samedi, juin 08, 2019

Proust Agostinelli 4


Conférence sur une tombe (Quaranta)

 

Résumé de la conférence de Jean-Marc Quaranta à la Fondation Singer-Polignac, le 11 mars 2011 :
C'est une amitié qui m'intéresse aussi parce qu'elle transcende les barrières de classe.  Elle transgresse. Là je crois qu'il y a chez Agostinelli une dimension politique dans cette relation.
On n’a pratiquement aucune trace de leur correspondance.
C'est avec la tombe qu'Agostinelli que débute cette histoire. Proust l'évoque dans une lettre de 1915 à Mme Catusse, il dit "Je ne sais pas où se trouve cette tombe au cimetière de Nice." Je supposais que cette tombe se trouvait au cimetière du Château, et j'avais tort, elle se trouve au cimetière de Caucade, près de l'aéroport. Un jour d'août 2009, j'ai trouvé cette tombe... qui est en ruines. une chapelle en marbre qui est ceinte de chaînes.

 
On retrouve ces éléments-là épars sur la tombe, elle s'est effondrée. On trouve sur cette tombe une plaque brisée où on lit les mois et année de naissance d'Agostinelli, octobre 1888 et on voit aussi le 30 mai 1914, et aussi l'aviation.


 
On trouve aussi au bord de cette tombe une petite plaque qui indique qu'elle fait l'objet d'une procédure de relèvement. c'est à dire que la mairie avait l'intention, au moment où je l'ai retrouvée, dans les trois mois à venir, de la reprendre en sa possession et de la détruire ; alors non pas pour récupérer l'emplacement parce que les normes ne sont plus les mêmes, mais simplement parce que les voisins se sont plaints de l'état de délabrement de cette sépulture. Donc j'ai alerté les services de la mairie sur la nature particulière  pour le patrimoine de cette tombe et nous avons réussi à arrêter la procédure... Les éléments vont être stockés en lieu sur. Maintenant il faudrait trouver les descendants d'Agostinelli.

Il y a une piste assez sérieuse du côté de son frère Emile qui a eu nous apprend la correspondance au moins deux enfants, puisque Proust parle de ses enfants.
Je n'en ai retrouvé qu'un, celui qui est né à Nice... et c'est une fille qui est née en juillet 1914 et dont le prénom est Marcelle.
Qui trouve-t-on d'autre dans cette tombe ou à qui est-il fait référence? On trouve deux plaques dont une en italien, commémorative,qui est à la mémoire d'Emile Agstonelli - qui n'est pas enterré là - qui est donc né à Monaco en 1890 et mort sur le front italien quelques jours avant l'armistice, en novembre 1918, et dont les descendants sont les seuls à pouvoir intervenir sur cette tombe. L'acte de naissance de Marcelle ne porte aucune mention marginale. On trouve la personne pour qui cette tombe a été crée, pour qui la concession a été achetée, donc Catherine Agostinelli (née Marie-Catherine Bensa), Vve Vittore.

On trouve une plaque à la mémoire de Jeanne Gély, ce qui ne vous dira rien puisque nous la connaissons sous le prénom d'Anna et sous le nom de Square. Il se trouve que sur cette plaque-là elle se fait appeler Jeanne, ce qui n'est pas son nom dans l'état civil, et Gély est son nom d'épouse. Elle s'est marié en 1927 à Paris avec un jeune ingénieur qui était plus jeune qu'elle et elle est décédée à Nice et enterrée dans cette tombe aux côtés d'Alfred avec qui elle a vécu chez Proust.


