vendredi, juillet 05, 2019

Proust Agostinelli 8

Elévation – Divin(is)ation



Le tableau de Pierre Subleyras, Le Martyre de Saint-Hippolyte, a parfois été appelé Mort d’Hippolyte, par contamination sans doute avec d’autres peintures célèbres, Rubens, Joseph-Désiré Court, ou même d’Alma-Tadema (1860) qui représente, non le saint, mais le grand amour de Phèdre, traîné par les pieds pris dans les guides de son char. Dans ces représentations (qu’elles illustrent la version religieuse de l’histoire du soldat romain geôlier de Saint Laurent qui le convertit ou le récit de Théramène de Phèdre) se croisent l’image des chevaux effrayés.


Il est fort possible que Proust ait connu ce tableau d’une cruauté raffinée, puisque il fut déposé au Louvre en 1904 en provenance de la collection de Fontainebleau, et amplement reproduit par des cartes postales photographiques du Musée qui en possédait plusieurs dessins préparatoires (dont le plus complet d’ailleurs omet le personnage de la nourrice du Saint, Concordia, qui n’est, au demeurant, dans la version des collections royales figure féminine que parce qu’elle est vêtue).

On notera pour l’anecdote qu’une esquisse assez maladroite apparaît encore dans l’ouvrage d’Emile Dacier Catalogues de ventes et livrets de Salons illustrés par Gabriel de Saint-Aubin, vol. 4, t. VIII, Paris, Société de reproduction des dessins de maîtres, publié en 1913.


On a vu comment dans une lettre à Walter Berry en 1918, Proust faisait le parallèle entre le récit de Théramène et la noyade d’Agostinelli.

Chez Racine les chevaux sont dressés contre le monstre marin :
A peine nous sortions des portes de Trézène,
Il était sur son char. Ses gardes affligés
Imitaient son silence, autour de lui rangés ;
Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ;
Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes ;
Ses superbes coursiers, qu'on voyait autrefois
Pleins d'une ardeur si noble obéir à sa voix,
L'oeil morne maintenant et la tête baissée,
Semblaient se conformer à sa triste pensée.
Un effroyable cri, sorti du fond des flots,
Des airs en ce moment a troublé le repos ;
Et du sein de la terre, une voix formidable
Répond en gémissant à ce cri redoutable.
Jusqu'au fond de nos coeurs notre sang s'est glacé ;
Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé.
Cependant, sur le dos de la plaine liquide,
S'élève à gros bouillons une montagne humide ;
L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
Parmi des flots d'écume, un monstre furieux.
Son front large est armé de cornes menaçantes ;
Tout son corps est couvert d'écailles jaunissantes ;
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Ses longs mugissements font trembler le rivage.
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage,
La terre s'en émeut, l'air en est infecté ;
Le flot qui l'apporta recule épouvanté.
Tout fuit ; et sans s'armer d'un courage inutile,
Dans le temple voisin chacun cherche un asile.
Hippolyte lui seul, digne fils d'un héros,
Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,
Pousse au monstre, et d'un dard lancé d'une main sûre,
Il lui fait dans le flanc une large blessure.
De rage et de douleur le monstre bondissant
Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,
Se roule, et leur présente une gueule enflammée
Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.
La frayeur les emporte, et sourds à cette fois,
Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix ;
En efforts impuissants leur maître se consume ;
Ils rougissent le mors d'une sanglante écume.
On dit qu'on a vu même, en ce désordre affreux,
Un dieu qui d'aiguillons pressait leur flanc poudreux.
A travers des rochers la peur les précipite.
L'essieu crie et se rompt : l'intrépide Hippolyte
Voit voler en éclats tout son char fracassé ;
Dans les rênes lui−même, il tombe embarrassé.
Excusez ma douleur. Cette image cruelle
Sera pour moi de pleurs une source éternelle.
J'ai vu, Seigneur, j'ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;
Ils courent ; tout son corps n'est bientôt qu'une plaie.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit ;
Ils s'arrêtent non loin de ces tombeaux antiques
Où des rois ses aïeux sont les froides reliques,
J'y cours en soupirant, et sa garde me suit.
De son généreux sang la trace nous conduit,
Les rochers en sont teints, les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.

Une célèbre vignette du graveur Louis Chéron illustrant l’acte V, scène 6 (qui au contrairement aux planches de Jean-Baptiste Sève ne montre pas le monstre marin mais présente le conducteur du char mourant parmi ses roues brisées, « roue de consécration ») fut longtemps présente dans les éditions de Phèdre :



Il est frappant que, comme Racine y procède, pour des questions d’unité de temps et de lieu, Proust peint la mort d’Hippolyte comme un véritable tableau, punaisant pour ainsi dire la reproduction de la vignette du supplicié sur d’autres vers de Mallarmé qui suivent dans la dernière lettre à Albertine (et non pas dans son modèle réel à Agostinelli) le « sonnet du cygne » : l’incipit de cet autre sonnet sans titre que Proust cite (erronément) de mémoire est « M’introduire dans ton histoire ».)

Quant à la Rolls, elle eût mérité plutôt ces autres vers du même poète que vous disiez ne pouvoir comprendre :
 

Dis si je ne suis pas joyeux
Tonnerre et rubis aux moyeux
De voir en l’air que ce feu troue

Avec des royaumes épars
Comme mourir pourpre la roue
Du seul vespéral de mes chars.
 

Adieu pour toujours, ma petite Albertine, et merci encore de la bonne promenade que nous fîmes ensemble la veille de notre séparation. J’en garde un bien bon souvenir. »

« P.-S. — Je ne réponds pas à ce que vous me dites de prétendues propositions que Saint-Loup (que je ne crois d’ailleurs nullement en Touraine) aurait faites à votre tante. C’est du Sherlock Holmes. Quelle idée vous faites-vous de moi ? »


Cette lettre de manœuvre, que le Narrateur se reproche déjà déjà d’avoir fait expédiée lui est opportunément rapportée par Françoise, provoquant une nouvelle -et inutile- incertitude sur la conduite à tenir. L’enchaînement illogique avec l’annonce d’une représentation de Phèdre devient alors limpide :
Mais la manière désastreuse dont est construit l’univers psycho-pathologique veut que l’acte maladroit, l’acte qu’il faudrait avant tout éviter, soit justement l’acte calmant, l’acte qui, ouvrant pour nous, jusqu’à ce que nous en sachions le résultat, de nouvelles perspectives d’espérance, nous débarrasse momentanément de la douleur intolérable que le refus a fait naître en nous. De sorte que, quand la douleur est trop forte, nous nous précipitons dans la maladresse qui consiste à écrire, à faire prier par quelqu’un, à aller voir, à prouver qu’on ne peut se passer de celle qu’on aime. Mais je ne prévis rien de tout cela. Le résultat de cette lettre me paraissait être au contraire de faire revenir Albertine au plus vite. (...)

