lundi, novembre 18, 2019

Proust Agostinelli 22


Jeux d’enfants
On aura reconnu dans ce titre le clin d’œil à la partition pour piano à quatre mains dont Georges Bizet, apprenant qu’il allait être père, entreprit la composition à l’automne 1871, et qu’il orchestra partiellement après la naissance de son fils Jacques (3 juillet 1872)
Edgar Degas Jeunes spartiates s’exerçant à la lutte, 1860
On remarquera que toutes les révélations érotiques partagées ont lieu dans un jardin, à l’occasion de jeux, dansun paysage de nature moins ordonné par la main de l’homme, dans une gradation qui conduit de la haie d’aubépine de Combray à la clairière de la forêt de Chantepie, en passant par les Champs-Elysées et la partie de campagne (cette activité de « pique-nique » qu’aimait tant Agostinelli, aux dires de Céleste) sur le chemin herbeux qui borde la falaise – ce paysage déformé du rêve de Swann- jusqu’au cœur de la forêt. Dès Swann, c’est le personnage d’Agostinelli et ses doubles qui sont placés au centre de tous les « jeux »

J’avais l’habitude, ajouta-t-elle d’un air vague et pudique, d’aller jouer avec de petits amis, dans les ruines du donjon de Roussainville (celui-la même que le Narrateur aperçoit dressé dans la fenêtre du petit cabinet et qu’il supplie en vain de lui envoyer des enfants de son village). Et vous me direz que j’étais bien mal élevée, car il y avait là dedans des filles et des garçons de tout genre, qui profitaient de l’obscurité. L’enfant de chœur de l’église de Combray, Théodore qui, il faut l’avouer, était bien gentil (Dieu qu’il était bien !) et qui est devenu très laid (il est maintenant pharmacien à Méséglise), s’y amusait avec toutes les petites paysannes du voisinage.

Dans Jean Santeuil déjà on trouve un ancêtre génétique de Théodore, Victor, le garçon épicier de M. Sautin qui distribuait les hosties à la messe.

… l’église sentait bon, et Jean y respirait peut-être avec plus de plaisir que l’encens et les fleurs l’odeur du pain bénit que venait lui présenter Victor, le garçon de l’épicier déguisé en suisse et que Jean faisait semblant de ne pas reconnaître (…) et il prenait le pain bénit d’un air détaché comme si ce don religieux ne devait pas sous peu s’offrir à sa gourmandise.

 

Quel lecteur, une fois dépassée la curiosité de la narrativité, se lançant dans une seconde appréciation de Du côté de chez Swann, n’a pas été frappé par les descriptions de la nature le long de la Vivonne, qui comptent parmi les plus belles pages de Proust ?
Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie, et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. CS

Cet enchantement d’enfance, bientôt condamné par l’impossibilité d’en goûter les parfums et démystifié par la confrontation à la réalité de ce qu’ils sont devenus après le labourage drastique opéré par la guerre (« Et j’étais désolé de voir combien peu je revivais mes années d’autrefois. Je trouvais la Vivonne mince et laide au bord du chemin de halage ») plonge le narrateur dans le désespoir lorsqu’il croit constater un affaiblissement de sa sensibilité (« je m’attristais de penser que ma faculté de sentir et d’imaginer avait dû diminuer pour que je n’éprouvasse pas plus de plaisir dans ces promenades ») qui témoigne de son impossibilité à écrire tant qu’il ne peut retrouver la « délicieuse et totale déflagration du souvenir. »

Dans Moesta et errabunda, Triste et vagabonde, l’un des derniers poèmes de Spleen et Idéal, Baudelaire évoque les images heureuses enfouies dans le passé que seules la mémoire peut restituer, créant l’expression de « vert paradis des amours enfantines » destinée à devenir un cliché des commentateurs proustiens :



Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie,
Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé,
Où dans la volupté pure le cœur se noie !
Comme vous êtes loin, paradis parfumé !



Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
- Mais le vert paradis des amours enfantines,


L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encore d'une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?

Cette comparaison faite, encore faut-il souligner que comme chez Baudelaire, l’enfance à la recherche de plaisirs furtifs n’a rien d’innocent. Comme l’écrit Françoise Nicol : « Le vert paradis des amours enfantines… perd toute naïveté quand Proust fait allusion à la sexualité de l’enfance et de l’adolescence, entre euphémisme et litote. »

 Gaugin Lutte bretonne 1888

 … le geste, l’acte le plus simple reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d’une couleur, d’une odeur, d’une température absolument différentes ; (…) Oui, si le souvenir, grâce à l’oubli, n’a pu contracter aucun lien, jeter aucun chaînon entre lui et la minute présente, s’il est resté à sa place, à sa date, s’il a gardé ses distances, son isolement dans le creux d’une vallée ou à la pointe d’un sommet ; il nous fait tout à coup respirer un air nouveau, précisément parce que c’est un air qu’on a respiré autrefois, cet air plus pur que les poètes ont vainement essayé de faire régner dans le Paradis et qui ne pourrait donner cette sensation profonde de renouvellement que s’il avait été respiré déjà, car les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. AD



Les lutteurs des Champs-Elysées
Emile Friand, Les Lutteurs 1889

Les souvenirs de Robert Dreyfus sur Proust commencent ainsi :

Au jardin des Champs-Elysées, près du restaurant des Ambassadeurs, le passant qui vient de l’avenue Gabriel contourne d’abord une grande pelouse ornée d’une fontaine que surmonte une statue de baigneuse nouant sa chevelure, puis rencontre deux manèges de chevaux de bois, après avoir vu s’éloigner une allée qui longe l’ancien Alcazar d’été. Là s’étend la « place familière », limitée par « la frontière que gardent à intervalles égaux les petits bastions des marchandes de sucre d’orge », -de cette vieille marchande, par exemple, à qui Marcel Proust conte avoir un jour confié « pour qu’elle la remît à la personne qui venait plusieurs fois par semaine de chez les Swann pour chercher du pain d’épices », la lettre pathétique où il exhortait Gilberte à bâtir avec lui une amitié neuve, indestructible, qui devait dater d’un 1er janvier alors tout prochain.- Là j’ai vu Marcel Proust jouer aux barres ou, plus volontiers, converser avec les petits garçons de son temps et déjà nous réciter à tous des vers (…) Là, je ne puis plus passer maintenant par hasard sans évoquer silencieusement tout un petit monde vif et lointain de personnages mêlés pour moi à la genèse de Swann et de A l’eombre des jeunes filles en fleurs, léger groupe à jamais dispersé, mais dont l’image se reflète ou se transpose dans certains chapitres de ces livres inimitables. 

Sous la séquence des jeux sensuels Proust a recouvert ses souvenirs de collège, définitivement rejetés de son grand œuvre, ce qui a pu inspirer à Cocteau dans son journal ces jugements un peu rapides. Mais en juillet 1952, Cocteau ne pouvait savoir que Proust s’était débarrassé de ses camarades et professeurs dans Jean Santeuil, dont la publication complète restait à venir.

