Cyclisme
La « petite phrase » de la sonate de Vinteuil dans le manuscrit autographe de Saint-Saëns
Une fois, que j’avais quitté Gilberte assez tôt, je m’éveillai au milieu de la nuit dans la chambre de Tansonville, et encore à demi endormi j’appelai : «Albertine ». Ce n’était pas que j’eusse pensé à elle, ni rêvé d’elle, ni que je la prisse pour Gilberte. Ma mémoire avait perdu l’amour d’Albertine, mais il semble qu’il y ait une mémoire involontaire des membres, pâle et stérile imitation de l’autre, qui vive plus longtemps comme certains animaux ou végétaux inintelligents vivent plus longtemps que l’homme. Les jambes, les bras sont pleins de souvenirs engourdis. Une réminiscence éclose en mon bras m’avait fait chercher derrière mon dos la sonnette, comme dans ma chambre de Paris. Et ne la trouvant pas, j’avais appelé : « Albertine », croyant que mon amie défunte était couchée auprès de moi, comme elle faisait souvent le soir, et que nous nous endormions ensemble, comptant, au réveil, sur le temps qu’il faudrait à Françoise avant d’arriver, pour qu’Albertine pût sans imprudence tirer la sonnette que je ne trouvais pas.
« Il y a un côté de la guerre qu’il commençait à
apercevoir, dis-je, c’est qu’elle est humaine, se vit comme un
amour ou comme une haine, pourrait être racontée comme un roman, et
que par conséquent, si tel ou tel va répétant que la stratégie
est une science, cela ne l’aide en rien à comprendre la guerre,
parce que la guerre n’est pas stratégique. L’ennemi ne connaît
pas plus nos plans que nous ne savons le but poursuivi par la femme
que nous aimons, et ces plans peut-être ne les savons-nous pas
nous-mêmes. (...) D’ailleurs, il est trop certain que la guerre
n’est point stratégique, mais plutôt médicale, comportant des
accidents imprévus que le clinicien pouvait espérer éviter, comme
la Révolution russe. »
« La bataille de Méséglise a duré plus de huit mois, les Allemands y ont perdu plus de cent mille hommes, ils ont détruit Méséglise, mais ils ne l’ont pas pris. Le petit chemin que vous aimiez tant, que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que c’était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas vous dire l’importance qu’il a prise. L’immense champ de blé auquel il aboutit, c’est la fameuse cote 307 dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués. Les Français ont fait sauter le petit pont sur la Vivonne qui, disiez-vous, ne vous rappelait pas votre enfance autant que vous l’auriez voulu, les Allemands en ont jeté d’autres ; pendant un an et demi ils ont eu une moitié de Combray et les Français l’autre moitié. »
Comme jadis à Combray, quand elle me donnait des livres pour ma
fête, c’est en cachette, pour me faire une surprise, que ma mère
me fit venir à la fois les Mille et une Nuits de Galland et
les Mille et une Nuits de Mardrus. Mais, après avoir jeté un
coup d’œil sur les deux traductions, ma mère aurait bien voulu
que je m’en tinsse à celle de Galland, tout en craignant de
m’influencer, à cause du respect qu’elle avait de la liberté
intellectuelle, de la peur d’intervenir maladroitement dans la vie
de ma pensée, et du sentiment qu’étant une femme, d’une part
elle manquait, croyait-elle, de la compétence littéraire qu’il
fallait, d’autre part qu’elle ne devait pas juger d’après ce
qui la choquait les lectures d’un jeune homme. En tombant sur
certains contes, elle avait été révoltée par l’immoralité du
sujet et la crudité de l’expression. Mais surtout, conservant
précieusement comme des reliques, non pas seulement la broche,
l’en-tout-cas, le manteau, le volume de Mme de Sévigné, mais
aussi les habitudes de pensée et de langage de sa mère, cherchant
en toute occasion quelle opinion celle-ci eût émise, ma mère ne
pouvait douter de la condamnation que ma grand’mère eût prononcée
contre le livre de Mardrus. (SG)
qu’aurait-elle dit [la grand-mère du Narrateur] en voyant déjà déformé sur la couverture le titre de ses Mille et Une Nuits, [Le livre des Mille Nuits et Une Nuit] en ne retrouvant plus, exactement transcrits comme elle avait été de tout temps habituée à les dire, les noms immortellement familiers de Sheherazade, de Dinarzade, où, débaptisés eux-mêmes, si l’on ose employer le mot pour des contes musulmans, le charmant Calife et les puissants Génies se reconnaissaient à peine, étant appelés l’un le « Khalifat », les autres les « Gennis » ? Pourtant ma mère me remit les deux ouvrages, et je lui dis que je les lirais les jours où je serais trop fatigué pour me promener.
L’abondance des notations chronologiques si frappantes dans l’épisode de guerre du Temps retrouvé est lui-même soumis à un mélange des époques (mis en abyme par la comparaison au Directoire comme à l’antiquité orientale) afin de brouiller les pistes au profit d’une logique qui dénonce le discours officiel et les protestations d’un patriotisme auquel l’auteur n’a jamais cru, nationalisme miné par la germanophilie et ce que les politiques appellent la contamination du « vice allemand ». Examinant l’épisode de 1916, dont la genèse est, faute de brouillon, impossible à reconstituer, Laurence Teyssandier retrace ce mouvement de rétropédalage du cyclisme de Proust qui forme et « informe » son texte :
La lettre à Gaston Gallimard du 12 mai 1916 vient apporter au
dossier de nouveaux éléments sur les deux thématiques de la guerre
et de l’inversion. Proust y précise en effet à son futur éditeur
que les conversations stratégiques de Doncières entre Saint-Loup et
ses amis officiers « (tout cela écrit bien entendu quand je ne
me doutais pas qu’il y aurait la guerre, aussi bien que les
conversations de Françoise sur la guerre dans le premier volume) »
l’ont « amené à faire à la fin du livre un raccord, à
introduire non pas la guerre même mais quelques-uns de ses épisodes,
et M. de Charlus trouve d’ailleurs son compte dans ce Paris bigarré
de militaires comme une ville de Carpaccio. […] ». Il a été
démontré que Proust n’était pas entièrement de bonne foi et
qu’en réalité, c’était l’inverse qui s’était produit :
au printemps 1916, date à laquelle il rédige cette lettre, il a
déjà esquissé une première ébauche de l’épisode consacré à
Paris pendant la guerre. C’est cette addition considérable qui le
conduit à insérer dans les précédents volumes, pendant la guerre
– et non avant comme il l’écrit – des préparations à cet
épisode, parmi lesquelles les conversations stratégiques de
Doncières
inspirées d’articles de Henry Bidou dans le Journal des
Débats.
L’élément essentiel à noter pour notre propos, c’est que la
conception de « M. de Charlus pendant la guerre » serait
antérieure à mai 1916. Cette date concorde avec notre hypothèse de
datation pour les additions isolées du Cahier 49 sur la guerre,
datation que l’examen codicologique ne permet guère de mettre en
doute, soit vers 1915-1916.
Le trajet d’Agostinelli est le catalyseur du précipité, l’instrument grossier qui sert à « baguer la robe », le polissage des aspérités de surface demeurant, comme son expansion, l’ouvrage de l’imagination projetée vers l’avenir. Tissu de mots, manteau d’Arlequin, plat en gelée, église assassinée, cathédrale brûlée, miroir déformant, tout défile dans le train fantôme de cette mille-et-unième nuit, qui n’a jamais existé, que par un titre destiné à la vendre.
Les
Eulenbougres
Remarquez que,
personnellement, un seigneur de dernier ordre comme ce Hohenzollern,
de plus protestant, et qui a dépossédé mon cousin le roi de
Hanovre, n’est pas pour me plaire, ajouta M. de Charlus, auquel le
Hanovre semblait tenir plus à cœur que l’Alsace-Lorraine.(…) La
République a commis une grande faute, à mon avis, en repoussant les
amabilités du Hohenzollern ou en ne les lui rendant qu’au
compte-gouttes. Il s’en rend lui-même très bien compte et dit,
avec ce don d’expression qu’il a : « Ce que je veux,
c’est une poignée de mains, ce n’est pas un coup de chapeau. »
Comme homme, il est vil ; il a abandonné, livré, renié ses
meilleurs amis dans des circonstances où son silence a été aussi
misérable que le leur a été grand, continua M. de Charlus qui,
emporté toujours sur sa pente, glissait vers l’affaire Eulenbourg
et se rappelait le mot que lui avait dit l’un des inculpés les
plus haut placés : « Faut-il que l’Empereur ait
confiance en notre délicatesse pour avoir osé permettre un pareil
procès. Mais, d’ailleurs, il ne s’est pas trompé en ayant eu
foi dans notre discrétion. Jusque sur l’échafaud nous aurions
fermé la bouche. »
Le polémiste Maximilian Harden lance dans sa revue Die Zukunft,
à partir de la fin de 1906, une campagne de presse visant à
discréditer l’entourage direct de l’empereur, et notamment le
prince Philipp von Eulenburg, ami intime de l’empereur, ainsi que
le comte Kuno von Moltke, gouverneur militaire de Berlin. Ces
derniers animeraient une coterie (Le cercle de Liebenburg, du nom du
château du Prince] qui inciterait l’empereur à la faiblesse
envers la France… . « L’Allemagne est dirigée,
proclame Harden, par des invertis maladifs et dégénérés qui
pervertissent l’empereur. » Le tumulte est si fort qu’on
lui doit, en France, l’apparition du terme d’« homosexualité »
Dans sa
correspondance, Proust feint de ne relever que l’aspect
humoristique des choses : En novembre 1907, il écrit à Robert
de Billy :
« Que dites-vous de tout ce procès d’homosexualité ?
Je crois qu’on a tapé un peu au hasard bien que pour certains ce
soit très vrai, notamment pour le Prince [Eulenburg], mais il y a
des choses bien comiques. »
Le Moigne (article
cité) :
Harden, qui a embauché en novembre 1907 un détective privé pour
enquêter sur le passé d’Eulenburg, peut désormais mobiliser des
témoignages à l’appui de ses dires. Afin de susciter une nouvelle
procédure, il demande à son ami Anton Städele, rédacteur à la
Neue Freie Volkszeitung bavaroise, de publier un texte
diffamatoire envers lui. Städele y affirme que Harden aurait reçu
un million de marks du prince Eulenburg pour garder le silence, ou
qu’alors il n’aurait aucune preuve des accusations qu’il porte.
Harden l’attaque en diffamation et le procès s’ouvre le 21 avril
1908 à Munich – en Bavière donc, où le ministère public
prussien ne peut pas intervenir dans la procédure, du fait de
l’indépendance juridictionnelle des États allemands. Harden cite
à comparaître deux témoins : Georg Riedel et Jakob Ernst, qui
affirment avoir eu commerce sexuel avec Eulenburg à plusieurs
reprises, alors que celui-ci était en poste à la légation
prussienne à Munich, entre 1881 et 1888. Eulenburg nie
vigoureusement, puis se réfugie dans un silence prostré. Le
tribunal condamne Städele à cent marks d’amende, qu’Harden lui
rembourse aussitôt.
Dès novembre 1901, Harden prend Eulenburg pour cible. La conduite
des affaires du Reich était à juger à l’aune de l’ascendant
qu’avait pris « celui qui répond au tendre surnom de
Phili », cet ambassadeur en Autriche-Hongrie qui n’était
jamais à Vienne et préférait « faire du spiritisme, composer
des balades et des poèmes » dans son château de Liebenberg.
La mise en disponibilité du prince, à sa demande en août 1902,
marque une pause dans ces attaques.
Le
retour d’Eulenburg à la cour et dans l’entourage immédiat du
souverain explique que Harden s’en prenne à nouveau à lui à
partir de l’été 1905. Il le rend responsable de la « faiblesse »
de Guillaume II dans l’affaire marocaine, c’est-à-dire de
l’attitude conciliante adoptée vis-à-vis des exigences
françaises. L’empereur, surnommé désormais « Guillaume le
Timide » par le polémiste, est qualifié d’« imperator
de théâtre », incapable, malgré ses rodomontades, de faire
pièce à l’expansion de la puissance coloniale de l’ennemi
héréditaire. Le journaliste demande au souverain de se ressaisir et
de réagir fermement au trouble moral et à l’angoisse de
l’encerclement qui se répandent dans l’opinion allemande à la
suite de la conférence d’Algésiras, lors de laquelle l’Allemagne
a entériné la mainmise française au Maroc. (…)
Dès le 2 février 1907, Die Zukunft publie « Symphonie »,
où le polémiste reprend sa campagne de dénonciation. D’après
Harden, le prince, depuis son retour en faveur, aurait mis en œuvre
son dangereux talent d’intrigant pour « tenter, par voie
privée, d’établir la paix entre la France et l’Allemagne ».
Dans ce dessein, Eulenburg aurait présenté à l’empereur le
conseiller de l’ambassade de France Raymond Lecomte lors de chasses
organisées à Liebenberg en novembre 1905 (…) C’est à
cette occasion que « l’ami du châtelain de Liebenberg »
aurait circonvenu l’empereur et l’aurait convaincu des intentions
pacifiques de la France. S’il n’apparaît pas en toutes lettres,
le grief de trahison n’en est pas moins explicite. En présentant
directement Lecomte à l’empereur, Eulenburg mène une diplomatie
privée, attentatoire aux intérêts du Reich . Mais le ressort du
réquisitoire reste encore dans l’ombre. Pour Harden, les membres
de la camarilla appartiennent tous à une confrérie
occulte, inquiète et néanmoins puissante, qui se moque des nations
et œuvre à ses propres fins de peur d’être découverte :
celle des sodomites. Car la réputation de pédéraste de Lecomte
n’est plus à faire dans les salons berlinois ; et Harden joue
à merveille du lien implicite entre trahison et déviance, entre
groupe d’intérêt et conjuration. Dans la seconde salve
d’articles, tirée à partir d’avril 1907, les insinuations
d’Harden deviennent univoques et expliquent de plus en plus leur
influence pathogène par leurs mœurs déviantes.