J’aurais dû reprendre ma lettre hélas partie, quand Françoise en me donnant aussi le journal qu’elle venait de monter me la rapporta. Elle ne savait pas avec combien de timbres elle devait l’affranchir. Mais aussitôt je changeai d’avis ; je souhaitais qu’Albertine ne revînt pas, mais je voulais que cette décision vînt d’elle pour mettre fin à mon anxiété, et je résolus de rendre la lettre à Françoise. J’ouvris le journal, il annonçait une représentation de la Berma. Alors je me souvins des deux façons différentes dont j’avais écouté Phèdre, et ce fut maintenant d’une troisième que je pensai à la scène de la déclaration. Il me semblait que ce que je m’étais si souvent récité à moi-même, et que j’avais écouté au théâtre, c’était l’énoncé des lois que je devais expérimenter dans ma vie. (...)
Or l’« argument » de Phèdre ne réunissait-il pas les deux cas ? Hippolyte va partir. Phèdre qui jusque-là a pris soin de s’offrir à son inimitié, par scrupule, dit-elle, ou plutôt lui fait dire le poète, parce qu’elle ne voit pas à quoi elle arriverait et qu’elle ne se sent pas aimée, Phèdre n’y tient plus. Elle vient lui avouer son amour, et c’est la scène que je m’étais si souvent récitée : « On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous. » Sans doute cette raison du départ d’Hippolyte est accessoire, peut-on penser, à côté de celle de la mort de Thésée. Et de même quand, quelques vers plus loin, Phèdre fait un instant semblant d’avoir été mal comprise : « Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire », on peut croire que c’est parce qu’Hippolyte a repoussé sa déclaration : « Madame, oubliez-vous que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ? » Mais il n’aurait pas eu cette indignation, que, devant le bonheur atteint, Phèdre aurait pu avoir le même sentiment qu’il valait peu de chose. Mais dès qu’elle voit qu’il n’est pas atteint, qu’Hippolyte croit avoir mal compris et s’excuse, alors, comme moi voulant rendre à Françoise ma lettre, elle veut que le refus vienne de lui, elle veut pousser jusqu’au bout sa chance : « Ah ! cruel, tu m’as trop entendue. »

« Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins. Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes. » La preuve que le « soin de sa gloire » n’est pas ce à quoi tient le plus Phèdre, c’est qu’elle pardonnerait à Hippolyte et s’arracherait aux conseils d’Œnone si elle n’apprenait à ce moment qu’Hippolyte aime Aricie. Tant la jalousie, qui en amour équivaut à la perte de tout bonheur, est plus sensible que la perte de la réputation. C’est alors qu’elle laisse Œnone (qui n’est que le nom de la pire partie d’elle-même) calomnier Hippolyte sans se charger « du soin de le défendre » et envoie ainsi celui qui ne veut pas d’elle à un destin dont les calamités ne la consolent d’ailleurs nullement elle-même, puisque sa mort volontaire suit de près la mort d’Hippolyte. C’est du moins ainsi, en réduisant la part de tous les scrupules « jansénistes », comme eût dit Bergotte, que Racine a donnés à Phèdre pour la faire paraître moins coupable, que m’apparaissait cette scène, sorte de prophétie des épisodes amoureux de ma propre existence. Ces réflexions n’avaient d’ailleurs rien changé à ma détermination, et je tendis ma lettre à Françoise pour qu’elle la mît enfin à la poste, afin de réaliser auprès d’Albertine cette tentative qui me paraissait indispensable depuis que j’avais appris qu’elle ne s’était pas effectuée. Et sans doute, nous avons tort de croire que l’accomplissement de notre désir soit peu de chose, puisque dès que nous croyons qu’il peut ne pas se réaliser nous y tenons de nouveau, et ne trouvons qu’il ne valait pas la peine de le poursuivre que quand nous sommes bien sûrs de ne le pas manquer. Et pourtant on a raison aussi. Car si cet accomplissement, si le bonheur ne paraissent petits que par la certitude, cependant ils sont quelque chose d’instable d’où ne peuvent sortir que des chagrins. Et les chagrins seront d’autant plus forts que le désir aura été plus complètement accompli. (…)


De quel objet aimé parle-t-on, quand dans le décor du monde en théâtre, le Narrateur est projeté dans le rôle de l’amoureuse coupable ? Quand le même journal vient par hasard le lui apprendre, quand la séquence de l’aveu est elle-même la motivation de la rupture et de la mort ?



Subleyras, dessin préparatoire dans lequel les croupes des chevaux occupent le centre de l’image, l’absence de la nourrice faisant surgir comme contrepoids à la composition les anges en apesanteur.
Cette interprétation de Phèdre est préparée de longue date par une scène dans laquelle, sans presque aucune référence picturale Proust crée un tableau, un instantané, une photographie travaillant par un procédé de surimpression kinétoscopique la persistance des images, le mélange des temps et l’annonce des causes réelles de la mort de son héroïne par l’apparition surréaliste de son héros. Ce tableau repose, tout encadré au centre de son roman, ou bien, si l’on objecte qu’il n’en est pas aujourd’hui la véritable phrase faîtière -qu’il serait devenu si l’inachèvement n’avait amputé le texte de ses suites- ce qu’on appelle en physique le barycentre, le centre d’inertie (et en mathématiques le point d’intersection des médianes d’un volume dans l’espace). C’est aussi le point d’inflexion à partir duquel la représentation graphique d’une fonction change de direction (f(x)=0), le point fixe (f(x)=x) celui que ne pouvait trouver Archimède pour soulever l’univers, le point de bascule de l’aviateur et du photographe.


