mercredi, novembre 01, 2017

Le démembrement de Tchaikovsky




Si certains, entendant la nouvelle, se demandaient quelle statue de Tchaikovsky à Klin (district de Moscou) doit être "démontée" par décision de la municipalité, il ne s'agit pas de celle (sur le banc ci-dessous) des jardins de la villa (mémorial géré par l'état central) mais de l’œuvre de Christophe Grevorgyan installée en grandes pompes dans le square du centre historique de Klin (ci-dessus) en 1995 à l'occasion du 155è anniversaire de la naissance du compositeur.





Il serait question de la recaser en banlieue, à Maidonovo, sous prétexte (selon la municipalité) que Tchaikovsky y travailla. A quoi?

La statue du square doit être remplacée par un bouclier de bronze, fêtant les 700 ans de la fondation de Klin, c'est-à-dire par un symbole guerrier et viril (non anthropomorphe) en accord avec l'état d'esprit de le nouvelle Russie.
Dans les périodes où il vécut dans sa maison de Klin, , Tchaikovsky composa  “Manfred”, “L'enchanteresse”, “Hamlet”, Le 5è Symphonie, “La belle au bois-dormant” une partie de “La dame de pique”, “Casse-Noisette” et “Iolanta”, la 6è Symphonie.



Vladimir  Fedosseyev, le grand chef d'orchestre a beau dire: "Je me souviens que les membres de l'orchestre participèrent à l'inauguration du monument en 1995; nous étions heureux qu'un monument en hommage au génie qui glorifia la ville de Klin soit érigé en bonne place dans la ville. Ce qui se passe aujourd'hui est une tragédie pour cette ville, pour les musiciens et les amateurs du monde entier: cela ne devrait pas arriver!" 


N. B. Le rédacteur est désolé du changement de taille de police, mais quoique je tente, les modifications ne s'enregistrent pas.

 Edit 2 novembre: il semblerait que devant les protestations internationales et celles des habitants, la municipalité de Klin ait pris hier la décision de laisser en place la statue de Tchaikovsky. Considérant le fait que la décision de l'enlever datait de l'été dernier, je ne sais quelle confiance peut inspirer ce revirement soudain. Jusqu'à la prochaine occasion donc...


La Dame de Pique et le Valet de Coeur 

 


Tragédie ne paraît pas le mot juste; que les politiques préfèrent célébrer la veine belliqueuse plutôt que la musique n'est pas en soi une tragédie, juste une erreur de jugement, et le dévoilement de leurs projets intimes. Ce n'est pas un attentat contre la musique, mais la simple tentative d'éradiquer toute référence gênante à une possible célébration de l'homosexualité dans un pays devenu éminemment homophobe. Avant les jeux de Sotchi, Poutine fit retirer de la ville la statue, un temps célèbre d'un footballer nu; elle a été si bien éradiquée qu'on n'en trouve plus aucune photographie sur le net. Napoléon, Staline, les dictateurs ont tous peur de la nudité, masculine en particulier. Mais ce n'est pas le sujet.  Tchaikovsky n'a même pas besoin d'être nu pour épouvanter les fascistes,  comme le prédisait Rebatet dans le paragraphe introductif de l'article qu'il consacre au compositeur dans son Histoire de la musique : « On serait curieux de savoir comment la très pudibonde Russie soviétique, qui fait de Tchaïkovsky son musicien national, a pu accommoder la biographie de cet homosexuel, « spécialisé » au point qu’ayant eu l’idée de se marier, en espérant bien que le mariage resterait blanc…[il] s’enfuit terrifié et recru de dégoût du lit conjugal, et allait se plonger tout droit dans celui de la Néva, en prenant soin cependant de ne pas se noyer complètement… "

Tchaïkovsky n’est pas exempt d’une certaine dérision envers lui-même, voire d’un goût pour s’exposer de façon masochiste aux rumeurs désagréables : en effet, lorsqu’il met en scène le suicide de la jeune héroïne de la Dame de Pique, le public de l’époque peut-il avoir oublié qu’au même endroit, il tenta de se noyer, ou plutôt d’attraper une bronchite fatale en se baignant dans les eaux glacées. Le sujet lui-même se prête à de nombreuses analyses : est-ce une sombre histoire d’addiction au jeu, le parcours d’un criminel arriviste et gérontophile ? Le trajet d’un romantique plus désabusé et plus viril qu’un Werther ? un Don Juan qui veut s’approprier la puissance de la statue du commandeur, un Rastignac anarchiste ? Le rôle d’Hermann  est l’un des plus difficiles du répertoire, il faut chanter durant les sept tableaux sans pratiquement quitter la scène, simuler divers types d’emportement amoureux et divers états de démence.
Et quels commentaires ne pourrait-on ajouter concernant la projection de l’auteur dans les éléments qui évoquent son histoire personnelle (les deux suicides, l’épouse érotomane, la vieille comtesse détentrice de l’argent) ?

La caractérisation d’Hermann, qui est évidemment un portrait de l’amant parfait tel que le rêvait Tchaikovsky -ou son frère Modeste, l'auteur du livret- (un salaud de bonne foi, fruste et avide, prêt à toutes les compromissions), ne porte-t-elle pas également à sourire, au regard de la sombre histoire familiale qui se déroule en face, et des déclarations devenues proverbiales sur le sens de la vie et de la jouissance : « la vie n’est qu’un jeu ». Le dernier air de la partition est une déclaration nihiliste d’une force rare.