Il a également Etienne Vittore et Joséphine Vittore, demi-soeur d'Alfred : Proust s'intéresse à elle aussi dans une lettre à Louis Gauthier-Vignal où il lui demande : " Vous savez qu'une biographie le situant socialement et peignant son esprit caractère, sa vie par des analogies avec des personnes que je connais, du baron Duquesnes, que votre père a connu, m'intéresserait beaucoup..." L'intérêt de Proust pour le baron Duquesnes vint de ce qu'il a, dit-il "a vécu longtemps avec la sœur de mon ancien chauffeur puis secrétaire et surtout grand ami, Alfred Agostinelli, et à travers ses récits m'intriguait". Même différence sociale, même type de vie maritale... c'est ce qui m'amène maintenant à aborder justement à travers les éléments que j'ai pu retrouver un épisode important de la relation entre les deux hommes, c'est-à-dire le moment où Agostinelli s'installe au début de l'année 1913 nous disent les biographes, en réalité sans certitude entre janvier et juin.
Cela est d'autant plus important qu'on a pris l'habitude depuis les années 30 de voir dans l'arrivée d'Agostinelli une source de chagrin et à penser qu'immédiatement l'installation d'Agostinelli a donné lieu à une souffrance parallèle, symétrique à celle que l'on observe dans le roman.
La première question à résoudre est celle de la date : pour ma part je crois que ce n'est pas dans les deux premiers mois de l'année dans la mesure où au mois de janvier Proust évoque dans une lettre à Mme Straus d'autres chauffeurs mais pas Agostinelli, et qu'il se dit aussi seul et qu'il espère le retour de Reynaldo Hahn. en revanche on a un élément qui nous est donné par le témoignage de Céleste qui dit qu'elle a rencontré pour la première fois lors d'une partie de campagne en forêt avec Anna Square, Odilon Albaret et que cela prend place au moment où Agostienlli était déjà installé chez Proust, et si l'on regarde les dates le mariage a eu lieu le 27 mars, Odilon est parti pour Pâques qui avaient lieu le 23.
Une hypothèse est que pendant ses trois mois d'absence d'Odillon, il lui aurait peut-être cédé son taxi, et l'on voit Proust sortir beaucoup dans cette période-là donc il aurait eu besoin d'un chauffeur. ce qui est certain c'est que se produit à ce moment-là dans la vie de Proust un changement. On le voit "changer ses heures" dit-il dans plusieurs lettres. On le voit aussi souhaiter, précisément pour changer ses heures descendre vers la Suisse à Valmont pour faire une cure. Il y parvient sans partir, se réveillant à deux heures au lieu de 2 heures du matin. Il dit aussi qu'il a l'espoir maintenant de s'éloigner de cette vie. On est loin des chagrins. Ce qui est vrai c'est que le ton de ses lettres change dans la deuxième quinzaine de juin. Dans plusieurs de ses lettres il parle de ses jours de tristesse et de fatigue.
Ce n'est pas tant l'amour qui le chagrine que la mort. Je crois que dans sa lettre à Anna de Noailles (réception de des Vivants et des Morts) le malade "mourant dans son lit" fait allusion à la mère d'Agostinelli qui décédera le 14 juin 1913.
L'obsession de la mère mourante chez Proust porte à penser, Agostinelli vivant sous son toit, que Proust a partagé ce deuil. Dans une lettre à Nahmias où il s'excuse de ne pouvoir l'aider financièrement (dépenses des placards Grasset, financement Copeau etc) il dit :" J'en suis arrivé à ne pas oser faire un petit déplacement das le Midi", "je laisse une personne qui a été admirable pour moi pendant des années dans une situation inextricable, sans l'aider pour ne pas aggraver mon cas".
Agostinelli, lui, a fait le voyage, puisqu'il signe sur place l'acte de décès :


 
On croit tout savoir du détail de la relation avec Agostinelli durant l’année 1913. En réalité, on n’en connaît pas grand-chose, même pas la date d’installation d’Alfred dans l’appartement de Proust, problème que Quaranta tente de résoudre.

On s’arrête volontiers aux idées reçues d’un charmant arriviste devenu profiteur que la critique construit à partir du visage impénétrable d’une héroïne romanesque considérée sous l’angle de la malveillance, alors qu’il et elle ne sont que la projection du schéma de la jalousie, de la défiance, dans l’esprit de l’auteur. D’où des portraits résolument contradictoires du modèle qui n’aurait apporté que souffrance en l’absence de toute satisfaction ou à l’opposé se serait retrouvé soumis et enchaîné par un maître qui le harcèle.

M.A. Barathieu : » On peut reconnaître sans peine des traits de l'histoire personnelle d'Alfred Agostinelli... Quelques années plus tard devenu le secrétaire de Marcel Proust, il offre un autre visage : pour prix de longs interrogatoires, cédant à toutes les demandes de son patron devenu amoureux et jaloux, on imagine le chantage auquel en retour il le soumet : "plaisirs, argent, cadeau, leçon de pilotage et finalement un avion." Du bon garçon au maître-chanteur, ainsi pourrait se résumer son parcours professionnel.
En outre les deux portraits (mécanicien ou secrétaire) se confondent par moment en la personne d'Albertine : prisonnière elle conduit son geôlier, ou bien jouant du pianola, elle est comparée à Sainte Cécile jouant du clavier comme l'était le chauffeur de Cabourg. »

Agostinelli aurait emménagé fin mars ; en mars 1913 Proust publie dans le Figaro deux passages de Swann et du futur Côté de Guermantes dans lesquels le Narrateur amoureux (de la Duchesse) soupire après Florence, extraits qu'il fait précéder d'un prélude évoquant le bruit des tramways et les cris de la rue, comme plus tard dans le morceau de bravoure qui marque l'introduction de la phase heureuse de La Prisonnière.




