jeudi, juin 27, 2019

Proust Agostinelli 7

Le petit train de plaisir



Dans son article L’amour proustien, essai sur le cycle d’Albertine Maarten van Buuren n’y va pas par quatre chemins :

Les deux parties d’A la recherche du temps perdu qui précèdent Le Temps retrouvé : La prisonnière et Albertine disparue, appelées habituellement le cycle d’Albertine, sont la transposition fictionnelle de la liaison entre Marcel Proust et Alfred Agostinelli. (...)
Le cycle d’Albertine, dans lequel Proust a transposé son aventure avec Agostinelli, est resté inachevé. Proust était en plein travail de corrections lorsqu’il mourut en 1922. Les deux volumes s’en ressentent… [Ils] ont un caractère rhapsodique plus prononcé que les autres volumes. Beaucoup de fragments avaient été écrits à des époques très différentes, comme celui provenant de la toute première esquisse de 1908.


On ajoutera que le « roman d’Albertine » (Sodome et Gomorrhe III) commence avec les Impressions en automobile de 1907 retranscrites dès Swann. Dans Sodome II, Proust, selon son système de « pierres du Petit Poucet » disséminées à travers le texte tisse le fil invisible de sa toile en échafaudant une nouvelle variation sur son article du Figaro, et raconte à nouveau sous l’angle du quiproquo la rencontre avec son mécanicien. L’ordonnance du passage entre une lettre de dépit de Charlus à Aimé et l’épisode du lift, procède par digressions à une reconstruction du passé (ou si l’on veut de plusieurs versions du passé ouvrant sur des avenirs irréconciliables). Les termes n’y sont représentés en gras que pour souligner les réseau de polysémies potentielles :
Aimé, nous rencontrant dans l’escalier, fier de l’élégance d’Albertine et de notre moyen de transport, car ces voitures étaient assez rares à Balbec, se donna le plaisir de descendre derrière nous. Albertine, désirant être vue un peu dans sa nouvelle toilette, me demanda de faire relever la capote, qu’on baisserait ensuite pour que nous soyons plus librement ensemble. « Allons, dit Aimé au mécanicien, qu’il ne connaissait d’ailleurs pas et qui n’avait pas bougé, tu n’entends pas qu’on te dit de relever ta capote ? » Car Aimé, dessalé par la vie d’hôtel, où il avait conquis, du reste, un rang éminent, n’était pas aussi timide que le cocher de fiacre pour qui Françoise était une « dame » ; malgré le manque de présentation préalable, les plébéiens qu’il n’avait jamais vus il les tutoyait, sans qu’on sût trop si c’était de sa part dédain aristocratique ou fraternité populaire. « Je ne suis pas libre, répondit le chauffeur qui ne me connaissait pas. Je suis commandé pour Mlle Simonet. Je ne peux pas conduire Monsieur. » Aimé s’esclaffa : « Mais voyons, grand gourdiflot, répondit-il au mécanicien, qu’il convainquit aussitôt, c’est justement Mlle Simonet, et Monsieur, qui te commande de lever ta capote, est justement ton patron. » Et comme Aimé, quoique n’ayant pas personnellement de sympathie pour Albertine, était à cause de moi fier de la toilette qu’elle portait, il glissa au chauffeur : « T’en conduirais bien tous les jours, hein ! si tu pouvais, des princesses comme ça ! »
Le mécanicien en question est évidemment Alfred puisque c’est lui l’instrument de la révélation du mouvement cinématographique des espaces :
Les distances ne sont que le rapport de l’espace au temps et varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que nous avons à nous rendre à un endroit, dans un système de lieues, de kilomètres, qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L’art en est aussi modifié, puisqu’un village, qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin dans un paysage dont les dimensions sont changées. En tout cas, apprendre qu’il existe peut-être un univers où 2 et 2 font 5 et où la ligne droite n’est pas le chemin le plus court d’un point à un autre, eût beaucoup moins étonné Albertine que d’entendre le mécanicien lui dire qu’il était facile d’aller dans une même après-midi à Saint-Jean et à la Raspelière. (...)
Non, l’automobile ne nous menait pas ainsi féeriquement dans une ville que nous voyions d’abord dans l’ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateur dans la salle. Elle nous faisait entrer dans la coulisse des rues, s’arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais, comme compensation d’une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas, les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château aux quatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’on se rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vainement sous sa feuillée séculaire ; ces cercles, de plus en plus rapprochés, que décrit l’automobile autour d’une ville fascinée qui fuit dans tous les sens pour échapper, et sur laquelle finalement elle fonce tout droit, à pic, au fond de la vallée où elle reste gisante à terre ; de sorte que cet emplacement, point unique, que l’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express, elle donne par contre l’impression de le découvrir, de le déterminer nous-même comme avec un compas, de nous aider à sentir d’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fine précision, la véritable géométrie, la belle mesure de la terre.


Sur quoi Proust enchaîne innocemment dans un coq-à-l’âne familier - dont il ne parvient parfois à se tirer qu’avec un « N’anticipons pas, pour l’instant... » - sur la première révélation que le chauffeur est le complice de Morel ; l’esprit d’escalier mène toujours à quelque chose, quel que soit le sens dans lequel on l’emprunte :
Ce que malheureusement j’ignorais à ce moment-là et que je n’appris que plus de deux ans après, c’est qu’un des clients du chauffeur était M. de Charlus, et que Morel, chargé de le payer et gardant une partie de l’argent pour lui (en faisant tripler et quintupler par le chauffeur le nombre des kilomètres), s’était beaucoup lié avec lui (tout en ayant l’air de ne pas le connaître devant le monde) et usait de sa voiture pour des courses lointaines. Si j’avais su cela alors, et que la confiance qu’eurent bientôt les Verdurin en ce chauffeur venait de là, à leur insu peut-être, bien des chagrins de ma vie à Paris, l’année suivante, bien des malheurs relatifs à Albertine, eussent été évités ; mais je ne m’en doutais nullement. En elles-mêmes, les promenades de M. de Charlus en auto avec Morel n’étaient pas d’un intérêt direct pour moi.