Fabien Jacques : De l’homme-femme à l’homophobie, étude de l’inversion dans Sodome et Gomorrhe de Marcel Proust
Il est dès lors normal que le baron de Charlus puisse évoquer les mœurs particulières de certains diplomates, dont il aurait eu vent par certaines de ses connaissances bien informées. Cela semble d’autant plus probable que, dans une esquisse du roman [esquisse IV de SG], Proust fait de Charlus une des proches connaissances de l’un des inculpés de l’affaire Eulenburg (…) C’est lors de ces discussions entre les deux invertis que « tout le personnel d’une ambassade passa,lequel salua M. de Charlus ». M. de Vaugoubert, émerveillé par la beauté des membres de ce personnel et « désireux d’être plus "renseigné" » sur leurs mœurs,jette « un regard [...] interrogateur et concupiscent » à M. de Charlus, qui répond d’un air entendu « [m]ais voyons, bien entendu », révélant à son interlocuteur l’inversion de ces jeunes hommes que « l’ambassadeur de X n’avait pas choisi au hasard ». Au passage d’une autre mission diplomatique, face au même regard interrogatif de M. de Vaugoubert concernant un jeune secrétaire, le baron lui répond :« [...] dans le cas particulier, vous faites un impair de tout premier ordre. Je crois ce jeune homme absolument le contraire ». Cependant, le narrateur confie que le secrétaire « eût, si le baron disait vrai, fait exception dans cette ambassade »,composée de personnalités si différentes que, « si l’on cherchait quel avait pu être le motif du choix qui s’était porté sur elles, on ne pouvait découvrir que l’inversion ».Proust rapporte ensuite comment d’autres ambassades ont essayé de rivaliser avec celle qui vient d’être décrite, en ce qui concerne la beauté et l’inversion de ses membres. Proust décrit donc un fonctionnement de caste dans certaines populations homosexuelles socialement distinguées. Le rapport est aisé à établir entre ce qui vient d’être dit et la manière dont toute une sphère homosexuelle s’était agglomérée autour de certaines personnalités allemandes, tel l’ambassadeur Eulenburg, par ailleurs ami du premier secrétaire de l’ambassade de France à Berlin.
La question n’est pas d’essayer de ré-écrire dans les blancs de Proust, ou de démêler ses allusions parfois volontairement anachroniques mais d’examiner les amorces d’autres « mondes possibles » susceptibles de renverser indéfiniment les perspectives auxquels il a songé au moins fugitivement, auxquelles il aurait adapté son texte, y compris la fin déjà écrite, sans en changer le sens, même si la conclusion du cycle était devenue secondaire, voire uniquement envisageable sous un angle posthume, celui du temps de la publication, semblable à la prédiction d’un voyant, annulant le livre à écrire comme le livre écrit, pourtant seul vecteur de la survivance de son auteur et de son inspirateur réincarné. Agostinelli dicte la destinée d’Albertine, et ce devenir lui-même demeure sujet aux plus grandes incertitudes. Ni Alfred, ni celle qu’il (qui l’) incarne ne sont morts : fugitifs, disparus, ils sont devenus secrétaires d’ambassade. Souvenez-vous :
Et peut-être vaudrait-il encore mieux que M. de Charlus apprît qu’il était devenu le secrétaire d’un riche étranger que du moins il n’aimerait pas. Mais il vaudrait encore mieux qu’il n’apprît rien du tout, et qu’il ignorât tout de la résidence de Félix, de sa profession, de sa vie, qu’il le situât dans ce lieuinnombrable et vagueoù l’on < qui fait moins > souffrirmoinsl’absent de l’idée de ce qui s’y passe, car cette idée reste vague, alternative, flotte entre mille suppositions qui se détruisent l’une l’autre et ne prennent pas de cruelle racine [sic] dans l’âme et finissent par faire quelque possibilité abstraite, un pur néant qui endort la souffrance et prépare l’oubli.
Nathalie Mauriac Dyer : Éditions et lectures de Sodome et Gomorrhe
Attachons-nous maintenant à une autre correction tardive à Sodome
et Gomorrhe II. Sur l'exemplaire de Jalousie qu'il
utilise comme copie d'impression, Proust apporte un ajout minuscule,
et apparemment de peu de portée :
Qu'Albertine
acceptât des dîners de maman, si nous n'étions pas invités chez
Mme Bontemps, <laquelle pourtant n'était pas à Paris la moitié
du temps, son mari acceptant des « postes » comme
autrefois quand il en avait assez du ministère>, cela paraissait
à Françoise de la part de mon amie une indélicatesse... (p. 135)
M.
Bontemps, on l'a oublié, nous était apparu dans À l'Ombre des
jeunes filles en fleurs comme « chef de cabinet »
ou « directeur de cabinet » du « ministre des
travaux publics » ou « des postes » (I, 458, 502).
Proust aurait pu en rester là : Albertine est disculpée de son
apparente indélicatesse par l'éloignement de sa famille ; mais
un autre ajout manuscrit, apporté sur la dactylographie au chapitre
IV, revient sur la carrière de M. Bontemps :
La passion mystérieuse avec laquelle j'avais pensé autrefois
à l'Autriche parce que c'était le pays d'où venait Albertine,
<(son oncle y avait été conseiller d'ambassade )> [...]
cette passion mystérieuse je l'éprouvais encore mais par une
interversion de signes, dans le domaine de l'horreur. (p. 504)
« C'était
le pays d'où venait Albertine, (son oncle y avait été conseiller
d'ambassade ) » : Proust motive ici l'origine
autrichienne d'Albertine, mais à la fois explicite le sens du
« comme autrefois » de l'ajout précédent : en
acceptant des postes loin de Paris « comme autrefois »,
M. Bontemps aurait donc, implicitement, renoué avec la carrière
diplomatique qui avait été la sienne. Mais vers quoi tendent ces
précisions sur la carrière de M. Bontemps, en dehors des
motivations de contexte immédiat que nous avons repérées ? Il
est parfaitement impossible de répondre à cette question en dehors
d'une connaissance de Sodome et Gomorrhe III reconstitué :
quand après le départ de la prisonnière le héros désespéré
dépêche Saint-Loup auprès de la tante de la jeune fille, c'est à
dire de Mme Bontemps, l'émissaire se rend, selon la version du
manuscrit, en « Touraine ». Mais sur la dactylographie
corrigée d' « Albertine disparue », la « Touraine »
est biffée, et remplacée par « Bruxelles », « Bruxelles
où M. Bontemps était ministre de France », c'est à dire
ministre plénipotentiaire de France, nous dirions aujourd'hui
ambassadeur. Cette correction à Sodome III s'inscrit donc
exactement dans la logique des deux précédentes à Sodome II.
On peut les paraphraser ainsi : M. Bontemps, qui doit en avoir assez
du ministère, a accepté, comme autrefois quand il avait été
conseiller d'ambassade en Autriche, un poste à l'étranger, celui de
ministre de France en Belgique.
Ces trois
petites modifications, ces trois cailloux de Petit Poucet, à la
portée romanesque apparemment insignifiante, sont pourtant, à mes
yeux, aussi précieux que les quelques tessons que retrouve
l'archéologue là où il soupçonne l'existence d'une
occupation humaine: ils témoignent, fût-ce sur une micro-séquence
narrative, d'une véritable continuité de projet et de vision entre
Sodome II et Sodome III. Or la prévision du détail
peut-elle vraiment se développer isolément du schéma plus ample où
il doit venir s'insérer ? Sans doute pas : nous
pressentons que le déplacement géographique de la résidence des
Bontemps n'est pas tout à fait sans portée ni conséquence
romanesque, puisque c'est là que trouve refuge Albertine après sa
fuite : or sa mort à Montjouvain, « où elle était
depuis qu'elle m'avait quitté » finit par dire le héros,
montre que ce refuge n'était qu'une « couverture ». Mais
si toute une logique romanesque s'esquisse alors pour le proustien
rompu au jeu des indices et des « amorçages », elle doit
demeurer aussi invalidable qu'infalsifiable.
Quelques pierres
d’attente, réparties faute de mieux dans Le Temps retrouvé,
données comme éléments d’aboutissement de la trajectoire du père
adoptif d’Albertine « qu’on supposait véreux » dès
l’abord, M. Bontemps :
Qui eût pu tenir rigueur à Mme Bontemps que son mari eût joué un
rôle, âprement critiqué par l'Echo de Paris, dans l'affaire
Dreyfus ? Toute la Chambre étant à un certain moment devenue
révisionniste, c'était forcément parmi d'anciens révisionnistes,
comme parmi d'anciens socialistes, qu'on avait été obligé de
recruter le parti de l'Ordre social, de la Tolérance religieuse, de
la Préparation militaire. On aurait détesté autrefois M. Bontemps
parce que les antipatriotes avaient alors le nom de dreyfusards. Mais
bientôt ce nom avait été oublié et remplacé par celui
d'adversaire de la loi de trois ans. M. Bontemps était, au
contraire, un des auteurs de cette loi, c'était donc un patriote.
(TR)
M. Bontemps ne voulait pas entendre parler de paix avant que
l'Allemagne eût été réduite au même morcellement qu'au moyen
âge, la déchéance de la maison de Hohenzollern prononcée,
Guillaume ayant reçu douze balles dans la peau. En un mot, il était
ce que Brichot appelait un «Jusquauboutiste», c'était le meilleur
brevet de civisme qu'on pouvait lui donner.
Je vous disais que le public ne juge le Roi de Grèce et le Roi des
Bulgares que d’après les journaux. Et comment pourraient-ils
penser sur eux autrement que par le journal puisqu’ils ne les
connaissent pas ? Moi je les ai vus énormément, j’ai
beaucoup connu, quand il était diadoque, Constantin de Grèce, qui
était une pure merveille. J’ai toujours pensé que l’Empereur
Nicolas avait eu un énorme sentiment pour lui. En tout bien tout
honneur, bien entendu. La princesse Christian en parlait ouvertement,
mais c’est une gale. Quant au tzar des Bulgares, c’est une fine
coquine, une vraie affiche, mais très intelligent, un homme
remarquable. Il m’aime beaucoup. » (…) Comme il y a de
fortes présomptions du même genre que pour Ferdinand de Cobourg à
l’égard de l’Empereur Guillaume, cela pourrait être la cause
pour laquelle le tzar Ferdinand s’est mis du côté des « Empires
de proie ». Dame, au fond, c’est très compréhensible, on
est indulgent pour une sœur, on ne lui refuse rien. Je trouve que ce
serait très joli comme explication de l’alliance de la Bulgarie
avec l’Allemagne. »
Le
Moigne : De même, Harden utilise le rôle d’Eulenburg comme
ambassadeur à Vienne à partir de 1894 pour illustrer son influence
néfaste : le prince serait à l’origine de la
« magyaromanie » romantique développée soudain par
Guillaume II et de l’impact désastreux de ce revirement de
l’attitude impériale sur les relations austro-allemandes. Sa
nomination, de même que celle du « mollasson » Moltke au
poste stratégique de gouverneur de Berlin, montre l’aveuglement du
souverain, maintenu en dehors des réalités par le « cercle
étroit » formé par ses amis.
Fin 1908, un
autre scandale, étouffé celui-ci, montre le désarroi dans lequel
se trouvait le Kaiser. Guillaume II commet une énorme gaffe
diplomatique en accordant un entretien au journal anglais The
Daily Telegraph, dans lequel il expose ses vues sur les
relations anglo-allemandes et leur rivalité dans la conquête des
mers. La publication de l'interview déclenche un scandale au
Reichstag, tant dans les rangs des adversaires d'une détente
anglo-allemande que d'autres politiciens qui ne voyaient pas d'un bon
oeil la divulgation de la stratégie allemande dans la presse
britannique. Dépité, Guillaume II se retire dans son domaine de la
Forêt Noire pour une partie de chasse. C'est là que lors d'une
fête, le Comte Dietrich von Hülsen-Häseler, le chef du Secrétariat
Militaire, se donne en spectacle après le repas et exécute un "pas
seul" vêtu d'un tutu de ballerine.
Il
amuse la galerie jusqu'à ce qu'il tombe raide mort sous les yeux du
Kaiser, victime d'un arrêt cardiaque. Guillaume II quitte
précipitamment la salle pour ne pas être vu, et tente d'étouffer
l'affaire. Elle ne passera pas au grand public, mais l'Empereur, déjà
miné par l'affaire Eulenburg et le scandale de l'interview au Daily
Telegraph, ne supportera pas ce nouvel esclandre et s'enfoncera
dans une dépression nerveuse. Un hôte de la soirée écrit: "En
Guillaume II j'ai vu un homme qui, pour la première fois de sa vie,
avec des yeux pétrifiés d'horreur, dût regarder le monde tel qu'il
était vraiment."
Si l’on s’en rapporte à la
même étude la compromission des élites industrielles dans la
marche vers la guerre pourrait relever des conséquences d’affaires
de mœurs antérieures dûment étouffées :
En 1902 éclate en Allemagne un scandale qui sera à l'origine de l'échec d'une nouvelle tentative de Magnus Hirschfeld de faire abolir le §175 par le Reichstag. Friedrich Albert (Fritz) Krupp (1854-1902) a hérité des plus grandes usines d'armement d'Europe. Outre l'Allemagne, il fournit l'Empire Austro-Hongrois, l'Italie, et la Russie en canons. Sous son règne, les usines Krupp vendent plus de 40 000 pièces d'artillerie, faisant de lui l'homme le plus riche d'Europe à l'époque. Krupp est un adolescent efféminé qui a horreur des femmes. Forcé de se marier jeune par sa mère, il n'aura que deux filles auxquelles il interdira de reprendre la direction de l'entreprise familiale. Lorsqu'il séjourne dans les palaces de Berlin, il fait toujours chambre à part avec sa femme. Il passe l'hiver sur son yacht dans la Baie de Capri. Krupp est accusé de s'adonner à des « orgies sexuelles » avec des dizaines de jeunes gens dans des grottes. Mais protégé par toutes les instances politiques et militaires, il n'a pas besoin de s'inquiéter, surtout que nombre de ses connaissances viennent passer leurs vacances chez lui à Capri en compagnie de jeunes garçons italiens. C'est le journal socialiste Vorwärts qui, heureux de pouvoir s'en prendre à celui qui était considéré l'homme le plus riche du monde, sera à l'origine de sa chute en révélant ses penchants au grand public. Sa femme s'indigne et demande au Kaiser d'agir, mais celui-ci l'envoie dans un asile et protège le constructeur de ses canons. Cependant, de plus en plus accablé, Krupp se suicide peu après, en novembre 1902. Sa mort est déguisée en crise cardiaque. Respectant le souhait de Krupp, Guillaume II arrange le mariage de l'héritière des usines Krupp avec l'un de ses hommes de main, von Bohlen und Halbach, et prend ainsi le contrôle des fabriques d'armement. Il fait même une entorse au code civil en faisant adopter à von Bohlen und Halbach le nom de Krupp von Bohlen. Pour l'anecdote, la fille de Krupp se nommait Bertha, et c'est elle qui a donné son nom au fameux canon des Allemands pendant la Grande Guerre.