J'ai dit qu'il n'y a pas d'enfant dans l’œuvre de Proust. Car je ne peux compter comme enfants (aux Champs-Elysées) des personnages qui envoient des corbeilles d'orchidées et qui prennent de la caféine. Il est étrange que Gilberte puisse encore « jouer » aux Champs-Elysées, lorsqu'elle possède déjà toutes les allures, tout le vocabulaire et toute la rouerie d'une femme. Gilberte, vue chez elle, chez les Swann, n'est plus du tout une petite fille qui va aux Champs-Elysées... On la verrait plutôt dans des concerts ou dans des expositions (où elle se rend du reste), ce qui s'accorde mal avec les Champs-Elysées, les chevaux de bois et les gaufres.
Avez-vous remarqué que Proust enfant et adolescent n'a jamais de professeurs? Il ne fréquente aucun collège. Que sa famille bourgeoise ne lui impose pas de cours, de maîtres.


La perspicacité du lecteur est sans doute plus grande quant au travestissement, lorsqu’il affirme que les jeunes filles sont des constructions romanesques ; on lui répondrait toutefois que l’accoutrement du jeune Proust, comme on le verra, provoque aussi l’hilarité de ses condisciples masculins.

Lecture des jeunes filles en fleurs. On n'imagine pas Proust en costume enfantin; On se le représente ayant toujours été un petit monsieur, avec gilet, chapeau et canne. Tel qu'il se décrit en attendant Elstir qui parle avec les jeunes filles. Si ces jeunes filles avaient existé, elles l'eussent trouvé bien drôle, éclaté de rire avec son "joli gilet", "sa plus jolie canne".
Dans le roman, l’évocation de l’adolescence et de la découverte de la sexualité commence -on ne s’en étonnera pas- non pas par les marchandes de confiserie, ni les vertes pelouses, mais par un arrêt au chalet d’aisance :

Mais la tenancière de l’établissement [un petit pavillon treillissé de vert, assez semblable aux bureaux d’octroi désaffectés du vieux Paris, et dans lequel étaient depuis peu installés ce qu’on appelle en Angleterre un lavabo, et en France, par une anglomanie mal informée, des water-closets] vieille dame à joues plâtrées et à perruque rousse, se mit à me parler. Françoise la croyait « tout à fait bien de chez elle ». Sa demoiselle avait épousé ce que Françoise appelait « un jeune homme de famille », par conséquent quelqu’un qu’elle trouvait plus différent d’un ouvrier que Saint-Simon un duc d’un homme « sorti de la lie du peuple ». Sans doute la tenancière, avant de l’être, avait eu des revers. Mais Françoise assurait qu’elle était marquise et appartenait à la famille de Saint-Ferréol. Cette marquise me conseilla de ne pas rester au frais et m’ouvrit même un cabinet en me disant : « Vous ne voulez pas entrer ? en voici un tout propre, pour vous ce sera gratis. » (…)
Un instant après je prenais congé de la « marquise », accompagné de Françoise, et je quittai cette dernière pour retourner auprès de Gilberte. Je l’aperçus tout de suite, sur une chaise, derrière le massif de lauriers. C’était pour ne pas être vue de ses amies : on jouait à cache-cache. J’allai m’asseoir à côté d’elle. (…)

À travers le corps languissant et perméable dont elle était enveloppée, ma pensée souriante rejoignait, exigeait le plaisir si doux d'une partie de barres avec Gilberte, et une heure plus tard, me soutenant à peine, mais heureux à côté d'elle, j'avais la force de la goûter encore.

Retournerait-elle seulement aux Champs-Élysées ? Le lendemain elle n'y était pas ; mais je l'y vis les jours suivants ; je tournais tout le temps autour de l'endroit où elle jouait avec ses amies, si bien qu'une fois où elles ne se trouvèrent pas en nombre pour leur partie de barres elle me fit demander si je voulais compléter leur camp, et je jouai désormais avec elle chaque fois qu'elle était là.
Lierre instantané, flore pariétaire et fugitive ! la plus incolore, la plus triste, au gré de beaucoup (...) pour moi, de toutes la plus chère depuis le jour où elle était apparue sur notre balcon, comme l'ombre même de la présence de Gilberte qui était peut-être déjà aux Champs-Élysées, et dès que j'y arriverais me dirait : « Commençons tout de suite à jouer aux barres, vous êtes dans mon camp »


Proust avec Antoinette Faure et un ami au parc Monceau, mai 1886



Le jeu de barres, ancêtre du « ballon prisonnier » est une forme de bataille entre deux équipes, supposant le contact (de la main avec l’adversaire, voire un engagement plus brutal. Continuation ou déformation d’une tradition ? Dans la grande cour de récréation du Petit Condorcet (où Cocteau rencontra Dargelos), une rampe de barres le long du réfectoire à demi enterré donnait lieu à une forme de bizutage, durant lequel la victime, immobilisé les bras repliés derrière les barres offrait malgré elle son ventre en saillie et ses côtes aux coups plus ou moins appuyés des « grands » qui « faisaient les barres » aux nouveaux.

Le jeu aux Champs-Elysées pourrait avoir conservé ces deux versions des « barres ». Il s’agit ici de récupérer dans les mains de Gilberte une lettre d’aveu qu’elle menace de montrer à son père :
— Voyons, empêchez-moi de l’attraper, nous allons voir qui sera le plus fort.
Elle la mit dans son dos, je passai mes mains derrière son cou, en soulevant les nattes de ses cheveux qu’elle portait sur les épaules, soit que ce fût encore de son âge, soit que sa mère voulût la faire paraître plus longtemps enfant, afin de se rajeunir elle-même ; nous luttions, arc-boutés. Je tâchais de l’attirer, elle résistait ; ses pommettes enflammées par l’effort étaient rouges et rondes comme des cerises ; elle riait comme si je l’eusse chatouillée ; je la tenais serrée entre mes jambes comme un arbuste après lequel j’aurais voulu grimper ; et, au milieu de la gymnastique que je faisais, sans qu’en fût à peine augmenté l’essoufflement que me donnaient l’exercice musculaire et l’ardeur du jeu, je répandis, comme quelques gouttes de sueur arrachées par l’effort, mon plaisir auquel je ne pus pas même m’attarder le temps d’en connaître le goût ; aussitôt je pris la lettre. Alors, Gilberte me dit avec bonté :
— Vous savez, si vous voulez, nous pouvons lutter encore un peu.
Peut-être avait-elle obscurément senti que mon jeu avait un autre objet que celui que j’avais avoué, mais n’avait-elle pas su remarquer que je l’avais atteint. Et moi qui craignais qu’elle s’en fût aperçue (et un certain mouvement rétractile et contenu de pudeur offensée qu’elle eut un instant après, me donna à penser que je n’avais pas eu tort de le craindre), j’acceptai de lutter encore, de peur qu’elle pût croire que je ne m’étais proposé d’autre but que celui après quoi je n’avais plus envie que de rester tranquille auprès d’elle.

A Lucien Daudet, 20 avril 1918 :
Enfin j'ai pensé pour l'arrivée de Gilberte aux Champs-Elysées par la neige à une personne qui a été le grand amour de ma vie sans qu'elle l'ait jamais su (ou l'autre grand amour de ma vie car il y en a au moins deux [qui est l’autre?]). Mlle Benardaky, aujourd'hui (mais je ne l'ai pas vue depuis combien d'années) Princesse Radziwill Mais bien entendu les passages plus libres relatifs à Gilberte au début de À l'ombre des Jeunes filles en fleurs ne s'appliquent nullement à cette personne car je n'ai jamais eu avec elle que les rapports les plus convenables.(...) Je vous le répète les personnages sont entièrement inventés et il n'y a aucune clef.
La lutte, même pour rire apparaît dans cette missive tardive comme indécent. Il paraît en tout cas un peu viril et brutal pour se dérouler avec une petite fille.