La vision de Céleste


« L'un des cas qui a fait couler le plus d'encre est celui d'Agostinelli, qui avait été un de ses principaux chauffeurs à Cabourg avant la guerre, en même temps que mon mari. Il appartenait à la fameuse compagnie de taxis de Jacques Bizet. C'était, je crois, un garçon instable et qui avait des ambitions de sortir de son statut... Moi-même, je l'ai peu connu. Mais Odilon le connaissait bien ; ils avaient travaillé ensemble dès le début, dans le taxi, à Monaco et à Cabourg. Il me disait toujours :
- C'est un gentil garçon ; je n'ai jamais rien trouvé à lui redire.
Mais il était travaillé par le désir d'être autre chose. Il a fini par demander à M. Proust de devenir son secrétaire. C'était  à un moment où il avait quitté la compagnie de taxis pour retourner dans son pays, à Monaco, où il avait connu sa compagne, Anna, et où il avait pris un travail , pour le perdre aussitôt. M. Proust a accepté de le prendre chez lui. Il y a logé avec Anna ; et c'est un fait qu'on voit un peu de son écriture dans les manuscrits du moment.

C'était en 1913, à l'époque où, moi-même, je venais de me marier avec Odilon. Je me rappelle très bien que, un dimanche, sur la demande d'Agostinelli, nous sommes allés nous promener toute la journée dans la forêt de Fontainebleau. Nous a avions importé à manger. Je me suis horriblement ennuyée. Les deux hommes étaient très heureux de se raconter leurs histoires de camarades de taxi. Je n'avais que le femme, qui était laide -mon mari l'appelait entre nous "le pou volant" -et peu agréable. Je la revois parfaitement ce jour-là avec ses cheveux noirs, très raides et comme continués par le col de singe noir de son manteau de poulain. Et j'entends encore Agostinelli lui dire : "Tu viens, Nana?"
Mais enfin, d'Agostinelli lui-même, je n'ai qu'un très vague souvenir qui ne me permet pas de le juger. J'ai seulement su par Odilon qu'il avait la folie de la mécanique et que cette folie s'est tournée de l'automobile vers l'aviation. Il en entretenait tellement M. Proust que celui-ci a fini, dans sa grande bonté, par lui permettre de suivre des cours de pilote à l'aérodrome de Buc, près de Versailles.

