Georges à celui des esclaves, afin de mieux sous-entendre la relation de dépendance -sujette à renversement - du maître et du valet.
Une autre fois, à San Giorgio dei Schiavoni, un aigle auprès d’un des apôtres et stylisé de la même façon réveilla le souvenir et presque la souffrance causée par les deux bagues dont Françoise m’avait découvert la similitude et dont je n’avais jamais su qui les avait données à Albertine. Un soir enfin, une circonstance telle se produisit qu’il sembla que mon amour aurait dû renaître. Au moment où notre gondole s’arrêta aux marches de l’hôtel, le portier me remit une dépêche que l’employé du télégraphe était déjà venu trois fois pour m’apporter, car, à cause de l’inexactitude du nom du destinataire (que je compris pourtant, à travers les déformations des employés italiens, être le mien), on demandait un accusé de réception certifiant que le télégramme était bien pour moi. Je l’ouvris dès que je fus dans ma chambre, et, jetant un coup d’œil sur ce libellé rempli de mots mal transmis, je pus lire néanmoins : « Mon ami, vous me croyez morte, pardonnez-moi, je suis très vivante, je voudrais vous voir, vous parler mariage, quand revenez-vous ? Tendrement, Albertine. »


Or, ce tableau-mystère, qui n’a jamais quitté Santa-Maria della Salute, est comme on le devine un Saint-Jean l’évangéliste (le féminisant favori du Christ, l’Aigle de Patmos, scripteur de deux testamentaires), dernière figure non encore récupérée du jeune chauffeur de 1907. C’est un Titien. Et Proust ne peut s’empêcher de vendre la mèche dans les lignes qui précèdent le passage cité au sujet d’une « cendrillon » possible remplaçante d’Albertine :

Quant à ma ruine relative, j’en étais d’autant plus ennuyé que mes curiosités vénitiennes s’étaient concentrées depuis peu sur une jeune marchande de verrerie, à la carnation de fleur qui fournissait aux yeux ravis toute une gamme de tons orangés et me donnait un tel désir de la revoir chaque jour que, sentant que nous quitterions bientôt Venise, ma mère et moi, j’étais résolu à tâcher de lui faire à Paris une situation quelconque qui me permît de ne pas me séparer d’elle. La beauté de ses dix-sept ans était si noble, si radieuse, que c’était un vrai Titien à acquérir avant de s’en aller.

Le Titien de la Salute représente -précisément dans des tons orangés que fait ressortir le gris-vert de la robe- Jean sous la forme d’un beau jeune homme dont la tête en raccourci qu’on peut à première vue confondre avec le portait d’une jeune fille voluptueuse s’articule sur un coup puissant où la pomme d’Adam très marquée, placée au point focal du tableau, désigne seul le genre réel. On y devine que l’aigle dont seule apparaît la tête a fourni la plume avec laquelle l’auteur de l’Apocalypse a écrit le texte sacré que le bec ouvert de l’oiseau semble lui souffler à l’oreille comme s’il lui disait : « Mange le livre. »

 

Dans la fresque de l’Arena aux anges-aviateurs de Giotto, chronologiquement le dernier « tableau » lié au souvenir d’Albertine, l’héroïne du roman a disparu : elle s’efface, anonyme, rendue au collectif de la petite bande lors de leur première apparition, d’abord « cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l'aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu'aurait pu l'être, débarquée on ne sait d'où, « une bande de mouettes qui exécutent à pas comptés sur la plage … une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu'elles ne paraissent pas voir, que clairement déterminé pour leur esprit d'oiseaux » puis « une procession sportive digne de l’antique et de Giotto » (JFF). 
Le réseau métaphorique de l’oiseau dans l’univers proustien ne dit pas seulement l’inaccessible : il est éminemment sexuel quand les affres de la jalousie transforment jusque dans son sommeil Albertine en partie d’oiseau séducteur, qui, comme par hasard, est encore un cygne.
Me souvenant de ce qu’elle était sur mon lit, je croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c’était un col de cygne, il cherchait la bouche de l’autre jeune fille.