 Yuri Davidov et son frère Vladimir, dit Bob (à l'age de 13 ans)



Lettres à Bob
(ce qu'il en reste officiellement)
                                        Bob, dans son uniforme de l'Ecole de la Magistrature





De Piotr Illych Tchaikovsky à son neveu Vladimir Lvovich Davidov



New York, 2 Mai 1891,



Les choses sont allées si loin qu’il est impossible d’écrire des lettres. Pas un moment de libre, je parviens à peine à rédiger mon journal. Je suis allé faire un voyage jusqu’à Niagara. Dès mon retour j’ai dû rendre visite à un certain Mayer dans sa maison de campagne, plus quelques autres visites qui ont occupé les quelques heures de liberté qui me restaient. Puis on m’a invité à déjeuner. L’un dans l’autre, j’ai été terriblement occupé, et je suis mort de fatigue. Je dois assister ce soir à un grand dîner, puis partir à minuit pour Baltimore; demain répétition puis concert là-bas, le lendemain à Washington, puis Philadelphie, deux jours ici, mais tout mon temps entièrement occupé, et enfin, au matin du 21, je pars. Mon Dieu ! cet heureux moment finira-t-il par arriver !!!



Une semaine après que tu auras reçu cette lettre, je serai avec toi !!! Bonheur qui semble impossible à atteindre ! J’essaye d’y penser le moins possible afin de trouver la force de résister à ces derniers jours insupportables. Malgré tout, je pense que je me souviendrai avec tendresse de l’Amérique. Tout le monde s’y est montré d’une extrême gentillesse. Je joins quelques coupures de presse. D’autres à venir dans mes bagages. Je crois que tu préféreras lire mon journal qu’avoir quelques brèves nouvelles par courrier.



J’embrasse tout le monde.

P. Tchaikovsky

Dans une semaine!!!











Ville de Klin

District de Moscou

25 juin 1891



Bob!



Comme promis, je suis en mesure de dire que j’ai fini hier soir l’esquisse du ballet. Tu te souviens, quand tu étais là, je prétendais qu’il ne me restait que cinq jours de travail dessus. J’avais tort, il m’a fallu une quinzaine de jours pour en venir à bout. Non! le vieux est bien sur la mauvaise pente. Non seulement il perd ses cheveux, qui sont maintenant blancs comme neige ; non seulement ses dents se déchaussent et refusent de mâcher ; non seulement sa vue baisse et ses yeux fatiguent ; il traîne la patte et le seul don qui ait jamais eu commence à disparaître et à s’évanouir… Si je lis le soir, j’en sors très fatigué – il en résulte toujours un affreux mal de tête. Mais à moins de lire, je ne sais comment tuer le temps la nuit. Ceci (le mal de tête consécutif à la lecture) devient un sérieux obstacle à la vie à la campagne, ce qui m’a décidé à rechercher un lieu de vie qui ne soit pas dans la banlieue de Petersbourg mais au cœur de la ville. Je pense principalement qu’il serait plus simple de s’installer une bonne fois pour toute à Petersbourg. Le simple espoir de te voir plus souvent est d’une importance vitale pour moi. J’adorerais savoir ce que tu fais. Ecris au moins quelques mots…







Klin, district de Moscou

22 juillet 1891



Bien sûr je viens à Kamenka, puisque ta lettre me laisse penser que tu veux que je vienne, et que mon désir de te voir est grand aussi…



Non, tu n’as rien d’une valise vide. Elle est remplie de toutes sortes de choses, encore en désordre, et cela prendra du temps pour choisir et classer celles qui seront importantes pour toi. Cesse de t’inquiéter, ça finira par se faire de soi-même. Profite de ta jeunesse, apprends à aimer le temps qui passe ; plus je vieillis, plus je m’effraye de la dissipation de cette précieuse composante de l’existence. Cette phrase pédantesque ne valant que comme encouragement à lire autant que tu peux. Tu es très doué pour assimiler ce que tu as lu, je veux dire, tu n’oublies rien, tu stockes tout ça dans une sorte de magasin mental, jusqu’à ce que tu en aies besoin. Je ne dispose pas d’un semblable entrepôt. Pour être franc –aucune mémoire du tout. J’envoie plusieurs numéros des Fliegende Blätter.



Je t’embrasse, mon Idole!

P.T.




















Paris

12-24 janvier 1892



Je me fais l’effet d’être un crétin. Encore deux semaines à passer ici et rien pour m’aider à tuer le temps. Je pensais que ce serait plus facile à Paris que n’importe où ailleurs, sauf que dès le premier jour, l’ennui m’a rattrapé. Depuis hier, je ne parviens pas à me rassembler pour me libérer de l’ennui qui naît de l’oisiveté… Suis toujours là incognito…

Je pense à toi souvent, je te vois dans mes rêves, j’ai l’air triste et déprimé. J’en retire un sentiment de compassion qui s’unit à mon amour pour toi et le renforce encore. Mon Dieu, comme je voudrais te voir, là, dans la minute ! Ecris-moi de l’université, pendant un cours ennuyeux, et envoies à l’adresse suivante, 14 rue Richepanse. Cela m’arrivera de toute façon puisque je suis là pour presque quinze jours.



Je t’embrasse avec une folle tendresse.

A toi,

P.Tchaikovsky







Klin

15 août 1892



Mon cher Golubchik !



Je viens de recevoir ta lettre et suis très heureux d’apprendre que tu es d’humeur joyeuse. Se pourrait-il qu’une de mes lettres pour toi se soit perdue ? Je n’ai pas écrit très souvent, mais je l’ai fait, assurément. De toute mon âme je désire te rejoindre, je pense à toi à chaque instant. Mais qu’y faire ? Les complications ne cessent de survenir, et du travail supplémentaire tous les jours…

Tout ce que je peux dire, c’est qu’il m’est impossible de partir avant d’avoir bouclé mes affaire à Moscou.