Comme Agostinelli n'avait plus de voiture, c'était Odilon qui l'y conduisait ; M. Proust payait la course, avec sa générosité habituelle. C'est cela que j'appelle sa fidélité -de même que, lorsque Agostinelli s'était retrouvé sans travail à Monaco et que, avant de suggérer le secrétariat à M.Proust, il l'avait supplié de le reprendre comme chauffeur, M.Proust lui avait nettement répondu qu'il était trop tard et que c'eut été supplanter sans raison Odilon qui était devenu son chauffeur régulier et en qui il avait tout confiance.
- Vous devez d'autant mieux le comprendre qu'il a été votre camarade et qu'il est resté votre ami, avait-il précisé.
J'ai su également par Odilon que Agostinelli essayait de se prendre très au sérieux comme secrétaire. Il devait avoir une bonne dose d'orgueil. M.Proust avait acheté pour lui une machine à écrire qu'il a revendue plus tard au directeur du restaurant Larue ; j'ai vu la machine à côté de la caissière lorsque j'allais chercher des plats. J'ignore si c'est une coïncidence, mais je me souviens que pendant le séjour d'Agostinelli et de sa compagne boulevard Haussmann, Céline a eu un coup de mauvaise humeur et est partie [Il s'agit de Céline Cottin, femme de Nicolas, la cuisinière. Son départ n'est pas une conséquence d'un renvoi comme on l'a dit trop souvent. Le fait qu'elle vide les lieux pendant le séjour des Agostinelli demeure intriguant]. Je me rappelle également que, si le couple vivait là, il prenait ses repas dehors.
Et puis un jour brusquement, Agostinelli est reparti pour la Côte d'Azur. Je pense qu'il y a eu là beaucoup de l'influence de sa femme.
Elle ne se plaisait pas à Paris. D'Antibes, où il a continué à suivre ses cours de pilote pour obtenir le brevet, il écrivait à M.Proust. C'était un flatteur. D'après ce que j'ai compris ensuite, son idée était de convaincre M.Proust de l'aider à acheter un appareil pour son usage personnel, qu'il aurait baptisé "Swann", disait-il du nom du personnage principal du livre que M.Proust venait de publier. Il était aussi audacieux et casse-cou. A peine nanti de son brevet, au cours de sa seconde sortie de vrai pilote, il partit au-dessus de la mer, malgré les ordres, et il disparut. On ne retrouva son corps dans l'eau qu'une semaine plus tard, les yeux mangés par les poissons.
Agostinelli s'est tué le 30 mai 1914. Le tragique a été qu'il avait écrit une longue lettre à M.Proust, dans la joie de son brevet qu'il venait d'acquérir, et que la lettre n'est parvenue qu'après sa mort. Ce fait a naturellement bouleversé M.Proust. Il m'a montré la lettre et me l'a lue plus tard ; elle était très gentille, à la fois pleine de remerciements et gonflée de fierté. Ensuite est arrivé un flot de messages de la famille d'Agostinelli, suppliant M.Proust d'aide à financer des recherches pour retrouver le corps -ce qu'il a fait. Quand on l'a effectivement retrouvé, le 7 juin, il a envoyé des fleurs pour la tombe, comme il en a envoyé l'année d'après pour l'anniversaire de la mort. Il a aussi aidé Anna et le frère. On dit même que celui-ci vint à Paris pour lui servir quelques temps de secrétaire. C'est curieux, car je n'en ai aucun souvenir ; pourtant je devrais le savoir puisque j'étais déjà à demeure. Le seul secrétariat dont je me souvienne -mis à part Henri Rochat et ma nièce, Yvonne -est celui d'Agostinelli lui-même, avant ce qu'on a appelé sa "fuite" pour Antibes, parce que, à l'époque, je faisais la "courrière" et que je l'ai aperçu deux ou trois fois à la cuisine avec Anna.
On a bâti toutes sortes de romans sur la douleur de M.Proust devant cette mort et sur les sentiments qu'il avait, ou qu'il aurait eus, pour Agostinelli. Des esprits, grands ou petits, je ne sais, ont même découvert que c'était, au moins en partie, lui l'Albertine des livres , dont "le Narrateur" est amoureux. Pour moi, c'est ridicule. D'abord, Albertine existait bien avant Agostinelli, dans le cerveau et dans les cahiers de M. Proust. Ensuite, je suis persuadée, à la manière dont M.Proust me parlait de lui, qu'il en fût d'Agostinelli comme de Henri Rochat. M.Proust s'est intéressé à lui parce que, premièrement, comme chauffeur, il était d'agréable compagnie- comme Odilon me l'a toujours confirmé- et que, ensuite, il avait l'ambition de sortir de sa condition ; comme il était loin d'être bête -ses lettres étaient joliment écrites- la générosité naturelle de M. Proust l'a poussé à l'y aider. Si M. Proust a été peiné de la "fuite" à Antibes, c'est, d'une part, qu'il se jugeait payé d'ingratitude pour l'hébergement boulevard Haussmann et les leçons de pilotage à Buc, dont il faisait les frais, et que d'autre part connaissant avec sa finesse, le caractère casse-cou d'Agostinelli, il avait peur qu'il ne fasse des bêtises. Il aurait prévu la tragédie, avec son côté de devin des âmes qu'il avait, que je n'en serais pas surprise. Et lorsqu'on aime bien quelqu'un, qui ne serait frappé de douleur en voyant ses pressentiments confirmés?
Quant à prétendre qu'il voulait garde près de lui Agostinelli "prisonnier" de ses sentiments comme "la prisonnière" Albertine, c'est encore plus ridicule. A ce compte, Odilon l'était autant que lui -et moi donc! Quiconque servait M.Proust était en un sens prisonnier de son service et de lui. » (extraits de Céleste Albaret M. Proust)

Ce témoignage, quoiqu’il évoque une période où Céleste - qui deviendra le dernier « secrétaire »- n’est pas à demeure chez Proust livre des éléments à l’époque inédits. Si on est amené à penser qu’elle se trompe en donnant à Agostinelli l’initiative de solliciter une place de secrétaire, on s’étonne du « pou volant », on apprend que certains passages des brouillons ont été dictés à Agostinelli (détail que ne semblent pas avoir exploré les chercheurs). On découvre surtout que Proust a financé les premières leçons d’aviation à Buc, ce qui fait planer un doute sur l’origine du pseudonyme Marcel Swann, peut-être « soufflé » par Proust qui continuait à filer la métaphore du Cygne. On devine également que Proust en lui fournissant son ami comme chauffeur pour se rendre à l’aérodrome le faisait incidemment « surveiller » par Odilon (comme Albertine dans l’épisode de la visite aux Réservoirs à Versailles). L’interrogation sur Emile remplaçant son frère ne manque pas d’intriguer. On découvre le précieux renseignement que dans une avant-dernière lettre, Agostinelli avait annoncé avec fierté l’obtention de son brevet -ce qui rend invraisemblable qu’il se soit inscrit à l’école d’aviation dans le sud sous un pseudonyme. Précieux renseignement puisqu’il ne reste rien de la correspondance des deux hommes, Proust s’étant sans doute efforcé de la faire disparaître comme il paraît avoir réclamé le retour de ses lettres à Alfred, lettres que la rumeur considère avoir été détruites par la famille, au motif qu’il s’agissait de lettres d’amour.





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