Cette scène transformée en image (ou plutôt en idée) fixe, est réellement arrivée, non pas au Narrateur qu’il est presque absurde de présenter à cheval, mais à Marcel Plantevignes, (vraisemblablement en 1909 ou 1910) comme il l’a raconté lui-même :
Le soir, encore tout ému et tout chaud de cette péripétie, ce fut la première chose que je contais à Proust, lui marquant l’angoisse que j’avais ressentie de me sentir aussi désarmé devant cette peur nouvelle d’apocalypse qui semblait tombée du ciel pour mon cheval affolé. Et Proust, frappé en effet par la nouveauté de cette impression de peur tombant du ciel me demanda la permission de s’en approprier la description comme étant arrivée à lui et d’y faire allusion dans ses écrits, -ce à quoi naturellement je consentis. Et en effet dans Sodome et Gomorrhe, Proust parle de cet incident équestre à la première personne comme arrivé à lui.


A supposer que Marcel Plantevignes ne fût pas un des membres du quintette ou du septuor des jeunes sportifs de la petite bande de cavaliers dont Proust rêvait de se rapprocher à Cabourg, le fait qu’il soit à l’origine de cette étude-tableau n’est pas anecdotique. Le long envoi-dédicace que Proust rédige pour un Plantevignes de 19 ans sur la page de garde de La Bible d’Amiens, citant l’un de ses poèmes favoris de Sully Prudhomme – on ne va pas se priver de mentionner qu’un poème de notre premier prix Nobel s’intitule Le temps perdu - (qu’il dénigre en le mettant dans la bouche de la Céleste Albaret, personnage de la Recherche), reprend tous les éléments d’atmosphère du tableau final réattribué au souvenir d’Agostinelli :


« A mon bien cher Marcel Plantevignes
A la veille de le quitter et de voir finir cet été qui restera pour moi celui où j'ai découvert le charme d'une âme chaleureuse et profonde, toujours vibrante et vivifiée des quatre vents de l'esprit, je forme pour la parfaite et féconde maturation de son esprit encore en fleur, pour l'accomplissement et la douceur des beaux fruits que je ne verrai pas, un souhait ardent et religieux, et je me redis avec mélancolie ces vers de Sully Prud'homme :
Ici-bas tous les lilas meurent,
Tous les chants des oiseaux sont courts,
Je rêve aux étés qui demeurent
   Toujours !
Ici-bas tous les hommes pleurent
Leurs amitiés ou leurs amours,
Je rêve aux amis qui demeurent
   Toujours !
Ce vers de Verlaine :
Ah, quand refleuriront les roses de septembre !
Ce vers d'Aubigné:
Une rose d'automne est plus qu'une autre exquise...
Et ces vers de Baudelaire, que si souvent le soir, il y a quinze ans, quand j'avais encore comme mon cher Marcel des parents exquis, une mère qui était intelligente et bonne comme sa mère, un père qui était intelligent et bon comme son père, et quand j'étais aussi, moi, un petit Marcel moins sage et moins fort et moins intelligent et moins bon que celui entre les mains amies de qui je remets ce livre et d'autres choses précieuses, je disais souvent au coucher du soleil dans un sentiment moins amer et moins entièrement automnal qu'aujourd'hui :
Mais tout aujourd'hui m'est amer
Et rien, ni le soleil, ni vos propos, ni l'âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer
Courte tâche, la tombe attend, elle est avide
Ah, laissez-moi..............
Goûter en regrettant l'été blanc et torride
De l'arrière-saison le rayon jaune et doux.
Puisse-t-il du moins, s'il traverse, ce livre à la main, Amiens, par quelque jour glacé d'automne ou d'hiver, comme dit Ruskin, se souvenir que ce qui guide lui fut donné un triste soir de septembre à Cabourg, au moment où allait commencer le guignol cinématographique et trouver à visiter les vieilles pierres sacrées de la Venise du Nord en compagnie de ce pèlerin mélancolique, un peu de la douceur que j'avais la veille à voir à côté de lui dans l'appareil morne et magique venir à nous Saint-Omer, appelée par un programme, ruskinien peut'être sans le savoir, la Venise du Nord."


En introduction de son chromo, Proust chasse Albertine du champ narratif, la scène est l’une des rares du passage à se passer en son absence. Il en écarte également de manière assez incongrue le charmant chauffeur, dans la nécessité qu’il réapparaisse divinisé en son élévation :

Le désir du chauffeur était d’éviter, si possible, la morte-saison.(…) À partir du jour où il fut rappelé, sans savoir encore qu'il avait un moyen de ne pas partir, nous dûmes nous contenter pour nos promenades de louer une voiture, ou quelquefois, pour distraire Albertine et comme elle aimait l'équitation, des chevaux de selle. Les voitures étaient mauvaises. « Quel tacot ! » disait Albertine. J'aurais d'ailleurs souvent aimé d'y être seul. Sans vouloir me fixer une date, je souhaitais que prit fin cette vie à laquelle je reprochais de me faire renoncer, non pas même tant au travail qu'au plaisir. Pourtant il arrivait aussi que les habitudes qui me retenaient fussent soudain abolies, le plus souvent quand quelque ancien moi, plein du désir de vivre avec allégresse, remplaçait pour un instant le moi actuel. J'éprouvai notamment ce désir d'évasion un jour qu'ayant laissé Albertine chez sa tante, j'étais allé à cheval voir les Verdurin et que j'avais pris dans les bois une route sauvage dont ils m'avaient vanté la beauté. Épousant les formes de la falaise, tour à tour elle montait, puis, resserrée entre des bouquets d'arbres épais, elle s'enfonçait en gorges sauvages. Un instant, les rochers dénudés dont j'étais entouré, la mer qu'on apercevait par leurs déchirures, flottèrent devant mes yeux comme des fragments d'un autre univers : j'avais reconnu le paysage montagneux et marin qu'Elstir a donné pour cadre à ces deux admirables aquarelles, « Poète rencontrant une Muse », « Jeune homme rencontrant un Centaure », que j'avais vues chez la duchesse de Guermantes. Leur souvenir replaçait les lieux où je me trouvais tellement en dehors du monde actuel que je n'aurais pas été étonné si, comme le jeune homme de l'âge antéhistorique que peint Elstir, j'avais, au cours de ma promenade, croisé un personnage mythologique.