Je t’embrasse, jusqu’à suffocation !!!

P.T.







Moscou

14 août 1892



Je viens de recevoir les photos de Paris de Yurgenson, et lui ai dit de t’en envoyer quatre. J’étais si ému de la ressemblance que j’en ai presque pleuré en présence de Yurgenson. Toutes ces corrections d’épreuves m’avaient éloigné des sentiments et des pensers divers, mais ce petit incident a suffit à réveiller l’omnipotence de mon amour pour toi … Mon Dieu ! comme j’ai envie de te voir.

Je t’embrasse.

P.T.



Berlin

16-28 décembre 1892



Je suis toujours bloqué à Berlin. Je n’ai pas l’énergie nécessaire pour m’en aller –et surtout il n’y a pas d’urgence. Ces derniers jours j’ai bien réfléchi à des considérations d’importance. J’ai regardé d’un œil neuf et objectif ma nouvelle symphonie, et je suis content de ne pas l’avoir orchestrée ni soumise à qui que ce soit ; mon impression ne fut pas favorable…

Que dois-je faire ? Abandonner la composition ? Trop difficile de décider. Je tourne en rond, je pense, je pense, je pense, dans pouvoir décider quoi que ce soit. Quoiqu’il ce soit produit, ces trois derniers jours furent malheureux.



Néanmoins, je vais plutôt bien, je me suis enfin décidé à partir pour Basle demain. Tu te demandes sans doute pourquoi j’écris tout ça ? Une irrésistible envie de te parler… Il fait plutôt chaud. Je t’imagine, assis dans ta chambre, à l’atmosphère saturée de parfums intoxiquants, tandis que tu travailles sur tes exercices scolaires. Comme j’aimerais m’y trouver avec toi, dans cette chambre adorée ! Assure chacun de mon amour.



Je t’embrasse.

P. Tchaikovsky

Si je laissais libre cours à mon vrai désir, je laisserais tout tomber et rentrerais à la maison.









Klin

11 février 1893



Si tu ne veux pas écrire, crache sur un bout de papier, mets-le dans une enveloppe, et envoie-le moi. Tu ne m’accordes pas la moindre attention. Dieu te pardonne – je ne voulais que quelques mots de toi .



Je pars pour Moscou ce soir. Le concert aura lieu le 14. Dans la journée du 15, je dois aller à Nijny-Novgorod, et de là, droit à Pétersbourg. A la fin de la deuxième semaine à Lent, je serai donc avec toi.



Je veux te toucher un mot de l’excellent état d’esprit dans lequel je me trouve, en ce qui concerne mon travail. Tu sais déjà que j’ai détruit la symphonie que j’avais composée et partiellement orchestrée à l’automne dernier. La meilleure chose à faire ! Il n’y avait rien d’intéressant dedans –un jeu de sons vide, sans la moindre inspiration. Maintenant, durant le voyage, l’idée d’une nouvelle symphonie m’est venue, cette fois-ci une œuvre avec programme, mais dont le programme demeurera une énigme pour tous. Qu’ils s’essayent à en trouver la solution. L’œuvre s’intitulera Une Symphonie à Programme (N°6), Symphonie à Programme (-N.D.T. en français dans le texte, d’après le titre trouvé par Modeste, la Pathétique), eine Programmsinfonie (N°6). Ce programme est entièrement nourri de moi, et, bien souvent, pendant le voyage, j’ai pleuré à chaudes larmes. Depuis mon retour je me suis attelé aux esquisses et l’œuvre avance avec une telle intensité, une telle rapidité, que le premier mouvement a été bouclé en moins de 4 jours, tandis que les autres prenaient forme dans mon esprit. La moitié du troisième mouvement est aussi rédigée. Il y aura aussi des nouveautés dans la forme, le finale ne sera pas un allegro bruyant, mais un adagio des plus lents. Tu ne peux te figurer mon sentiment de félicité, maintenant que j’ai la certitude que le temps n’est pas révolu à jamais, et que je peux à nouveau travailler. Je peux me tromper, bien sûr, mais je ne crois pas. N’en dis rien personne, s’il te plaît, hormis Modeste.



J’envoie à dessein cette lettre à l’Université, afin que nul autre que toi ne la lise. Mais est-ce que tout cela présente pour toi le moindre intérêt ?. Il me semble parfois que tu n’en as rien à faire et que tu n’éprouves pas la moindre sympathie envers moi. Au revoir, très cher…



A toi,

P. Tchaikovsky



Londres

17-29 mai 1893



T’écrire est un voluptueux plaisir. La seule pensée que tu poseras tes mains sur ce bout de papier me remplit de joie et m’émeut aux larmes. N’est-il pas étrange que je continue à m’infliger volontairement pareilles tortures ? Pourquoi diable continuer à les désirer ? Hier, en rentrant, j’ai plusieurs fois voulu les fuir, mais à la fin je me suis trouvé comme honteux de revenir pour ainsi dire, les mains vides. Hier, ces tortures ont atteint une telle intensité, que j’en ai perdu à la fois l’appétit et le sommeil, ce qui ne m’arrive que très rarement. Je ne souffre pas seulement d’un désarroi et d’un angoisse que les mots sont impuissants à dire (dans ma nouvelle symphonie se trouve un endroit où cela est très bien exprimé je pense) mais aussi d’un vague sentiment d’appréhension, et le diable seul sait quoi encore. Les symptômes physiques en sont des maux d’estomac, une faiblesse et des douleurs dans le jambes. Alors, définitivement, j’endure tout cela pour la dernière fois. A compter de ce jour, j’accepterai d’aller n’importe où, mais uniquement pour une très forte somme d’argent, et pour moins de quatre jours…