La conclusion de la promenade amène à la question de sa rétribution, celle d’une part de l’attraction partagée :
En quittant Marcouville, pour raccourcir, nous bifurquions à une croisée de chemins où il y a une ferme. Quelquefois Albertine y faisait arrêter et me demandait d’aller seul chercher, pour qu’elle pût le boire dans la voiture, du calvados ou du cidre, qu’on assurait n’être pas mousseux et par lequel nous étions tout arrosés. Nous étions pressés l’un contre l’autre. Les gens de la ferme apercevaient à peine Albertine dans la voiture fermée, je leur rendais les bouteilles ; nous repartions, comme afin de continuer cette vie à nous deux, cette vie d’amants qu’ils pouvaient supposer que nous avions, et dont cet arrêt pour boire n’eût été qu’un moment insignifiant ; supposition qui eût paru d’autant moins invraisemblable si on nous avait vus après qu’Albertine avait bu sa bouteille de cidre ; elle semblait alors, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elle et moi un intervalle qui d’habitude ne la gênait pas ; sous sa jupe de toile ses jambes se serraient contre mes jambes, elle approchait de mes joues ses joues qui étaient devenues blêmes, chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose d’ardent et de fané comme en ont les filles de faubourgs. À ces moments-là, presque aussi vite que de personnalité elle changeait de voix, perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie, presque crapuleuse. Le soir tombait. Quel plaisir de la sentir contre moi, avec son écharpe et sa toque, me rappelant que c’est ainsi toujours, côte à côte, qu’on rencontre ceux qui s’aiment.

Dans le va-et-vient entre les trois personnages (2 étant le dédoublement fictif du même) le véritable point d’arrivée réside dans la question de la compensation financière, où Proust mêle les soupçons d’avidité de ses domestiques et le seul moyen de possession qu’il connaît, l’argent :
Et quand nous rentrions, Aimé, sur le premier degré de l’hôtel, ne pouvait s’empêcher, avec des yeux passionnés, curieux et gourmands, de regarder quel pourboire je donnais au chauffeur. J’avais beau enfermer ma pièce ou mon billet dans ma main close, les regards d’Aimé écartaient mes doigts. Il détournait la tête au bout d’une seconde, car il était discret, bien élevé et même se contentait lui-même de bénéfices relativement petits. Mais l’argent qu’un autre recevait excitait en lui une curiosité incompressible et lui faisait venir l’eau à la bouche.

C’est d’ailleurs, comme on l'a vu, une question de cupidité (compliquée d’un désir d’ascension sociale) qui survient quand le chauffeur est renvoyé à Paris, inisitant sur la gémellité coupable du chauffeur et de l’amant de Charlus :
J'ai dit – ce que j'ignorais alors et ce dont la connaissance m'eût évité bien des chagrins – qu'il était très lié (sans qu'ils eussent jamais l'air de se connaître devant les autres) avec Morel.

A cette reprise du discours sur le mécanicien succède un épisode narratif qui paraît (dans son ellipse temporelle) comme « plaqué » sur le texte, et raconte comment Morel et le chauffeur s'y prirent (en lui cassant la figure et en le faisant passer pour alcoolique) pour se débarrasser du cocher « mélancolique » des Verdurin, et faire acheter à la place du fiacre (justement dénommé « break ») une automobile :
Pour revenir au mécanicien, il demanda non seulement à Morel que les Verdurin remplaçassent leur break par une auto... mais, chose plus malaisée, leur principal cocher, le jeune homme sensible et porté aux idées noires, par lui, le chauffeur. […] Le chauffeur entra le lendemain et, plus tard, Mme Verdurin (qui avait été obligée d'en prendre un autre) fut si satisfaite de lui, qu'elle me le recommanda chaleureusement comme homme d'absolue confiance. Moi qui ignorais tout, je le pris à la journée à Paris. Mais je n'ai que trop anticipé, tout cela se retrouvera dès l'histoire d'Albertine.
Aussi ses plus grandes colères, ses plus sombres et plus injustifiables accès de mauvaise humeur venaient-ils de ce qu'il appelait... la fourberie universelle. Il se flattait d'y échapper en ne parlant jamais de personne, en cachant son jeu, en se méfiant de tout le monde. (Pour mon malheur, à cause de ce qui devait en résulter après mon retour à Paris, sa méfiance n'avait pas « joué » à l'égard du chauffeur de Balbec, en qui il avait sans doute reconnu un pareil, c'est-à-dire... un méfiant dans la bonne acception du mot, un méfiant qui se tait obstinément devant les honnêtes gens et a tout de suite partie liée avec une crapule).

(…) Je fus naturellement bien étonné d'apprendre que le cocher avait été mis à la porte, et bien plus de reconnaître dans son remplaçant le chauffeur qui nous avait promenés, Albertine et moi. Mais il me débita une histoire compliquée, selon laquelle il était censé être rentré à Paris, d'où on l'avait demandé pour les Verdurin, et je n'eus pas une seconde de doute.

Au début de La Prisonnière, alors que le Narrateur s'est rendu en l'absence -croit-il- d'Albertine demander des conseils de toilette pour lui offrir une robe de chambre de Fortuny, il croise entre deux escaliers Charlus et Morel en visite chez Jupien, - la nièce du giletier-pourvoyeur, fiancée de Morel, a imprudemment offert de leur « payer le thé »-. Leur présence fait soudain ressurgir une sombre histoire d'argent liée à un vice que la voix narrative n'a cure de préciser.