On a reconnu le paysage racinien de la mort d’Hippolyte. Mais que viennent faire ces deux aquarelles d’Elstir (qui n’utilise pas cette technique) dans le    décor ? Evidemment la collision (collusion) de leurs titres est brillante : Jeune homme poète rencontrant un centaure-muse ! Mais l’image remonte beaucoup plus loin, à l’avant-texte du roman.

Dans l’agenda de 1906, au verso du feuillet 11, Proust trace (sans doute en 1909) une série de notes :

élévation , préface.
balsamine 
lèvres de l’Envie 
s’élevant, décrivant des courbes, fendant l’air obliquement fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort de leurs ailes qui leur permettent de se maintenir dans des positions contraires aux lois de la pesanteur 
Procris et Céphale, Esaque et Hespérie 
Maladie de la bouche 
dos des livres 
trois hrs ½ vêpres 
relevé plan
solide 

La plupart concernent Combray et ce que la Tante Léonie, couchée, tente de restituer de la vie réelle qu’elle ne peut plus observer de sa fenêtre ; « élévation, préface » n’est pas ce qu’on voudrait y déceler puisqu’il s’agit d’évaluer le retard de Mme Goupil à la messe. L’envie est bien l’allégorie de Giotto utilisée dans Swann, mais, ô stupeur certaines de ces images primaires ne connaîtront leur développement que dans le roman d’Albertine et même le Temps retrouvé.





« Procris et Céphale, Esaque et Hespérie sont les Titres d’aquarelles de Turner à sujet mythologique, reproduites dans Lectures on Landscape, The Works of John Ruskin, Library Edition, Londres, George Allen, vol. XXII, 1906 » nous apprennent les éditeurs, rappelant les passages intermédiaires du cahier 10 transcrit par Nicolas Cottin (où elles sont comparées à des tableaux de Gustave Moreau). « La « Note » sera biffée sur les deux jeux de dactylographie… pour les raisons structurelles de changement de plan du roman en 1910-1911 »

Proust a demandé à son secrétaire, ici Nicolas Cottin, de lui réserver un blanc de deux lignes, et, vraisemblablement après s’être reporté aux reproductions de Ruskin, a complété la dictée en intercalant, de sa main, des modifications et ajouts :
« Et dans tous les <plus d’un de ces tableaux> mythologiques de Moreau comme du reste dans certaines études de Turner <(de même que dans le Procris et Céphale, Æsaque et Hespérie, Jason etc. de Turner) l’immense paysage où> la <scène> mythique, les héros fabuleux tiennent souvent une place minuscule ; l’immense paysagequi ne leur est subordonné, où ils ne font que passer et sont comme perdus, est <[e]t sont comme perdus (de même que le sont Procris et Céphale, Æsaque et Hespérie, Jason etc, dans les études de Turner qui ont leurs noms pour titres) est> vu à une certaine heure exactement indiquée, mi avec les minutes <avec une exactitude qui donne jusqu’à la minute> […] »

 

C’est après ce préambule que, dans Sodome et Gomorrhe, l’auteur peut enfin peindre son « Cheval cabré devant l’aéroplane », dans un réseau sémantique si riche que le lecteur y découvrira seul les subtilités.

Tout à coup mon cheval se cabra ; il avait entendu un bruit singulier, j'eus peine à le maîtriser et à ne pas être jeté à terre, puis je levai vers le point d'où semblait venir ce bruit mes yeux pleins de larmes, et je vis à une cinquantaine de mètres au-dessus de moi, dans le soleil, entre deux grandes ailes d'acier étincelant qui l'emportaient, un être dont la figure peu distincte me parut ressembler à celle d'un homme. Je fus aussi ému que pouvait l'être un Grec qui voyait pour la première fois un demi-Dieu. Je pleurais aussi, car j'étais prêt à pleurer, du moment que j'avais reconnu que le bruit venait d'au-dessus de ma tête – les aéroplanes étaient encore rares à cette époque – à la pensée que ce que j'allais voir pour la première fois c'était un aéroplane. Alors, comme quand on sent venir dans un journal une parole émouvante, je n'attendais que d'avoir aperçu l'avion pour fondre en larmes. Cependant l'aviateur sembla hésiter sur sa voie ; je sentais ouvertes devant lui – devant moi, si l'habitude ne m'avait pas fait prisonnier – toutes les routes de l'espace, de la vie ; il poussa plus loin, plana quelques instants au-dessus de la mer, puis prenant brusquement son parti, semblant céder à quelque attraction inverse de celle de la pesanteur, comme retournant dans sa patrie, d'un léger mouvement de ses ailes d'or il piqua droit vers le ciel.


La piqûre de rappel dans La Prisonnière intervient à propos d’une phrase musicale, mélangeant allègrement tous les opéras de Wagner, faisant surgir l’image de la forge. On se demande à qui se rapporte le l’, qui exulte et rit d’un rire éternellement jeune derrière la cloison sonore séparant de Wagner?

Mais alors, autant que par l’identité que j’avais remarquée tout à l’heure entre la phrase de Vinteuil et celle de Wagner, j’étais troublé par cette habileté vulcanienne.(...) Je continuais à jouer Tristan. Séparé de Wagner par la cloison sonore, je l’entendais exulter, m’inviter à partager sa joie, j’entendais redoubler le rire immortellement jeune et les coups de marteau de Siegfried ; du reste, plus merveilleusement frappées étaient ces phrases, plus librement l’habileté technique de l’ouvrier servait à leur faire quitter la terre, oiseaux pareils non au cygne de Lohengrin mais à cet aéroplane que j’avais vu à Balbec changer son énergie en élévation, planer au-dessus des flots, et se perdre dans le ciel. Peut-être, comme les oiseaux qui montent le plus haut, qui volent le plus vite, ont une aile plus puissante, fallait-il de ces appareils vraiment matériels pour explorer l’infini, de ces cent vingt chevaux marque Mystère, où pourtant, si haut qu’on plane, on est un peu empêché de goûter le silence des espaces par le puissant ronflement du moteur !