L’Allemagne est minée par le « vice allemand », dont la pratique est criminelle contrairement aux paravent français qui ne condamne en correctionnelle que l’outrage public, le détournement de mineurs et la prostitution d’iceux. Les politiques s’emparent des affaires homosexuelles pour rejeter les pétitions pour l’abrogation du §175, car c’est tout le commandement militaire qui est supposé participer au complot des espions et des traîtres :
Le Moyne : à la Diète, le régime impérial est en butte à de
vives critiques. August Bebel et Hermann Paasche, qui président
respectivement le groupe social-démocrate et le groupe
national-libéral, exigent des explications sur les influences
occultes qui pèsent sur le pouvoir impérial. On s’interroge
également sur les mœurs en vigueur dans l’armée et les milieux
nobiliaires, car l’affaire a suscité d’autres procès pour
homosexualité, notamment contre le général von Hohenau et le
général von Lynar. Les sociaux-démocrates expliquent que les mères
allemandes « craignent d’envoyer leur fils dans certains
régiments ».
Je vous épargne (allez-y voir si le sujet vous intrigue) en 1913, le suicide commandé du colonel autrichien Alfred Redl, passé au service du contre-espionnage russe pour protéger son amant, et qui livra les plans des offensives à venir aux russes, obligeant l’état-major autrichien à reconsidérer ses visées, et l’entraînant à terme vers la capitulation. Je pense plus utile de mettre les pieds dans le plat et d’expliquer en quoi le parallèle entre péril juif et complot homosexuel est une constante dans le combat mené par les rétrogrades pour éviter à tout prix une modernisation des sociétés de l’après 1870 - et une prise du pouvoir susceptible de naître d’une alliance occulte entre ces groupes décadents et les classes dangereuses.
La citation suivante, tirée des Jeunes Filles en Fleurs est bien le coq à l’âne kaléïdoscopique qu’il paraît être :
Ces dispositions nouvelles du kaléidoscope sont produites par ce
qu'un philosophe appellerait un changement de critère. L'affaire
Dreyfus en amena un nouveau, à une époque un peu postérieure à
celle où je commençais à aller chez Mme Swann, et le kaléidoscope
renversa une fois de plus ses petits losanges colorés. Tout ce qui
était juif passa en bas, fût-ce la dame élégante, et des
nationalistes obscurs montèrent prendre sa place. Le salon le plus
brillant de Paris fut celui d'un prince autrichien et
ultra-catholique. Qu'au lieu de l'affaire Dreyfus il fût survenu une
guerre avec l'Allemagne, le tour du kaléidoscope se fût produit
dans un autre sens. Les Juifs ayant, à l'étonnement général,
montré qu'ils étaient patriotes, auraient gardé leur situation, et
personne n'aurait plus voulu aller ni même avouer être jamais allé
chez le prince autrichien. Cela n'empêche pas que chaque fois que la
société est momentanément immobile, ceux qui y vivent s'imaginent
qu'aucun changement n'aura plus lieu, de même qu'ayant vu commencer
le téléphone, ils ne veulent pas croire à l'aéroplane. Cependant,
les philosophes du journalisme flétrissent la période précédente,
non seulement le genre de plaisirs que l'on y prenait et qui leur
semble le dernier mot de la corruption, mais même les œuvres des
artistes et des philosophes qui n'ont plus à leurs yeux aucune
valeur, comme si elles étaient reliées indissolublement aux
modalités successives de la frivolité mondaine. La seule chose qui
ne change pas est qu'il semble chaque fois qu'il y ait « quelque
chose de changé en France ». Au moment où j'allai chez Mme Swann,
l'affaire Dreyfus n'avait pas encore éclaté, et certains grands
Juifs étaient fort puissants. Aucun ne l'était plus que sir Rufus
Israels dont la femme, lady Israels, était tante de Swann.
Aux yeux de leurs adversaires, juifs et homosexuels étaient également des menaces pour la civilisation; ils étaient d’ailleurs accusés de tares morales voisines :lâcheté, passivité, absence d’honneur et de vertu virile. Les deux groupes se virent également stigmatisés par des préjugés d’une extrême violence, qui les considéraient comme par nature déracinés, incapables de se fondre dans le moule national, et porteurs d’une sexualité à la fois honteuse et agressive, menaçant la nation. Dans les deux cas enfin, les dénonciateurs manifestaient une mentalité de forteresse assiégée, qui tirait vers la paranoïa. Homophobie et antisémitisme partageaient le même vocabulaire et le même outillage mental.Dans une lettre d’octobre 1927 adressée au Président du conseil des ministres Aristide Briand, le haut-commissaire interallié défendait la vertu française en ces termes : « Le vice contre nature est très répandu en Allemagne, maintenant comme avant la guerre. C’est un fait de notoriété publique, et ce vice est même qualifié de vice allemand. Si des établissements (maisons de prostitutions masculines, ndlr) de ce genre existent en Allemagne, ce sont des établissements purement allemands. Non seulement les troupes d’occupation les ignorent et entendent les ignorer, mais la débauche allemande est un des faits qui répugne le plus aux Français et qui contribue à maintenir un fossé moral entre les populations des deux pays. »
L‘Affaire Dreyfus n’est pas née du seul « bordereau » qui fit couler tant d’encre… Elle est aussi la conséquence de la communication aux juges du premier Conseil de Guerre de 1894, à l’insu de la défense, d’un « dossier secret » commandé par le général Mercier, ministre de la Guerre. Ce dossier joua un rôle décisif dans la condamnation du capitaine, et c’est aussi son existence qui permit la cassation en 1899.À partir de 1898, les quelques pièces qu’il contenait furent noyées dans une masse de documents supplémentaires, sans qu’il soit gardé trace de ce qui avait été utilisé en 1894. Mais il est certain qu’une partie des pièces d’origine étaient tirées d’une correspondance homosexuelle à caractère érotique, adressée à l’attaché militaire allemand à Paris, le lieutenant-colonel Maximilien von Schwartzkoppen, par l’attaché militaire italien, le major Alessandro Panizzardi, et dérobées à l’Ambassade d’Allemagne par le service de contre-espionnage français, baptisé Section de statistiques.… Ces « pièces de rebut »… permettent de mieux approcher le dossier de 1894. En effet, divers témoignages permettent de repérer deux éléments constants dans leur présentation ultérieure : elles étaient tirées d’une correspondance amoureuse, et elles furent utilisées pour prouver la véracité de l’accusation. Ainsi, dès l’automne 1897, au moment de l’apparition du faux Henry, des « documents intimes » firent taire les doutes naissants du général de Pellieux, chargé d’enquêter sur Picquart. Le même lien entre authenticité et intimité se retrouve dans une note manuscrite de Gonse, datée du 19 octobre 1897, qui signale des documents « qui ont une allure tellement intime et les personnes qu’ils concernent ont un intérêt tellement évident à leur conserver un caractère secret, que le seul fait de leur remise au Service prouve surabondamment leur authenticité et, par conséquent, celle de tous les documents provenant de la même source…»D’abord, ces lettres sont très explicites. Panizzardi en signe une quarantaine avec les pseudonymes Alexandrine et Maximillienne (ou encore Max ou Maximillian(e)) – son prénom féminisé ou bien celui, féminisé ou non, de Schwartzkoppen. Alternant vouvoiement et tutoiement selon la teneur du message, l’Italien gratifie son amant et lui-même de surnoms à connotation plus ou moins sexuelle (« mon cher bourreur »,« mon grand bourreur »,[ton] « bourreur de 2de classe »,« mon bon petit chien »,« mon petit loulou »,« mon petit chien vert »,« mon petit chien de guerre », « votre chienne de guerre », « mon beau chat », « mon cher petit », « ma belle petite », « ta toute petite », « mon chéri »…). Le désir, parfois impatient, est ouvertement déclaré :« quand viendras-tu me bourrer ?», « tout à toi sur la bouche ».Surtout, les faux rapports Guénée prouvent bien à quel point la dimension homosexuelle du dossier fut délibérément soulignée. Les faussaires qui conçurent ces pièces, presque certainement après 1896 comme nous l’avons vu, remplacèrent en effet des références précises à des questions d’espionnage par des passages insistant sur des liens, existant ou supposés, entre attachés militaires étrangers. Ainsi, le vrai rapport du 30 mars accusait l’attaché espagnol d’être allé à Berne espionner les défenses du Jura français pour le compte des Allemands. Dans le faux rapport du 6 avril, cet attaché se rend à Montreux, à l’autre bout du pays, et il est précisé que cette station suisse « abrite chaque saison et presque toute l’année une foule d’aventuriers, d’étrangers de toutes sortes…». Il n’est donc plus question de la frontière française mais d’un lieu de plaisirs cosmopolites. De même, une rencontre à Londres entre deux attachés militaires en poste à Paris, l’américain Borup et l’allemand Süsskind, était reliée à un vol de documents dans l’original du 28 mars; dans l’apocryphe de même date, Süsskind va seulement « s’entretenir avec son agent et ami, qui était venu de Baltimore pour le voir :le Capitaine Borup !».Toutes ces réécritures posent problème : pourquoi avoir remplacé ainsi l’espionnage par l’amitié masculine ? L’explication la plus probable à notre sens est que ces faux reflètent le point de départ de la réflexion de la Section de statistiques. Entre l’automne 1893 et l’été 1894, celle-ci semble avoir conclu, sur la base de la correspondance Panizzardi-Schwartzkoppen et d’incidents antérieurs impliquant Süsskind et Borup – qui finit par être expulsé pour espionnage –, qu’elle avait affaire à un réseau cimenté par des liens d’affection masculine et/ou homosexuelle, réunissant Schwartzkoppen, Panizzardi, Süsskind, l’espagnol Mendigorria, et deux Américains, Borup et son successeur Rodgers, tous attachés militaires… les réactions des militaires à ces lettres prouvent que celles-ci aboutirent non seulement à authentifier le dossier, mais aussi à rendre l’accusation crédible, précisément à cause de leur dimension scandaleuse...après 1890, on accusa volontiers l’ennemi allemand d’être efféminé, sensible, introverti. Ainsi, un pamphlet liant identité allemande et homosexualité fut publié en France en 1896. Le discours sur le « vice allemand » est donc déjà formé au moment où éclate l’Affaire DreyfusMais c’est Gonse qui, dans une note manuscrite rédigée vers avril-mai 1898 et dont il ne pensait certainement pas qu’elle serait rendue publique, fournit un exemple parfait de ce genre d’amalgame :« Picquart est connu dans un certain monde sous le nom de Georgette […] Grumback :
chef de bureau à la [« préfecture » barré] Sûreté Gale – aurait un dossier sur Picquart (dossier concernant une affaire de mœurs) – ce dossier s’il existe, expliquerait l’attitude de Picquart dans l’affaire Dreyfus »Dreyfusard parce qu’homosexuel : ces lignes venimeuses font mesurer tout l’impact des « pièces de rebut » sur certains protagonistes de l’Affaire. Quatre ans après leur introduction dans le dossier, ils les conservaient au cœur de leurs raisonnements en dépit de l’avalanche de documents et de débats sous laquelle elles avaient été enfouies.
Décimation
des provençaux
« L’offensive en Lorraine a été superbement entamée. Elle a été
enrayée brusquement par des défaillances individuelles ou
collectives qui ont entraîné la retraite générale et nous ont
occasionné de très grosses pertes. J’ai fait replier en arrière
le XVe Corps, qui n’a pas tenu sous le feu et qui a été cause de
l’échec de notre offensive. J’y fais fonctionner ferme les
Conseils de Guerre »
La légende est lancée, cautionnée de
la plus haute autorité de l’armée française. Trois jours plus
tard, elle deviendra diffamation, sous la plume du sénateur Gervais,
(ancien Saint-Cyrien reconverti en journaliste) « porte-plume » du
ministre de la guerre Messimy, ancien Saint-Cyrien reconverti en
politique). Le 24 août 1914, à Paris, un article accusateur et
infamant, consacré à la bataille de Dieuze, paraît dans Le
Matin en première page, à la une :
«Une division du XVe Corps, composée de contingents d’Antibes, de Toulon, de Marseille et d’Aix, a lâché pied devant l’ennemi. Les conséquences ont été celles que les communiqués officiels ont fait connaître.(…) Le ministre de la Guerre, avec sa décision coutumière, a prescrit les mesures de Répression, immédiates et impitoyables qui s’imposaient. Surprises sans doute par les effets terrifiants de la bataille, les troupes de l’aimable Provence ont été prises d’un subit affolement. L’aveu public de leur impardonnable faiblesse s’ajoutera à la rigueur des châtiments militaires.»
Le repli entraîne une vague d’exécutions sommaires immédiates :
Lieutenant
Guigues, 61è R.I. 9è Cie:
« Je poste des hommes (sur une ligne) avec ordre de tirer sur tous
ceux qui tenteraient de la dépasser. Je fais prévenir les fractions
en ligne, en ordonnant que le mouvement s’exécutera par échelons
et qu’on prévienne que ceux qui tenteraient de franchir cette
position en désordre seraient impitoyablement fusillés »
Jean Giraud, cavalier au 6e Régiment de
Hussards, éclaireur au 173e RI :
« Il paraît qu’il y a eu des incidents la nuit dernière. Deux
bataillons se sont tirés dessus. Le 55e et le 173e se seraient
fusillés réciproquement. Ce sont les coups de feu dont on parlait
au téléphone... Quelle retraite ! Il paraît que le XVe Corps est
anéanti. C’était bien mon impression au départ ».
Ces attaques
sont reprises par quelques journaux, dont un article du sénateur du
Var Georges Clemenceau, également journaliste à l’Aurore,
dans son propre journal : c’est bien de ce bon Père la
Victoire qu’il s’agit, le
dreyfusard mais
sanglant briseur de gréves.
Tout politique est-il destiné de par sa fonction à devenir une
ordure couverte de gloire mensongère ?