Klin

3 août 1893



Dans ma dernière lettre à Modeste, je me suis plains que tu ne voulais pas chercher à me connaître, et voilà qu’il demeure silencieux à son tour, et que tous les liens avec les gens de ton cercle sont brisés…

Je suis triste que tu t’intéresses si peu à moi. Est-il possible que tu ne sois profondément qu’un égotiste endurci ? Pardon, n’importe, je ne pesterai plus contre toi. La symphonie que j’allais te dédier (plus très sûr que je doive toujours le faire) suit son cours. Je suis très satisfait de la musique, pas complètement de l’orchestration. Cela ne sort pas comme je l’avais espéré. Je ne serai pas surpris –c’est l’usage- si la symphonie est rejetée sans la moindre appréciation, c’est arrivé déjà. Mais, définitivement, c’est la meilleure de toutes à mon avis, et la plus sincère de toutes mes compositions. Je l’aime comme jamais je n’ai aimé aucun de mes enfants.



Fin Août, je devrai probablement m’absenter une semaine. Si j’étais sûr que tu sois encore à Verbovka en Septembre, je viendrais volontiers au début du mois. Mais je ne sais rien de toi.



Je t’embrasse avec tout mon amour.

P. Tchaikovsky


Comment Tchaikovsky est mort d'amour


La 6ème symphonie souffre du fardeau de contresens romantiques : le lamentoso final, dont les dernières mesures portent –en plus- l’indication « morendo » sont évidemment pour la postérité la preuve de la prescience chez l’artiste d’une mort imminente (plus de 5 mois avant tout de même) et l’indication d’un état de dépression insoutenable, dû à l’impossibilité d’affronter un destin hostile: l’analyse est un peu moins efficace pour rendre compte des mouvements médians. L’histoire joue de ces trois données puissamment fantasmatiques : amour, maladie, mort.

En fait la 6è symphonie, dédiée à Bob Davidov, n'est rien d'autre qu'un satisfaisant et long chant d'amour. Cette évidence retrouvée jette une lumière nouvelle sur la disparition de Tchaikovsky,

Version 1
Il est admis, avant 1979, que Tchaïkovsky est mort du choléra. C’est la version officielle, celle que donne Modeste, le petit frère, librettiste et compagnon de débauche, celle que tout le monde adopte à l’unanimité : la discussion ne porte plus alors que sur la volonté suicidaire de boire ou non un verre d’eau potentiellement contaminé, et ce dans diverses circonstances (le restaurant, ou après refus du personnel, la cuisine de l’appartement de Modeste le lendemain)
Les variantes de la version 1 sont
a-c’est un accident
b-Piotr a volontairement bu le verre d’eau
c-(compatible avec la version précédente) Piotr a attrapé le choléra avec un jeune prostitué

Cette version ne tient pas debout : Tchaïkovsky a toujours eu une peur panique du choléra, sa mère en étant décédée, il a toujours porté la plus grande attention à s’en protéger. Le choléra sévit à Pétersbourg depuis le début de l’automne 1893 : pourquoi aurait-il attendu trois mois s’il avait décidé de le contracter volontairement ?
Entre le moment de la contamination supposé et la mort, il s’écoule au grand maximum cinq jours ; ce temps n’est pas suffisant pour laisser la maladie se développer jusqu’à une issue fatale.
De plus en 1893, on sait déjà soigner le choléra, à condition de ne pas le diagnostiquer trop tard: Tchaikovsky aurait interdit à son frère de faire venir un médecin pendant les 48 heures suivant les premiers malaises. Il était il est vrai sujet à des maux d’estomac violents et avait l’habitude de manifestations nerveuses paroxystique, ce qui pourrait justifier que ni Modeste, ni lui, ne se soient inquiétés outre mesure.
Les médecins finalement appelés à son chevet, les frères Bertenson (parmi les quatre) n’auraient été que modérément compétents (l’un deux avait déjà « soigné à mort » Moussorgsky, également alcoolique et homosexuel). De là à ne pas suspecter qu’il puisse s’agir du choléra dans une ville en proie à l’épidémie ?.. Nouvelle version : Tchaïkovsky aurait effectivement été atteint du choléra, mais il serait mort d’autre chose : du traitement. Vassily Bertenson aurait cherché à dissimuler sa maladresse en accréditant cette thèse : la veille de la mort de Tchaïkovsky, le docteur publie en effet un bulletin de santé annonçant que le patient est guéri du choléra. 24 heures plus tard, il est mort, d’une défaillance des reins, ou de l’œdème consécutif à ce blocage. Il semble curieusement, que ce soit également la cause de la mort de Mozart.
En 1920, Bertenson confie à Glazunov que Tchaikovsky s’est suicidé, mais aussi qu’il n’est pas mort le jour de la déclaration officielle, mais la veille !

Le 6 novembre 1893 (Tchaïkovsky est officiellement décédé à trois heures du matin ce jour-là), Rimsky-Korsakov se rend à l’appartement de Modeste pour voir le corps. A son arrivée, il est effaré de constater que non seulement l’appartement n’a pas été désinfecté mais que le corps est exposé, alors que les règlement sanitaires en vigueur exigent que les morts du choléra soient placés dans un cercueil de zinc hermétiquement scellé, et pire que tout ! un défilé incessant de connaissances et de voisins viennent voir la dépouille, touchent le corps, et l’embrassent ! Lui-même ne reste que quelques instants, par prudence.
Divers historiens arguent cependant qu’au début de l’année 1893, de nouvelles consignes ont été édictées, reconnaissant que le choléra, curable, n’est pas aussi contagieux qu’on l’avait cru auparavant.
Même dans ce cas, aurait-on pris le risque de laisser le tsar et divers grands-ducs stationner devant le cercueil plusieurs heures durant la cérémonie religieuse, et la populace suivre le catafalque lors d’obsèques nationales comparables à celles de Victor Hugo à Paris ? La foule n’aurait-elle pas reculé devant un hommage aussi risqué ? La thèse du choléra ne tient assurément pas debout.