Voilà qu’on nage dans l’anticipation ; le procédé de vulcanisation utilisé pour les pneus d’automobile, date déjà de 1845 (brevets Hancock et Goodyear), mais la puissance de 120 chevaux paraît démesurée avant décembre 1915 ; en août 1914, seul le moteur Le Rhône atteignait les 80 chevaux. Quand au moteur Mystère, il n’a jamais existé. Mystère est peut-être seulement le prolongement du vocabulaire religieux introduit par « élévation », jeu sur le parvis des églises éclairées par les phares dans la nuit.

Cette inversion du réel, montée vers le zénith en échappant à la pesanteur et au temps, par la force du souvenir doit sans doute beaucoup à Harmonie du soir et à Elévation de Baudelaire.
Gérard Gassarian :
 Le paradoxe de la décadence, c’est celui d’un temps qui serait à la fois présent et passé, paradoxe qu’on retrouve... dans ce vers d’«Harmonie du soir»: «Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige». Le soleil est bien mort puisqu’il «s’est noyé», et pourtant son sang est encore frais puisqu’il «se fige». Ce qui se laisse goûter dans les mots, là encore, c’est le plaisir paradoxal d’une agonie qu’on pourrait dire posthume. Si un certain «regret» s’attache toujours à l’évocation du couchant et de l’automne, ce regret est l’envers d’un certain désir, celui d’une fin qui n’en finisse pas de finir, celui d’une fin sans fin. Loin de ressusciter des spectres déprimants comme la mort ou le passé, ce regret suscite des représentations qui permettent de ralentir le temps – en retenant le cours des mots.


Baudelaire : extrait d’Harmonie du soir
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !

Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige...
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !


Proust : extrait de Je contemple souvent le ciel de ma mémoire


Constellez à jamais le ciel de ma mémoire
Inextinguibles yeux de celles que j’aimai
Rêvez comme des morts, luisez comme des gloires
Mon cœur sera brillant comme une nuit de Mai.
...
Le temps efface tout l’intimité des soirs
Mes deux mains dans son cou vierge comme la neige
Ses regards caressants mes nerfs comme un arpège
Le printemps secouant sur nous ses encensoirs.

Pour avoir dans le cœur ces yeux pleins de promesses
Comme une mer le soir rêveuse de soleil
Vous avez accompli d’inutiles prouesses
Pour atteindre au pays de rêve qui, vermeil,

Se lamentait d’extase au-delà des eaux vraies
Sous l’arche sainte d’un nuage cru prophète
Mais il est doux d’avoir pour un rêve ces plaies
Et votre souvenir brille comme une fête.



On a sans doute repéré où était l’aviateur dans le tableau de Subleyras, il y en a même deux. Par la note de 1909 qui les rassemble, les anges, pas encore aviateurs, sont liées depuis l’origine aux aquarelles de Turner, avec lesquelles ils n’ont rien à voir, puisque leur reproduction apparaît dans un autre volume de l’édition des œuvres de Ruskin de 1906 : Giotto and his works in Padua.

En 1909, Proust savait que ce qu’il allait faire de de l’Envie et de la Charité qui deviennent des allégories de la fille de cuisine enceinte de Du côté de chez Swann. En décidant finalement que Swann ne lui a donné, à Combray, que les reproductions des Vices et Vertus, il opère une distorsion spatiale et temporelle afin que les pièce maîtresses du puzzle, les anges représentés dans la même église, réapparaissent dans le jeu des symétries signifiantes, chargées de la mémoire de l’être aimé. Cette note, la plus construite, « s’élevant, décrivant des courbes, fendant l’air obliquement fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort de leurs ailes qui leur permettent de se maintenir dans des positions contraires aux lois de la pesanteur  » est déjà mot à mot le passage qui fera son chemin jusqu’au Temps retrouvé, disparu de la mise au propre du cahier 10 pour la bonne raison qu’en 1916 Proust l’a simplement découpé et collé dans le Cahier XIV.

C’est un phénomène bien connu chez tous ceux qui se sont penchés sur le phénomène de cristallisation que ces reconnaissances a posteriori d’éléments qui attendaient en dormance de se fixer sur ce qui vous est destiné depuis toujours : c’était encore écrit ! Ou peint. Le tableau « Cheval cabré devant l’aéroplane » commence la descente vers les sources chaudes, portes infernales des demi-dieux grecs, la radicale rupture entre un passé révolu et le nouvel univers, que seul le recours à la transfiguration peut permettre de dépasser et de synthétiser. Ce qui n’est pas écrit en revanche, c’est que ces détails signifient plus que l’auteur n’a voulu explicitement en dire : à contempler les reproductions des fresques de Giotto dans Ruskin, on s’aperçoit qu’elles ne sont qu’un fragment marginal du sujet. Ce que ces mignons putti survolent, ce n’est en effet rien moins que la crucifixion et la mise au tombeau.

  


Et si Proust, avec ses longs réseaux tortueux d’excavations souterraines et ses apparitions fantastiques, anachroniques, mystérieuses, était, bien avant Haruki Murakami le véritable inventeur en littérature des procédés et des codes du réalisme magique ?




Aux Bains

Jean Adloff (professeur de littérature au Canada) dans son roman Lettres de Marcel Swann à Marcel Proust, imagine qu’a ressurgi la correspondance disparue, dont il invente une réécriture (sans double négation comme dans la langue du lift), entre Alfred et Proust. Son objectif affiché est de réhabiliter celui qui a été considéré comme un « profiteur », un « gigolo », un « écornifleur », un « arriviste », un « ingrat », un « aventurier de peu de principes et de valeurs ». Or c’est Proust lui-même qui a façonné cette image aux jours sombres, alors qu’il croit sincèrement comme il l’a confié à Hahn, qu’Alfred a « très mal agi » envers lui et « ne méritait aucune fidélité ». Jean Adloff a par ailleurs consacré une étude en 7 volumes à un Proust démystifié. Le creuset de son imagination semble prendre pied sur la suspicion que ce que ce qui se serait passé à Houlgate est un écart d’Agostinelli dans un établissement de bains douches, incident révélé par un « fouineur » déjà chargé de surveiller Alfred sur la côte normande.Nouveau fantasme ? Cette assertion divinatoire se fonde sur deux épisodes en miroir de La Recherche : celui du Palace de Maineville et celui des enquêtes (sujettes à caution et à rémunération en cas de sensationnalisme) post-mortem d’Aimé, choisi dans ce nouvel emploi policier car il « appartenait à cette catégorie de gens du peuple soucieux de leur intérêt, fidèles à ceux qu’ils servent, indifférents à toute espèce de morale ».