S’il n’y a pas de clés, il reste des modèles ; le petit garçon brutal pourrait être Jacques Bizet, probablement son premier amour :
« L'un de nous inspirait même alors une sorte de passion platonique extraordinaire à Proust, témoigne Robert Dreyfus. C'était Jacques Bizet, qui en riait d'un rire robuste, n'aimant lui-même que les femmes, très aimé par elles, et ne se jugeant nullement compromis par les excentricités de Proust, qui le flattaient plutôt ».
Une page retrouvée dans la collection de Fallois et publiée par Luc Fraisse dans sa postface aux nouvelles inédites réunies sous le titre Le mystérieux correspondant, apporte la preuve que dans la première ébauche (surchargée de corrections pour inverser les sexes, le héros étant parfois une fillette) précédant la scène de lutte, le personnage attendu et espéré est un garçon, qui a coutume de battre son adversaire apparemment pour son plus grand plaisir :

Luc Fraisse "Aux sources de La Recherche du Temps perdu »

Nous savons maintenant que cet épisode s’est ébauché très longtemps à l’avance (à une époque proche d’expériences semblables chez le jeune écrivain) :

A l’âge où les petits garçons vont rire et jouer, toujours tu pleureras les jours de pluie, parce qu’on ne t’emmènera pas aux Champs-Elysées où tu joueras avec un petit garçon que tu aimeras et qui te battra, et les jours de soleil où vous vous verrez tu resteras triste de le trouver moins beau qu’aux heures de la matinée, où, seul dans ta chambre, tu attendais le moment de le voir. »
A l’âge où les petits garçons courent fiévreusement après les femmes, tu réfléchiras sans trêve, et tu auras beaucoup plus vécu que les gens très vieux. »
Gilberte était un petit garçon, et donc par prudence il était envisagé que le personnage fût une petite fille.

Le reflet de cette passion -peut-être pas si platonique que Dreyfus tient à le souligner- tient en trois lettres qui ont la vertu de nous éclairer sur l’opinion réelle que se faisait le jeune Proust de sa famille :

vers mai ou juin 1888 :
Mon cher Jacques, j’ai très besoin de ton amitié. J’ai beaucoup d’ennuis, ma famille est très mal pour moi. Je crois que je vais être envoyé comme interne en province. Veux-tu être mon réservoir ? Ma seule consolation quand je suis vraiment triste est d’aimer et d’être aimé. Et c’est vraiment toi qui réponds à cela, le toi qui a eu tant d’ennuis au commencement de l’hiver, le toi qui m’as écrit l’autre jour une lettre exquise. Je t’embrasse et t’aime de tout mon cœur. Marcel

Quels étaient les ennuis de l’hiver 1887 pour Jacques Bizet ? Mystère ! Gageons une déception amoureuse ou une excursion au bordel ? La deuxième lettre est adressée

A Monsieur Jacques Bizet, la lettre qui m’a le plus coûté d’écrire de toute ma vie.

Chéri, pourquoi, vois-tu, je n’en sais rien. Et pour combien de temps ? Peut-être pour toujours, peut-être pour quelques jours – Pourquoi. ?.. peut-être parce qu’elle redoute pour moi cette affection un peu excessive, n’est-ce pas ? Et qui peut dégénérer (elle le croit peut-être) en… affection sensuelle… peut-être parce qu’elle suppose que tu as trop en général les mêmes défauts que moi (esprit indépendant, nervosité, esprit désordonné ; peut-être même onanisme). Comment ? Je ne sais. Peut-être à ta figure, peut-être pour avoir entendu mon frère parler de toi, ou M. Rodrigues, ou sera-t-elle entrée pendant que [mon] frère parlait de toi avec Baignières, ou mon frère aura-t-il dit du mal de toi, parce que nous sommes souvent mal ensemble, mais surtout je crois à cause de moi, de mon affection excessive pour toi, ma mère m’a d’abord demandé de ne pas te voir. Sur mon refus énergique, elle m’a du moins défendu d’aller chez toi ou de te voir chez moi.
Scène furieuse, désespoir lent, menaces, mauvaise santé (excepté un certain jour, mais immédiatement après elle est revenue à sa décision première), rien n’y fait. Oh, ce matin, chéri, quand mon père m’a vu, qu’il m’a supplié de cesser au moins quatre jours de me masturber, il m’eût été facile de dire ; je le fais parce que, etc. je ne le ferai plus si… mais non. Tu ne le voudrais pas. Je ne veux pas que mon « chéri » soit chez moi comme un proscrit toléré, si j’arrive à démontrer que tu es un être délicieux, ce jour-là tu viendras chez moi, choyé. Et s’il ne vient pas, ce jour, eh bien, je t’aimerai extra-muros. Et je ferai d’un café notre domicile à deux. Mais pardon, je te parle comme à un ami suprême et je te connais à peine et tu dois me trouver collant. J’ai fait ce que tu m’avais demandé. Je t’assure que ce n’est pas sans douleur. J’espère que tu m’en sera reconnaissant.

Cette deuxième lettre de Proust, outre qu’elle montre quelle utilisation il avait appris à faire de sa « maladie » comme moyen de rétorsion et de menace, suscite des remous, provoquant l’intervention des mères offusquées, mais aussi plus inattendues, des réactions de jalousie des frères ou demi frères ; Daniel Halévy, cousin germain, mais aussi demi-frère adoptif de Jacques en a eu connaissance, puisque, après en avoir recopié le passage le plus compromettant, il commente dans son journal en date du 14 juin 1888 :
« Pauvre Proust. Doué comme personne : le voilà qui se surmène. Faible, jeune, il coït [sic] il se masturbe, il pédéraste peut-être ! Il montrera peu-être dans sa vie des éclairs de génie perdus. Et l’on déplorera sa vie de bohème, et l’on pleurera sur ce qu’il aurait pu être. Idiotie ! S’il n’eût fait tout cela, il n’eût plus été lui-même […] Admettez un Proust de vie exemplaire. Il n’eût rien été. Etant son caractère, il doit être son génie.
Bien plus tard évoquant ses souvenirs de jeunesse, Halévy écrira dans  « Pays parisien » :
« Il figurait parmi nous une sorte d’archange inquiet et inquiétant. Nous l’aimions bien, nous l’admirions, pourtant nous restions étonnés, gênés par l’intuition d’une différence, d’une distance, d’un incommensurable et visible réel entre nous. Nous voici dans la cour du lycée, trois ou quatre vigoureux garçons, Jacques Bizet, Fernand Gregh, Robert de Flers, et nous devinions soudain une présence, nous sentions un souffle près de nous, quelque frôlement de notre épaule ; c’était Marcel Proust, venu sans bruit, comme un esprit, c’était lui, ses grands yeux d’orientale, son grand col blanc, sa cravate flottante. Il y avait là quelque chose qui ne nous plaisait pas et nous répondions par un mot brusque, nous esquissions une bourrade. La bourrade nous ne la donnions jamais : 