Rappelons-nous que quelque soit le donateur de la bague, Albertine est baguée, ce qui peut s’entendre comme un signe d’appartenance, voire de domestication, d’un oiseau comme le verbe au début du 19è siècle s’employait au sujet de la fiancée. La domestication, la soumission est la raison même pour laquelle Albertine est devenue insignifiante « parce que, surtout, je lui avais coupé les ailes, qu’elle avait cessé d’être une Victoire, qu’elle était une pesante esclave dont j’aurais voulu me débarrasser». et ne peut redevenir objet d’amour que si elle est convoitée par un autre.


Baguer, dans un emploi rare et désuet, c’est aussi « faire ses bagages ». Qu’en baguant on oublie une bague peut demeurer plausible. Mais un couple de bagues? S’il n’y avait qu’une bague, le message serait clair : « J’abandonne derrière moi le symbole de ma fin d’adolescence qui m’a été offert par ma vieille tante, comme je l’aurais laissée à dessein si vous m’aviez offert une bague de fiançailles ».


Mais seule la deuxième bague, celle en miroir, qui s’orne d’un rubis, la trace de défloration où vient s’abreuver l’aigle, permet de reconstituer le tableau dans son entier ; le message envoyé devient « j’ai été ravie par un aigle tout puissant » (par exemple et au hasard, par un aviateur en chef que j’ai suivi dans le Midi jusqu’à l’école des frères Garbero). 
Car l’aigle prométhéen qui « déchire le cœur » oblitère en l’englobant son autre avatar mythologique, Zeus (Jupiter pour les romains, Jupin chez Offenbach) ravisseur de Ganymède, le plus beau des mortels chargé dans l’Olympe, devenu échanson des dieux, de leur servir le nectar et la framboise l’ambroisie, le premier étant de couleur rouge selon Homère comme nous l’apprend Antoine Mongez en 1786 ; « Personne, ajoute-t-il, n’a parlé de la couleur de l’ambroisie, mais Homère a dit qu’elle servait à faire du beurre, de l’huile et de la pommade ». Baguenaudons plus avant : lorsque Héra, jalouse, exigea que le dieu des dieux se sépare de son amant et le renvoie sur terre, Zeus, qui avait déjà offert à Tros (lui-même petit fils de Dardanus, donc descendant de Zeus) une paire de chevaux obtenus de Poséïdon en compensation de la perte de son fils, préféra changer Ganymède en constellation du Verseau qu’il plaça à côté de celle de l’Aigle.
Les bagues du texte, dont toute la polysémie ouvrait à des développements supplémentaires, ne sont pas vraiment des ornements féminins comme des marquises ou autres compositions de joaillerie. Pour reconstituer une image complète comme le suggère le texte, elles sont forcément des chevalières carrées gravées en intaille (comme celle que portait Alfred lors de son dernier vol). Sur le chaton plat de la chevallière, avant que s’imposent de simples initiales est un anneau sigillaire destiné à porter des armes ou un blason. Traditionnellement, la chevalière est portée à l’auriculaire droit, sauf pour le « chef de nom et d’arme », l’aîné de la lignée agnatique, qui est supposé la porter, comme l’alliance à l’auriculaire gauche. On peut les porter en baise-main (motif vers l’ongle si l’on est cœur à prendre) ou au contraire en bagarre, et même en deuil si l’on renverse la surface gravée vers la paume. En héraldique (Proust en était féru) l'aigle est féminine, en groupe on parle d'aiglettes : une aigle monocéphale est l’emblème de la ville de Nice. Dans AGostInELli avec lequel on peut aussi former « Angelo » il y a AIGLE.
Il est probable que le leitmotiv de la bague soit une réintroduction postérieure à la mort d’Agostinelli dans l’histoire d’Albertine, puisque le véritable amateur de bijoux, y compris de joaillerie féminine qu’il conservait dans un tiroir pour le simple plaisir de les contempler, est le successeur d’Alfred au poste de secrétaire et compagnon, Henri Rochat. Il est possible que l’invention des bagues soit en fait sortie de l’oubli d’un manteau comme on verra plus loin.