Version 2
Tchaikovsky s’est suicidé
Variante a : à cause de l’échec de sa vie artistique (celui de la 6è symphonie) ou sentimentale
Variante b : pour échapper à un scandale de mœurs et à la justice, sur commande…

La question principale est ici d’examiner quelles raisons il aurait eu d’en venir à cette extrêmité, si tant est qu’il en fût simplement capable :
Aucune raison : à 53 ans, Tchaikovsky a enfin assis sa position sociale, il est pour la première fois financièrement indépendant et respecté du monde entier. Décoré des plus hautes distinctions il est titulaire d’une pension à vie versée par le tsar, et ses œuvres commencent à lui rapporter de l’argent.
Sa situation sentimentale est plus stable que jamais : une de ses nièces (la sœur de Bob) a épousé le fils de Mme von Meck, sa bienfaitrice et un vieux flirt platonique avec qui la situation est enfin normalisée (elle ne survivra que quelques mois à la mort de Tchaikovsky). La médecine l’a définitivement débarrassé de sa femme, internée et inoffensive. Tchaïkovsky vit avec son majordome, qu’il « éduque » depuis qu’il est entré à son service à l’âge de 12 ans, il est sentimentalement comblé par son idylle avec Bob, quoique les lettres puissent laisser paraître de ses souffrances de princesse au petit pois, et cette romance n’a rien de platonique depuis leur séjour à Vichy en 1891, et même probablement depuis 1888. Il y a parmi ses amants réguliers, un ou deux pianistes, divers gibiers de passage, des soldats, des conducteurs de fiacre, des domestiques comme de jeunes aristocrates ambitieux.
Lorsque Tchaïkovsky épousa son élève érotomonane, Antonina Muliokova en 1877, il semble que sa préoccupation principale ait été non seulement de faire face à la rumeur le concernant, de s’essayer pour de bon à la « normalité », mais sutout de mettre son frère, Modeste, à l’abri des attaques. Tchaïkovsky n’avait eu qu’assez tardivement la confimation de l’orientation sexuelle de son frère (1er de deux jumeaux, l’autre ayant fait carrière dans l’administration judiciaire), au contraire de ses cadets, qui, ayant fréquenté aussi l’Ecole Impériale de Jurisprudence, en avaient eu très tôt la révélation par leurs camarades de classe ou leurs professeurs. En 1877, Modeste recueille un orphelin, sourd et muet, dont il prend en charge l’éducation, et avec qui il vit jusqu’à la fin de l’année 1892. S’il semble cohabiter ouvertement avec son protégé, son frère n’ignore pas que les lois en vigueur doublent les peines prévues pour « séduction » d’un sujet handicapé. Dans les derniers temps de leurs relations, Modeste vit un épisode sentimental avec Alexandre Aputhkin, poète et dramaturge, qui fut le premier amant de son frère à l’époque de leurs études à la fameuse Ecole de Jurisprudence. Mais il y a aussi d’autres projets en cours…

Ainsi Nikolai Kashkin, musicologue et compositeur russe, ami de Tchaikovsky, dément dans ses mémoires que le compositeur ait vu dans la symphonie Pathétique une œuvre ultime et différente des autres, plus réussie peut-être, mais en aucun cas un testament : lors d’une entrevue en août 93, Tchaikovsky lui signale qu’il entend bien réviser de fond en comble son opéra Opritchniks (en réécrire toute la deuxième moitié en fait) et qu’il s’est déjà attelé à la composition d’autres œuvres. Vers 1891 en effet Tchaïkovsky souffre d’une crise créatrice durant laquelle il ne compose que des œuvres qu’il détruit : on sait d’après les lettres à Bob qu’il prétend avoir détruit toutes les esquisses de la symphonie en mi bémol (la véritable sixième), mais c’est faux : à partir du premier mouvement il écrit le premier (et unique) morceau du troisième concerto pour piano, les esquisses des mouvement intermédiaires existent toujours (d’où la reconstruction d’une septième symphonie « posthume »). Mais deux ans plus tard, sa veine créatrice est de nouveau au plus haut et le ton de ses lettres le montre en pleine forme, il écrit encore un konzertstück pour flûte et cordes (retrouvé en 1999) et les esquisses d’un concerto pour violoncelle, figurant au verso d'une page du finale de la 6è symphonie et destiné à Anatoly Brandukov, célèbre musicien gaucher déjà dédicataire de la Pièce Elégiaque.