Troisième lettre à Jacques Bizet, sans lieu ni date sur un papier surligné et margé, extrait d’un cahier d’écolier, écrite durant un cours du professeur d’histoire et de géographie :
 
 
« mon cher jacques je viens de parcourir au galop de ma peur ta lettre, sous l’œil sévère de M.Choublier. J’admire ta sagesse tout en la regrettant. tes raison sont excellentes et je suis content de voir comme ta pensée devient alerte et forte, pénétrante et vive. Le fait est que le coeur – ou le corps – a ses raisons que la raison ignore. J’accepte donc avec admiration pour toi (je veux dire pour ta pensée et non point pour ce fait que tu refuses, car je ne suis pas assez fait pour croire que mon corps est si précieux trésor qu’il faut une grande force d’âme pour y renoncer) mais tristesse le joug superbe et cruel que tu m’imposes. Peut être as tu raison. Pourtant je trouve toujours triste de ne pas cueillir [la] fleur délicieuse, que bientôt nous ne pourrons plus cueillir. Car ce serait un fruit mur et donc prohibé - Maintenant c’est vrai que tu la trouves empoisonnée… Donc n’y pensons plus n’en parlons plus, et prouve-moi par une très longue et très tendre amitié, comme sera j’espère la mienne pour toi, que tu as raison.
tout à toi
Marcel Proust »

Même si son faible pour Jacques persiste comme le montre le petit texte livré à la Revue Lilas ( d’abord verte, puis violette, ancêtre du plus sérieux et bien nommé Le Banquet de 1892-93 que fonderont successivement la « bande des quatre » dans le but de prendre d’assaut les lettres françaises) dédié à Bizet - »sous réserve de destruction ultérieure » :

Oh mon cher petit ami, que ne suis-je sur tes genoux, la tête dans ton cou, que ne m’aimes-tu pas ?
Le prosélytisme pédératique de Proust vise maintenant un objet beaucoup plus difficile à atteindre, le beau Daniel Halévy, bagarreur qui se fait respecter et obéir de ses camardes par la force. En plus du poème « Pédérastie » les avances de Proust revêtent des propositions plus directes comme en témoigne cette lettre, parmi les premières conservées de Proust, partiellement citée par Fraisse dans sa présentation du dialogue entre Samson, Caylus et Renan titré « Aux Enfers » (qui contient la première occurrence de la citation de Vigny qui servira d’exergue à Sodome et Gomorrhe en même temps que le premier brouillon de la leçon de Charlus à qui Brichot propose ironiquement de tenir une « chaire d’Homosexualité ) : 
  
                                          Daniel Halévy vers 1885

[ ...printemps 1888]
[...] Quant à ton pédéraste virtuel ou non, tu peux très bien te tromper. Je sais... qu’il y a des jeunes gens... (et si ça t’intéresse et que tu me promettes un secret absolu, même pour Bizet, je te donnerai des pièces d'un intérêt très grand à ce point de vue, et à moi appartenant, à moi adressées) des jeunes gens et surtout des types de huit à dix-sept ans qui aiment d'autres types, veulent toujours les voir (comme moi, Bizet), pleurent et souffrent loin d'eux, [...] qui les aiment pour leur chair, qui les couvent des yeux[...] qui leur écrivent des lettres passionnées et qui pour rien au monde ne feraient de pédérastie. Pourtant généralement l'amour l'emporte et ils se masturbent ensemble. Mais ne te moque pas d'eux et de celui dont tu me parles, s'il est ainsi. Ce sont en somme des amoureux. Et je ne sais pas pourquoi leur amour est plus malpropre que l'amour habituel.
[... automne (?) 1888]
Cette lettre - note de l’édition Philip Kolb chez Plon - est écrite au lycée pendant une classe de Darlu (il y est fait allusion dans la fin, non reproduite ici) dont Proust fut l’élève d’Octobre 1888 à Juillet 1889.
[...] je vais t'expliquer ma pensée ou plutôt causer avec toi comme avec un garçon exquis de choses très dignes d’intérêt, encore qu'on n'aime pas en causer entre soi. J'espère que tu me sais gré de cette pudeur. Je trouve l'impudicité une chose horrible. Elle me paraît bien pire que la débauche. Mes croyances morales me permettent de croire que les plaisirs des sens sont très bons. Elles me recommandent aussi de respecter certains sentiments, certaines délicatesses d'amitié, et particulièrement la langue française [...]. Tu m’administres une petite correction en règle mais tes verges sont si fleuries que je ne saurais t’en vouloir, et l’éclat et le parfum de ces fleurs m’ont assez doucement grisé pour m’adoucir la cruauté des épines. Tu m’as battu à coups de lyre.
Tu me prends pour un blasé et un vanné, tu as tort. Si tu es délicieux, si tu as de jolis yeux clairs qui reflètent si purement la grâce fine de ton esprit qu’il me semble que je n'aime pas complètement ton esprit si je n'embrasse pas tes yeux, [...] je me mêlerais mieux à ta pensée en m’asseyant sur tes genoux [...]si enfin il me semble que le charme de ton toi, ton toi où je ne peux séparer ton esprit vif de ton corps léger, affinerait pour moi en l'augmentant “la douce joye d'amour”, il n’y a rien là qui me fasse mériter les phrases méprisantes qui s'adresseraient mieux à un blasé des femmes cherchant de nouvelles jouissances dans la pédérastie. J’ai des amis très intelligents et d’une grande délicatesse morale, je m’en flatte, qui une fois s’amusèrent avec un ami… c’était le début de la jeunesse. Plus tard ils retournèrent aux femmes. Si c'était un aboutissement qui seraient-ils grands [dieux], et qui crois-tu donc que je suis, surtout qui je serai[s] si j'ai déjà fini avec l'amour pur et simple! Je te parlerai volontiers de deux Maîtres de fine sagesse qui dans la vie ne cueillirent que la fleur, Socrate et Montaigne. Ils permettent aux tout jeunes gens de “s'amuser” pour connaître un peu tous les plaisirs, et pour laisser échapper le trop-plein de leur tendresse. Ils pensaient que ces amitiés à la fois sensuelles et intellectuelles valent mieux que les liaisons avec des femmes bêtes et corrompues quand on est jeune et qu'on a un sens vif de la beauté et aussi des “sens”. Je crois que ces vieux Maîtres se trompaient, je t’expliquerai pourquoi. Mais je retiens seulement le caractère général du conseil. Ne me traites [sic] pas de pédéraste, cela me fait de la peine. Moralement je tâche, ne fut-ce que par élégance morale, de rester pur. Tu peux demander à M. Straus quelle influence j'ai eu [sic] sûr Jacques [NB: Jacques Bizet]. Et c'est à L’influence de quelqu’un qu’on juge de sa moralité.
Comment interpréter ces dernières lignes ? C’est qu’entre temps Emile Straus -qui sera aussi un des modèles de Swann, ce qui confirme l’assimilation Jacques/Gilberte puisqu’il est le beau père de Bizet, s’est fendu en septembre d’une visite de réconciliation Bd Hausman, où il dissipe les inquiétudes des parents, en affirmant qu’il juge l’influence de Marcel sur Jacques des plus positives.
Cette lettre de Proust à Emile Straus -même si le prêt d’argent reste des plus ambigus- aurait-elle quelque chose à voir avec ce retournement ?
Après beaucoup de prières, j’obtiens de Jacques cette réponse : Tout est fini, je ne veux veux reparler de rien. Mais si tu veux tu peux avouer pour moi à mon beau-père que j’avais reçu de toi soixante francs. Je m’empresse de vous l’écrire, monsieur, pensant que ce demi aveu où rien ne l’obligeait est le preuve d’un certain fond moral chez ce pauvre Jacques qui inspire tant d’indignation vertueuse à M. Bourgain. Je vous promets, Monsieur, de veiller sur mon ami, autant qu’il me le permettra, et si mes efforts pour le garder intact comme il est maintenant ne peuvent pas réussir de vous prévenir avant que le mal soit fait… »