Donc à Balbec… [Morel] m’avait demandé de le présenter à ce même Bloch avec lequel il avait été si désagréable une semaine auparavant dans le train. Bloch n’avait pas hésité à lui prêter — ou plutôt à lui faire prêter par M. Nissim Bernard — 5.000 francs. De ce jour, Morel avait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux comment il pourrait rendre service à quelqu’un qui lui avait sauvé la vie. Enfin, je me chargeai de demander pour Morel 1.000 francs par mois à M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch, qui se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois, Morel, encore sous l’impression de la bonté de Bloch, lui envoya immédiatement les 1.000 francs ; mais après cela il trouva sans doute qu’un emploi différent des 4.000 francs qui restaient pourrait être plus agréable, car il commença à dire beaucoup de mal de Bloch. La vue de celui-ci suffisait à lui donner des idées noires, et Bloch ayant oublié lui-même exactement ce qu’il avait prêté à Morel, et lui ayant réclamé 3.500 francs au lieu de 4.000, ce qui eût fait gagner 500 francs au violoniste, ce dernier voulut répondre que, devant un pareil faux, non seulement il ne paierait plus un centime mais que son prêteur devait s’estimer bien heureux qu’il ne déposât pas une plainte contre lui. En disant cela, ses yeux flambaient. Il ne se contenta pas, du reste, de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n’avaient pas à lui en vouloir, mais bientôt qu’ils devaient se déclarer heureux qu’il ne leur en voulût pas. Enfin, M. Nissim Bernard ayant, paraît-il, déclaré que Thibaud jouait aussi bien que Morel, celui-ci trouva qu’il devait l’attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui nuisant dans sa profession ; puis, comme il n’y a plus de justice en France, surtout contre les Juifs (l’antisémitisme ayant été chez Morel l’effet naturel du prêt de 5.000 francs par un Israélite), il ne sortit plus qu’avec un revolver chargé.

On peut rêver sur ce passage en tentant de séparer les strates du collage : cet aspect de Bloch n'est plus l'aspirant-littérateur précieux, passionné par la Berma, mais le financier, fils de banquier que fut Albert Nahmias. Aurait-il prêté, avec ou sans contrepartie, de l'argent à un quelconque mécanicien de Cabourg ? Cette hypothèse, peut-être tirée par les cheveux, qu'Alfred et Albert se seraient au moins rencontré « pour affaire » comme aime dire Morel, expliquerait l'absurdité des télégrammes de Proust à Nahmias en décembre 1913, les recommandations de ne surtout pas mentionner le nom de son père à l'hôtel à Nice, les noms d'emprunt, celle de ne surtout pas rencontrer Alfred qui l'aurait immédiatement démasqué. Considérant que dans le roman c'est Saint-Loup (dont l'amitié sera bientôt dénoncée sous prétexte d'homosexualité cachée et dont les modèles sont morts à l'époque de la rédaction) qui remplit l'office de Nahmias, on en vient à se souvenir que dans la folie érotique du Narrateur, Saint-Loup, qui finira par tromper Gilberte et son oncle avec Morel pour qui il dépense des sommes folles, aurait profité de ce séjour pour faire des avances à une Albertine qu'il avait déjà envisagé d'épouser autrefois :

Maintenant je comprenais ce que Robert avait voulu me dire chez la princesse de Guermantes : « C’est malheureux que ta petite amie de Balbec n’ait pas la fortune exigée par ma mère, je crois que nous nous serions bien entendus tous les deux. » Il avait voulu dire qu’elle était de Gomorrhe comme lui de Sodome, ou peut-être, s’il n’en était pas encore, ne goûtait-il plus que les femmes qu’il pouvait aimer d’une certaine manière et avec d’autres femmes. Et, en somme, c’était le même fait qui nous avait donné à Robert et à moi le désir d’épouser Albertine (à savoir qu’elle aimait les femmes). Mais les causes de notre désir, comme ses buts aussi, étaient opposés. Moi, c’était par le désespoir où j’avais été de l’apprendre, Robert par la satisfaction; moi pour l’empêcher, grâce à une surveillance perpétuelle, de s’adonner à son goût ; (Fug 679/259).

Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle qui en est l'objet comme une défiance qui autorise la tromperie. D'ailleurs, pour tâcher d'apprendre quelque chose, c'est nous qui avons pris l'initiative de mentir, de tromper. Andrée, Aimé, nous promettent bien de ne rien dire, mais le feront-ils ? Bloch n'a rien pu promettre puisqu'il ne savait pas et, pour peu qu'elle cause avec chacun des trois, Albertine, à l'aide de ce que Saint-Loup eût appelé des « recoupements », saura que nous lui mentons quand nous nous prétendons indifférents à ses actes et moralement incapables de la faire surveiller.

Compliqué ? Laissons filer en roue libre le petit train de l'association d'idée et de la machine à fantasme, le tortillard de Balbec. A la station terminus, le fuyant Nissim Bernard est également bien amoché, au terme d’une expérience de gémellité qui s’avère être une affaire de salade de tomates :