« Notre XVè Corps a cédé à un moment de panique et s’est enfui en désordre sans que la plupart des officiers aient fait paraît-il tout ce qui était de leur devoir pour l’empêcher… On connaît la nature impressionnable des Méridionaux. Ils sont capables d’aller jusqu’aux extrémités de la vaillance et je suis sûr qu’à l’heure présente, ils ne souhaitent rien tant que de se réhabiliter ; Ce jour-là ils ont déplorablement failli et paraît-il avec trop d’ensemble »Le 25 août, Joseph Maire 22 ans, de Colombier-le-Vieux (Ardèche) du 55e RI à Blainville, et le 1er septembre, Joseph Eymonet, 24 ans, de Villeneuve-lès-Avignon (Gard) et Jean Tachon, 23 ans, de Saint-Victor (Ardèche) du 61e RI, sont arrêtés pour fuite. Ils comparaissent le 10 septembre 1914 devant le tribunal militaire présidé par le colonel Guérou, du 6e Hussards, qui les condamne à la peine de mort. Le lendemain, ils sont exécutés, à 5 h 30 à Trémont-sur-Saulx (Meuse), au lieu-dit Le Pré (La Garenne), devant les troupes rassemblées : ce même jour, le général Espinasse du 15e corps fait diffuser son ordre n°12 à toutes ses unités, relatant l’exécution des trois condamnés afin que la publicité faite par cet exemple permettent aux troupes de se ressaisir.
Auguste Odde, varois, est blessé le 8 septembre. Il est examiné par le médecin Cathoire, chef des brancardiers du 15e corps, dans la nuit du 10 au 11 septembre dans l’ambulance à Combles. Il doit désigner immédiatement parmi seize blessés suspects a priori de s'être mutilés volontairement, ceux pour lesquels la suspicion peut se transformer en certitude afin de les déférer à la justice militaire. Les blessés sont étendus sur la paille d'une grange mal éclairée. Le 18 septembre à Froméréville, huit hommes, dont Jules Arrio, Jean-Martin Giovanangelli, Lambert Gauthier, Charles Pellet, Joseph Tomasini, Auguste Odde, appartenant tous au XVè corps, sont déférés au Conseil de guerre de la 29e division, sans instruction préalable, sans enquête d'aucune sorte. Dans le dossier une seule pièce, un certificat médical, le docteur Cathoire se contentant de remplir les blancs d’un document établi à l’avance. Odde 22 ans est condamné avec le corse Joseph Tomasini 21 ans du 173e RI, pour abandon de poste en présence de l’ennemi par suite de mutilation volontaire. Les deux jeunes soldats sont fusillés à la sortie de Béthelainville par un régiment du 15e corps tiré au sort.
Francis Barbe, commentant Maurice Mistre : « Maurice Mistre, à travers une partie des correspondances et récits des acteurs qui ont nourri sa démonstration a fait une étude sémantique statistique sur cinquante documents, écrits dans une grande majorité par des officiers.
La répartition des termes qualifiant les gens du Midi, donne : Lâches, péteux, fuyards, froussards, flancheurs, déserteurs, débandés ; fainéants, couleuvres, rosses, exagérateurs, grandes gueules, mauvais esprits ; antipatriotes, traîtres, révolutionnaires, socialistes, anarchistes, crosse en l’air ; l’adjectif lâche vient en premier. Ensuite l’aspect vernaculaire et l’origine géographique ; ces gens du Midi qui vivent de la sieste, à ne rien faire, à l’ombre du soleil : fainéants couleuvres, et grandes gueules. Et pour finir antipatriotes, ils avaient voté en majorité socialiste (l’extrême gauche de l’époque, Jaurès) ! Vieille rengaine (depuis 1851) orchestrée, préparée, exhortée, par Mery, Déroulède, Daudet, Barrès, Huysmans, Driant, Bouyssou, Palat, etc. qui avaient bien labouré et bien mérité de la nation ! »
Les gouvernants interdisent rapidement toute mention dans les journaux de l’affaire du XVè corps, après un dernier démenti (et le renvoi de Messimy) attribuant à la propagande allemande leur dérive criminelle : « le pied leur a glissé dans le sang » comme disait autrefois Hugo.
Pourquoi les peines capitales ont-elles été commuées pour les six autres alors que la grâce présidentielle était suspendue depuis le 1er septembre 1914 ? Parce que quelques jours après l’exécution d’Ode et Tomasini un chirurgien donne des soins aux survivants et trouve dans les plaies des fragments de projectile allemand. Il fallait donc que son autorité soit considérable pour qu’il parvienne à confondre ses collègues serviles et à défier les autorités en exposant la preuve indubitable de leurs mensonges, entraînant l’annulation des condamnations et à terme (pas avant 1918), la réhabilitation des fusillés. Ce héros discret, qui avait demandé expressément à être affecté sur la frontière, n’était autre que le Dr Robert Proust.
Rétro-anticipation
Umberto Boccione Visions simultanées 1911
« Tout est affaire de chronologie ». Cette très courte phrase souvent citée pour tenter d’expliquer les errances du temps cyclique proustien, n’a aucun sens si on la détache de son contexte. Le temps « social » (celui qui ne connaît qu’une direction) n’est considéré ici que comme le révélateur ambivalent d’un contretemps dans le domaine du désir sexuel, le regret d’avoir raté le coche, la déploration sur « ceux qu’on n’a pas eus » :
Saint-Loup revenait de Balbec. J’appris plus tard indirectement qu’il avait fait de vaines tentatives auprès du directeur du restaurant. Ce dernier devait sa situation à ce qu’il avait hérité de M.Nissim Bernard. Il n’était autre en effet que cet ancien jeune servant que l’oncle de Bloch «protégeait». Mais la richesse lui avait apporté la vertu. De sorte que c’est en vain que Saint-Loup avait essayé de le séduire. Ainsi par compensation, tandis que des jeunes gens vertueux s’abandonnent, l’âge venu, aux passions dont ils ont enfin pris conscience, des adolescents faciles deviennent des hommes à principes contre lesquels des Charlus, venus sur la foi d’anciens récits mais trop tard, se heurtent désagréablement. Tout est affaire de chronologie. (Tr p57)
Les erreurs de choix dans la date se multiplient dans le dernier volume de la Recherche, à mesure que la chronologie affecte de devenir précise. Ce qui est donné pour réel n’est que le récit d’une dystopie que ne peut disperser que la survivance d’une déesse du temps telle une muse au miroir :
Combien je souffrais de cette position où nous a réduits l’oubli de la nature qui, en instituant la division des corps, n’a pas songé à rendre possible l’interpénétration des âmes (car si son corps était au pouvoir du mien, sa pensée échappait aux prises de ma pensée). Et je me rendais compte qu’Albertine n’était pas même, pour moi, la merveilleuse captive dont j’avais cru enrichir ma demeure, tout en y cachant aussi parfaitement sa présence, même à ceux qui venaient me voir et qui ne la soupçonnaient pas, au bout du couloir, dans la chambre voisine, que ce personnage dont tout le monde ignorait qu’il tenait enfermée dans une bouteille la Princesse de la Chine ; m’invitant, sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps. (La Prisonnière).
Avant de jouer avec les images, il faut briser les cadres qui les immobilisent.
Fin du chapitre I :
Ces idées, tendant, les unes à diminuer, les autres à accroître
mon regret de ne pas avoir de dons pour la littérature, ne se
présentèrent plus à ma pensée pendant les longues années que je
passai à me soigner, loin de Paris, dans une maison de santé où,
d’ailleurs, j’avais tout à fait renoncé au projet d’écrire,
jusqu’à ce que celle-ci ne pût plus trouver de personnel médical,
au commencement de 1916. Je rentrai alors dans un Paris bien
différent de celui où j’étais déjà revenu une première fois,
comme on le verra tout à l’heure, en août 1914, pour subir une
visite médicale, après quoi j’avais rejoint ma maison de santé.
Mireille Naturel Les
blancs de Proust :
… la dislocation de la temporalité n’intervient qu’après
coup. Proust biffe donc les deux pages qu’il vient d’écrire pour
introduire un temps antérieur, un premier retour à Paris, en 1914,
dont il va parler ultérieurement. On ne peut imaginer une
chronologie plus complexe. Double pratique de l’analepse et de la
prolepse, selon la terminologie proposée par Gérard
Genette, dans Figures III…
Début du chapitre
II :
Un des premiers soirs dès mon nouveau retour à Paris en 1916, ayant
envie d’entendre parler de la seule chose qui m’intéressait
alors, la guerre, je sortis, après le dîner, pour aller voir Mme
Verdurin, car elle était, avec Mme Bontemps, une des reines de ce
Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire.
La nouvelle maison de santé dans laquelle je me retirai alors ne me
guérit pas plus que la première ; et un long temps s'écoula avant
que je la quittasse.
Cette « valse-hésitation » est l’outil-même qui garantit la survie des disparus, non seulement en nous mais aussi hors de nous « comme dans une autre vie »
J’évoquai le beau regard bon et pitoyable de cette Albertine-là,
ses grosses joues, son cou aux larges grains. C’était l’image
d’une morte, mais, comme cette morte vivait, il me fut aisé de
faire immédiatement ce que j’eusse fait infailliblement si elle
avait été auprès de moi de son vivant (ce que je ferais si je
devais jamais la retrouver dans une autre vie), je lui pardonnai. (…)
Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol ;
des hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me
rendais compte que ce grand amour prolongé pour Albertine était
comme l’ombre du sentiment que j’avais eu pour elle, en
reproduisait les diverses parties et obéissait aux mêmes lois que
la réalité sentimentale qu’il reflétait au-delà de la mort. (…)
Trop de temps passé sans penser à elle eût rompu dans mon
souvenir la continuité, qui est le principe même de la vie, qui
pourtant peut se ressaisir après un certain intervalle de temps.
N’en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine quand
elle vivait, lequel avait pu se renouer après un assez long
intervalle dans lequel j’étais resté sans penser à elle ?
Or mon souvenir devait obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir
supporter de plus longs intervalles, car il ne faisait, comme une
aurore boréale, que refléter après la mort d’Albertine le
sentiment que j’avais eu pour elle, il était comme l’ombre de
mon amour.
Dans ses ingénieuses propositions pour une chronologie , le philosophe Jacques Dariulat émet l’idée que la survie s’étend à un au-delà de la mort de l’auteur lui-même :
L’écrivain
superpose volontiers des temps dissemblables, comme autant d’échos
dans les palais de Mémoire. Dans l’éternité de la création
romanesque, le temps proustien n’est pas successif, il est
simultané. La temporalité de La
Recherche
n’est pas une temporalité linéaire, mais arborescente, parcourue
d’échos et de résonances, une temporalité ondulatoire qui vibre
dans le champ de réminiscence, temporalité anamnésique qui doit
plus à l’essence de la durée qu’à la systématique de l’emploi
du temps. (…)
1922, 18 novembre : mort de Marcel Proust. Les dates qui suivent sont donc, sans que l’auteur n’ait pu le deviner lui-même, des dates posthumes. La matinée Guermantes prend alors le sens d’une conversation aux enfers où tous les personnages, tels des fantômes, se rencontrent comme hors du temps, à la façon de la rencontre de Sophocle avec Racine imaginée dans la composition qu’a dû faire Gisèle pour l’obtention de son certificat d’études (II, 264-266).
1921-22 : Sidonie Verdurin pourrait épouser le Prince de Guermantes vers 1921-22, soit un ou deux ans après la mort de son mari, le duc de Duras. Ceci nous conduit à admettre comme plausible pour la matinée Guermantes une date entre 1923 et 1926.
1923/26 : matinée Guermantes. Retour du Narrateur à Paris. Odette aurait entre 69 et 74 ans ; le Narrateur, 45-48 ans ; Charlus, environ 80 ans ; son frère Basin, duc de Guermantes, 83 ans (« le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années » : IV, 625) … A cette même réception, « il y avait au moins vingt ans » qu’Oriane a rencontré Bloch pour la première fois (IV, 550). Or cette première rencontre eut lieu lors de l’après-midi Villeparisis, en 1898. La matinée Guermantes aurait donc lieu vers 1920. Il faut pourtant la situer plus tard, puisque « beaucoup d’années passèrent » entre le séjour parisien du Narrateur en 1916 et la réception chez le Prince (IV, 433). « Beaucoup d’années », ce ne peut guère être moins de dix ans… Ce serait donc bien en 1926 que le Narrateur assiste au fantastique bal de têtes où il prend conscience de sa vocation d’écrivain. Car c’est tout de suite après la matinée Guermantes qu’il se met enfin au travail. Ce qui signifie, à rigoureusement parler, que Proust, mort en 1922, ne part qu'après sa mort à la recherche du temps perdu. La voix qui résonne dans la profondeur des temps et des espaces, tout au long de ces trois mille pages, est une voix d'outre-tombe.
Nom
de tranchées : le nom
Court aparté pour les amateurs de cul par-dessus tête : interrogation non résolue sur l’onomastique concernant les rapports entre guerre et inversion, qui n’intéresse aucun des historiens qui sont pourtant forcés d’y faire référence trouvant les termes dans les JMO à propos de l’ offensive de Champagne de septembre 1915. Comme je ne suis pas plus futé qu’eux, la question posée par la dénomination ne trouvera pas de réponse.
Forum 14/18
Concernant
la tranchée des tantes, il y a un « boyau des tantes »
au Sud-Est du massif de Moronvillers, au bord de la route, en face du
transfo EDF. S'agit-il de celui-là ?
A l'Est de Navarin, (Bois Chevron) sur une carte au 1/5000, 14 Avril 1917, j'ai une « tranchée des homosexuels » et une « Tranchée des invertis ».
A l'Est de Navarin, (Bois Chevron) sur une carte au 1/5000, 14 Avril 1917, j'ai une « tranchée des homosexuels » et une « Tranchée des invertis ».
Le 27 septembre, l'avancée française se poursuivit lentement.
A
14 h 30 un nouvel assaut fut lancé mais les troupes françaises
furent arrêtées entre Navarin et les environs de Souain.
La 2ème ligne allemande était entamée en deux points seulement.
Le 28 septembre, les unités, réorganisées, furent repositionnées.
La 14ème division prit la tranchée « des Tantes ».
Le Q.G. du général de Castelnau pensa y voir une brèche et sur la foi d'une information non vérifiée et contredite par les observateurs aériens, lança des troupes. Deux attaques se mélangèrent dans ce petit goulet : une qui devait contourner la tranchée des Vandales, l'autre qui devait aller vers le N.O. prendre la parallèle du Bois Théodore.
La 2ème ligne allemande était entamée en deux points seulement.
Le 28 septembre, les unités, réorganisées, furent repositionnées.
La 14ème division prit la tranchée « des Tantes ».
Le Q.G. du général de Castelnau pensa y voir une brèche et sur la foi d'une information non vérifiée et contredite par les observateurs aériens, lança des troupes. Deux attaques se mélangèrent dans ce petit goulet : une qui devait contourner la tranchée des Vandales, l'autre qui devait aller vers le N.O. prendre la parallèle du Bois Théodore.