Avant de citer l’épisode central des douches de Balbec (situé dans le texte considéré comme définitif avant le suivant) rappelons qu’Aimé a payé -avec un certain enthousiasme d’ailleurs- de son corps les confidences arrachées à une petite blanchisseuse supposée avoir été un des « objets sexuels » d’Albertine à qui elle aurait adressé la fameuse phrase obsédante « Tu me mets aux anges ». Quand Aimé revint, je lui demandai de partir pour Nice ... Aimé alla loger à côté de la villa de Mme Bontemps. » Proust a longuement hésité sur la situation géographique de cette villa, de l’aventure avec la blanchisseuse comme il a hésité sur le lieu-même de la disparition d’Albertine.

Nathalie Mauriac Dyer Aux bords :

… après la mort d’Albertine le Narrateur a dépêché Aimé chez sa tante… Or la localisation de la villa de Mme Bontemps varie dans les brouillons : dans le premier chier (cahier 54 de 1914) elle se trouve en Touraine… dans le cahier suivant (cahier 56 de 1915), Mme Bontemps habite à Nice, et les jeux gomorrhéens se passent donc « au bord de la mer » ; dans le troisième état qui est le cahier de mise au net... (Cahier XII de 1916), les deux versions co-existent : en l’espace de cinq pages, les ébats d’Albertine ont lieu tantôt « au bord de la mer », tantôt « au bord de la Loire ». Robert Proust, qui recherchait avant tout l’effet de fini, avait artificiellement harmonisé pour l’édition originale de 1925 : tout se passait « au bord de l’eau ».

Dans une note de régie du cahier 56, cette hésitation n’est pas résolue : « Prendre des noms près de Balbec, ou près de Nice, si c’est à Nice qu’elle est morte mais il vaudrait mieux qu’elle mourût ailleurs »


Il semblerait que ce ne soit qu’en 1922 sur le dernier dactylographe corrigé, que par un ajout au télégramme de Mme Bontemps, Proust voulant créer l’effet cyclique de symétrie ou d’écho, rétablisse comme lieu de la mort d’Albertine à cheval, « les bords de la Vivonne » ouvrant ainsi sur le lavoir, lieu des jeux sexuels des amis de Gilberte à Combray, vu comme la porte de l’Enfer, ce qui permet de réintégrer la relation métaphorique de Phèdre-Narrateur avec Albertine-Hippolyte dévorée par la mer.

Il est curieux de constater que Proust a toujours semblé éviter le voyage vers Nice, et presque toujours à des dates qui correspondent aux périodes de son histoire avec Agostinelli. Dès 1907, Proust songe à louer comme lieu de villégiature la villa de Mme Catusse à Nice « La Tour ». En 1913, des raisons financières l’empêchent d’accompagner Agostinelli à Nice pour l’enterrement de sa mère, puis de nouveau pour échapper à la situation sans doute inextricable du boulevard Haussmann, vers l’automne, il envisage vaguement de séjourner à Nice, en tant qu’escale vers l’Italie, voyage auquel il renonce. Au début de la guerre, Mme Catusse, craignant les bombardements des gothas offre à nouveau sa villa où elle ne compte pas séjourner. Proust refuse, il ne veut pas s’éloigner de Paris, comme il le confie à la Princesse Soutzo, au grand dam de Céleste effrayée qui se réfugie dans les caves où Proust renonce à descendre ; au lieu de Nice Proust va passer son dernier été à Cabourg. En mai 1919 encore, au moment du déménagement du boulevard Haussmann, les négociations avec Mme Catusse reprennent pour s’installer à la Tour. Mais il renonce devant les difficulté du voyage et s’installe provisoirement rue Laurent Pichat chez Réjane. Cet empêchement permanent de séjourner à Nice (longueur du voyage, recommandations médicales) semble procéder d’une sorte de... lapsus vitae.



Avant de revenir avec Aimé sur les traces d’Albertine à Balbec, lançons nous sur la piste de Marcel Proust lui-même et de son rapport aux bains de toutes sortes. Lors du premier séjour à Balbec, il s’agit déjà de prendre « un traitement de bains », lequel s’avère impossible à mettre en œuvre, mais source de nouvelles relations sociales, plus ou moins proscrites par l’autorité parentale.

J’avais beau avoir appris que les jeunes gens qui montaient tous les jours à cheval devant l’hôtel étaient les fils du propriétaire véreux d’un magasin de nouveautés et que mon père n’eût jamais consenti à connaître, la « vie de bains de mer » les dressait, à mes yeux, en statues équestres de demi-dieux et le mieux que je pouvais espérer était qu’ils ne laissassent jamais tomber leurs regards sur le pauvre garçon que j’étais, qui ne quittait la salle à manger de l’hôtel que pour aller s’asseoir sur le sable. (...) D’ailleurs, (au contraire de ce qu’on dit d’habitude des relations de voyage) comme être vu avec certaines personnes peut vous ajouter, sur une plage où l’on retourne quelquefois un coefficient sans équivalent dans la vraie vie mondaine, il n’y a rien, non pas qu’on tienne aussi à distance, mais qu’on cultive si soigneusement dans la vie de Paris, que les amitiés de bains de mer.


En quoi la référence à la censure paternelle intéresse-t-elle la thématique des Bains ?