Nous étions, Albertine et moi, devant la station Balbec du petit train d'intérêt local... Non loin de nous était M. Nissim Bernard, lequel avait un œil poché. Il trompait depuis peu l'enfant des choeurs d'Athalie avec le garçon d'une ferme assez achalandée du voisinage, « Aux Cerisiers ». Ce garçon rouge, aux traits abrupts, avait absolument l'air d'avoir comme tête une tomate. Une tomate exactement semblable servait de tête à son frère jumeau. Pour le contemplateur désintéressé, il y a cela d'assez beau, dans ces ressemblances parfaites de deux jumeaux, que la nature, comme si elle s'était momentanément industrialisée, semble débiter des produits pareils. Malheureusement, le point de vue de M. Nissim Bernard était autre et cette ressemblance n'était qu'extérieure. La tomate n° 2 se plaisait avec frénésie à faire exclusivement les délices des dames, la tomate n° 1 ne détestait pas condescendre aux goûts de certains messieurs. Or chaque fois que, secoué, ainsi que par un réflexe, par le souvenir des bonnes heures passées avec la tomate n° 1, M. Bernard se présentait « Aux Cerisiers »... le vieil Israélite, jouant sans le savoir Amphitryon, s'adressait au frère jumeau et lui disait : « Veux-tu me donner rendez-vous pour ce soir. » Il recevait aussitôt une solide « tournée ». Elle vint même à se renouveler au cours d'un même repas, où il continuait avec l'autre les propos commencés avec le premier. À la longue elle le dégoûta tellement, par association d'idées, des tomates, même de celles comestibles, que chaque fois qu'il entendait un voyageur en commander à côté de lui, au Grand-Hôtel, il lui chuchotait : « Excusez-moi, Monsieur, de m'adresser à vous, sans vous connaître. Mais j'ai entendu que vous commandiez des tomates. Elles sont pourries aujourd'hui. Je vous le dis dans votre intérêt car pour moi cela m'est égal, je n'en prends jamais. » (...) Aimé, qui connaissait la scène, en riait tout seul et pensait : « C'est un vieux malin que Monsieur Bernard, il a encore trouvé le moyen de faire changer la commande. » M. Bernard, en attendant le tram en retard, ne tenait pas à nous dire bonjour, à Albertine et à moi, à cause de son œil poché. Nous tenions encore moins à lui parler. C'eût été pourtant presque inévitable si, à ce moment-là, une bicyclette n'avait fondu à toute vitesse sur nous ; le lift en sauta, hors d'haleine. Mme Verdurin avait téléphoné un peu après notre départ pour que je vinsse dîner, le surlendemain ; on verra bientôt pourquoi. Puis après m'avoir donné les détails du téléphonage, le lift nous quitta, et comme ces « employés » démocrates, qui affectent l'indépendance à l'égard des bourgeois, et entre eux rétablissent le principe d'autorité, voulant dire que le concierge et le voiturier pourraient être mécontents s'il était en retard, il ajouta : « Je me sauve à cause de mes chefs. »

Nous arrivons maintenant en un lieu chic et mal famé : Maineville la teinturière, où se déroule une comédie des erreurs, pour le modique prix d’entrée de 50 francs.
La station suivante du petit train, Maineville, me rappelle justement un incident relatif à Morel et à M. de Charlus. Avant d’en parler, je dois dire que l’arrêt à Maineville... était l’occasion de scènes moins pénibles que celle que je vais raconter dans un instant. L’arrivant, ayant ses menus bagages dans le train, trouvait généralement le Grand Hôtel un peu éloigné, (...) quand, au moment où le train stationnait à Maineville, il voyait brusquement se dresser le Palace dont il ne pouvait pas se douter que c’était une maison de prostitution. (…)

... le prince de Guermantes qui, venu passer quelques jours sur cette côte… rencontra le musicien, sans savoir qui il était, sans être davantage connu de lui, et lui offrit cinquante francs pour passer la nuit ensemble dans la maison de femmes de Maineville ; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de Guermantes et de la volupté d’être entouré de femmes ... Je ne sais comment M. de Charlus eut l’idée de ce qui s’était passé et de l’endroit, mais non du séducteur. Fou de jalousie, et pour connaître celui-ci, il télégraphia à Jupien, qui arriva deux jours après, et quand, au commencement de la semaine suivante, Morel annonça qu’il serait encore absent, le baron demanda à Jupien s’il se chargerait d’acheter la patronne de l’établissement et d’obtenir qu’on les cachât, lui et Jupien, pour assister à la scène (SG 1078/464).

Mais Morel, prévenu par la maquerelle que « deux messieurs avaient payé fort cher pour le voir », resta « paralysé par la stupeur » et n’offrit qu’une scène décente lors de laquelle il se borna à raconter à trois filles ses souvenirs de régiment, stratagème destiné à éloigner les soupçons de Charlus. Ce dernier comprit qu’il avait été joué. Il arriva, à son corps défendant, la même mésaventure à son frère, puisque invité par le prince à se rendre le lendemain à un nouveau rendez-vous dans une villa de louage, Morel, patientant devant la cheminée reconnut entre autres photos de parents des Guermantes, le portrait de Charlus :
Fou de terreur, Morel... ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M. de Charlus l’avait fait tomber pour éprouver s’il était fidèle, dégringola quatre à quatre les quelques marches de la villa, se mit à courir à toutes jambes sur la route et quand le prince de Guermantes (après avoir cru faire faire à une connaissance de passage le stage nécessaire, non sans s’être demandé si c’était bien prudent et si l’individu n’était pas dangereux) entra dans son salon, il n’y trouva plus personne. Il eut beau, avec son valet, par crainte de cambriolage, et revolver au poing, explorer toute la maison, qui n’était pas grande, les recoins du jardinet, le sous-sol, le compagnon dont il avait cru la présence certaine avait disparu.



Proust l’a répété, il n’avait aucune imagination. Ces incidents épars rapportés à la figure du double conservent sans doute des éléments biographiques d’une réalité sans cesse soumise à enquête.