Toujours est-il que le 18 février 1889, Proust reçoit de Jacques Bizet une photographie dédicacée À mon plus cher ami (avec Daniel Halévy), mais un ancien portrait de lui enfant -sans doute en 1881, au moment où Proust et Bizet se sont connus, aux cours Papa-Carpentier,- qui n’a sans doute plus rien à voir avec l’adolescent viril de 17 ans qu’il était devenu :
L’autoportrait distancié et humoristique que traçait Proust de lui-même en septembre 1898 dans une lettre à Robert Dreyfus, lui-même cousin de Daniel Halévy, montre qu’il avait bien conscience du papillonnage qui faisait passer ses propositions d’amitiés d’un cousin à l’autre :
Connaissez-vous M.P. ? Je vous avouerai pour moi qu’il me déplaît un peu, avec ses grands élans perpétuels, son air affairé, ses grandes passions et ses adjectifs. Surtout il me paraît très fou ou très faux. Jugez-en. C’est ce que j’appellerai un homme à déclaration. Au bout de huit jours il vous laisse entendre qu’il a pour vous une affection considérable et sous prétexte d’aimer un camarade comme un père, il l’aime comme une femme. Il va le voir, crie partout sa grande affection, ne le perd pas un instant de vue. Les causeries sont trop peu. Il lui faut le mystère de la régularité des rendez-vous. Il vous écrit des lettres… fiévreuses. Sous couleur de se moquer, de faire des phrases, des pastiches, il vous laisse entendre que vos yeux sont divins et que vos lèvres le tentent. Le fâcheux (…) c’est qu’en quittant B qu’il a choyé, il va cajoler D, qu’il laisse bientôt pour se mettre aux pieds de E et tout de suite après sur les genoux de F. Est-ce une p…, est-ce un fou, est-ce un fumiste, est-ce un imbécile ? M’est d’avis que nous n’en serons jamais rien. »
Robert Dreyfus vers1890
Jacques-Elie Delaunay, Jacques Bizet enfant, 1878

Les relations entre Proust et Jacques Bizet ont laissé quelques traces jusque dans les écrits tardifs de Proust. C’est sans doute même à Jacques qu’on doit le portrait du Narrateur en aspirant artiste vélléitaire, perdu dans les mondanités du temps perdu. A Condorcet Bizet écrit pour la Revue Verte une nouvelle de six pages recto-verso, à l’encre violette, intitulée Georges Royer qui est le seul document restant de ladite revue, comme de son œuvre littéraire :

« L’autre jour étant par hasard à la Trinité, je me trouvai dans un grand enterrement. On chantait un requiem qui me parut d’une splendeur harmonique extraordinaire, d’une mélancolie profonde et d’une grandeur presqu’étrange. Et longtemps encore après que l’orgue se fût tu, mes idées flottèrent dans cette harmonie…
A la sortie du cortège j’aperçus un de mes meilleurs amis. Je m’approchai : « Qui enterre-t-on là ? Dis-je » - Georges Royer. - Et pourriez-vous me dire de qui est le Requiem qu’on vient de chanter ? Continuai-je. - De lui-même. -De Georges Royer fis-je avec stupéfaction, mais comment n’est-il pas plus connu avec un talent pareil ? -Oh, c’est bien simple, il n’a jamais rien fait que ce Requiem, et encore le doit-il presque au hasard. - Vous m’intriguez ! - Eh bien venez avec moi, d’ici le cimetière j’aurai le temps de vous raconter. »
Sur cette première page, Proust ajoute une épigraphe d’Aggripa d’Aubigné « Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise » et commente dans les marges à l’encre brune :
C’est un charmant récit, dont le sujet est bien joliment choisi. L’histoire d’un raté est un des motifs les plus mélancoliques qu’il y ait. Mais c’est aussi un des plus profondément humains, un des plus difficiles à comprendre, un des plus mystérieusement impénétrables. Naturellement, tu es bien trop jeune pour avoir pensé philosophiquement à cela. Si tu refais cela dans trois ans à peu près, tu auras sûrement soin de faire ton Georges Royer extrêmement intelligent - mais affecté d’une douloureuse, et en dernière analyse, bien mystérieuse impuissance. Pourtant tu la comprendras, et tu l’expliqueras, mais tu verras que l’explication nous met face à de lois bien désolantes, mais inviolables. Alors, le type primitif de ton G. Royer te paraîtra non seulement bien superficiellement étudié, mais surtout bien [plein] de conventions, vivant d’une vie bien artificielle, bien faible. - Ce qui n’empêche pas que c’est si joli que j’ai pleuré en le lisant. Maintenant, tu diras peut-être que c’est mon amitié qui me prévenait. - Tâche d’éviter des façons déplorables comme « dans un g[ran]d enterrement etc. 

Jean-Yves Tadié écrit à propos de la nouvelle de Jacques Bizet : « Tout se passe comme si Marcel avait pressenti que l’histoire d’un raté, et même longtemps, de deux, Swann, puis le Narrateur, serait son sujet - sans compter Jean Santeuil, qui n’arrive déjà pas à écrire, pour ne pas parler de Jacques Bizet lui-même. Ce thème suscite en lui un profond retentissement ; il croit aussi que le mystère s’explique, et que la psychologie obéit à des lois - que nous retrouverons dans Le Temps retrouvé. »