Le docteur Adrien Proust, père de Robert et Marcel, auteur d’un Essai sur l'hygiène internationale, ses applications contre la peste, la fièvre jaune et le choléra asiatique (1873) et d’un Traité d'hygiène publique et privée, (1877 et 1881) est aussi le co-auteur d’une Hygiène du Neurasthénique parue 1897, alors que son fils aîné a 26 ans. La BNF présente ainsi l’ouvrage :
La "neurasthénie" est un concept aujourd'hui passé de mode, qui se définissait comme un état d'épuisement durable d'origine nerveuse, accompagné d'un long catalogue de symptômes physiques. Dans cet ouvrage, un père semble régler ses comptes avec son épouse lorsqu'il stigmatise les effets désastreux d'une mauvaise éducation : "Rien n'est plus propre à fomenter ou à entretenir chez ces malades la dépression morale et les préoccupations hypocondriaques que les soins assidus, les questions incessamment renouvelées sur leur état de santé et les recommandations que leur prodiguent les personnes de leur entourage", et disséquer publiquement les faiblesses de son enfant lorsqu'il présente la vie mondaine comme l'une des causes d'un état de surmenage menant directement à la neurasthénie, maladie d'efféminés. Le constat est sans appel : "La neurasthénie est souvent la légitime mais regrettable rançon de l'inutilité, de la paresse, ou de la vanité" (32), et le verdict pessimiste : une fois arrivé à l'adolescence, le malade n'est plus vraiment récupérable si on ne lui a pas inculqué les bons principes d'hygiène. Mais l'intérêt essentiel de ce livre est qu'il prend parfois l'allure d'un avant texte de la Recherche, alorsqu'Adrien Proust décrit les neurasthéniques "constamment impressionnés par les sensations internes les plus diverses", soumis au "jeu si complexe des états émotionnels" et aux "impressions vagues, changeantes, mais pénibles". Il note également que la mémoire est amoindrie chez les neurasthéniques : "L'évocation des souvenirs est défectueuse parce qu'ils sont impuissants à soutenir l'effort d'attention nécessité par la recherche du souvenir perdu." (76) : l'expression finale, que je souligne, sonne comme un défi. De même, décrivant les sommeils hypnotiques que l'on impose aux neurasthéniques, il écrit :" Ce sont des dormeurs éveillés " (192), phrase qui semble annoncer le début de la Recherche. On peut par conséquent se demander si la Recherche n'est pas née en partie du désir de retourner l'humiliante figure du neurasthénique tracée par Adrien en un autoportrait nuancé et ironique. 


 
L’ ouvrage est orné d’un curieux dessin d’Hygie (fille d’Asclépios,déesse de la santé) au serpent et au miroir. Parmi les conseils thérapeutiques, on peut lire :

III. Hygiène de la peau. Hydrothérapie. Dès leur plus jeune âge, les enfants issus de nerveux doivent être accoutumes aux pratiques de l'hydrothérapie. Les ablutions froides, les douches, les bains en piscine, les bains de mer ou de rivière suivis de frictions, seront (à moins qu'il existe des contre-indications particulières) toujours d'un heureux effet. L'action à la fois sédative et tonifiante exercée par les pratiques hydrothérapiques sur le système nerveux est trop connue, pour que nous ayons à insister longtemps sur leurs propriétés hygiéniques.

Employée à l’origine en psychiatrie ou en thermalisme, l’hydrothérapie a fait ses preuves dans les casernes de l’armée et les vestiaires des usines avant de se répandre dans l’espace public au cours des années 1880. Ne croirait-on pas, qu’au lieu de constituer un remède au mal, le traitement recommandé soit devenu le vecteur contre-productif d’une nouvelle forme de promiscuité anti-hygiénique (ou pour parler la langue des rapports de police de l’époque « antiphysique ») ?



En 1885 les bains de la rue du Bourg-l’Abbé (Paris, IIIe arr. ) furent construits et exploités par la famille Guerbois qui créa également le fameux « Café Guerbois » aux Batignolles. La plaque à l'entrée indiquait « Bains Guerbois, piscine, bains turcs et russes, douches vapeur sulfureuses » (c’est bien ce même lieu qui deviendra la boîte de nuit à la mode connue comme Les Bains-Douches un siècle plus tard). L'endroit attire de nombreuses personnalités influentes et une mouvance homosexuelle, « dont Proust », répètent indéfiniment les publicités sans parvenir à s’appuyer sur aucun témoignage. Parmi les autres rumeurs convenues, les forts des Halles (toutes proches) auraient eu coutume de s’y retrouver pour prendre un café-calva au petit matin.

A défaut de les avoir réellement fréquentés, Proust ne pouvait ignorer l’existence de ces « pays chauds » comme les surnommait son contemporain russe Mikhaïl Kuzmin (auteur en 1906 du premier roman à thématique homosexuelle, « Les Ailes » -ou « Sur des ailes » en russe- racontant sous un jour favorable -en quoi il va beaucoup plus loin que Proust lui-même- l’éducation sentimentale et intellectuelle d’un jeune campagnard sous l’égide d’un orientaliste vieillissant. Quoique le roman de Kuzmin n’ait pas connu de traduction française et qu’il n’ait aucun rapport avec l’aviation, le beau scandale qu’il provoqua aurait pu être évoqué par les cadets russes en démonstration à Buc. Ou pas ; l’air du temps, comme celui du lointain passé redevenu présent suffit à provoquer des divagations hasardeuses sur ces coïncidences.)

Si les bains Guerbois ne sont jamais mentionnés par Proust, il n’en va pas de même des Bains Deligny, moins vaporeux et moins sulfureux, en apparence seulement puisqu’ils sont un haut-lieu de la drague homosexuelle. Ils apparaissent dans Jean Santeuil alors qu’enfant, Jean voit sa mère se baigner dans la piscine Deligny ; l’eau des bains « paraissant sans fond, il avait eu le sentiment que sans doute – comme les anciens croyaient qu’à un certain endroit non loin de Pouzolles était l’entrée des enfers– là était l’entrée des mers glaciales » ; il lui sembla qu’il était « le fils d’une déesse et qu’ainsi il avait pu voir l’entrée de ce monde fantastique inconnu de tous et pourtant si près du pont de la Concorde, près de laquelle tout le monde passait sans le savoir, de même que nous marchons tous les jours par-dessus d’immenses égouts navigables, dont l’entrée n’est pas visible : mais le préfet de police et d’autres font au milieu d’une place soulever une pierre qui ressemble à toutes les autres et y descendent ».