En ce qui concerne la création de la Pathétique en juin 1893, ce n’est pas un succès, mais la réception n’a rien de catastrophique : le public est étonné par le mouvement lent final, l’accueil est tiède : l’auteur, on l’a vu y était préparé, il avait volontairement laissé la surprise entière et avait renoncé à fournir un programme : il eut pourtant été tout à fait facile de commenter sur l’artiste en proie au désespoir et au destin tragique (mais le mot tragique justement avant été consciemment écarté) ; rien de plus correct et acceptable pour le public : comment se fait-il que Tchaïkovsky ait préféré laisser les choses dans le flou, et quel sens attribue-t-il à la musique de sa symphonie à programme pour refuser de s’en ouvrir même à des proches ?
Tchaikovsky évoque avec Kashkin ses projets de tournée en Amérique du Sud et en Australie, il lui propose même de faire le voyage avec lui ! il envisage au début de 1894 de donner plusieurs concerts à Stockholm, où, dit-il, « on l’attend ». Svendsen, confirmera plus tard à Kashkin que le jour même où il lit dans le journal la dépêche annonçant la mort de Tchaikovsky, il reçoit une lettre de lui, lui assurant qu’il sera bientôt au Danemark ! Est-ce là le genre de projet que cultive un homme au bord du suicide ?
Il y a même d’autres projets en cours de réalisation, plus immédiats et plus intimes :
Tchaïkovsky avait initialement prévu de rentrer à Klin début novembre, mais le 6 novembre au soir est programmée la générale de la première pièce de théâtre de Modeste « Préjugés » et Piotr décide de rester à Pétersbourg pour y assister. La première aura lieu le 8 finalement, jour de ses funérailles, ce qui fera écrire au columniste du Courrier de Saint-petersbourg le lendemain : « Jeudi, jour de l’enterrement de P.I. Tchaïkovsky, on enterra son frère au théâtre Alexandrinsky ».

Mais surtout le véritable projet qui anime Tchaïkovsky, c’est la perspective de s’installer en ville, et de partager l’appartement de son frère avec Bob. Car le vieux Tchaïkovsky est en plein délire romantique, amoureux et aimé d’un jeune homme de 22 ans : c’est dans cette seule mesure que la symphonie ultime peut être, avec un recul lucide, considérée comme « Pathétique » (titre choisi par Modeste). Malgré ses menaces d’y renoncer aussi tardivement qu’en août 93, Tchaïkovsky dédie en effet la symphonie à Bob, et le programme en est on ne peut plus transparent, ce n’est rien d’autre que le plus ardent des chants d’amour, un chant qui se heurte évidemment aux écueils de la destinée, mais qui en triomphe, trouve la résolution impossible des conflits évoqués dans les volets antérieurs de la trilogie. L’adagio final relève de la même incompréhension que celui de Barber, et probablement de la même inspiration directe : c’est tout simplement une scène qui décrit un rapport physique torride, comme l’interlude plus tard réputé obscène de Lady Macbeth, comme la symphonique condamnée comme « érotique » d’Alfven, comme surtout les mouvements lents des deux dernières symphonies de Mahler qui y trouvent leur modèle… Il suffit de regarder la partition, de comprendre comment les thèmes descendants et l’accompagnement ascendant se croisent en lignes entrelacées, créant un effet de halètement inexplicable lorsqu’on n’a pas le texte sous les yeux. Le thème principal de cette apothéose, de cette « petite mort » n’est autre que la transposition en mineur du thème romantique énamouré du premier mouvement d’ailleurs. Pensez à cette hypothèse, vous n’entendrez plus jamais comme avant le « climax » de l’œuvre. L’intermezzo en forme de valse à cinq temps est une pièce de ballet, une métaphore comparable à la scène de bal de Berlioz, en plus insouciant, et le scherzo grotesque est bien au premier degré aussi la pièce joviale, virile, militaire et jaculatoire qu’il prétend affecter de caricaturer, le portrait d’un jeune chien fou, drôle et excentrique, à l’appétit féroce.

La thèse du suicide parait donc également aberrante, ce qui a pu rendre séduisante dans les année 80 les révélations d’Alexandra Orlova, musicologue soviétique fraîchement arrivée aux Etats-Unis concernant un assassinat sur commande.


Variante 2b : la thèse du complot

Avant de mourir en 1913, la veuve de Nikolai Jakobi aurait soulagé sa conscience en racontant à Voitov, un historien qui s’en ouvrit à Orlova en 1966, l’étrange histoire selon laquelle Tchaïkovsky aurait été condamné à mort, par une « cours secrète » composée de 5 de ses anciens camarades de L’Ecole Impériale de Jurisprudence (dont Jakobi lui-même), afin d’éviter un scandale susceptible de rejaillir sur la réputation de la maison-mère. Mme Jakobi aurait assisté dans la pièce voisine à la tenue de cette réunion, elle aurait entendu de grands éclats de voix, et vu Tchaikovsky repartir livide et agité après une séance de cinq heures de discussions. Plus tard son mari lui aurait même confié qu’un des juges aurait fourni à Tchaikovsky le poison, destiné à son auto-exécution.
Problème, les détails de l’affaire ne tiennent pas debout non plus : un personnage de haut rang de l’entourage d’Alexandre III (un de ses écuyers en fait) dont Tchaikovsky aurait « détourné » le neveu, aurait rédigé une dénonciation, qu’aurait intercepté Jakobi (alors avocat général du sénat de Russie, une position semblable à celle d’Anatoly, le jumeau de Modeste dans une province voisine). Tchaikovsky, effrayé des peines encourues (flagellation, cinq ans de relégation en Sibérie, scandale et déshonneur) aurait préféré la mort à un procès public.
Outre que l’écuyer d’Alexandre n’avait sans doute pas besoin d’écrire pareille lettre pour lui confier la chose, il faut considérer que toutes les affaires de ce genre ont été étouffées depuis l’accession au trône d’Alexandre III, entre autres une dénonciation visant le Prince Meshersky (pour détournement d’un clairon de la garde impériale). Alexandre III, informé de l’affaire fit tout réduire les témoins au silence. Certaines sources évoquent même le fait que Vladimir Meshersky, promis à une brillante carrière sous Nicolas II aurait été l’amant de deux des fils d’Alexandre III, dont les frères, les Grands-Ducs Sergei et Konstantin étaient ouvertement homosexuels, (et soit dit en passant des amis de Tchaïkovsky). Apukhtin aussi qui fut l’amant des frères Tchaikovsky faisait partie des intimes de Meshersky ( rédacteur en chef d’un journal très conservateur et éditeur à l’occasion). Quel poids aurait bien pu avoir un Jakobi, face à des personnalité de premier rang telles que Meshersky et les frères du tsar ? L’allégation, n’est pas crédible non plus.