Il ne semble pas que Proust ait compris combien ce texte de jeunesse préfigurait la destinée de Bizet lui-même. Dans Jean Santeuil, Bizet est d’abord transposé en Henri de Réveillon adolescent et ne suscite que l’émerveillement, même si l’on devine déjà que l’amour déçu se transforme en passion platonique pour la mère de Jacques, Geneviève Straus : comme l’explique Marie-Agnès Barathieu
Bizet inspire ensuite le bicycliste anonyme (qui contribuera à certains traits de Morel et de Saint-Loup) rencontré dans le train de Penmarch pendant l’orage, deviendra l’interne en médecine Servois. Jacques Bizet entreprendra en effet des études de médecine qu’il abandonnera après que le décès de sa première femme sous le bistouri de Pozzi (7 septembre 1900). Proust en 1896 n’imaginait pour le charmant interne blond qu’une médiocre carrière de petit médecin de province.
Comme il n’avait pas songé autrefois à faire la carrière des concours, il allait s’établir à Amiens où où il allait tâcher de se faire une situation et une clientèle. Il était triste de quitter les amis avec lesquels il avait pendant plusieurs années si étroitement vécu et ne semblait ne pas voir clair devant lui quand il pensait aux années qui allaient venir. Mais celui qui l’eût regardé, ayant déjà un ou deux poils gris dans ses cheveux blonds avec le léger embonpoint d’un homme calme et qui aimait ses aises, ses yeux intelligents mais pas au-delà d’un savoir scientifique rapproché et du bien-être pratique, le voyant ce jour-là arrêté près d’un homme qui lui demandait un renseignement pourrait très bien se le figurer tel qu’il serait désormais, vieillissant seulement peu à peu, grossissant, se rougissant, se ridant puis se courbant comme se développe une plante, dans les rues d’Amiens où il aurait une bonne situation, arrêté ainsi au passage par un homme, la casquette à la main, qui demanderait à M. le docteur Servois (un personnage en province) de venir voir son petit garçon atteint du croup, et lui promettant d’y passer en revenant dîner. Ses amis en le quittant lui promirent d’aller le voir un jour à Amiens et lui promit de leur écrire, et à la vérité sa vie était tellement faite de la leur qu’il ne savait pas ce qu’il deviendrait sans eux. Mais peu à peu à Amiens de nouvelles relations prirent la place laissée vide par l’absence des anciennes et s’implantèrent profondément dans son cœur encore vivace. Il les oublia peu à peu. Quelquefois pourtant, et même après la cinquantaine venue, montant dans sa voiture pour rentrer chez lui dans la rue basse (…) il pensait tou-à-coup à etrat et aux autres, il pensait aux mieux aimés, sans tristesse, sans désir de les revoir, et s’ils lui eussent annoncé leur visite il aurait été très ennuyé, très pressé de les voir repartir pour se retrouver tranquille au milieu de ceux [parmi lesquels] se mouvait aisément sa vie, comme elle avait [fait] jadis avec eux. Mais il y pensait avec douceur, comme à sa jeunesse. (Jean Santeuil, Pleïade p 699)
Jacques Bizet vers 1909

Installé dans un atelier-garçonnière sur L’Île Saint-Louis, Bizet après voir vu se déliter son cercle d’amis bohèmes contribuera encore à la Revue des arts dramatiques , à la Revue de Paris  et au journal Le Mouvement socialiste. Sa mère continuera à éponger les dettes qu’il contracte en entretenant des cocottes, tout en cherchant à le remarier, par l’intermédiaire au besoin d’agences matrimoniales, pour empêcher qu’il sombre dans la dépression, l’alcool, et l’abus de Véronal. Mais Jacques renonce de lui-même à sa vie de luxure et épouse sur un coup de tête en 1905, Alice Sachs, née Fraenkel. Alice Sachs plaît d’emblée à Proust qui s’empresse de raconter à Geneviève qu’il l’a rencontrée chez Weber à deux reprises, que Jacques la lui a présentée et qu’il la trouve « ravissante et avec quelque chose de tellement sympathique et de tellement rare, distingué et supérieur... ».

Alice a une fille prénommée Andrée, de son premier mariage avec Herbert Ettinghausen, qui donnera naissance, le 16 septembre 1906, à Maurice Sachs, lequel sera fasciné par son grand-père d’adoption: « Je l’admirais comme on admire une figure légendaire. Son nom, sa fortune (que je ne savais pas précaire) et le poil touffu dont son corps était couvert lui tallaient, dans mon imagination, une plce sensationnelle…
Je dois à Jacques Bizet toute ma première formation immorale… J’eus envie, à cause de lui, de drogues, d’alcools, envie d’engraisser, envie de m’avilir. Je voulus lui ressembler à tout prix, faire des dettes, imiter sa chienne de vie, et tout cela peut-être pour tenter de le justifier finalement aux yeux de je ne sais qui.»

C’est en 1907 que Jacques se lance avec l’aide des Rotschild dans la carrière de chevalier d’industrie et devient directeur de la première société de location de voitures, les taximètres Unic (Proust à Geneviève Strauss, en 1907 : « Je ne circule d’ailleurs jamais qu’en Unic. Le succès du stand de Jacques m’a fait un extrême plaisir ») Les taxis lui survivront, au contraire de la première voiture individuelle dont il est le créateur, Le zèbre, qui sera détrônée par Citroën en 1919 « lorsque déjà le bon sens et les forces de Jacques déclinaient » (Sachs)
Alice avait témoigné du même détachement avec son pauvre mari. Jacques Bizet était trop lâche, trop triste, trop démuni devant l’existence. Sa poésie, son désespoir, l’avaient d’abord séduite pour finir par l’encombrer. Il obstruait cette trajectoire qu’elle n’avait toujours composée que pour elle-même (…) Elle avait dégagé l’époux fragile d’un revers de main mais avait fait en sorte de garder le nom. Alice Bizet, belle-fille du compositeur de Carmen, sonnait mieux dans le monde qu’Alice Sachs. Que dire d’Alice Frankel qui faisait bien trop juif à son goût. Ma grand-mère avait ce qualités de sociabilité et de pertinence qui faisait d’elle une bonne cliente des salons.
Sachs raconte la déchéance de Bizet, devenu morphinomane, qui ne se séparait plus de son browning, avec lequel il tirait sur les bibelots éparpillés dans son appartement. Lors d’une de ses dernières visites, Bizet, après avoir tiré par la fenêtre pour lui montrer que l’arme était chargée, lui plante son pistolet dans la bouche, lui fait poser le doigt sur la gâchette et lui dit : »Quand tu en aura assez de la vie, c’est comme ça qu’il faudra te tuer. C’est propre et on ne sent rien. »
Bizet, désespéré dit-on par les infidélités de sa maîtresse, s’applique le conseil et se suicide de cette façon-là le 3 novembre 1922. Le lendemain de la mort de la mort de Jacques, Geneviève dépêche un de ses domestiques chez Proust avant qu’il se réveille pour « supplier » Céleste, de soustraire le numéro du Figaro qui relate le décès. Céleste, de crainte de fâcher son maître ne s’exécutera pas.

Delaunay portrait de Johan-Loïs Tanguy, appelé aussi Le paysan à la houe (1876)


Gustave Courbet Les lutteurs (1853)

Pour revenir à la métaphore de la lutte, elle réapparaît souvent souvent sous la plume de Proust, la plupart du temps sans notion d’engagement physique entre deux personnes, comme on l’a vu à propos des lieux combattants dans le phénomène occulté du souvenir involontaire.
Conçue comme un révélateur de sensations immatérielles, elle est souvent associée à la musique, comme dans le cas du septuor de Vinteuil, où l’on retrouve le motif de la sonate, symbole de l’amour de Swann pour Odette aux prises avec un contre-chant finalement victorieux :
Les deux motifs, sont toutefois traités en termes physiques et l’ on croirait voir une lutte amoureuse de deux jeunes corps dont la matérialité reste discutable puisque ce sont des anges, jusqu’à ce que l’un ait absorbé l’autre :
Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dans un corps à corps où parfois l’un disparaissait entièrement, où ensuite on n’apercevait plus qu’un morceau de l’autre. Corps à corps d’énergies seulement, à vrai dire ; car si ces êtres s’affrontaient, c’était débarrassés de leur corps physique, de leur apparence, de leur nom, et trouvant chez moi un spectateur intérieur, insoucieux lui aussi des noms et du particulier, pour s’intéresser à leur combat immatériel et dynamique et en suivre avec passion les péripéties sonores. Enfin le motif joyeux resta triomphant ; ce n’était plus un appel presque inquiet lancé derrière un ciel vide, c’était une joie ineffable qui semblait venir du Paradis, une joie aussi différente de celle de la sonate que, d’un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe, pourrait être, vêtu d’une robe écarlate, quelque archange de Mantegna sonnant dans un buccin.
La métaphore des lutteurs angéliques utilise le même réseau lexical que celui du chauffeur-évangéliste (l’ange au manteau rouge se sert même d’une trompe) : nulle surprise à ce qu’elle appelle immédiatement celle des arbres et clochers, poteaux indicateurs du monde invisible :
Je savais que cette nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une joie supra-terrestre, je ne l’oublierais jamais. Mais serait-elle jamais réalisable pour moi ? Cette question me paraissait d’autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le mieux caractériser — comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec le monde visible — ces impressions qu’à des intervalles éloignés je retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces, pour la construction d’une vie véritable : l’impression éprouvée devant les clochers de Martainville, devant une rangée d’arbres près de Balbec.