Pierre Julien 1776, groupe sculpté entré au Louvre vers 1850


Le 2ème Alfred



Lors de sa conférence sur Henri Rochat à la fondation Singer-Polignac, Pyra Wise, la seule chercheuse à l’affût des traces biographiques inconnues concernant ce « Ruy brun » dont aucune photographie n’est connue, donne lecture de fragments de trois lettres que Proust envoya en juillet 1919 au diplomate Jacques Truelle, qu’il avait sollicité pour faciliter le renouvellement des papiers administratifs de Rochat, citoyen suisse.
Il avait été attendre ses papiers sur la côte d’azur, où après avoir rapidement mangé ce que je lui avais donné il se rendit malade… Ce qu’il faut surtout c’est qu’il ne s’attarde pas en route et ne recommence pas la noce sur la côte d’azur...

Mon protégé ne sait pas résister aux tentations. Il vaudrait donc mieux qu’il aille à la préfecture sans acheter sur son chemin pour le voyage des rubis et des émeraudes qui le ruineront, ou moi.

Le soir où vous êtes venus me voir je n’étais pas là. J’étais allé accompagner à la gare de Lyon, pour être certain qu’en route il ne commandât pas 30 rivières de diamants le jeune homme pour qui vous avez eu si gentiment les passeports. Hélas, ce n’est pas seulement jusqu’à la gare de Lyon, c’est jusqu’en Suisse que j’aurais dû l’accompagner car ayant vu qu’il ne trouvait pas tout de suite la situation qu’il voulait et que le directeur de la maison d’aviation sur lequel il comptait était mort, il est revenu à Paris sans me prévenir. Il n’a pas osé venir ici [rue Laurent-Pichat] les premiers jours, peut-être aussi pour les passer avec sa fiancée, mais ensuite, calculant qu’il dépensait 50 francs par jour à l’hôtel et rien chez moi il est venu me demander une hospitalité que je n’ai pas osé lui refuser mais qui empoisonne mon existence. En attendant mon repos est compromis et j’ai des remords de vous avoir donné tant de peine pour lui offrir au lieu de ce que j’avais cru son avenir, un voyage d’agrément. »

A en croire une lettre à Lucien Daudet datant de fin novembre ou début décembre 1918, Rochat est déjà à demeure bd Haussmann à cette date : «Discrétion entière, n’est-ce pas, relativement à l’incroyable « liaison chaste », absolument chaste. Mais qui le croirait ? Mille tendresses de ton Marcel ».


 La chaste liaison est née de la fréquentation du Ritz, devenu pour Proust une seconde maison où son informateur favori, maître d’hôtel, Olivier Dabescat règne sur une armée de jeunes serveurs. C’est de lui que Proust obtient la mise à disposition de Camille Wixler, suisse de 19 ans, que Proust utilise à son insu comme entremetteur, entre autre pour attirer son compatriote par des pourboires pharamineux. Wixler s’étonne des costumes et des sous-vêtements de prix que porte Rochat qui ne fait pas mystère de sa nouvelle source de revenus. D’après les souvenirs de Wixler, il n’ouvrit les yeux qu’au moment où Proust lui demanda de lui envoyer un certain Vanelli -le nom suffit à faire comprendre les raison de son intérêt et à deviner ses traits physiques dominants -lequel se montre très enthousiaste à l’idée de porter des glaces chez Proust. Si l’affaire se fit, elle ne dura que quelques nuits, et Rochat fut rapidement embauché comme secrétaire, car il avait, comme Morel une belle écriture gâtée par les fautes d’orthographe. On devine le résultat de ce premier travail dans les manuscrit de mise au propre du Côté de Guermantes II (et des notes du Temps retrouvé) ou un certain nombre de feuillets sont de sa main. A Truelle encore : « Mon protégé ne veut plus être garçon d’hôtel et a les plus grandes ambitions ».
Robert Vigneron, Désintégration de Marcel Proust :
Au début de mai 1919, Marcel Proust invite Jean-Louis Vaudoyer à venir dîner auprès de son lit en compagnie de Reynaldo Hahn et d'un garçon qu'il a « recueilli depuis quelques mois » et qui ne les « gênera pas car il ne dit rien ». Le 1er janvier 1920, c'est Jacques Boulenger qu'il invite à venir dîner rue Hamelin auprès de son lit, avec un ou deux amis et son secrétaire. Quelques mois plus tard, il invite François Mauriac à venir à son tour dîner avec son secrétaire : c'est apparemment ce secrétaire-là qui devait, tout comme Morel, épouser une fille de concierge et qui, tout comme Morel, se déroba.