 
Sergeï et Konstantin Romanov





















Quant à la réputation de l’Ecole Impériale de Jurisprudence, comme celle de l’Ecole des Pages, elle n’était plus à faire ! Il se répétait parmi les élèves un hymne vantant les douceurs de l’interdit, les amis y circulaient enlacés. Les tentatives de remise en ordre dans les espaces publics, de renvois ordonnés par le directeur Taneyev (le frère du compositeur qui orchestra les œuvres posthumes de Tchaïkovsky) se heurtaient régulièrement à l’hostilité des élèves et des maîtres. Depuis 2005, l’université de Samara tente de recenser les luttes d’influence qui s’y livraient et les pressions que les élèves qui en étaient issu purent exercer sur le pouvoir, à travers l’étude des papiers personnels des diplômés. Il semblent qu’il aient pu distinguer des types de relation entre novices et vétérans, comme entre élèves et professeurs qui rappellent celles de certaines écoles anglaises, mais en plus hiérarchisé, avec banquets mystérieux et sociétés d’entraide à caractère initiatiques qui rendent plausible l’existence de « kangaroo-courts » telle que celle évoquée par Orlova. Ce qui rend sa thèse intéressante c’est justement l’existence d’un tel cercle, très influent, formé autour du Prince Meshersky, dont l’ascendant sur le futur tzar et la familiarité avec laquelle il le traitait en privé étonnèrent plus d’un diplomate étranger. Rappelons encore que dans une lettre adressée à Karl Marx à propos de la rédaction du Manifeste du parti communiste, Engels dresse un parallèle entre l’union des prolétaires et la façon dont celle des « pédérastes » est parvenue à s’imposer dans l’empire russe, ce qui semble prouver que ce n’était véritablement qu’un secret de polichinelle. (On pourrait évoquer aussi l’influence plus tardive du cercle de Yusoupov, groupe d’homosexuels qui débarassa l’impératrice de Raspoutine).

Si l’existence d’une telle « cour d’honneur » était avérée, il est certain que nulle femme, fût-elle celle d’un des « magistrats », n’aurait été mise au courant de ce qui s’y passait en réalité, et que l’histoire du procès et de la condamnation à mort a toutes chances d’être une invention destinée à masquer d’autres activités moins avouables encore. Pour qu’il pût se passer quelque chose de cet ordre, il aurait fallu que les intérêt et les protagonistes mis en jeu soient autrement plus importants qu’un petit musicien et quelques nobles de second rang. Que la réunion (même s’il parait difficile d’en trouver la date) ait eu lieu, sans doute ; on se demande juste quel pouvait véritablement en être l’objet : Tchaïkovsky, par son alcoolisme occasionnel, risquait-il de ne plus être « fiable » aux yeux de ses anciens condisciples ? Les pressions que ceux-ci pouvaient exercer à son endroit ne me semblent pas suffisante pour l’acculer au suicide, il faudrait alors envisager que son empoisonnement ait été pour une quelconque raison, librement consenti… en gros, n’y aurait-il pas dans cette histoire l’écho d’une cérémonie initiatique qui aurait mal tourné ?

Notons toutefois que la thèse d’Orlova a donné lieu à trois œuvres au moins, une pièce intitulée Les Assassins, et deux opéras Symposium (1985) de Peter Schat, commandé par La Monnaie de Bruxelles, et Shameful Vice de Michael Finissy.

Dans cette fable apparait un second élément intéressant : le nature du poison… et son administration par doses réduites et répétées.


Variante 2c : Tchaïkovsky a été empoisonné à son insu

La thèse du meurtre par empoisonnement n’est pratiquement étayée que par la conviction de la belle-sœur du frère aîné de Piotr, Nikolai, laquelle, disparue en 1955, raconta à tous ses descendants que Bertenson avait empoisonné Tchaikovsky sur injonction du tsar
Alexandre III, pour des raison d’ordre plus ou moins moral…
Alexandre III a certes été un tyran autocrate : second dans l’ordre de succession, il fut élevé par les ecclésiastiques et en garda la marque. Le jour de l’assassinat de son père il déchira l’oukase que celui-ci avait signé le matin même, destinée à créer un embryon de régime parlementaire (pour mémoire l’un des prétendus terroristes qu’on pendit pour cet assassinat était le frère aîné de Lénine). Mais étant donné l’indifférence qu’il professait vis-à-vis de la sexualité de ses proches parents, il est peu crédible qu’un événement anodin l’ait poussé à pareille manipulation. De plus Alexandre avait comblé le compositeur de sa marche du couronnement de décorations et d’honneur, et lorsqu’il fut informé de sa mort, il insista pour payer sur sa propre cassette tous les frais de l’enterrement : et il ne semble pas qu’il fût assez fin pour se montrer totalement cynique, sauf envers les juifs peut-être. De plus, en novembre 1893, il reste au tsar un an à vivre : affaibli par un accident de train en 1888, et plusieurs grippes mal soignées, ce géant à la force réputée phénoménale, voit sa santé se détériorer avec rapidité : il meurt d’après l’autopsie officielle, d’une insuffisance rhénale, oédème, néphrite,-c’était donc assez fréquent à ce qu’il semble.