Dans la Lettre X à Antoine Bibesco citée par la princesse Mathilde, Proust, toujours maître dans l’art de la séduction épistolaire, fait allusion à une pièce inédite de celui avec qui il prétend se refuser à entretenir une amitié particulière :
Je vous dirai comme les gens qu'on est venu voir pour la première fois « Maintenant que vous savez le chemin, j'espère que vous reviendrez.» Cette conclusion d'un«tour de propriétaire» sentimental est assez grossière pour donner à un public parisien l'illusion d'une assez grande finesse psychologique. Peut-être pourriez-vous l'introduire dans la Lutte, s'il vous manque une réplique comme on intercalait sur le divin visage de Demarsy la peau d'un être(…) Cher ami, assez de lettres . Tout cela est beaucoup trop s'occuper d'amitié qui est une chose sans réalité. Renan dit de fuir les amitiés particulières. »

Se hissant au-delà de la séduction le principe de la lutte devient le symbole de la force vitale, dans une métaphore toujours aussi brutale de dévoration, dont le tremplin est à nouveau une remarque de critique musical :
D'ailleurs le jour devait venir où, pour un temps, Debussy serait déclaré aussi fragile que Massenet et les tressautements de Mélisande abaissés au rang de ceux de Manon. Car les théories et les écoles, comme les microbes et les globules, s'entre-dévorent et assurent, par leur lutte, la continuité de la vie. Mais ce temps n'était pas encore venu. (SG)
Selon ce principe de survie, Albertine elle-même, fût-elle morte (et dans ce passage d’Albertine disparue, l’assimilation de l’objet de la passion est clairement Agostinelli prionnier, subissant le contre-coups des bourrades distribuées par ses trahisons), devient par l’inflexibilité de sa « volonté contraire », un partenaire de lutte :

Peut-être ma fortune, les perspectives d'un brillant mariage l'avaient attirée ; ma jalousie l'avait retenue ; sa bonté, ou son intelligence, ou le sentiment de sa culpabilité, ou les adresses de sa ruse, lui avaient fait accepter, et m'avaient amené à rendre de plus en plus dure une captivité forgée simplement par le développement interne de mon travail mental, mais qui n'en avait pas moins eu sur la vie d'Albertine des contre-coups destinés eux-mêmes à poser, par choc en retour, des problèmes nouveaux et de plus en plus douloureux à ma psychologie, puisque de ma prison elle s'était évadée pour aller se tuer sur un cheval que sans moi elle n'eût pas possédé, en me laissant, même morte, des soupçons dont la vérification, si elle devait venir, me serait peut-être plus cruelle que la découverte, à Balbec, qu'Albertine avait connu Mlle Vinteuil, puisque Albertine ne serait plus là pour m'apaiser. (…) mes relations, ma fortune, tous les moyens matériels dont tant ma situation que la civilisation de mon époque me faisaient profiter, n'avaient fait que reculer l'échéance de la lutte corps à corps avec la volonté contraire, inflexible d'Albertine, sur laquelle aucune pression n'avait agi. (AD)

C’est peut-être ce passage qui suggère à Agnès Domanski le rapprochement avec une phrase écrite par Jules Bertaut dans son essai de 1910 La jeune fille dans la littérature française lorsqu’elle décrit ainsi le personnage d’Albertine dans Mensonge et littérature : « du lutteur [elle] [a] le beau sang froid, le coup d’œil professionnel, la vivacité de l’attaque, la promptitude de la riposte» rappelant que « L’apprivoiser sera pour le héros un défi comparable à ceux de « dresser un cheval […], élever des abeilles […] ou cultiver des rosiers ». Albertine est, pour reprendre l’expression de Jacques Dubois, une « vivante anacoluthe » [ce mot dont Proust fit rechercher à Rochat l’orthographe exacte et recopier la définition] : elle est le lieu où s’effondre la certitude et où l’imagination se met en branle vers l’infini.
La lutte est alors celle contre les mensonges, producteurs des chagrins qui mènent à la révélation :
Sans croire un instant à l’amour d’Albertine j’avais vingt fois voulu me tuer pour elle, je m’étais ruiné, j’avais détruit ma santé pour elle. Quand il s’agit d’écrire, on est scrupuleux, on regarde de très près, on rejette tout ce qui n’est pas vérité. Mais tant qu’il ne s’agit que de la vie, on se ruine, on se rend malade, on se tue pour des mensonges. Il est vrai que c’est de la gangue de ces mensonges-là que (si l’âge est passé d’être poète) on peut seulement extraire un peu de vérité. Les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’empire de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort. (TR)

En ce qui concerne l’aspect brutal de la lutte, il est évoqué dans Le Coté de Guermantes, par la séquence de fag-bashing sous l’aspect d’un véritable combat de boxe dans lequel Saint-Loup se révèle le digne neveu de Charlus :