Tout être aimé, même dans une certaine mesure, tout être est pour nous comme Janus, nous présentant le front qui nous plaît si cet être nous quitte, le front morne si nous le savons à notre perpétuelle disposition. ... C’est terrible d’avoir la vie d’une autre personne attachée à la sienne comme une bombe qu’on tiendrait sans qu’on puisse la lâcher sans crime. Mais qu’on prenne comme comparaison les hauts et les bas, les dangers, l’inquiétude, la crainte de voir crues plus tard des choses fausses et vraisemblables qu’on ne pourra plus expliquer, sentiments éprouvés si on a dans son intimité un fou (…) en laissant de côté les relations qu’ils avaient ou non ensemble, M. de Charlus avait dû ignorer, au début, que Morel était fou (...)… le menaçait de résolutions désespérées, au milieu desquelles persistait le souci le plus retors de l’intérêt le plus immédiat. Tout ceci n’est que comparaison. Albertine n’était pas folle.

Les aveux d’Andrée à la fin D’Albertine disparue expliquent, même si le Narrateur n’y accorde qu’une attention distraite ou apaisée, la véritable nature des rapports d’ Albertine et de Morel à qui elle est finalement livrée :
Du reste ce n’était pas seulement avec moi qu’elle aimait prendre du plaisir. Elle avait rencontré chez Mme Verdurin un joli garçon, Morel. Tout de suite ils s’étaient compris. Il se chargeait, ayant d’elle la permission d’y prendre aussi son plaisir, car il aimait les petites novices, de lui en procurer. Sitôt qu’il les avait mises sur le mauvais chemin, il les laissait. Il se chargeait ainsi de plaire à de petites pêcheuses d’une plage éloignée, à de petites blanchisseuses, qui s’amourachaient d’un garçon mais n’eussent pas répondu aux avances d’une jeune fille. Aussitôt que la petite était bien sous sa domination, il la faisait venir dans un endroit tout à fait sûr, où il la livrait à Albertine. Par peur de perdre Morel, qui s’y mêlait du reste, la petite obéissait toujours, et d’ailleurs elle le perdait tout de même, car, par peur des conséquences et aussi parce qu’une ou deux fois lui suffisaient, il filait en laissant une fausse adresse. Il eut une fois l’audace d’en mener une, ainsi qu’Albertine, dans une maison de femmes à Corliville, où quatre ou cinq la prirent ensemble ou successivement.. (Fug 599/180).

Gageons qu’avec quelques relectures supplémentaires, cette occurrence unique de Corliville serait devenue Maineville . Quand ce n’est pas le petit train, mais l’automobile qui s’y arrête, Maineville est lieu des rendez-vous intimes où le Narrateur vient chercher Albertine, une Albertine singulièrement délurée et animale qui ne craint pas de se donner en spectacle à un chauffeur qui s’est mystérieusement « évaporé » :
Quelquefois aussi, c'était moi qui allais chercher mon amie, un peu plus tard ; alors elle devait m'attendre devant les arcades du marché, à Maineville… Alors je la voyais… sauter à côté de moi dans la voiture avec le bond léger plus d'un jeune animal que d'une jeune fille. Et c'est comme une chienne encore qu'elle commençait aussitôt à me caresser sans fin. Quand la nuit était tout à fait venue et que, comme me disait le directeur de l'hôtel, le ciel était tout parcheminé d'étoiles, si nous n'allions pas nous promener en forêt avec une bouteille de Champagne, sans nous inquiéter des promeneurs déambulant encore sur la digue faiblement éclairée (…) Je finissais par ramener Albertine à Parville. Arrivé devant chez elle, il fallait interrompre nos baisers de peur qu'on ne nous vît ; n'ayant pas envie de se coucher, elle revenait avec moi jusqu'à Balbec, d'où je la ramenais une dernière fois à Parville ; les chauffeurs de ces premiers temps de l'automobile étaient des gens qui se couchaient à n'importe quelle heure.

Dès la scène enflammée du baiser refusé dans Les jeunes filles en fleurs, « les seins bombés des premières falaises de Maineville » apparaissent déjà dans l’encadrement de la fenêtre.

Le Palace de Maineville, établissement sans doute imaginaire (Proust pense-t-il aux localités existantes de Bretteville-sur-Bordel ou de Bosc-Bordel?) n’est qu’une étape dans la suite continue des maisons de passe ou d’établissements publics potentiels lieux de drague de la recherche, du Chalet d’aisance des Champs-Elysées tenue par La Marquise à la maison de Jupien du Temps retrouvé.

Proust paraît être le premier à chanter les odeurs des toilettes qui lui rappellent le petit cabinet « à l’odeur d’iris » de Combray. Ces lieux sont dévolus à diverses satisfactions humides :
Les murs humides et anciens de l'entrée... dégageaient une fraîche odeur de renfermé qui... me pénétra d'un plaisir non pas de la même espèce que les autres..., d'un plaisir consistant auquel je pouvais m’étayer, délicieux, paisible, riche d'une vérité durable, inexpliquée et certaine (JFF)
Sortons maintenant du Palace pour faire escale aux Bains-Douches… Mais voilà qu’interrompus dans notre voyage, nous recevons une petit bleu…




Le rêve d’un télégraphiste
 
Le sujet du télégraphiste s’arrêtant en chemin pour jouer aux billes avec des pâtissiers est un poncif des années 1900