Tous les médecins légistes qui lisent les comptes rendus des divers symptômes relevés par les médecins de Tchaïkovsky remarquent qu’ils correspondent à une intoxication à l’arsenic, poison qui imite parfaitement les symptômes du choléra jusqu’à la crise de néphrite finale.
Tchaïkovsky aurait-il volontairement absorbé de l’arsenic? et dans quel but ? Au-delà de l’idée du scandale sexuel, ne se joue-t-il pas quelque chose d’ordre plus politique, qui nous échappe car il manque des cartes ?

Le fait est que parmi ces témoins il y a forcément des menteurs, alors si l’on ne peut trouver les motifs qui conduisent à la mort de Tchaïkovsky, peut-être faut-il s’interroger sur qui ment le premier dans cette histoire : le médecin, Modeste, ou les deux ?
Dans le récit qui fonde l’hagiographie tchaïkovskienne, Modeste n’y va pas de main morte : ne l’oublions pas c’est un aspirant littérateur et son nom ne nous est familier (autrement que pour ses livrets d’opéras et de ballets) que par l’édition en 25 volumes, mais totalement expurgés de la biographie et de la correspondance de son frère.
Trois éléments paraissent troublant, l’histoire du verre d’eau et la fanfaronnade qui l’accompagne, le récit des répétitions continuelles par Tchaikovsky sur son lit de mort du nom de Mme von Meck, et de sa mise en accusation comme moralement « responsable » des déboires de Tchaïkovsky, ainsi que la mise en avant de sa propre culpabilité de n’avoir peut-être pas pris suffisamment en considération l’agonie de Piotr, occupé qu’il était aux derniers réglages de sa pièce.

Si la scène du verre d’eau a une quelconque réalité, je la vois bien comme une sorte de plaisanterie, de chantage affectif destiné à « tester » les réactions des convives, une coquetterie de l’ordre de la question « est-ce que tu m’aimes ? » sans que Tchaikovsky ait jamais eu la moindre intention de passer à l’acte. Quand à la phrase « je mourrai comme Maman », elle sent l’invention littéraire et ces destinées corrigées par les biographes, qui ne résistent pas à y introduire toutes sortes de visions prémonitoires… à moins que ce ne soit qu’une mauvaise plaisanterie destinée à éprouver ou tourmenter Modeste.
En ce qui concerne Mme von Meck il parait très peu vraisemblable que Tchaikovsky mourant l’ait vouée aux gémonies ou accusée de quoi que ce soit. Leurs relations épistolaires sont interrompues depuis longtemps : la brouille initiale entre la mécène et le créateur paraît due au fait que Tchaikovsky ait légèrement exagéré en demandant un relèvement inattendu de la dotation, comme à la situation financière de la veuve, qui suspend les paiement en se prétendant ruinée. Mais il y a fort longtemps que la pension impériale a remplacé avantageusement les libéralités privées, et plusieurs témoignages attestent que Mme von Meck et son ex-protégé ont eu l’occasion de se réconcilier. C’est en effet en 1884 que le fils aîné de Mme von Meck épousa Anna Lvovna Davidov, sœur aînée de Bob (décédée en 1942).
En septembre 1893, Tchaïkovsky demanda à sa nièce qui partait au chevet de sa belle-mère à Nice, de lui transmettre ses excuses pour le long silence dans lequel il s’était enfermé à son égard, excuses qui selon Galina, la fille d’Anna, furent acceptées et accueillies avec satisfaction et respect. Le musicologue David Brown qui put interviewer Galina, avant sa mort en 1985, lui demanda également ce qui selon elle définissait les sentiments de Modeste envers son frère. Galina, qui avait connu Modeste durant plus de 25 ans répondit laconiquement : « la jalousie ».

Ce point de vue permet de reconsidérer sous l’angle d’une éventuelle machination domestique la culpabilité dont Modeste se charge en racontant qu’il n’aurait pas vu venir avec suffisamment d’urgence la mort de son frère. Cette faute qu’il avoue dissimule peut-être d’autres mensonges : après la mort de Tchaikovsky, Modeste n’obtiendra jamais d’autres succès que ceux qu’il avait partagés avec son frère. Ses pièces de théâtre seront des fours, il sera le librettiste d’un opéra d’Arensky, de Francesca da Rimini de Rachmaninov, œuvres demeurées assez confidentielles. Cette « jalousie » était-elle seulement artististique ? On a la preuve que par deux fois au moins, les frères se trouvèrent en situation de rivalité amoureuse, et cette rivalité culmine en octobre 1893 au moment où il est question qu’ils vivent tous deux ensemble avec Bob, alors qu’Aputkhin vient à peine de tourner les talons. Grâce aux déguisements posthumes de la version de Modeste, il reste une question capitale que personne ne songe à soulever :
Pendant les cinq jours de l’agonie de Tchaïkovsky, où est Bob ? il semble bien qu’il était présent le fameux dernier soir au restaurant, qu’est-il advenu de lui ensuite ? Cette question ne peut être éludée, car ce n’est pas Modeste l’héritier des biens de son frère, mais Bob, qui deviendra le conservateur de la maison de Klin transformée en musée Tchaïkovsky.
Bob choisira de tenter la carrière militaire, mais en 1900, il quittera l’armée avec le grade de lieutenant de la garde impériale.
Six ans plus tard, âgé de 36 ans seulement, devenu morphinomane, il se tirera une balle dans la bouche, léguant à Modeste tous les biens qu’il avait reçus en héritage.




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