Je m’étais attardé un instant à un angle de l’avenue Gabriel d’où je voyais souvent jadis arriver Gilberte. J’essayai pendant quelques secondes de me rappeler ces impressions lointaines, et j’allais rattraper Saint-Loup au pas « gymnastique », quand je vis qu’un monsieur assez mal habillé avait l’air de lui parler d’assez près. J’en conclus que c’était un ami personnel de Robert ; cependant ils semblaient se rapprocher encore l’un de l’autre ; tout à coup, comme apparaît au ciel un phénomène astral, je vis des corps ovoïdes prendre avec une rapidité vertigineuse toutes les positions qui leur permettaient de composer, devant Saint-Loup, une instable constellation. Lancés comme par une fronde ils me semblèrent être au moins au nombre de sept. Ce n’étaient pourtant que les deux poings de Saint-Loup, multipliés par leur vitesse à changer de place dans cet ensemble en apparence idéal et décoratif. Mais cette pièce d’artifice n’était qu’une roulée qu’administrait Saint-Loup, et dont le caractère agressif au lieu d’esthétique me fut d’abord révélé par l’aspect du monsieur médiocrement habillé, lequel parut perdre à la fois toute contenance, une mâchoire, et beaucoup de sang. Il donna des explications mensongères aux personnes qui s’approchaient pour l’interroger, tourna la tête et, voyant que Saint-Loup s’éloignait définitivement pour me rejoindre, resta à le regarder d’un air de rancune et d’accablement, mais nullement furieux. Saint-Loup au contraire l’était, bien qu’il n’eût rien reçu, et ses yeux étincelaient encore de colère quand il me rejoignit. L’incident ne se rapportait en rien, comme je l’avais cru, aux gifles du théâtre. C’était un promeneur passionné qui, voyant le beau militaire qu’était Saint-Loup, lui avait fait des propositions. Mon ami n’en revenait pas de l’audace de cette « clique » qui n’attendait même plus les ombres nocturnes pour se hasarder, et il parlait des propositions qu’on lui avait faites avec la même indignation que les journaux d’un vol à main armée, osé en plein jour, dans un quartier central de Paris. Pourtant le monsieur battu était excusable en ceci qu’un plan incliné rapproche assez vite le désir de la jouissance pour que la seule beauté apparaisse déjà comme un consentement. Or, que Saint-Loup fût beau n’était pas discutable. Des coups de poing comme ceux qu’il venait de donner ont cette utilité, pour des hommes du genre de celui qui l’avait accosté tout à l’heure, de leur donner sérieusement à réfléchir, mais toutefois pendant trop peu de temps pour qu’ils puissent se corriger et échapper ainsi à des châtiments judiciaires. Ainsi, bien que Saint-Loup eût donné sa raclée sans beaucoup réfléchir, toutes celles de ce genre, même si elles viennent en aide aux lois, n’arrivent pas à homogénéiser les mœurs.

Jean-Claude Polack  analyse cette scène dans Proust cinéaste in Chimères 2008/1-2 (n° 66-67),

Le syncrétisme du texte anticipe la capacité cinématographique de considérer simultanément plusieurs foyers disparates d’une situation, de repérer des liens, des articulations. Un réseau imaginaire se construit, dont on n’atteint jamais le système, sauf à l’agrandir aux proportions du soliloque ironique du narrateur, qui perçoit l’arrière-fond d’univers et d’âges sur lequel se détache la constante folie des hommes. C’est ainsi que ce passage du Côté de Guermantes vaut pour le parcours entier de Saint-Loup dans la Recherche, la reconnaissance tardive de son homosexualité, après d’illusoires protestations viriles. L’événement condense une biographie, les renoncements d’un jeune adulte, les obligations de la maturité, le souci narcissique constant de l’identité de classe et du qu’en-dira-t- on.
Le narrateur modifie sans cesse son analyse d’images, tantôt par une approche fractale des traits et mouvements des visages, tantôt par le recul macroscopique d’une vision qui découpe l’espace et le temps selon les coordonnées immanentes de la gravitation universelle. Les astres et les planètes confinent alors à l’abstraction des corps, les poings et les points se confondent en une commune gerbe.
Les images astronomiques sont parfaitement élucidées dans le texte qui précède. Pour l’ensemble de la scène elle-même, qui trouve son prétexte dans la jalousie de Saint-Loup (futur époux de Gilberte) envers Rachel, n’est-il pas singulier qu’elle se déroule sous l’égide de l’apparition de Gilberte à l’angle de l’avenue Gabriel et des Champs-Elysées ? Non loin de l’endroit où était supposée se dérouler la scène primaire de lutte érotique.
Mieux encore c’est par le truchement de Gilberte, quand le Narrateur, au début des Jeunes Filles en fleurs, est enfin admis à pénétrer dans le saint des saints qu’est pour lui l’appartement de Swann, que le nom d’Albertine apparaît pour la première fois dans le Roman. Gilberte donne ses goûters le jour où Odette reçoit ses « visites » -ce jour-là Mme Bontemps. Une conversation s’élève entre Swann et sa fille à propos de M. Bontemps :
— J’sais pas, moi ; alors c’est beaucoup d’être le directeur du cabinet ? répondait Gilberte (...)
— Comment, si c’est beaucoup ! ... Mais c’est simplement le premier après le ministre ! C’est même plus que le ministre, car c’est lui qui fait tout. Il paraît du reste que c’est une capacité, un homme de premier ordre, un individu tout à fait distingué. Il est officier de la Légion d’honneur. C’est un homme délicieux, même fort joli garçon.
— Je vous dirai, ajoutait-il en s’adressant à moi, que je m’amuse beaucoup de voir ces gens-là dans le gouvernement actuel, parce que ce sont les Bontemps, de la maison Bontemps-Chenut, le type de la bourgeoisie réactionnaire, cléricale, à idées étroites…
— C’est l’oncle d’une petite qui venait à mon cours, dans une classe bien au-dessous de moi, la fameuse « Albertine ». Elle sera sûrement très « fast » mais en attendant elle a une drôle de touche.
Pourquoi Albertine, dans la petite classe, est-elle déjà fameuse ? Et surtout qu’est-ce fast.
Christian Micu répond à cette question : Le qualificatif anglais utilisé par Gilberte au sujet d'Albertine, fast, est expliqué quelque peu candidement dans les notes de la Pléiade comme «d'allure très libre, a la mode». Cette explication a la douteuse vertu d’éluder le sens dit vulgaire du mot fast qui, fort heureusement, fut maintenu intact dans l'anglais familier contemporain. Fast, comme l'indique Daniel Karlin, serait mieux rendu par le terme promiscuous plutôt que par celui de fashionable -que privilégie exclusivement la PIéiade. Albertine, qui sera décrite, plus tard dans le roman, comme «muse orgiaque du golf», ou encore comme «bacchante à bicyclette » (…) Albertine dont la promiscuité, jamais entièrement dévoilée, voire toujours plus profonde que ce que l'on en apprend, dépasse celle, pourtant impressionnante, du délicieux baron de Charlus, Albertine Simonet, dis-je, sera effectivement - comme l'affirme Gilberte très fast. Elle sera l'incarnation mème de la promiscuité. Bacchante à bicyclette, Albertine est donc à la fois fast parce que rapide et parce qu' elle file, intrépide et intraitable, vers I' assouvissement de ses désirs débridés pour les jeunes filles du littoral normand.
— Elle est étonnante ma fille, elle connaît tout le monde.
— Je ne la connais pas. Je la voyais seulement passer, on criait Albertine par-ci, Albertine par-là. Mais je connais Mme Bontemps, et elle ne me plaît pas non plus.
— Tu as le plus grand tort, elle est charmante, jolie, intelligente. Elle est même spirituelle. Je vais aller lui dire bonjour, lui demander si son mari croit que nous allons avoir la guerre, et si on peut compter sur le roi Théodose. Il doit savoir cela, n’est-ce pas, lui qui est dans le secret des dieux ?
Voici comment- d’une pierre deux coups -, on annonce au passage l’irruption de la guerre. Albertine, invoquée par trois fois, naît dela bouche de Gilberte. Dans l’hypothèse où Gilberte est Jacques Bizet, il est bien évident que c’est le patron des taxis Unic qui a prononcé pour la première fois devant Proust le nom de son chauffeur. Le passage de témoin de Gilberte à Albertine revêt l’aspect d’un aveu autobiographique qui, modèle pour modèle, réaffirme qu’Albertine, avant d’apparaître physiquement est bien Alfred.
 
Honoré Daumier, Les lutteurs de cirque (vers1852)


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