28
septembre : Situation inchangée jusqu’à
9h30, heure à laquelle arrive l’ordre de mettre la 314ème Brigade
de chasseurs à la disposition du Général Cheuret, commandant dt la
14ème division. La Brigade est dirigée vers l’Est. Elle
suit les lisières des bois Raquette… Elle est rassemblée dans le
Bois 28. A 18h30 arrive l’ordre d’attaque. Objectif :
la tranchée allemande dite « Tranchée
des Tantes »
aux n° 1205 et 1207
En
ligne dès le 29 septembre 1915, au nord de Souain, dans la tranchée
des « Tantes », enlevée la veille par nos troupes, et
qui est située entre celle de « Lubeck » et celle des
« Homosexuels » (les cartes d’époque portent
l’orthographe « Homo-sexuels »), en butte à un feu
très violent d’artillerie, [le 114è B.C.A] exécute avec succès
deux attaques partielles.
« Cependant,
au cours de la journée du 29, on vit briller une dernière lueur
d'espoir.
Le 28 au soir,
nous avions pris pied dans un élément de la deuxième position que
nos soldats désignaient sous un terme d'argot à la crudité
rabelaisienne : ils l'appelaient la tranchée des Tantes. Celle-ci
fut même légèrement dépassée. On signala aussitôt cette
progression à l'état-major du 7e Corps qui pensa que
l'élargissement de cette brèche pouvait conduire à la percée.
Durant la nuit,
toutes les unités disponibles furent acheminées vers cette partie
du front
Le lendemain,
plus de neuf régiments franchirent la tranchée des Tantes.
Malheureusement,
ils avaient été amenés des points les plus divers et plusieurs
même venaient de débarquer. Ils ne connaissaient pas le terrain, ce
qui rendit très pénible leur marche vers le lieu de concentration
et occasionna les retards les plus préjudiciables. »
On
trouve
-
une Tranchée des Homosexuels près de Navarin dans la Marne à
gauche du « trou de sourie » que constitue la
Tranchées des Tantes, enclavée avant la Tranchée de Lübeck.
- une Tranchée des Invertis de Navarin Marne, à droite de la Tranchée de Lübeck.
- une Tranchée des Invertis de Navarin Marne, à droite de la Tranchée de Lübeck.
On
relève encore, sans doute sans rapport un
- Boyau des Maitres-Chanteurs àVaux, référence wagnérienne ? Et à Avaucourt dans la Meuse un
Boyau des Traîtres.
- Boyau des Maitres-Chanteurs àVaux, référence wagnérienne ? Et à Avaucourt dans la Meuse un
Boyau des Traîtres.
Françoise
Férole :
J’ignore
l’origine de ces noms, mais je ne pense pas qu’ils visent plus
les allemands que les français : à l’époque de cette
bataille, la tranchée des homosexuels était allemande et la
tranchées des tantes française. Je pense qu’il vaut mieux
considérer le côté géographique plus que péjoratif de ces
termes. Ces noms ont été donnés dès la création de ces
tranchées.
Proust
Le Temps retrouvé
« Il y a un côté de la
guerre qu’il [Saint-Loup] commençait à apercevoir, dis-je [à
Gilberte], c’est qu’elle est humaine, se vit comme un amour ou
comme une haine, pourrait être racontée comme un roman, et que par
conséquent, si tel ou tel va répétant que la stratégie est une
science, cela ne l’aide en rien à comprendre la guerre, parce que
la guerre n’est pas stratégique. L’ennemi ne connaît pas plus
nos plans que nous ne savons le but poursuivi par la femme que nous
aimons, et ces plans peut-être ne les savons-nous pas nous-mêmes.
Les Allemands, dans l’offensive de mars 1918, avaient-ils pour but
de prendre Amiens ? Nous n’en savons rien. Peut-être ne le
savaient-ils pas eux-mêmes, et est-ce l’événement de leur
progression à l’ouest, vers Amiens, qui détermina leur projet. À
supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la
peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir
des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu, comme
Dostoïevski raconterait une vie. D’ailleurs, il est trop certain
que la guerre n’est point stratégique, mais plutôt médicale,
comportant des accidents imprévus que le clinicien pouvait espérer
éviter, comme la Révolution russe. »
Le
futur antérieur
Même en admettant l’état d’inachèvement des des deux premières sections du Temps retrouvé, il est peu probable que Proust en eut précisé la chronologie « à rebours » - faisant office de tremplin. Au temps réel de l’écriture l’auteur rejoint son Narrateur dans le temps nouveau de l’après-guerre. Quand il refait l’histoire, il l’écrit dans l’ambiguïté d’une sorte de futur antérieur, ou plutôt de ce temps qu’ignore la conjugaison française, mais non la grammaire, le futur du passé : lorsqu'une action survient dans le passé, on peut exprimer un événement futur par rapport à cette action en utilisant le futur du passé. Le futur du passé se forme simplement en utilisant le conditionnel. Le conditionnel présent correspond au futur du passé et le conditionnel passé correspond au futur antérieur du passé.
Même la syntaxe de l’excellent Norpois subit du fait de la guerre
une altération aussi profonde que la fabrication du pain ou la
rapidité des transports. Avez-vous remarqué que l’excellent
homme, tenant à proclamer ses désirs comme une vérité sur le
point d’être réalisée, n’ose pas tout de même employer le
futur pur et simple, qui risquerait d’être contredit par les
événements, mais a adopté comme signe de ce temps le verbe
savoir ? (…) « savoir », dans les articles de Norpois, est
le signe du futur, c'est-à-dire le signe des désirs de Norpois
(...) vous comprenez bien que si « savoir » n'était pas devenu le
simple signe du futur, on comprendrait à la rigueur que le sujet de
ce verbe pût être un pays, par exemple chaque fois que Norpois dit
: « L'Amérique ne saurait rester indifférente à ces violations
répétées du droit », « La monarchie bicéphale ne saurait
manquer de venir à résipiscence ». Il est clair que de telles
phrases expriment les désirs de Norpois (…), mais enfin, là le
verbe peut encore garder malgré tout son sens ancien, car un pays
peut « savoir », l'Amérique peut « savoir », la monarchie «
bicéphale » elle-même peut « savoir » (…), mais le doute n'est
plus possible quand Norpois écrit : « Ces dévastations
systématiques ne sauraient persuader aux neutres », « La région
des lacs ne saurait manquer de tomber à bref délai aux mains des
alliés », « Les résultats de ces élections neutralistes ne
sauraient refléter l'opinion de la grande majorité du pays. » Or
il est certain que ces dévastations, ces régions et ces résultats
de votes sont des choses inanimées qui ne peuvent pas « savoir ».
Par cette formule Norpois adresse simplement aux neutres l'injonction
(à laquelle j'ai le regret de constater qu'ils ne semblent pas
obéir) de sortir de la neutralité ou aux régions des lacs de ne
plus appartenir aux « Boches » (M. de Charlus mettait à prononcer
le mot « boche » le même genre de hardiesse que jadis dans le
train de Balbec à parler des hommes dont le goût n'est pas pour les
femmes).
Ces assertions, vu par le petit bout de la lorgnette de personnages à courte vue – non pas Charlus mais les mondaines - sont certes énoncées à l’imparfait, mais le désordre des événements suggère plusieurs issues à venir possibles.
Mme
Verdurin, pour communiquer les nouvelles, disait : « nous »
en parlant de la France. « Hé bien voici : nous exigeons
du roi de Grèce qu’il retire du Péloponnèse, etc. ; nous
lui envoyons, etc. » Et dans tous ses récits revenait tout le
temps le GQG (« j’ai téléphoné au GQG ») abréviation
qu’elle avait à prononcer le même plaisir qu’avaient naguère
les femmes qui ne connaissaient pas le Prince d’Agrigente, à
demander en souriant, quand on parlait de lui et pour montrer
qu’elles étaient au courant : « Grigri ? »,
[…]
L’emploi du sigle GQG, et la superposition de la question grecque (
la France n’obtient l’exil de Constantin qu’en juin 1917) me
suggère que les « plaisirs et opinions de M. de Charlus
pendant la guerre » pourraient se dérouler peu ou prou (avec
ses habituelles anomalies rétrospectives) durant les onze semaines
où Lyautey occupa le poste de ministre de la guerre (de décembre
1916 à mars 1917). En ce qui concerne son action, Lyautey tenta en
effet de reprendre la main sur le GQG qui agissait comme un second
ministère. Alors qu’il réclamait l’unité du commandement, le
gouvernement Briand lui avait déjà sans l’en avertir, mis dans
les pattes Nivelle, concepteur du plan désastreux qui aboutit à la
débâcle d’avril 1917 (Lyautey avait déclaré au colonel
Renouard, envoyé par Nivelle : « Voyons mon petit, c'est
un plan pour l'armée de la Grande-duchesse de Gérolstein »).
Légitimiste, plus préoccupé par les questions économiques et
sociales que ses adversaires de gauche, Lyautey fut contraint à la
démission après avoir créé une direction de l’aviation dont il
refusa de discuter devant le parlement afin de ne pas abattre
« exposer la défense nationale à des risques pleins de
périls ». André Maurois rapporte qu’il déclara à
Guillaume de Tardes le soir de sa démission : « Tu avais
raison, je n'ai jamais rien compris à cette race ». Lyautey
tenta d’œuvrer aussi pour pallier la défection probable des
rusees à une entrée en guerre des Etats-Unis, où l’opinion
publique avait été retournée par le torpillage du Lusitania,
le 7 mai 1915 . c’est encore à Mme Verdurin que se rattache
le commentaire de ce drame, dans un fragment demeuré célèbre où
la cruauté le dispute à l’humour noir.
Mme
Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant
à tremper dans son café au lait avait fini par obtenir de Cottard
une ordonnance qui lui permit de s’en faire faire dans un certain
restaurant […]. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir
des pouvoirs publics que la nomination d’un général. Elle reprit
son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage
du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au
lait, et donnant des pichenettes à son journal pour qu’il pût se
tenir grand ouvert sans qu’elle eût besoin de détourner son autre
main des trempettes, elle disait : « Quelle horreur ! Cela
dépasse en horreur les plus affreuses tragédies. » Mais la
mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au
milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions
désolées, l’air qui surnageait sur sa figure, amené là
probablement par la saveur du croissant, si précieux contre la
migraine, était plutôt celui d’une douce satisfaction.
D’où provient cet effet comique envers le drame qui ouvrit au
colonialisme américain les portes de l’Europe ? On ne peut
évidemment supposer que Proust ait deviné les dessous de cette
manipulation puisque la confirmation n’intervint qu’en 1972 que
le paquebot avait été chargé par les services secrets britanniques
et américains de canons et de matériel de guerre, raison pour
laquelle une seule torpille allemande le fit exploser par hasard.
Quelques pages plus
avant, après avoir évoqué les paysages de Paris en 1914, et
revenant en arrière (« Mais il faut revenir en arrière. Je
descends [présent] les boulevards à côté de M. de Charlus »)
ce n’est plus en 1916 que se situe la rencontre avec Charlus, mais
en 1918.
La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé
de source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les
pourparlers de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du
traité, ne prenaient pas la peine, quand ils causaient avec vous, de
s'excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et
étaient prêts à en propager sincèrement d'autres, qu'ils
oublieraient aussi vite. C’était l’époque où il y avait
continuellement des raids de gothas
; l’air grésillait perpétuellement d’une vibration
vigilante et sonore d’aéroplanes français. Mais parfois
retentissait la sirène comme un appel déchirant de Walkyrie (…)
jusqu’à l’heure où les pompiers annonçaient que l’alerte
était finie tandis qu’à côté d’eux la berloque [appel de
sirène qui signale la fin d’une alerte, terme emprunté à la
dénomination de la sonnerie de clairon qui marque pour le soldat
l’autorisation de rompre les rangs], comme un invisible gamin,
commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle et jetait en
l’air son cri de joie.
Jusqu’à la fin de 1917, Paris n’a été bombardé que par les
zeppelins ou des avions monoplans, principalement les Taube.
M. de Charlus me dit son admiration pour ces aviateurs, et comme il
ne pouvait pas plus s’empêcher de donner libre cours à sa
germanophilie qu’à ses autres penchants tout en niant l’une
comme les autres : « D’ailleurs j’ajoute que j’admire
autant les Allemands qui montent dans des gothas. Et sur des
zeppelins, pensez le courage qu’il faut. Mais ce sont des héros
tout simplement. Qu’est-ce que ça peut faire que ce soit sur des
civils qu’ils lancent leurs bombes puisque ces batteries tirent sur
eux ? Est-ce que vous avez peur des gothas et du canon ? »
J’avouai que non et peut-être je me trompais.(…) D’ailleurs
formées isolément, ces idées de bombes lancées, de mort possible
n’ajoutèrent pour moi rien de tragique à l’image que je me
faisais du passage des aéronefs allemands jusqu’à ce que j’eusse
vu de l’un d’eux ballotté, segmenté à mes regards par les
flots de brume d’un ciel agité, d’un aéroplane que, bien que je
le susse meurtrier, je n’imaginais que stellaire et céleste,
j’eusse vu un soir le geste de la bombe lancée vers nous.
Le premier raid sur
Paris de ces bombardiers lourds dénommés gothas (du nom de la ville
de production) qui sont mentionnés à de multiples reprises, date du
30 janvier 1918 ; trente appareils larguèrent cette nuit là
250 torpilles en 20 minutes, occasionnant 63 morts. Entre janvier et
septembre 1918 eurent lieu 33 raids, faisant monter à 787 le nombre
de victimes et semant une terreur dont l’efficacité réelle
n’égalait en rien celle des tirs de berthas, mais qui poussa la
population à se réfugier dans les caves et le métro :
Charlus : Quels documents pour l’histoire future, quand les
gaz asphyxiants analogues à ceux qu’émettait le Vésuve et des
écroulements comme ceux qui ensevelirent Pompéi garderont intactes
toutes les dernières imprudentes qui n’ont pas fait encore filer
pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues. D’ailleurs, n’est-ce
pas déjà, depuis un an, Pompéi par fragments, chaque soir, que ces
gens se sauvant dans les caves, non pas pour en rapporter quelque
vieille bouteille de Mouton Rothschild ou de Saint-Émilion, mais
pour cacher avec eux ce qu’ils ont de plus précieux, comme les
prêtres d’Herculanum surpris par la mort au moment où ils
emportaient les vases sacrés. C’est toujours l’attachement à
l’objet qui amène la mort du possesseur. (…) Si je pense que
nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci
sentaient qu’elles étaient menacées du sort des villes maudites
de la Bible. On a retrouvé sur les murs d’une des maisons de
Pompéi cette inscription révélatrice : « Sodoma,
Gomora. ».