Proust dut quitter le Bd Haussmann, le 31 mai 1919. Le 23 juin 1919 A l’Ombre des Jeunes Filles en Fleurs sortit en librairie.Marcel Proust n’avait plus alors d’autre adresse officielle que celle de son éditeur et se faisait porter son courrier par l’ancien concierge du Bd Haussmann rue Laurent Pichat, où Jacques Porel lui avait trouvé un appartement dans l’hôtel particulier de sa mère, Réjane. Rochat ne suivit pas partageant un atelier de peinture « dans ce qu’on appelle, je crois, le quartier Nation » écrit Proust dans une lettre de recommandation des apprentis-artistes. On a vu dans les lettres à Truelle que Proust chercha à l’encourager à trouver un emploi plus sérieux, dans une activité sans doute encore sensible, même s’il ne devait s’agir que d’un travail de bureau.

Proust supporta assez mal son séjour au 8bis rue Laurent Pichat. Une lettre devenue célèbre à Jacques Porel trahit au-delà de la gêne du bruit et probablement de l’exiguïté des lieux qui rend difficile une cohabitation à trois (Céleste la surveillante, comprise), son opinion des relations physiques, ce qui pourrait aller dans le sens d’une liaison chaste (à mesurer encore où situer les frontières du platonisme) :

Les voisins dont me sépare la cloison font d'autre part l'amour tous les deux jours avec une frénésie dont je suis jaloux. Quand je pense que pour moi cette sensation est plus faible que celle de boire un verre de bière fraîche, j'envie ces gens qui peuvent pousser des cris tels que la première fois j'ai cru à un assassinat. Mais bien vite le cri de la femme reprit une octave plus bas par l'homme, m'a rassuré sur ce qui se passait. [...] Je serais désolé que Madame votre mère m'attribuât tout ce boucan, qui doit être entendu jusqu'à des distances aussi grandes que ce cri des baleines amoureuses que Michelet montre dressées comme les deux tours de Notre-Dame. [...] Je vous prie réhabilitez-moi auprès de Madame votre mère pour l'amour et pour le piano. Je ne connais que l'asthme. [...]


Proust vit entre juin et octobre 1919 rue Laurent-Pichat (3e étage sur rue). Le 1er octobre 1919 Proust emménage rue Hamelin un « ignoble taudis où tient tout juste mon grabat », écrit-il à Montesquiou, et qui sera son dernier domicile. Il y a toutefois suffisamment de place pour loger Rochat, même si ses sentiments vis à vis de lui fluctuent. Dans la correspondance de 1920, il est devenu « le jeune homme inutile », au mieux une espèce de chiot encombrant qui l’empêche de travailler :
( A Jacques Rivière) Le jeune homme inutile était parti de son pays pour chercher une situation dans l’aviation», « le jeune homme qui me lisait haut le texte lit très mal », « il est très gentil mais sait jouer aux dames, de sorte qu’au lieu de corriger mes épreuves, je fais manœuvrer les pions, simplement sans doute parce que cela m’amuse moins. »
Inconséquent et inapte à la littérature peut-être, mais il est une autre qualité de Rochat que Proust a particulièrement apprécié, sa force physique.
Proust en 1920  explique « qu’un garçon suisse » lui était indispensable parce qu’il pouvait le porter jusqu’à son appartement du 5è étage sans ascenseur, rue Hamelin. Il demanda à Misia Sert s’il pouvait, lors d’une sortie à l’opéra à laquelle elle l’invite, se faire accompagner en sa présence par un garçon qui puisse le soutenir dans les escaliers. Il invite des proches à dîner dans sa chambre en sa compagnie, leur assurant qu’il ne dira pas un mot. Il sera révélé qu’il aurait été un excellent pianiste. Voilà que se profile le Morel maternel qui chaperonne le vieux Charlus comme Proust parlait déjà à Montesquiou de l’affection maternelle d’Yturri.

L’avis de Céleste : 
 
Rochat n'avait qu'une chose pour lui : une belle écriture. Pour le reste :
- Il croit qu'il peint, me disait M. Proust.