Dans Albertine disparue, les même images reviennent dans un raccourci fulgurant, à propos du bassin de l‘Arsenal de Venise :

… ce bassin de l’arsenal, à la fois insignifiant et lointain, me remplissait de ce mélange de dégoût et d’effroi que j’avais éprouvé tout enfant la première fois que j’accompagnai ma mère aux bains Deligny ; en effet, dans le site fantastique composé par une eau sombre que ne couvraient pas le ciel ni le soleil et que cependant, borné par des cabines, on sentait communiquer avec d’invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, je m’étais demandé si ces profondeurs, cachées aux mortels par des baraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue, n’étaient pas l’entrée des mers glaciales qui commençaient là, si les pôles n’y étaient pas compris, et si cet étroit espace n’était pas précisément la mer libre du pôle. Cette Venise sans sympathie pour moi, où j’allais rester seul, ne me semblait pas moins isolée, moins irréelle, et c’était ma détresse que le chant de « sole mio », s’élevant comme une déploration de la Venise que j’avais connue, semblait prendre à témoin.
Nouvelle coïncidence biographique, c’est en 1913, année de la cohabitation d’Agostinelli et Proust qu’Albert Le Cuziat, ancien valet de pied, puis 1er valet de chambre du prince Radziwill -Proust l’a rencontré en 1911 chez les Orloff- prend la direction des Bains du ballon d’Alsace. (En 1917, financé par Proust, qui y recycle les meubles non utilisés de ses parents, il achètera l’hôtel Marigny, le fameux « Temple de l’impudeur » de Jupien dans Le Temps retrouvé.)




Il est probable que l’Aimé conduisant les enquêtes posthumes dans Albertine disparue soit une pure création littéraire (inspiré de la symétrie avec les enquêtes policières de 1913), un mélange de Proust jaloux et de son « informateur » sur le gotha pédérastique (avec lequel il est brouillé lors de la rédaction de ces pages ultimes pour une obscure question de concurrence envers un concierge de la rue de la rue de l’Arcade, prénommé André). C’est en tout cas dans un improbable établissement de Bains-Douches transporté comme le palace de Maineville sur la côte normande que se déroule la scène peu crédible d’amour lesbien rapportée en termes codés par l’ancien chef de rang du Grand Hôtel de Balbec :

[Lettre d’Aimé au Narrateur :] «D’après elle [la doucheuse] la chose que supposait Monsieur est absolument certaine. D’abord c’était elle qui soignait (Mlle A.) chaque fois que celle-ci venait aux bains. (Mlle A.) venait très souvent prendre sa douche avec une grande femme plus âgée qu’elle, toujours habillée en gris, et que la doucheuse sans savoir son nom connaissait pour l’avoir vue souvent rechercher des jeunes filles. Mais elle ne faisait plus attention aux autres depuis qu’elle connaissait (Mlle A.). Elle et (Mlle A.) s’enfermaient toujours dans la cabine, restaient très longtemps, et la dame en gris donnait au moins dix francs de pourboire à la personne avec qui j’ai causé. Comme m’a dit cette personne, vous pensez bien que si elles n’avaient fait qu’enfiler des perles, elles ne m’auraient pas donné dix francs de pourboire. (Mlle A.) venait aussi quelquefois avec une femme très noire de peau, qui avait un face-à-main. Mais (Mlle A.) venait le plus souvent avec des jeunes filles plus jeunes qu’elle, surtout une très rousse. Sauf la dame en gris, les personnes que (Mlle A.) avait l’habitude d’amener n’étaient pas de Balbec et devaient même souvent venir d’assez loin. Elles n’entraient jamais ensemble, mais (Mlle A.) entrait, en disant de laisser la porte de la cabine ouverte — qu’elle attendait une amie, et la personne avec qui j’ai parlé savait ce que cela voulait dire. Cette personne n’a pu me donner d’autres détails ne se rappelant pas très bien, «ce qui est facile à comprendre après si longtemps». Du reste, cette personne ne cherchait pas à savoir, parce qu’elle est très discrète et que c’était son intérêt car (Mlle A.) lui faisait gagner gros. Elle a été très sincèrement touchée d’apprendre qu’elle était morte. (VII, 70)
(...)

Sans doute c’est parce que dans cette arrivée silencieuse et délibérée d’Albertine avec la femme en gris je lisais le rendez-vous qu’elles avaient pris, cette convention de venir faire l’amour dans un cabinet de douches, qui impliquait une expérience de la corruption, l’organisation bien dissimulée de toute une double existence, c’est parce que ces images m’apportaient la terrible nouvelle de la culpabilité d’Albertine qu’elles m’avaient immédiatement causé une douleur physique dont elles ne se sépareraient plus. (…) Combinée avec ces images, la souffrance en avait fait aussitôt quelque chose d’absolument différent de ce que peuvent être pour toute autre personne une dame en gris, un pourboire, une douche, la rue où avait lieu l’arrivée délibérée d’Albertine avec la dame en gris. Toutes ces images — échappées sur une vie de mensonges et de fautes telle que je ne l’avais jamais conçue — ma souffrance les avait immédiatement altérées en leur matière même, je ne les voyais pas dans la lumière qui éclaire les spectacles de la terre, c’était le fragment d’un autre monde, d’une planète inconnue et maudite, une vue de l’Enfer.

(...)Heureusement je trouvai fort à propos dans ma mémoire ... une parole de ma grand’mère. Elle m’avait dit à propos d’une histoire invraisemblable que la doucheuse avait racontée à Mme de Villeparisis : « C’est une femme qui doit avoir la maladie du mensonge. » Ce souvenir me fut d’un grand secours. Quelle portée pouvait avoir ce qu’avait dit la doucheuse à Aimé ? D’autant plus qu’en somme elle n’avait rien vu. On peut venir prendre des douches avec des amies sans penser à mal pour cela. Peut-être pour se vanter la doucheuse exagérait-elle le pourboire.


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