On en revient toujours au point de départ, et pas seulement pour les
Charlus. La peur de ces insectes sous-terrains des backs-rooms
condamnés à ne pas se reproduire se transforme en manifestation
libérée d’un plaisir équivoque ; telle est la leçon de la
modernité :
Quelques-uns de ces pompéiens, sur qui pleuvait déjà le feu du
ciel, descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des
catacombes. (…) Or l’obscurité qui baigne toute chose comme un
élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour
certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de
nous faire entrer de plain pied dans un domaine de caresses où l’on
n’accède d’habitude qu’après quelque temps. Que l’objet
convoité soit, en effet, une femme ou un homme, (…) le soir même,
dans une rue, si faiblement éclairée qu’elle soit, il y a du
moins un préambule (…) Dans l’obscurité tout ce vieux jeu se
trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu
les premiers. Il reste l’excuse de l’obscurité même et des
erreurs qu’elle engendre si l’on est mal reçu. Si on l’est
bien, cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se
rapproche, nous donne de celle ou celui à qui nous nous adressons
silencieusement une idée qu’elle est sans préjugés, pleine de
vice, idée qui ajoute un surcroît au bonheur d’avoir pu mordre à
même le fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de
permission. Et cependant l’obscurité persiste.
La traversée de la nuit précède le couchant de l’illumination :
le jour de l’Occident est la nuit de l’Orient.
Le
conte de la pénultième nuit
Dans
son article Le
Temps retrouvé,
roman
de la fin d’un monde ? Florence
Godeau livre une brillante
analyse de l’aspect nocturne du passage central du tome final de la
Recherche.
Le Temps retrouvé
est un roman nocturne et noctambule, en regard des aurores et des
belles après-midi printanières et estivales de l’enfance et de
l’adolescence, ou des crépuscules parisiens et vénitiens de La
Prisonnière et de La
Fugitive. L’essentiel
de sa première partie se déroule durant une soirée et une nuit de
l’hiver 1916 (…) Cette
première (sic)
partie du Temps
retrouvé
est donc particulièrement digressive, mais par son effervescence
anecdotique plus que par le jeu de développements abstraits(...)
Elle est, en outre, rythmée par la déambulation du
Narrateur-personnage dans un espace-temps bouleversé, retourné, en
un mot : méconnaissable. Le
Narrateur voit tout d’abord dans ce Paris nocturne et déserté un
paysage rustique (…) .
Puis la ville devient paysage maritime, au bord d’une mer agitée,
préparant l’image de la navigation hasardeuse, qu’on trouvera
plus loin. Quant à la ligne des grands boulevards, que le Narrateur,
« buttant çà et là contre des poubelles, prenant un chemin
pour un autre », va descendre ensuite, elle semble, telle une
tranchée, séparer le monde des apparences … et son envers. Du
sordide infamilier (personne ne s’étonnera que le mot
« poubelles » soit un hapax
dans la Recherche)
aux voluptueux supplices, underground,
le pas est franchi. Involontairement, bien sûr (de la part du
personnage proustien), mais, de manière parfaitement lisible, par
l’écrivain lui-même. La
traversée nocturne de ce Paris de 1916 peut donc se lire comme une
catabase*, dont la fonction initiatique serait implicitement
soulignée par le biais de l’allusion à l’univers des Mille
et une nuits, bien sûr,
mais aussi aux « rituels » célébrés au fond des
« catacombes » auxquelles sont comparés les couloirs du
métro ; dans l’obscurité, s’abolit le « vieux jeu »
des codifications sociales et morales : « les mains, les
lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. » (TR,
p. 141)
* »La catabase est la
descente de l'esprit, soit imaginaire, soit rituelle , soit
spirituelle ; elle a lieu soit en enfer (ex. : Orphée
descendant chercher Eurydice aux Enfers) soit au royaume des morts
(ex. : Jésus, selon Matthieu, XXVII), soit à l'intérieur de
la Terre (ex. : l'antre de Trophonios) ; le but est
nécromantique (acquérir des savoirs ou pouvoirs par les morts), ou
chamanique (extase, guérison, recherche des âmes, etc.) ou
initiatique (revenir à l'origine ou à 'l'intérieur') ou
symbolique »(Pierre A. Riffard, Dictionnaire
de l'ésotérisme,
Payot, 1983).
Etendue à tout phénomène scriptural – de la part d’un écrivain qui se suicida – cette lecture apocalyptique est aussi celle de Mishima :
Mais
en ce qui concerne Proust, mon idée est que Proust a tenté de finir
la réalité [
je dirais d’en finir avec le mensonge de la réalité] en
écrivant son roman. Car les mots n’ont que la fonction de finir,
non de commencer. Une fois que quelque chose est exprimé, quelque
chose finit. Sans cette conscience, un artiste n’a pas le droit
d’exprimer. Personne ne peut arrêter chaque instant passé.
Seul les mots peuvent le faire. Et c’est ça, une œuvre d’art.
Et dans le prolongement de cette pensée, on arrive à comprendre la
volonté de Proust de finir la réalité. (…)
Les mots ne peuvent rien commencer, ils ne rénovent pas, ne
produisent pas, ne servent pas à faire la révolution. Du moins
l’art ne peut servir à la faire. Ils n’améliorent pas la
société, ni les hommes. Ils ne font que finir. Il me semble que les
mots permettent l’euthanasie du monde (...)
oui, les mots sont une euthanasie. Sinon, l’homme ne peut supporter
le passage du temps. (Entretiens avec Nakamura Mitsuo. L’homme et
la littérature,[1967])
Il faut toutefois remarquer que le titre choisi par Florence Godeau reste interrogatif (et stipule fin d’un monde et non fin du monde). En effet, l’épisode de la guerre est, je l’ai suffisamment répété, une plongée dans la nuit, mais cette nuit n’est pas éternelle, puisque l’entrée dans la bibliothèque du prince de Guermantes se situe à nouveau Avant la Nuit, avant le temps réel du passage à l’écriture, avant son résultat même, le roman à écrire que le lecteur vient de lire. L’irrationnel de cette chronologie est éminemment logique, puisque pour écrire un « roman de guerre », la première condition nécessaire est d’y survivre, quand bien même, comme on l’a entrevu avec Dariulat, cette survie ne serait qu’une prescience divinatoire d’un après la mort.
L’ambivalence de la thématique de la résurrection, dans lequel la traversée des enfers dantesques -où le guide n’est plus Virgile ni Béatrice mais Charlus et l’aviateur-fantôme, est un prélude à une forme de renaissance de la conscience, de l’esprit, comment qu’on veuille l’appeler, suggère que l’épisode nocturne et sous-terrain n’est que le conte de la 1000è nuit, l’avant-dernière donc.
Comme
le montre
Bernard Brun (in
Le
fauteuil magique),
après
avoir recensé les étapes de la création, c’est
ici que culmine la comparaison entre entre Recherche et Mille et une
nuit, ce qui est logique encore puisque l’écriture de la fin est
aussi celle du début.
La genèse de la structure générale du roman semble bien
directement inspirée de l’organisation narrative des Mille et
Une Nuits. Il est fragmenté en autant de récits, d’événements
empilés les uns sur les autres, sans lien apparent entre eux, dans
une grande discontinuité chronologique. C’est une rétrospection
nocturne qui ordonne le récit. (…). D’autres ont éclairé une
structure identique pour la fin de l’œuvre. Le Cahier 50, daté du
début 1911 ou même de la fin 1910, vient reprendre les éléments
de “ Proust 45 ” et des premiers cahiers de l’essai
narratif, qui sont aussi les premiers brouillons de l’ouverture
[« longtemps je me suis couché de bonne heure » et le
conte du dormeur éveillé ] (…) En voici les principales
hésitations :
« C’est ainsi que pendant ces longues heures où je
restais éveillé quand je restais sans dormir une partie de
la nuit, je revoyais telle ou telle scène de ma vie d’autrefois
[…] C’est ainsi que je restais souvent tout le reste de
la nuit jusqu’au matin, quand je m’étais éveillé au
commencement de la nuit, à me rappeler songer à
telle ou telle époque période de ma vie. »
(f40r)
Le Cahier 50 est explicitement rédigé à cette époque pour
refermer, par un morceau de bravoure, le cycle rétrospectif des
souvenirs, de façon à introduire la matinée de Contre
Sainte-Beuve (discussion avec Maman sur la critique littéraire
et sur l’esthétique) qui deviendra Le Temps retrouvé ;
un temps retrouvé qui commence dès La Prisonnière,
avec l’ouverture symphonique des bruits de la rue, l’organisation
en matinées, le septuor de Vinteuil entendu chez les Verdurin et la
conversation avec Albertine. Mais voici comment Proust introduit les
premiers bruits de la rue dans la chambre matinale :
« Ce pâle signé tracé au-dessus des rideaux par le doigt
levé du matin qui mettait en fuite à toute vitesse la demeure crue
réelle tout à l’heure, faisant régner le mur là où s’étendait
il y a un moment ma cour, lui faisant rejoindre les autres demeures
du songe, <comme si elle avait été> pareille à ce
<nocturne>palais du conte oriental dont <pendant le jour>
le dormeur éveillé ne retrouve même plus l’emplacement, cette
mince raie il me suffisait de l’apercevoir pour apprendre le temps
qu’il fait »(C50, ff41-42).
L’Orient est évoqué dès avant la promenade avec Charlus :
“ Là, l’impression d’Orient que je venais d’avoir se
renouvela… ” (IV, 342). Dans le manuscrit, seul repère
véritable pour les philologues, le Bosphore apparaît dans une
addition marginale, à la fin de cette rencontre, après la référence
à Pompéï :
Il faisait une nuit transparente et sans un souffle ;
j’imaginais que la Seine coulant entre ses ponts circulaires, faits
de leur plateau et de son reflet, devait ressembler au Bosphore. Et
symbole soit de cette invasion que prédisait le défaitisme de M. de
Charlus, soit de la coopération de nos frères musulmans avec les
armées de la France, la lune étroite et recourbée comme un sequin
semblait mettre le ciel parisien sous le signe oriental du croissant.
Le
déploiement d’un orient réinventé Bagdad, Babel,
Venise,
Jérusalem,
Constantinople,
traite
ce
« nocturne sur le Bosphore » (d’abord
un
équivalent du directoire issu de la révolution)
comme
une sorte de « bal travesti » :
(…) je me trouvai sans m’en
douter, suivant machinalement un dédale de rues obscures, arrivé
sur les boulevards. Là, l’impression d’Orient que je venais
d’avoir se renouvela et, d’autre part, à l’évocation du Paris
du Directoire succéda celle du Paris de 1815. Comme en 1815 c’était
le défilé le plus disparate des uniformes des troupes alliées ;
et, parmi elles, des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous
enturbannés de blanc suffisaient pour que de ce Paris où je me
promenais je fisse toute une imaginaire cité exotique, dans un
Orient à la fois minutieusement exact en ce qui concernait les
costumes et la couleur des visages, arbitrairement chimérique en ce
qui concernait le décor, comme de la ville où il vivait, Carpaccio
fit une Jérusalem ou une Constantinople en y assemblant une foule
dont la merveilleuse bigarrure n’était pas plus colorée que
celle-ci. Marchant derrière deux zouaves qui ne semblaient guère se
préoccuper de lui, j’aperçus un homme gras et gros, en feutre
mou, en longue houppelande et sur la figure mauve duquel j’hésitai
si je devais mettre le nom d’un acteur ou d’un peintre également
connus pour d’innombrables scandales sodomistes. J’étais certain
en tout cas que je ne connaissais pas le promeneur, aussi fus-je bien
surpris, quand ses regards rencontrèrent les miens, de voir qu’il
avait l’air gêné et fit exprès de s’arrêter et de venir à
moi comme un homme qui veut montrer que vous ne le surprenez
nullement en train de se livrer à une occupation qu’il eût
préféré laisser secrète. Une seconde je me demandai qui me disait
bonjour : c’était M. de Charlus.
Comme dans toute structure de
conte, les personnages entrevus et d’abord non reconnus surgissent
à tous les carrefours ; à peine les a-t-on quittés (fussent
des années avant mais le temps du rêve est synthétique et
simultané) qu’ils surgissent de nouveau devant le somnambule
plongé dans le sommeil hypnotique, Charlus espionné, mais aussi le
fantôme de Saint-Loup, délesté, scénario symbolique exige, de sa
croix d’apôtre. Ils sont par leurs manifestation théophaniques
les pivots de l’errance (dirigée) du roi-mage solitaire, car c’est
bien le Narrateur et non ses cicerones qui est « en quête
d’aventure », celui qui se cherche lui-même comme le héros
condamné à divaguer dans Venise du Conte de la 672è nuit
d’Hoffmannsthal. Ce qui porte le dormeur éveillé vers le centre
du réseau intestinal, (déplacé, ex-centré, l’unique maison
éclairée, l’hôtel de passe où sont reclus les jeunes gens
offerts en sacrifice) ce n’est pas la curiosité, mais un besoin
d’ordre plus essentiel, la soif, conséquence des états fébriles
et métaphore de l’assouvissement du désir :
Ce ne fut pas l’Orient de
Decamps, ni même de Delacroix qui commença de hanter mon
imagination quand le baron m’eut quitté, mais le vieil Orient de
ces Mille et une Nuits que j’avais tant aimées, et, me
perdant peu à peu dans le lacis de ces rues noires, je pensais au
calife Haroun Al Raschid en quête d’aventures dans les quartiers
perdus de Bagdad. D’autre part, la chaleur du temps et de la marche
m’avait donné soif, mais depuis longtemps tous les bars étaient
fermés, et à cause de la pénurie d’essence les rares taxis que
je rencontrais, conduits par des Levantins ou des Nègres, ne
prenaient même pas la peine de répondre à mes signes. Le seul
endroit où j’aurais pu me faire servir à boire et reprendre des
forces pour rentrer chez moi eût été un hôtel. Mais dans la rue
assez éloignée du centre où j’étais parvenu, tous, depuis que
sur Paris les gothas lançaient leurs bombes, avaient fermé. Il en
était de même de presque toutes les boutiques de commerçants,
lesquels, faute d’employés ou eux-mêmes pris de peur, avaient fui
à la campagne et laissé sur la porte un avertissement habituel
écrit à la main et annonçant leur réouverture pour une époque
éloignée et, d’ailleurs, problématique. Les autres
établissements qui avaient pu survivre encore annonçaient de la
même manière qu’ils n’ouvraient que deux fois par semaine. On
sentait que la misère, l’abandon, la peur habitaient tout ce
quartier. Je n’en fus que plus surpris de voir qu’entre ces
maisons délaissées il y en avait une où la vie au contraire
semblait avoir vaincu l’effroi, la faillite, et entretenait
l’activité et la richesse. Derrière les volets clos de chaque
fenêtre la lumière, tamisée à cause des ordonnances de police,
décelait pourtant un insouci complet de l’économie. Et à tout
instant la porte s’ouvrait pour laisser entrer ou sortir quelque
visiteur nouveau. C’était un hôtel par qui la jalousie de tous
les commerçants voisins (à cause de l’argent que ses
propriétaires devaient gagner) devait être excitée ; et ma
curiosité le fut aussi quand je vis sortir rapidement, à une
quinzaine de mètres de moi, c’est-à-dire trop loin pour que dans
l’obscurité profonde je pusse le reconnaître, un officier. (…)
Cet hôtel servait-il de lieu
de rendez-vous à des espions ? L’officier avait depuis un
moment disparu quand je vis entrer de simples soldats de plusieurs
armes, ce qui ajouta encore à la force de ma supposition. J’avais,
d’autre part, extrêmement soif. « Il est probable que je
pourrai trouver à boire ici », me dis-je, et j’en profitai
pour tâcher d’assouvir, malgré l’inquiétude qui s’y mêlait,
ma curiosité. Je ne pense donc pas que ce fut la curiosité de cette
rencontre qui me décida à monter le petit escalier de quelques
marches au bout duquel la porte d’une espèce de vestibule était
ouverte, sans doute à cause de la chaleur.