Même de la belle écriture, M. Proust s'est vite lassé. Au début, parfois, après son café, en fin d'après-midi ou le soir, il me priait de demander à Rochat de venir travailler ; il lui faisait un peu de dictée. Ensuite, il ne lui a plus rien demandé. Rochat restait dans sa chambre, à barbouiller sa peinture, ou bien il sortait. On ne le voyait presque pas. M. Proust me disait:
- Dans mon travail, il me fatigue plutôt qu'il ne m'aide. La charité est devenue de la pitié. Il l'a gardé un peu plus de deux ans, partagé entre le désir de s'en séparer et de ne pas le jeter à la rue. Finalement il a manœuvré auprès de son vieil ami d'enfance Horace Finaly, le banquier Horace Finaly, et il a obtenu que Rochat s'en aille loin... mais avec la sécurité d'une position garantie. Il a eu un poste dans une banque, à Buenos Aires... Il était plus ou moins fiancé avec une jeune fille qui demeurait rue des Acacias et qui venait le voir dans sa chambre, rue Hamelin. Pour partir il l'a bien plantée là ; M. Proust est allé la consoler après son départ. Pour Rochat lui-même, il n'a jamais eu de regret. Son seul commentaire a été :
- Enfin, Céleste, nous voilà bien tranquilles.

Faut-il prendre à la lettre tous ces propos ? Ils sont évidemment inspirés en partie par une jalousie qui visait peut-être à s’impatroniser chez Proust qui se résoudra en dernière extrémité à faire de la maternelle Céleste son dernier collaborateur, non sans avoir comme à son habitude nourri auparavant vis-à-vis de son emprise une méfiance peut-être paranoïaque. Vigneron (op. Cité) explique :



A partir des premiers mois de 1922, Marcel Proust parle à plusieurs reprises de sa dactylographe (Note : Cette dactylographe n’était autre que la nièce de Céleste. Proust s’inquiétait parfois de la « multiplication des Albaret » et il songea même un moment à « changer l'aimable famille » et à partir pour ne jamais revenir.) ; mais il se plaint au capitaine Bugnet, à la fin de juillet, de ne pas oser faire venir dans sa chambre une secrétaire femme parce qu'il lui faudrait pour la recevoir s'apprêter et se raser, et il lui demande si, parmi ses secrétaires, il ne pourrait pas lui en trouver un qui soit disposé à venir travailler chez lui en dehors de son service. Un candidat se présenta, qui semblait « très intelligent et vif » ; mais avec son habituelle tactique dilatoire, Proust refusa que le jeune soldat lui sacrifiât une permission imminente, l'expédia en Avignon, et, sans lui promettre d'attendre jusque là, le pria de lui faire signe à son retour.

Affaire sans suite : avant Rochat il y eu Forssgreen, « mon Ruy blond » suédois que Proust utilisa plus comme valet et commissionnaire. Rochat à proprement parler n’eut pas de successeur. Quant à ses talents de peintre, fort dénigrés pas Céleste, il est impossible de s’en faire une idée, aucune toile de sa main n’ayant été retrouvée. Tout juste connaît-on une lettre de recommandation à Gustave Tronche en 1920 à propos d’un concours d’affiches pour la galerie Devambez auquel Rochat participa :

Mon protégé Henri Rochat a pris comme devise définitive -je la désapprouve mais n’ait osé l’interdire- A La Recherche du Temps perdu : c’est une araignée qui répare sa toile au milieu des ruines. 
Rochat aurait-il mieux percé à jour son maître qu’on ne pense ? ou la structure narrative de son œuvre où il devinait qu’il serait également englué, préfigurant les propos que Cocteau place dans la bouche de Lucien Daudet (« Marcel est génial, mais c'est un insecte atroce, vous le comprendrez un jour » et 25 ans plus tard encore « Marcel, me disait-il, est comme Anna de Noailles. Il n'a aucun cœur. Les gens qu'il « aime », il les oublie en cinq minutes. (A moins qu'il ne les tourmente comme des mouches ou qu'ils lui soient prétextes à se tourmenter.) »
Ce qui a insupporté Proust chez Rochat, c’est qu’il n’a jamais cherché à secouer ses chaînes - même s’il sollicite d’abord d’Horace Finaly un poste en Chine – pour revenir sans cesse au seul point d’ancrage susceptible de lui assurer un train de vie correspondant à ses aspirations, et qu’il ne semble pas non plus avoir donné prise à la jalousie, se contentant d’une vague relation officielle avec une jeune fille naïve.