Il convient de revenir sur l’indifférence prêtée à Proust vis-à-vis du grand « gourdiflot » qu’est l’Agostinelli de 1907. Si la cristallisation stendhalienne ne paraît pas s’être développée sur lui, c’est qu’elle est en attente d’un révélateur, ou que la couche picturale est encore trop fraîche pour y appliquer les glacis qui donneront au tableau l’illusion de la profondeur. Van Buuren, dans l’étude précédemment citée relève :
A propos de la première rencontre avec Albertine, le Narrateur note : « Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu’on prend en présence de l’être aimé, n’est qu’un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l’entrée est « condamnée » tant qu’on voit du monde. Si la connaissance du plaisir fut ainsi retardée pour moi... » (R 2 , II, 227). Proust affirme d’une manière exceptionnellement radicale qu’une expérience profonde n’a jamais lieu au moment de l’événement, que l’expérience, pour se produire, prend du retard sur l’événement qui le provoque, que l’expérience fonctionne avec « Spätwirkung » comme le disent de manière frappante les Allemands. La métaphore de la chambre noire intérieure et l’impossibilité de développer le négatif tant que la personne aimée est présente fait comprendre que des sentiments profonds (quels qu’ils soient) ne sauraient s’exprimer, ni même se développer en présence directe de la personne à laquelle ils s’adressent. Ils ont besoin, pour ce faire, d’un médiateur qui n’est autre que l’image que le sujet « développe » loin de la personne aimée (haïe, redoutée, etc.). La métaphore attire également l’attention sur le fait que les données de la perception constituent une matière brute et inutile tant qu’elles ne sont pas « développées » dans la chambre noire intérieure, c’est à dire élaborées et développées d’une manière qui suggère une analogie entre le travail de la conscience et le travail artistique.
On pourrait également déduire de cette constatation que le processus inverse en découle : dès que l’image positive est développée, elle se transforme de nouveau en un cliché « négatif », manifestant l’inversion des valeurs lumière/ombre.
Tout dans la vie réelle de l’auteur, conduit à Agostonelli : au printemps 1908, Proust cherche, sans peut-être se douter de ce qu’il va trouver ni qu’il l’a déjà rencontré, un objet de désir avec lequel remplir le personnage déjà crayonné du futur grand amour (Maria, Paquita, Gisèle, Alberte- n’en jetez plus) de son narrateur. Son attention se fixe ex-abrupto sur une figure, en uniforme de travail bleu, coiffée d’un képi-casquette, messager (c’est à dire « angelos », le messager grec) porteur de dépêches de la même couleur que son costume, jeune (pas majeur) mais sans trop, indissociable de son vélocipède, pourquoi pas un télégraphiste ?

A Louis d’Albufera 26 mars 1908

Est-ce que je rêve ou est-ce que tu ne m'envoyais pas porter des lettres autrefois par un jeune télégraphiste qui était apparenté à un quelconque de tes serviteurs ? Dans ce cas tu pourrais m'être utile car pour quelque chose que j'écris j'aurais besoin de connaître un télégraphiste. Tu me diras que je n'ai qu'à parler à ceux qui m'apportent des dépêches, mais d'abord personne ne m'écrit plus, et ensuite dans mon quartier ce sont tous des enfants en bas âge incapables de donner l'ombre d'un renseignement. Mais les renseignements ( d'ailleurs peu nombreux ) ne me suffisent pas ; c'est surtout de voir un télégraphiste dans l'exercice de ses fonctions, d'avoir l'impression de sa vie. Peu-être le tien ne l'est plus. Dans ce cas il ne servirait à rien mais peut-être a-t-il des amis. Enfin je me recommande à toi et à lui, si je ne confonds pas.
21 avril 1908
Merci de tes nombreux renseignements... J'aime cette précision et t'en remercie. J'écrirai un jour à l'autre à Louis Maheux. Ta plaisanterie avec le genre de rapports que tu n'as pas eus avec lui était inutile et cette idée ne me serait pas venue. Hélas je voudrais être aussi sûr que tu n'as pas à cet égard de telles idées sur moi. En tout cas ce serait plus explicable puisque tant de gens l'ont dit de moi. Cependant je pense que quel que soit le fond de ta pensée sur moi à ce sujet ( et je souhaite de tout mon cœur qu'elle soit conforme à la vérité, c'est-à-dire excellente ), ce n'est pas relativement à Louis Maheux que cette pensée te viendrait. Je ne suis pas assez stupide,si j'étais de ce genre de canailles, pour aller prendre toutes les précautions pour que le garçon sache mon nom, puisse me faire coffrer, t'avertisse de tout etc. Je
réponds à ta plaisanterie un peu longuement peut'être, mais c'est qu'hélas elle était suivie : " mais " ( mais si c'est pour avoir l'impression de sa vie ) que tu as écrit involontairement d'autant plus sincèrement et qui m'a donné fort à penser.
 5 mai 1908
Mon cher Louis
Précisément comme je venais de t'écrire le jeune Maheux est venu. Cette fois j'ai pu le recevoir. Il est très gentil, très intelligent, il m'a donné des renseignements, compte m'en redonner d'autres m'a-t-il dit. Son seul inconvénient c'est qu'il est beaucoup trop bien, trop comme il faut, pas représentatif du tout de sa profession. Il ressemble à Bertrand de Fénelon, sauf qu'il est beaucoup mieux tenu. Il m'a dit en me parlant des télégraphistes avec mépris : « Ils ont plutôt le genre Grenelle que le genre de la rue Saint-Dominique ». Genre de la rue Saint-Dominique dans sa pensée voulait dire son genre à lui. Il serait un modèle parfait pour un tableau de mœurs mondaines. Nous nous sommes quittés très bons amis ( du moins de mon côté, et lui a été très aimable ).
Adieu mon cher Louis je te l'ai écrit tout de suite comme je t'avais écrit que je ne l'avais pas vu et pour que ma lettre ne soit pas en contradiction avec la réalité.
Hélas, le jeune Maheux ne correspond donc en rien aux critères requis: il n’est pas assez populaire, trop éduqué jusque dans son langage, rien ne donne en lui le frisson du voyou, il ressemble même au modèle de l’ami parfait, Montargis-Saint-Loup (et porte le même prénom que son correspondant-rabatteur hétérosexuel et coureur de jupons avéré).




Apparition d’un Sauveur




Si tous les éléments biographiques mènent à Agostinelli, tout ceux qui succèdent à son apparition y ramènent.

C’est à l’étude brillante de Luc Fraysse L'affaire Philippe Sauveur : Proust en dialogue avec un roman manuscrit de Ramon Fernandez, qu’on doit ce nouveau détour :

Philippe Sauveur est un roman sur l’inversion écrit par un auteur hétérosexuel, Ramon Fernandez (père de Dominique). Un manuscrit de ce livre jamais achevé, et longtemps disparu, a été longuement consulté par Proust (qui avait rencontré brièvement l’auteur en mars 1913 aux Ballets russes, et n’avait cessé de tenter de s’en rapprocher) donnant lieu à une correspondance -peu fournie mais probablement amputée en raison de son sujet- jusqu’alors assez obscure.

Proust à Ramon Fernandez, avril 1918 :

J’avais eu envie de vous connaître il y a longtemps, il y a si longtemps que mon désir — comme les canons à longue portée — s’était usé et détruit de lui-même. J’ai eu comme cela envie de voir des villes précieuses, et quand j’ai eu la mauvaise chance de manquer trop souvent le train, j’y ai renoncé à jamais. La même chose m’est arrivée pour des dames que j’étais curieux de voir. Le rendez-vous a raté et je n’ai plus eu du tout envie. C’est un peu différent à votre égard, puisque ce n’était pas le visage, mais une belle intelligence que je souhaitais de connaître. (…) J’étais déjà fort au bout de mon rouleau d’espérances, quand je vous rencontrai aux Ballets russes. Je vous attendis en vain chez moi après le théâtre, en vain le lendemain un mot de vous. J’avais donc entièrement renoncé à M. Fernandez. Mais comme dans les contes des Mille et une Nuits,[au passage l’importance de cet autre livre encadre toute La Recherche] on trouve métamorphosé en quelque chose de méconnaissable, ce qu’on avait cessé de chercher. J’ai donc vu un Fernandez, sans moustaches, sans barbe, sans aucun rapport (qu’au moins je me sente capable de restituer), un Fernandez nouveau chez Lucien Daudet. Le nouveau est moins aimable quand il parle que l’ancien, il ne dit même pas bonjour, mais il écrit, ce que l’ancien ne faisait pas, et des lettres ravissantes. De ce Legrandin que seule une erreur dans la correction des épreuves m’a empêché de retirer de Swann où il est si ennuyeux, Fernandez parle tellement mieux que moi que Legrandin redevient utile.

Luc Fraysse (article cité) : En mai 1918, le romancier croit savoir que son cadet « était parti corriger les épreuves de son roman Philippe Sauveur » Et dans la seconde lettre à Fernandez que nous possédions, en octobre de la même année, (...) juste après une évocation du comte Sala, dont le « salaïsme » (terme désignant l’inversion, dans le vocabulaire épistolaire de Proust) faisait fuir les serveurs du Ritz, l’épistolier fait une nouvelle allusion au roman inédit de son destinataire : « je continue à penser à l’armée gratinoise, à Philippe Sauveur, à la comparaison entre les grands maîtres de la littérature et Meredith, et aussi à l’honneur si grand que vous me faites en me dédiant votre Essai sur lui » . (…) L’essai que fera paraître Fernandez sur Proust semble indiquer qu’il était plus précisément fait allusion à l’armée, dans un tel contexte, des domestiques, puisque nous lirons sous sa plume, à propos du roman mondain de Proust : « son monde des garçons de restaurant n’est-il pas comme un “gratin” du sous-sol, et son monde des domestiques comme une bourgeoisie en tablier ? »  

Une dissension majeure apparaît en effet dans l’analyse de l’inversion que Fernandez ne prête qu’aux classes aisées décadentes.

Ramon Fernandez dans son André Gide de 1931 :

Je soumis mon manuscrit à Proust qui m’en écrivit à plusieurs reprises ; nous eûmes aussi quelques entretiens à ce sujet. Il convenait que la pédérastie, ou l’inversion — il n’opposait point ces termes, comme fait Gide — était aujourd’hui une maladie. Mais il niait — et c’était là, justement, une des critiques qu’il adressait à mon livre — que cette maladie fût réservée à la société oisive, à la bourgeoisie corrompue. Aggravée par le snobisme… l’inversion, selon lui, était répandue dans toutes les classes de la société.

Proust paraît dans ses contacts répétés avec Ramon Fernandez, avoir exercé en retour une influence sur les concepts développés dans Philippe Sauveur.

Fraysse : Il semble que la présentation de Charlus par Saint-Loup puis l’apparition du baron lui-même dans les Jeunes filles en fleurs influencent à présent le portrait de Philippe Sauveur : « Il attachait une importance essentielle à ce qu’il appelait le rapport viril, que d’ailleurs il ne parvenait point à définir clairement » (f° 15)… de fait, Ramon Fernandez notera sur ce point, en 1931, dans son Gide : « la prétention à la virilité fait partie du caractère de M. de Charlus, du moins du Charlus des premiers temps »

Ainsi dans un épisode du manuscrit retrouvé de Philippe Sauveur intervient un soldat qui, devant un bar de rencontre, sauve deux personnages secondaires du livre d’une altercation avec un ivrogne :
Je me souviendrai toujours de cette apparition dans le clair-obscur de la rue lointaine où notre promenade nous avait conduits. Il avait la taille et l’uniforme héraldique des life-guards. La visière de son képi, qui étendait une ombre sur ses yeux, dessinait une ligne parallèle à son nez, un de ces nez droits comme on n’en voit que dans les musées et dans les brumes anglo-saxonnes. Il glissa sa badine  sous son bras gauche et nous demanda avec une jolie grâce réservée si nous n’avions pas été trop molestés par l’ivrogne. Comme Bigourdin, sportif convaincu, contemplait avec une naïve admiration son corps élancé sans raideur et musclé sans difformités, il s’adressa plus particulièrement à lui, mais sans affectation, avec une gentillesse simple qui nous séduisit tous les deux. Il tenait à la fois du valet-de-pied, du guerrier, de l’athlète et du collégien, avec je ne sais quel parfum de jeune fille qui donnait une étrange poésie à sa virilité.

Sans plus s’attarder aux autres emprunts potentiels, nous nous focaliserons sur le passage du texte de Ramon Fernandez – première apparition autour d’un piano d’un amant platonique que Sauveur tente par la suite de ramener à la décence et à la norme- qui a directement inspiré l’entrée en scène d’un Saint-Loup « en gloire » (au sens pictural du terme) et qui chez Proust constistue dans une sorte de « précipité » (au sens chimique du terme) une troisième version hagiographique de la rencontre avec Agostinelli, celle de l’éblouissement immédiat, compris comme il se doit à retardement :

Fraysse : C’est ici qu’intervient (f° 280) une description... dont Proust nous semble s’être souvenu dans les Jeunes filles en fleurs. Voici en effet comment le personnage fait son apparition :
Il était ce qu’il y a, parmi les hommes, de plus près des ruisseaux, des horizons, des peupliers, de tout ce qui épouse directement le soleil ; l’humidité qui brillait aux coins de sa bouche et de ses yeux avait la qualité de la rosée ; les [sinuosités barré] lignes de son visage faisaient penser aux courbes délicates des collines et des vallées, son corps à un jeune arbre, ses cheveux à la moisson, ses yeux à la mer.
À lire ces lignes, on se souvient de la première apparition de Robert de Saint-Loup, dans le hall du Grand-Hôtel de Balbec :
Une après-midi de grande chaleur j’étais dans la salle à manger de l’hôtel qu’on avait laissée à demi dans l’obscurité pour la protéger du soleil en tirant des rideaux qu’il jaunissait et qui par leurs interstices laissaient clignoter le bleu de la mer, quand dans la travée centrale qui allait de la plage à la route, je vis, grand, mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer un jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et les cheveux aussi dorés que s’ils avaient absorbé tous les rayons du soleil. Vêtu d’une étoffe souple et blanchâtre comme je n’aurais jamais cru qu’un homme eût osé en porter, et dont la minceur n’évoquait pas moins que le frais de la salle à manger, la chaleur et le beau temps du dehors, il marchait vite. Ses yeux, de l’un desquels tombait à tout moment un monocle, étaient de la couleur de la mer.

Observons donc la chronologie, pour remarquer que l’entrée de Saint-Loup au Grand-Hôtel n’apparaît pas dans les versions plus anciennes, où le futur ami du héros se nomme longtemps Montargis. […] la fréquentation de Ramon Fernandez, durant le premier semestre de 1918, communique avec des ajouts ou réécritures dans les Jeunes filles. [Dans son son Proust de 1943, Fernandez] souligne l’importance chez Proust de ce qu’il nomme la « contemplation vitrée » qu’il interprète … de deux manières, en ce qu’elle crée « le cadre d’un tableau » et signale un « recul devant le contact immédiat »  Saint-Loup … c’est l’homme à femmes qui se fait homme-femme (dans Philippe Sauveur, on se souvient que l’homme-femme se faisait homme à femmes, ce qu’une lettre de Proust appliquait indirectement à l’auteur).


On a compris pourquoi Robert de lumière (d’Humières) est « saint », il est aussi « loup » mot qui revient souvent dans l’échange Proust Fernandez, (lequel rapporte ces paroles « ma phrase, avec ces mots que je n’entends pas, me fait l’effet d’avoir ce que les mécaniciens, je crois, appellent un loup ») dans l’acception « défaut capital dans une pièce de bois ; et dans l’argot du théâtre, un défaut dans l’enchaînement des scènes qui produit un instant de vide » (Littré cité par Fraysse).


On n’ignore pas évidemment que Jeanne Weil, Mme Adrien Proust, surnommait Marcel « mon petit loup » et Robert son frère, « mon autre loup ». En quoi donc, le loup illuminé est-il un autre visage jumeau d’Agostinelli ?


Un avant-texte du cahier 31, concernant Montargis à Doncières -même ville où se situera finalement la rencontre de Charlus avec le permissionnaire Morel- apporte une réponse définitive à cette question d’apparence bancale, à travers l’hapax « chauffer », lequel conduit à une machine volante encore à inventer :


Il faut l'avoir vu dans sa garnison, il faut aussi avoir été amoureux d'une cousine à lui, pour avoir connu sa bonté dans toute sa gloire. On peut dire que du jour où on arrivait il mettait à votre disposition tous les chevaux de la remonte, avec les cyclistes, le service automobile et aéronautique de la garnison, sans compter toutes les automobiles et les chevaux des châteaux voisins où il était adoré. Et, comme c'était le garçon qui comprenait le mieux les désirs insensés qu'on pouvait avoir quoique n'étant pour sa part de nature à les partager, si à sept heures du soir je disais : « Dire que ce serait si bon de voir Mme de Guermantes », il me disait : « Il est sept heures, je m'échappe sans permission, nous montons en automobile, à minuit moins le quart nous serons à Paris et nous la prendrons à la sortie de l'Opéra ». Arrivant à toute vitesse sur sa machine pour faire ce dont il avait envie, il avait toujours l'air de figurer dans une composition glorifiant la Science moderne au service du sentiment. Il me proposait toujours de « chauffer pour Paris ». Si l'aéroplane avait existé, nous y aurions volé. (Esquisse XII, II, p. 1103).

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