Il
y a bien, non plus dans les contes orientaux mais dans les mythes au
moins un personnage qui revient des enfers, après avoir enchaîné
le chien
Cerbère
à triple face, c’est Hercule.
Charlus :
Paris,
lui, ne fut pas, comme Herculanum, fondé par Hercule. Mais que de
ressemblances s’imposent ! et cette lucidité qui nous est
donnée n’est pas que de notre époque, chacune l’a possédée.
Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort des villes du
Vésuve, celles-ci sentaient qu’elles étaient menacées du sort
des villes maudites de la Bible.
Du
monde latin, on remonte à l’origine grecque. Dans la bouche de
Charlus, au moment où le CEO ravage
la Macédoine et installe ses potentats et ses califes à la petite
semaine d’éphémères républiques de croisés, il y a plus que de
l’ironie, à comparer sous l’angle esthétique les soldats
britanniques à des statues antiques ou aux amants du bataillon sacré
de la légion thébaine :
« J’admire
tous les héros de cette guerre, dit-il. Tenez, mon cher, les soldats
anglais que j’ai un peu légèrement considérés au début de la
guerre comme de simples joueurs de football assez présomptueux pour
se mesurer avec des professionnels — et quels professionnels !
— hé bien, rien qu’esthétiquement ce sont des athlètes de la
Grèce, vous entendez bien, de la Grèce, mon cher, ce sont les
jeunes gens de Platon, ou plutôt des Spartiates. J’ai un ami qui
est allé à Rouen où ils ont leur camp, il a vu des merveilles, de
pures merveilles dont on n’a pas idée.
Quant
à Hercule,
héros
de plusieurs catabases, il
est venu dans le royaume des morts chercher Thésée, père
d’Hippolyte, trompeur et trompé, vainqueur du monstre
(l’homme
blessé ou le miroir brisé) au
cœur du labyrinthe.
Phèdre
à Hippolyte (Racine II,5) :
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non: dans ce dessein, je l'aurais devancée ;
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée ;
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non: dans ce dessein, je l'aurais devancée ;
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée ;
C'est
moi, prince, c'est moi, dont l'utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours…
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours…
Comme
celui de Proust, le labyrinthe du mythe est à ciel ouvert : si
l’on ne possède pas de fil, le moyen d’en sortir n’est plus
linéaire, mais par le haut, à condition de posséder la prudence du
constructeur, Dédale, et de ne pas s’approcher du soleil, comme
Alfred-Icare,
précipité dans la mer par la fonte de ses
ailes. C’est
bien en effet à la recherche du fantôme d’Agostinelli qu’est
parti Proust dans le monde nocturne de l’enfer de la guerre, et
c’est pour cela que le conte de la pénultième nuit est à la fois
une danse des morts -le
pandémonium-
et
un
rêve érotique.
Dans
l’enchevêtrement des contes enchâssés, Proust, non seulement
livre explicitement ses sources, mais
se paye le luxe de donner un nouvel indice (après « mon chéri
Marcel » de La
Prisonnière)
de l’identification du Narrateur à l’auteur, placé
dans la bouche du maître de cérémonie, Jupien :
« Vous
parlez de bien des contes des Mille
et Une Nuits,
me dit-il. Mais j’en connais un qui n’est pas sans rapport avec
le titre d’un livre que je crois avoir aperçu chez le baron (il
faisait allusion à une traduction de Sésame et les Lys, de Ruskin,
que j’avais envoyée à M. de Charlus). Si jamais vous étiez
curieux, un soir, de voir, je ne dis pas quarante, mais une dizaine
de voleurs, vous n’avez qu’à venir ici ; pour savoir si je
suis là vous n’avez qu’à regarder là-haut, je laisse ma petite
fenêtre ouverte et éclairée, cela veut dire que je suis venu,
qu’on peut entrer ; c’est mon Sésame à moi. Je dis
seulement Sésame. Car pour les Lys, si c’est eux que vous voulez,
je vous conseille d’aller les chercher ailleurs. » Et
me saluant assez cavalièrement, car une clientèle aristocratique et
une clique de jeunes gens, qu’il menait comme un pirate, lui
avaient donné une certaine familiarité, il
prit congé de moi. Il
m’avait à peine quitté que la sirène retentit, immédiatement
suivie de violents tirs de barrage. On sentait que c’était tout
auprès, juste au-dessus de nous, que l’avion allemand se tenait,
et soudain le bruit d’une forte détonation montra qu’il venait
de lancer une de ses bombes.
L’espoir
de survie égale la
menace, l’homme ailé, le génie qui sort de la bouteille, est le
fil
qui relie les constellations.
Avant l’heure où les thés d’après-midi finissaient, à la
tombée du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de
petites taches brunes qu’on eût pu prendre, dans le soir bleu,
pour des moucherons ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très
loin une montagne on pourrait croire que c’est un nuage. Mais on
est ému parce qu’on sait que ce nuage est immense, à l’état
solide, et résistant. Ainsi étais-je ému parce que la tache brune
dans le ciel d’été n’était ni un moucheron, ni un oiseau, mais
un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris. Le
souvenir des aéroplanes que j’avais vus avec Albertine dans notre
dernière promenade, près de Versailles, n’entrait pour rien dans
cette émotion, car le souvenir de cette promenade m’était devenu
indifférent. (…)
Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les
étoiles et des projecteurs promenaient lentement, dans le ciel
sectionné, comme une pâle poussière d’astres, d’errantes voies
lactées. Cependant les aéroplanes venaient s’insérer au milieu
des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère
en effet, en voyant ces « étoiles nouvelles ». (…)
Ces « étoiles nouvelles » sont celles que les
Conquérants d’Hérédia voient monter du fond des océans,
« en un ciel ignoré ». Il ne s’agit encore que de
pénétrer par la porte du miroir sans tain dans la chambre aux
mystères :
Tout cela pourtant, dans cette
nuit paisible et menacée, gardait une apparence de rêve, de conte,
et c’est à la fois avec une fierté de justicier et une volupté
de poète que j’entrai délibérément dans l’hôtel.
Sous-textes,
pré-textes, contexte
Comme la révolution astrale des promenades de la grand-mère apparaît dès le volume initial, une autre page de Proust dans A l’ombre des jeunes Filles en Fleurs, beaucoup moins attendue et citée que la comparaison du restaurant à l’aquarium, file longuement la métaphore du miroir des constellations, révélateur d’une réalité que ne peuvent entrevoir les dîneurs attachés à leurs préoccupations matérielles. Durant la soirée de plaisir offerte par Saint-Loup à Rivebelle, le même tissu d’allusions militaires -guerre en travesti à la manière de Cosi fan tutte- , d’harmonies musicales tziganes, évoquant le romantisme d’un tête-à-tête amoureux, se manifeste à l’esprit de l’observateur enivré qui admire le ballet des astronautes volant de planètes en tables tournantes.
Je répondais : « Non, non », et peut-être je ne sentais pas le froid, mais en tous cas je ne savais plus la peur de tomber malade, la nécessité de ne pas mourir, l’importance de travailler. Je donnais mon paletot ; nous entrions dans la salle du restaurant aux sons de quelque marche guerrière jouée par les tziganes, nous nous avancions entre les rangées de tables servies comme dans un facile chemin de gloire, et, sentant l’ardeur joyeuse imprimée à notre corps par les rythmes de l’orchestre qui nous décernait ses honneurs militaires et ce triomphe immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et glacée, sous une démarche pleine de lassitude, pour ne pas imiter ces gommeuses de café-concert qui, venant chanter sur un air belliqueux un couplet grivois, entrent en courant sur la scène avec la contenance martiale d’un général vainqueur.
La phrase qui sert de pivot à cette comparaison affirme curieusement la fraternité du narrateur avec les serviteurs, l’arrachant à son statut de bourgeois en villégiature, pour le hisser au niveau supérieur des demi-dieux animés par la vitesse, évoluant dans une autre dimension de l’espace, animés d’un mouvement perpétuel d’horlogerie qui règle et bouleverse le temps :
À partir de ce moment-là j’étais un homme nouveau, qui n’était
plus le petit-fils de ma grand’mère et ne se souviendrait d’elle
qu’en sortant, mais le frère momentané des garçons qui allaient
nous servir. (…)
Bientôt le spectacle s’ordonna, à mes yeux du moins, d’une
façon plus noble et plus calme. Toute cette activité vertigineuse
se fixait en une calme harmonie. Je regardais les tables rondes, dont
l’assemblée innombrable emplissait le restaurant, comme autant de
planètes, telles que celles-ci sont figurées dans les tableaux
allégoriques d’autrefois. D’ailleurs, une force d’attraction
irrésistible s’exerçait entre ces astres divers et à chaque
table les dîneurs n’avaient d’yeux que pour les tables où ils
n’étaient pas, exception faite pour quelque riche amphitryon,
lequel, ayant réussi à amener un écrivain célèbre, s’évertuait
à tirer de lui, grâce aux vertus de la table tournante, des propos
insignifiants dont les dames s’émerveillaient. L’harmonie de ces
tables astrales n’empêchait pas l’incessante révolution des
servants innombrables, lesquels parce qu’au lieu d’être assis,
comme les dîneurs, ils étaient debout, évoluaient dans une zone
supérieure. Sans doute l’un courait porter des hors-d’œuvres,
changer le vin, ajouter des verres. Mais malgré ces raisons
particulières, leur course perpétuelle entre les tables rondes
finissait par dégager la loi de sa circulation vertigineuse et
réglée. (…)
Puis toutes ces images triviales et poétiques retombent comme la pluie d’un jet d’eau pétrifié sur les épaules de « trop jeunes commis » violentés par leurs supérieurs, cherchant d’un regard vide le « rêve lointain » également entrevu par le spectateur dans la prescience trouble des songes de la drogue d’un mélange confus entre les dimensions :
Et
je plaignais un peu tous les dîneurs parce que je sentais que pour
eux les tables rondes n’étaient pas des planètes et qu’ils
n’avaient pas pratiqué dans les choses un sectionnement qui nous
débarrasse de leur apparence coutumière et nous permet d’apercevoir
des analogies. Ils pensaient qu’ils dînaient avec telle ou telle
personne, que le repas coûterait à peu près tant et qu’ils
recommenceraient le lendemain. Et ils paraissaient absolument
insensibles au déroulement d’un cortège de jeunes commis qui,
probablement n’ayant pas à ce moment de besogne urgente, portaient
processionnellement des pains dans des paniers. Quelques-uns, trop
jeunes, abrutis par les taloches que leur donnaient en passant les
maîtres d’hôtel, fixaient mélancoliquement leurs yeux sur un
rêve lointain et n’étaient consolés que si quelque client de
l’hôtel de Balbec où ils avaient jadis été employés, les
reconnaissant, leur adressait la parole et leur disait
personnellement d’emporter le champagne qui n’était pas buvable,
ce qui les remplissait d’orgueil.
Plongés
dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyaient avoir
voyagé, être venus assister à un phénomène naturel, comme un
mascaret ou comme une éclipse, et goûtant au lieu d’un plaisir
tout préparé et sédentaire celui d’une rencontre fortuite dans
l’inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes,
comme dans un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les
ténèbres des catacombes. (Le
Temps retrouvé)
La question de l’espace-temps, des perspectives, des lignes de fuite multi-focales est sans doute une idée qui sous-tend toutes les démarches artistiques novatrice du 20è siècle commençant, devenant plus que la psychologie et la représentation du réel l’argument majeur de certaines démarches tant picturales que littéraires (comme Proust le décrit lui-même dans l’interview au Temps : « pour moi, le roman ce n’est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps. ») Quoiqu’il en parle assez peu, Proust a trouvé un point d’appui de ses intuitions théoriques dans les romans populaires de Wells.
Bernard
Brun : Proust cite H.G. Wells dès 1907, dans Sentiments
filiaux d’un parricide quand
il rapproche du travail de mémoire la vacuité du regard et la
machine à explorer le temps :
Si
au moment où sa pensée va chercher quelque chose du passé pour le
fixer, le ramener un moment à la vie, vous
regarder les yeux de celui qui fait effort pour se souvenir, vous
verrez qu’ils sont immédiatement vidés des formes qui les
entourent et qu’ils reflétaient il y a un instant […] Alors les
plus beaux yeux du monde ne nous touchent plus par leur beauté, ils
ne sont plus, pour détourne rde sa signification une expression de
Wells, que des « machines à explorer le Temps », des
télescopes de l’invisible, qui deviennent à plus longue portée à
mesure qu’on vieillit.
Est-ce
cette machine qu’il évoque dès l’ouverture d’A
la Recherche du temps perdu,
comme le suggèrent les éditions annotées : « le
fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et
dans l’espace ? »
A
cette question rhétorique, Luc Fraisse
(L’art,
machine à voyager dans le temps)
apporte
la réponse suivante :
À
la Recherche du temps perdu
est, à sa manière, une Machine à explorer le temps. Si le
romancier ne fait guère allusion à cette œuvre d’Herbert George
Wells (1866-1946), traduite en 1899 par Henry D. Davray
(1873-1944) pour la Société du Mercure de France, une lettre de
1902 mentionne déjà « d’assez mauvais mais très amusants
livres d’une sorte de Jules Verne anglais qui s’appelle Wells »,
même si la formule semble surtout s’appliquer à L’Homme
invisible,
traduit par Achille Laurent chez Paul Ollendorff en 1901.