L’impression demeure que Proust a désespérément tenté de le faire entrer dans la moule forgé pour Albertine, sur le modèle d’Alfred Agostinelli. Et jusqu’à son départ même afin de pouvoir mieux travailler dans l’absence sur une version « remontée » de son souvenir. On trouve la confirmation de cette confusion volontaire des modèles dans deux manuscrits que Pyra Wise présente durant sa conférence déjà citée :
Dans le cahier 60, à propos d’un trait de caractère d’Albertine, facilement réconciliée avec des gens qu’elle conspuait peu avant, Proust note entre parenthèses et dans cet ordre (Alfred Henri).



Simone Delesalle a signalé à Pyra Wise l’existence dune autre note de régie dans le cahier 74 où Proust met entre parenthèses, après « dans ce cahier ajouter aussi ; Et cette identité de noms qui se perpétuent a quelque chose de douloureux »: « 2è Alfred » Ce passage est-il en rapport avec ces lignes du Temps retrouvé ?
Parfois, quand un morceau douloureux est resté à l'état d'ébauche, une nouvelle tendresse, une nouvelle souffrance nous arrivent qui nous permettent de le finir, de l'étoffer... Tout de même il faut se dépêcher de profiter d'eux, car ils ne durent pas très longtemps ; c'est qu'on se console, ou bien, quand ils sont trop forts, si le cœur n'est plus très solide, on meurt.

Rochat quitte Proust le 30 mai 1921 et embarque pour l’Amérique du Sud le 4 juin. Divers éléments de l’enquête de Pyra Wise soulignent quelques événements troublants :
En 1928, le mexicain Alfonso Reyes (auteur d’un article intitulé L’Ultime Demeure de Proust) eut l’idée d’interroger le concierge de la rue Hamelin. « Proust avait eu un secrétaire, peintre amateur, qui un an avant la mort de Proust partit pour le Mexique où il semble qu’il vive encore. Le concierge me montre un pardessus usagé et me dit Il est au secrétaire. Un jour il l’a laissé là et il n’a jamais pensé à le reprendre.

Dans mes recherches pour retrouver la trace de Rochat, j’ai pu découvrir qu’il n’était parti ni au Mexique ni en Argentine, comme on l’a dit, mais au Brésil. En 1949 un écrivain brésilien retrouva la trace de Rochat à Recife dans le Nord-est du Brésil. Jorge de Lima, médecin et écrivain découvrit des éditions originales de La Recherche, avec des envois autographes et une photographie de Proust… voyant un de ses patients lire un volume de La Recherche, il l’interrogea : ce patient lui raconta que ce livre lui avait été offert par un certain Rochat à Recife. Ce patient lui a alors donné le volume avec la photographie et la dédicace ; à son tour Jorge de Lima aurait offert le tout à un autre écrivain. Ces transmissions ne furent pas seulement celles des ouvrages dédicacés ayant appartenu à Henri Rochat. Elles devinrent des transmissions de la lecture de Proust et ont eu une importance capitale dans la réception de son œuvre au Brésil. Ainsi le séjour de Rochat au Brésil a eu pour conséquence la diffusion de l’œuvre de Proust. Tadeu Rocha! poursuivit les recherches entreprises par Matheos de Lima] pendant une douzaine d’année. En résumé Tadeu Rocha raconte qu’Henri a travaillé à la banque française et italienne de l’Amérique du Sud à Recife où ses collègues se rappelaient que Rochat avait un poste de responsabilité proche de la gérance de la banque… Ces mêmes collègues et d’autres connaissances firent de lui un portrait plutôt favorable disant qu’il était jeune, fort et sympathique. Il jouait au football et aimait danser. Il avait une bonne éducation et son sport préféré était les ballades à cheval (il aurait même acheté un cheval). On peut se demander si Rochat ne faisait pas de l’équitation à Paris… Selon les mêmes collègues de Rochat, celui-ci dépensait son argent en fête, mais recevait toujours de l’argent de Paris envoyé par « une tante riche »… Selon ses collègues Rochat n’était pas seulement un sportif, il était aussi « un intellectuel talentueux » qui aimait beaucoup la poésie et la musique et jouait très bien du piano. Enfin Rochat logeait dans une pension à Recife, qu’il quitta un jour à la cloche de bois « sur un cheval blanc » précise la propriétaire, en laissant une malle avec ses affaires, dont les ouvrages dédicacés par Proust. Matheos de Lima avait essayé de les acheter et il a vu en tout cas des lettres et cinq photographies de Proust et Rochat ensemble dans des poses différentes, debout, assis, le visage derrière un éventail comploteur, avec des dédicaces rimées au verso. Ces cinq photographies n’ont pas encore refait surface…

Rochat n’est finalement pas resté à Recife mais aurait quand même fini sa vie au Brésil. Un collègue de la banque raconte « qu’après être resté quels temps, Rochat a disparu mystérieusement, réapparaissant dans la ville de Paranaïba ». il aurait voyagé à pied jusqu’à cette ville. Tadeu Rocha a ensuite retrouvé la présence de Rochat dans une vieille entreprise française… qu’il aurait quitté en 1923. [Sa carrière de banquier n’aurait donc pas survécu longtemps à la mort de Proust]. La dernière nouvelle qui est resté en mémoire à ses amis de Recife a été celle de sa mort,
conséquence d’une fièvre dans un endroit incertain du Nord-est occidental.
Le projet de refonte de l’image de Rochat qu’entretenait Proust aurait donc en quelque sorte réussi, de façon posthume, le deuxième Albert devenant l’ambassadeur du premier et d’Albertine.
Dès son départ, les sentiments d’exaspération de Proust se sont d’ailleurs transformé en douce nostalgie. A en croire la dédicace provenant d’un exemplaire de Swann  offert à Rochat que Pyra Wise a retrouvée chez un collectionneur, l’identité entre les trois instances est devenue parfaite, puisque tout le réseau sémantique d’Albertine, inspiré d’Alfred s’applique maintenant qu’il a disparu, à Henri.
En souvenir de nos ailes
Qui vous firent un abri sûr
Vous voulez donner à vos ailes
En vous envolant vers l’azur
Dans ce départ qui vous enivre
Et qui me rend triste à mon tour
Le titre même de ce livre
Qui dit départ ou dit retour
Ne soyez pas ramier fidèle
Qui s’en retourne au pigeonnier
Plutôt vers la voûte éternelle
Soyez l’aigle son pionnier
Sans plus songer à qui vous aime
Ne pensez-plus au ciel lui-même
Montez vers lui dans un vol sûr
L’âme ardente mais assagie
Séparé de vous dans la vie
Nous garderons la nostalgie
De votre incomparable azur


Cocteau Le Passé défini, 8 août 1952 :

Pauvre, pauvre Marcel. Pauvre malade à l’œil de fou. Il ignorait l'amour. Il ne connaissait que les tortures maniaques de ses mensonges et de sa jalousie. Il en usait comme du cérémonial de la rue de l'Arcade. Il les y transcendait. J'ai connu sa "prisonnière". C'était un prisonnier. Un groom stupide qu'il chambrait et poussait à peindre. Il faisait acheter de ses toiles par Walter Berry. Comme Françoise, Albertine, Céleste le détestait, et il y a eu une histoire de bagues en or assez navrante. Seul ce groom était capable de prononcer l'ignoble phrase que Marcel met dans la bouche d'Albertine (Casser le pot). Naïveté de Marcel. Il ne pense pas qu'une femme, à plus forte raison une jeune fille (et aimant les femmes) ne peut prononcer une phrase pareille. Par contre, elle est dans le style exact du groom. Il se plaignait qu'on n'ouvrît jamais les fenêtres et la rupture vint de ce qu'il affectait d'en ouvrir avec fracas. (On retrouve cette scène dans le livre.) Il me disait : "On crève là-dedans." J'ai oublié s'il se sauva ou si Céleste le mit à la porte.

N’accablons pas Cocteau parce qu’il est passé juste à côté de la réalité : personne ne paraît avoir aimé Rochat dont même le nom lui échappe et sur le compte duquel il émet les suppositions les plus malveillantes ; le désir d’apporter une correction au manque d’empathie et à la confiance qu’il place dans des sources douteuses est aussi à l’origine de mon texte.

 

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