A
vrai dire, tout le roman de Proust n’est-il pas aussi la recherche
d’un homme invisible ?
Par
ailleurs selon
Bernard Brun
à 1899 la première traduction française de La machine à explorer
le temps est
antérieure :
Le
mercure de France avait publié la traduction de Henri Davray en
1899. L’article de 1907 et le premier volume du roman de 1914 font
allusion aux deux premières pages du chapitre IV « Le
Voyage », quand Wells tente de mélanger les catégories du
temps et de l’espace, de la nuit et du jour, de la durée et de
l’instant, au moment du départ de la machine.
«Je
respirai, serrai les dents, empoignai des deux mains le levier de
mise en train et partis d’un seul coup. Le laboratoire devint
brumeux,puis sombre. La servante entra, et se dirigea, sans paraître
me voir, vers la porte donnant sur le jardin. (…)
J’appuyai sur le levier jusqu’à sa position extrême. La nuit
vint comme on éteint une lampe; et un moment après, demain était
là.Le laboratoire devint confus et brumeux, et à chaque moment de
plus en plus confus. Demain soir arriva tout obscur, puis le jour
encore, puis une nuit, puis des jours et des nuits de plus en plus
précipités! Un murmure vertigineux emplissait mes oreilles, une
mystérieuse confusion descendait sur mon esprit. (…)
L’obscure
perception du laboratoire
disparut bientôt et je vis le soleil sauter précipitamment à
travers le ciel, bondissant à chaque minute, et chaque minute
marquant un jour. Je pensai que le laboratoire avait dû être
détruit et que j’étais maintenant en plein air. J’eus la vague
impression d’escalader des échafaudages, mais j’allais déjà
beaucoup trop vite pour avoir conscience des mouvements qui
m’entouraient. (...)
La scintillante succession de la clarté et des ténèbres était
extrêmement
pénible à l’œil. Puis,dans les ténèbres intermittentes, je
voyais la
lune
parcourir rapidement ses phases et j’entrevoyais faiblement les
révolutions des étoiles. Bientôt,tandis que j’avançais avec une
vélocité croissante, la palpitation du jour et de la nuit se fondit
en une teinte grise continue. Le ciel revêtit une admirable
profondeur bleue, une splendide nuance lumineuse comme celle des
premières lueurs du crépuscule; le soleil bondissant devint une
traînée de feu, un arc lumineux dans l’espace; la lune, une bande
ondoyante et plus faible, et je ne voyais plus rien des étoiles,
sinon de temps en temps un cercle brillant qui tremblotait. »
(Wells,
Time
machine)
Dans le prolongement de l’exploration temporelle, il me semble que personne n’ait souligné que le scénario du roman de Wells ne s’intéresse pas à un voyage rétrospectif (il ne pas s’agit pas de « remonter » le temps, plutôt de le démonter pour le reconstruire) mais à l’exploration de l’avenir vers le 800è siècle où la Terre est devenue le paradis des heureux et Eloïs, descendants androgynes de l’espèce humaine, qui passent leur temps à jouer tels des enfants et à manger des fruits. Il ne subsiste en surface plus aucune mauvaise herbe, ni aucune autre espèce animale. Malheureusement pour eux, les Morlocks aux yeux rouges sortent la nuit des profondeurs des montagnes, au sein desquelles leur supériorité technologique leur permet de fabriquer le paradis illusoire des Eloïms, devenus en réalité le bétail dont ils nourrissent. Le voyageur en déduit alors que l'espèce humaine a évolué en deux espèces différentes : les classes fortunées sont devenues les Éloïs oisifs, et les classes laborieuses piétinées sont devenues les Morlocks, brutaux et craignant la lumière.
Quoiqu’on
pense de la morale de cette histoire, elle reste, comme de nombreux
romans de Wells une vision de la guerre finale. C’est
au plus connu des romans de Wells que
Proust fait allusion dans la lettre qu’il adresse à à
Lionel Hauser, la
nuit
de la déclaration de guerre de l’Autriche :
Dans
les terribles jours que nous traversons
tu as autre chose à faire qu'à écrire des lettres et à t'occuper
de mes pauvres intérêts qui je te jure me semblent bien dénués
d'importance quand
je pense que des millions d'hommes vont être massacrés dans une « Guerre des Mondes »
je pense que des millions d'hommes vont être massacrés dans une « Guerre des Mondes »
comparable à celle de Wells, parce qu'il est avantageux à
l'empereur d’Autriche d’avoir un débouché sur la Mer Noire.
J'espère encore, moi qui ne suis pas croyant, un suprême miracle
qui arrêtera à la dernière seconde le déclenchement de la machine
omni-meurtrière.
Proust
a eu
clairement conscience de
vivre un
roman de science-fiction, et
conséquemment d’en
écrire
un ;
essayant
par le style de produire un
texte
« mauvais » mais
aussi « amusant » que
les romans
de Wells, s’efforçant
de masquer
l’anticipation
par
le
fantastique, échafaudant
une sorte de « drame
surréaliste » comme
Apollinaire appela sa farce « Les
Mamelles de Tirésias ».
Pour
caractériser mon drame je me suis servi d’un néologisme qu’on
me pardonnera car cela m’arrive rarement et j’ai forgé
l’adjectif surréaliste qui ne signifie pas du tout symbolique (…)
mais
définit assez bien une tendance de l’art qui si elle n’est pas
plus nouvelle que tout ce qui se trouve sous le soleil n’a du moins
jamais servi à formuler aucun credo, aucune affirmation artistique
et littéraire. (…)
Et
pour tenter, sinon une rénovation du théâtre, du moins un effort
personnel, j’ai pensé qu’il fallait revenir à la nature même,
mais sans l’imiter à la manière des photographes. Quand l’homme
a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à
une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir.
(Apollinaire
1917 préface aux Mamelles
de Tirésias).
De
la fiction ou de la poésie à la science on sait depuis Héraclite
que la frontière est parfois mince. C’est par la critique que
Proust a été très tôt comparé à « un
Einstein
de
la psychologie romanesque » (Paul Souday). Luc Fraisse résume
habilement le rapport entre ces deux grands imaginatifs qui
s’ignoreront malgré les efforts de Proust pour tenter de
déchiffrer d’éventuelles
ressemblances dans leurs conception du temps
Proust
à Armand
de Guiche :Que
j’aimerais vous parler d’Einstein ! On a beau m’écrire
que je dérive de lui, ou lui de moi, je ne comprends pas un seul mot
à ses théories, ne sachant pas l’algèbre. Et je doute pour sa
part qu’il ait lu mes romans. Nous avons paraît-il une manière
analogue de déformer le Temps. Mais je ne puis m’en rendre compte
pour moi, parce que c’est moi, et qu’on ne se connaît pas, et
pas davantage pour lui parce qu’il est un grand savant en sciences
que j’ignore et que dès la première ligne je suis arrêté par
des “signes” que je ne connais pas.
Proust en est donc réduit à la vulgarisation de la théorie par la
presse. Il n’a pas dû manquer l’évocation du savant par son ami
Robert de Flers, dans Le Figaro du 14 décembre 1919,
qui mentionne « les hypothèses d’un savant suisse, Einstein,
qui, depuis 1905, soutient qu’il n’y a pas d’éther, que le
temps général ou absolu n’existe pas, et que la notion d’espace
prise isolément n’a aucun sens ». Le meilleur résumé de la
question, quoique fortement teinté d’ironie et de moquerie, serait
à extraire d’un article de Gaston Rageot (Figaro 1921) intitulé
« Le jeu des symboles », qui argumente comme suit :
« le temps et l’espace ne sont ainsi que les propriétés
changeantes et les aspects mobiles de l’univers », ce qui
amène le physicien « à modifier pour chaque objet
l’écoulement même du temps, selon l’espace dans lequel se
déplacent ces objets et la vitesse de cette translation ». Et
l’astronome François Lancelin, dans un écho sur « La loi de
gravitation universelle et la théorie d’Einstein », rappelle
qu’« Einstein considère le temps comme intimement lié à
toutes les coordonnées de position qui déterminent le phénomène
ou l’événement étudié. C’est la fameuse conception de
« l’espace-temps ».
Le concept de
cette quatrième dimension a été amplement discuté dans les
cercles avant-gardistes. Apollinaire le premier l’a associé aux
peintres cubistes dans ses articles des Soirées de Paris, en
1913 :
Jusqu'à
présent, les trois dimensions de la géométrie euclidienne
suffisaient aux inquiétudes que le sentiment de l'infini met dans
l'âme des grands artistes, inquiétudes qui ne sont pas délibérément
scientifiques puisque l'art et la science sont deux domaines
distincts.
Les
nouveaux peintres, pas plus que leurs anciens ne se sont proposé
d'être des géomètres. Mais on peut dire que la géométrie est aux
arts plastiques ce que la grammaire est à l'art de l'écrivain. Or,
aujourd'hui, les savants ne s'en tiennent plus aux trois dimensions
de la géométrie euclidienne. Les peintres ont été amenés tout
naturellement à se préoccuper de ces nouvelles mesures de l'étendue
que dans le langage des ateliers modernes on désigne toutes ensemble
et brièvement par le terme de quatrième
dimension.
Jacques
Emile Blanche dans son compte-rendu de Du
côté de chez Swann
le 15 avril 1914, utilise la même expression :
Il y a
du Granville chez M. Proust ; comme ce fameux dessinateur, il
regarde les êtres, d’en haut ou d’en bas, en raccourci ou en
plafonnant ; il les voit sous des angles singuliers, je dirais
presque qu’il suggère la quatrième dimension des cubistes.
A ma
connaissance le nom Apollinaire n’apparaît jamais sous la plume de
Proust. Alcools
en 1913 sera pourtant l’autre livre majeur de l’année 1913.
Lorsque Proust loue
Parade,
il
ignore totalement que c’est Apollinaire qui a écrit le programme :
Les
définitions de Parade
fleurissent de toutes parts comme les branches de lilas en ce
printemps tardif… C’est un poème scènique (…) Le peintre
cubiste
Picasso et le
plus audacieux des chorégraphes Léonide Massine
l’ont
réalisé en consommant pour la première fois cette alliance
de la peinture et de la danse, de la plastique et de la mimique qui
est le signe d’un avènement plus complet. De
cette alliance nouvelle (…)
il est résulté, dans Parade,
une sorte de sur-réalisme où je vois le point de départ d’une
série de manifestations de cet esprit nouveau, qui, trouvant
aujourd’hui l’occasion de se montrer, ne manquera pas de séduire
l’élite, et se promet de modifier de fond en comble les arts et
les mœurs dans l’allégresse universelle, car
le bon sens veut qu’ils soient au moins à la hauteur des progrès
scientifiques et industriels.
Une
telle volonté à ignorer un auteur, de plus né à Rome et éduqué
à Monaco, dont les idées esthétiques paraissent souvent
proches
des siennes me paraît suspecte, d’autant plus que l’épisode de
Charlus pendant la guerre (mis au propre après la mort
d’Apollinaire) présente des similitudes
de
situations et des coïncidences de vocabulaire trop
exactes pour être totalement fortuites, avec des textes
célèbres d’Apollinaire, et
même avec le plus célèbre de tous, La
chanson du mal-aimé
qui connut des parutions en revue à partir de 1909. Je
reconnais l’absurdité que peut constituer une telle comparaison,
mais l’épisode nocturne de l’aventure dans le labyrinthe
m’apparaît comme une élucidation des passages mystérieusement
ambigus des premières strophes du Mal-aimé que je savais par cœur
sans parvenir à les comprendre tout à fait bien avant ma première
lecture du Temps
retrouvé :
Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte
Je suivis ce mauvais garçon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte
Je suivis ce mauvais garçon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon
Que tombent ces vagues de briques
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d’Égypte
Sa sœur-épouse son armée
Si tu n’es pas l’amour unique
Au tournant d’une rue brûlant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Où se lamentaient les façades
Une femme lui ressemblant
C’était son regard d’inhumaine
La cicatrice à son cou nu
Sortit saoule d’une taverne
Au moment où je reconnus
La fausseté de l’amour même
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d’Égypte
Sa sœur-épouse son armée
Si tu n’es pas l’amour unique
Au tournant d’une rue brûlant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Où se lamentaient les façades
Une femme lui ressemblant
C’était son regard d’inhumaine
La cicatrice à son cou nu
Sortit saoule d’une taverne
Au moment où je reconnus
La fausseté de l’amour même
(…)
Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses
Sans doute de nombreux artistes ont-il trouvé dans la contemplation
des « étoiles nouvelles » et des feux d’artifice
létaux de la guerre aérienne une forme de consolation en communiant
avec ce dernier reste de beauté monstrueuse qui illuminait les nuits
de guerre ; aucun ne les a évoqués, sur le tréteaux de la
comédie avec autant de force qu’Apollinaire, dans le monologue du
directeur de théâtre qui introduit Les Mamelles de Tirésias :
Et tous mes canonniers attentifs à leurs postes
Annoncèrent que les étoiles s’éteignaient une à une (…)
Les servants se hâtèrent
Les pointeurs pointèrent
Les tireurs tirèrent
Et les astres sublimes se rallumèrent l’un après l’autre
Nos obus enflammaient leur ardeur éternelle
L’artillerie ennemie se taisait éblouie
Par le scintillement de toutes les étoiles
Annoncèrent que les étoiles s’éteignaient une à une (…)
Les servants se hâtèrent
Les pointeurs pointèrent
Les tireurs tirèrent
Et les astres sublimes se rallumèrent l’un après l’autre
Nos obus enflammaient leur ardeur éternelle
L’artillerie ennemie se taisait éblouie
Par le scintillement de toutes les étoiles
Voilà
voilà l’histoire de toutes les étoiles (...)
Mais
il y a encore là-bas un brasier
Où l’on abat des étoiles toutes fumantes
Et ceux qui les rallument vous demandent
De vous hausser jusqu’à ces flammes sublimes
Et de flamber aussi
Ô public
Soyez la torche inextinguible du feu nouveau
Où l’on abat des étoiles toutes fumantes
Et ceux qui les rallument vous demandent
De vous hausser jusqu’à ces flammes sublimes
Et de flamber aussi
Ô public
Soyez la torche inextinguible du feu nouveau
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire