dimanche, septembre 01, 2019

proust agostinelli 14


Despotisme et paranoïa


 Géricault Ouverture des portes de l’Inquisition

Maarten van Buuren L’amour proustien, essai sur le cycle d’Albertine :
« Il faut absolument que j ‘épouse Albertine », dit-il à sa mère, et c’est sur cette décision que Sodome et Gomorrhe se termine. On comprend, dès lors, que les interminables efforts de Marcel pour relancer et approfondir son amour pour Albertine prennent la forme d’interrogations qui ont pour objectif d’amener Albertine à la confession (...). Cette interrogation suit la même méthode que l’inquisition qui part, elle aussi, de la certitude de l’hérésie et qui applique les moyens nécessaires pour la faire admettre par l’accusée.
L’amour proustien repose sur ce couple dialectique du despotisme et de la paranoïa ».
J’ajouterai que despotisme et paranoïa, ne sont pas que les deux pôles qui régissent la relation amoureuse (et il n’y a qu’une relation amoureuse qui atteigne sa complétude dans la vie de Proust, l’assimilation de cet Autre à la fois offert et impossible à enchaîner, Alfred), mais dominent tout le développement de l’auteur, en tant qu’ils sont le produit de la pression sociale exercée envers l’homme et le créateur, qui tente, le plus souvent vainement, de s’en libérer. 
Il m’apparaît que ce balancement entre despotisme et paranoïa soit la cause, après l’expérience du « temps perdu » et les internements en maisons de santé, d’une réclusion préventive par défiance - comparable à l’enfermement dans la maladie - , non pas pour se consacrer à l’œuvre, ce qui n’en constitue que la conséquence secondaire, mais un mécanisme de défense vis-à-vis de la malveillance du milieu dont Proust lui-même est issu. Juge symbolique, le futur auteur s’est condamné par avance à l’exclusion sociale afin de pouvoir attenter sans encourir de peine réelle à la morale sociale de son temps. Pareillement, l’enfermement d’Alfred ne relève pas d’une tentative de « flicage » dont filatures et enquêtes étaient -ou seront dans l’ordre de l’écriture- le reflet, mais d’une « précaution » (la « précaution inutile » est le titre du dernier extrait sous forme de montage resser de La Prisonnière revu par Proust pour l’édition) destinée à le soustraire à toute malveillance, ce qui cause sa (ses) fuite(s) afin de résister à la négation de son libre arbitre. En quelque sorte, le cycle d’Alfred est l’histoire de l’échec d’un internement volontaire et la dénonciation de la morale de la fable « Le Grillon » de Florian :
 
« Oh! oh! dit le grillon, je ne suis plus fâché ;
Il en coûte trop cher pour briller dans le monde.
Combien je vais aimer ma retraite profonde !
Pour vivre heureux, vivons caché. »
Le geôlier épouse le rôle des autres instances dénoncées comme injustes, le policier, le magistrat, le politique, tous menteurs professionnels ; le médecin surgira dans la foulée :
Or, il peut y avoir dans la vie des hommes et dans celle des peuples (et il devait y avoir dans la mienne) un jour où on a besoin d’avoir en soi un préfet de police, un diplomate à claires vues, un chef de la sûreté, qui, au lieu de rêver aux possibles que recèle l’étendue jusqu’aux quatre points cardinaux, raisonne juste, se dit : « Si l’Allemagne déclare ceci, c’est qu’elle veut faire telle autre chose ; non pas une autre chose dans le vague, mais bien précisément ceci ou cela, qui est même peut-être déjà commencé. » « Si telle personne s’est enfuie, ce n’est pas vers les buts a, b, d, mais vers le but c, et l’endroit où il faut opérer nos recherches est c. » Hélas, cette faculté, qui n’était pas très développée chez moi, je la laissais s’engourdir, perdre ses forces, disparaître, en m’habituant à être calme du moment que d’autres s’occupaient de surveiller pour moi. (La Prisonnière)
Quant à la raison de ce désir de ne pas sortir, cela m’eût été désagréable de la dire à Albertine. Je lui disais que le médecin m’ordonnait de rester couché. Ce n’était pas vrai.(...)après le nouveau bond immense que la vie venait de me faire faire, la réalité qui s’imposait à moi m’était aussi nouvelle que celle en face de quoi nous mettent la découverte d’un physicien, les enquêtes d’un juge d’instruction ou les trouvailles d’un historien sur les dessous d’un crime ou d’une révolution (Albertine disparue,)
Le même aller-retour du despotisme à la paranoïa se reflète dans la prudence et l’ambivalence des thèses concernant l’orientation sexuelle et l’orientation politique.
Marion Schmid Apologie ou incrimination
Ajout tardif à la dactylographie de Sodome et Gomorrhe, le mythe proustien de l'échappée des Sodomites est parmi les textes les plus complexes et ambivalents du roman.(…) l'histoire de la diaspora des Sodomites rappelle la chute de l'homme et son expulsion du Paradis. Grâce à ce rapprochement des trois mythes (Sodome, Jérusalem, Éden), comme le souligne Rivers, Proust effectue une réévaluation capitale du mythe de Sodome, tournant l'histoire biblique de l'holocauste des Sodomites en un récit triomphant de leur indestructibilité : « le narrateur pratique une transvaluation des sources primaires du préjugé occidental envers l’homosexualité. Il retourne l’histoire biblique de Sodome, transformant le fantasme du génocide de l’homosexualité en une affirmation de son indestructibilité ». Mais ce triomphe, il faudra ajouter, est à double tranchant : si, d'une part, la nouvelle fin de Sodome et Gomorrhe I célèbre la merveilleuse résistance de la communauté homosexuelle à la persécution, de l'autre, elle tend à renforcer l'atmosphère anxiogène qui entoure encore le discours sur l'homosexualité au début du XXe siècle. L'analogie entre homosexuels et juifs, fort répandue dans les discours antisémites et homophobes de l'époque, aurait sans doute à elle seule suffi pour faire apparaître, dans une France encore profondément marquée par les diatribes sur l'affaire Dreyfus, l'image d'une infiltration secrète et dangereuse. L'insistance sur la ruse des Sodomites, leur force de dissimulation et leur omniprésence dans les milieux et les professions même les plus fermés, qui clôt le mythe, ne fait que renforcer le spectre de la menace (…) celui d'une conspiration homosexuelle contre la communauté hétérosexuelle.
Cette libération, symbolisée par le retournement des bêtes traquées contre les dompteurs, est l’aboutissement d’une lutte engagée depuis l’affaire Wilde, qui mêle le politique, le littéraire (l’influence des « mauvais livres »), le sexuel et le religieux.

Le Père Peinard, 1898 « Bravo, le cleb ! »

Avertissement : Les pages qui suivent, plus encore que celles qui précèdent sont issues du travail de chercheurs et de bloggers qui les livrent à la grande bibliothèque d’Internet avant qu’elle ne soit incendiée par les pouvoirs en place. Je ne fais ces emprunts qu’en vertu du droit de citation, et afin de multiplier les occurrences des textes cités. Je ne considère pas qu’ils m’appartiennent comme n’appartiennent pas aux commentateurs les textes libres de droits qu’ils citent. Avec du temps, l’argent et la faculté de me déplacer, je pourrais évidemment feindre avoir déniché moi-même les sources qui illustrent mon propos, ce qui constituerait la véritable supercherie. Par ailleurs, s’il peut sembler que je m’éloigne de l’objet de ma démonstration, les éléments collectés ne visent toujours qu’à une explication par le contexte, ici encore la presse, d’éléments qui peuvent sembler sans rapport avec le point de départ. Je me fais plaisir, je détourne à plaisir, je trouve sous le pied du premier cheval venu les échasses de l’intuition. Il n’y a pas l’ombre de la moindre démarche scientifique dans mon propos.

 
U-chronologie

1751 : Denis Diderot Encyclopédie
 Anarchisme : S. f. (Politique) c'est un désordre dans un état, qui consiste en ce que personne n'y a assez d'autorité pour commander et faire respecter les lois, et que par conséquent le peuple se conduit comme il veut, sans subordination et sans police. Ce mot est composé d' a privatif, et de archie, commandement. On peut assurer que tout gouvernement en général tend au despotisme ou à l'anarchie.

1893 : Laurent Tailhade devient célèbre en une phrase, lorsqu’il commente l’attentat d’Auguste Vaillant (guillotiné le 5 février 1894) en écrivant : « Qu'importe de vagues humanités pourvu que le geste soit beau ! » Dès lors l’acharnement des autorités françaises contre l’écrivain ne connaîtra plus de bornes.

1894 : Tailhade est lui-même parmi les victimes d’un attentat anarchiste au restaurant Foyot, dont il ressort avec un œil crevé.

Après mars 1894 : Proust envoie à Montesquiou, un brouillon d’article à propos de Psyché aux Glycines, « meuble » conçu en collaboration avec Gallé pour le Salon du Champs de Mars :

Mélancolique et distrait (n’est-ce pas de tout regarder sans rien dire, qui redonne, miroir, cette transparente apparence distraite), distrait, comme toutes les nobles, charmantes et tristes créatures qui, du fond de cet exil, se souviennent, pressentent (et c’est encore, hélas ! se souvenir) le miroir, où se penchent en pleurant — comme au bord de l’étang — les glycines, le miroir, avec l’aveugle fixité du regard qui rêve et ne voit plus, rêvait. Le sage inspiré qui mêla dans cette délicate chose, la plus profonde, la plus intense intimité céleste, au plus mystérieux lointain, n’eût-il pas dû seul y accouder ses mélancolies qui y pleurent et qui y mirent sans fin les glycines.


Marion Schmidt Proust et la décadence :
Je ne suis pas décadent. Dans ce siècle, j'aime surtout Musset, le père Hugo, Michelet, Renan, Sully-Prudhomme, Leconte de Lisle, Halévy, Taine, Becque, France. Je me plais beaucoup à Banville, à Hérédia et à une certaine anthologie idéale, composée de morceaux exquis de poètes que je n'adopte pas en entier: «La Création des Fleurs» de Mallarmé, des Chansons de Paul Verlaine etc. etc. Mais j'ai horreur des critiques qui ont une attitude ironique vis-à-vis des décadents. Je crois qu'il entre dans leur cas beaucoup d'insincérité, mais inconsciente ou au moins sans clairvoyance. Les causes de cette insincérité sont, si tu veux, la religion des belles formes de langage, une perversion des sens, une sensibilité maladive qui trouve des jouissances très rares dans de lointaines accordances, dans des musiques plutôt suggérées que réellement existantes.
Mieux peut-être que toute réflexion théorique, cette citation, extraite d'une lettre à Daniel Halévy de juin 1888, illustre la position ambiguë de Proust vis-à-vis du mouvement décadent, mouvement dont les thèmes et l'esthétique marquent ses écrits de jeunesse, mais à l'égard duquel il prendra vite ses distances et qu'il traitera avec ironie dans A la recherche du temps perdu. Critique littéraire et aspirant écrivain, le jeune Proust se sent obligé de se démarquer de la décadence devant son ami («Je ne suis pas décadent»), pour presque aussitôt s'engager dans sa défense («Mais j'ai horreur des critiques qui ont une attitude ironique vis-à-vis des décadents»). La dialectique ici présente entre distanciation et apologie, rejet et assimilation déterminera sa réception de la décadence dans les deux décennies à venir et trouvera son écho dans ses écrits critiques aussi bien que littéraires, des Ecrits de jeunesse jusqu'À la recherche du temps perdu. 

23 février 1898 Émile Zola est condamné à un an de prison et 3.000 francs d'amende pour diffamation, à la suite de la publication le 13 janvier 1898, de «J'accuse», paru dans l'Aurore. Comme le prouvent les nombreuses pages de Jean Santeuil, Proust a suivi pas à pas le procès de Zola, se rendant aux audiences. Dans la Recherche Proust prête à Bloch sa propre expérience :

Bloch avait pu, grâce à un avocat nationaliste qu'il connaissait, entrer à plusieurs audiences du procès Zola. Il arrivait là le matin, pour n'en sortir que le soir, avec une provision de sandwiches et une bouteille de café, comme au concours général ou aux compositions de baccalauréat, et ce changement d'habitudes réveillant l'éréthisme nerveux que le café et les émotions du procès portaient à son comble, il sortait de là tellement amoureux de tout ce qui s'y était passé que, le soir, rentré chez lui, il voulait se replonger dans le beau songe et courait retrouver dans un restaurant fréquenté par les deux partis des camarades avec qui il reparlait sans fin de ce qui s'était passé dans la journée et réparait par un souper commandé sur un ton impérieux qui lui donnait l'illusion du pouvoir le jeûne et les fatigues d'une journée commencée si tôt et où on n'avait pas déjeuné.

L’avocat de Zola est Edgar Demange, qui deviendra la même année celui de Dreyfus. En 1894 Demange avait défendu Félix Fénéon lors du procès des Trente.

octobre 1899, une fumée invraisemblable se dégage de la cheminée de Zola, à la suite de quoi il note dans une lettre : «Dans la rue, on a cru à un incendie [...] Desmoulin prétend que des antidreyfusards sont montés sur le toit boucher nos cheminées.»

1901 : le Baron Jacques d'Adelswärd qui a adjoint à son nom le titre de comte de Fersen -lointain ancêtre par les femmes- publie : Ebauches et Débauches, dédicacé « Au comte Robert de Montesquiou / à l'artiste précieux / au poète tout en délicatesses / et tout en fleurs ». Quoique ses textes amoureux s’adressent encore à des jeunes filles, il flotte déjà un parfum de scandale décadentiste autour du Baron. La comtesse Greffuhle lui renvoie ses livres, ni Montesquiou ni Lorrain ne le prennent au sérieux. Mais voilà pourquoi Charlus est « baron ».

15 septembre 1901 : Laurent Tailhade publie dans Le Libertaire l’article « Les tueurs de roi ont-ils disparu ? » à l’occasion de la visite du tzar Nicholas II à Paris. Il écope de quatre ans de prison : peine réduite à 6 mois ferme. Son avocat est Léon Bloy. Tailhade profite de ses premiers mois de captivité pour donner la première traduction du Satyricon.

Léon Bloy contre les cochons (extraits) : Ayant écrit pour défendre le poète Léon Tailhade que tous accablaient, il était juste vraiment que le multitude héroïque, acharnée contre un grabataire, s’en détournât aussitôt pour grogner contre moi. Il était congruent aux traditions de l’étable à porcs euphémiquement dénommée le journalisme, que nul n’élevât un cri généreux, que je ne trouvasse pas un ami, à l’heure précise où la parole indignée d’un homme eût pu m’être utile, puisqu’on venait de me priver de tout moyen de répondre moi-même à mes insulteurs. (...)
Mille contre un. Ne sait-on pas que telle est la loi du journalisme (…). Tailhade étant debout, nul n’osait exhaler contre lui le plus petit souffle. Quand la bombe l’eut jeté sur un lit d’hôpital et qu’on crut qu’il agonisait, les sales troupes se ruèrent à l’assaut du moribond.

29 septembre 1902 : Zola est retrouvé asphyxié dans sa villa de Médan. En août déjà une bombe avait été désamorcée devant son domicile. Zola vient de publier son troisième et dernier Evangile ; Vérité, et prépare Justice. Il a affirmé son soutien inconditionnel à Jaurès. Quoique la preuve de l’assassinat ne doive être établie -et encore est-elle de seconde main- qu’en 1953, les articulets réjouis et goguenard de la presse conservatrice antidreyfusarde suffisent à montrer leur soulagement. Le fumiste responsable de « l’accident » deviendra un gros fournisseur de l’armée française en 1914. A chacun son dû !

Lors des obsèques de Zola, Tailhade, reconnaissant qu’il soit venu le défendre, au nom de la liberté de la presse, à la barre du tribunal l'année précédente prononce le panégyrique. Anatole France lui emboîte le pas :

Devant rappeler la lutte entreprise par Zola pour la justice et la vérité, m’est-il possible de garder le silence sur ces hommes acharnés à la ruine d’un innocent et qui, se sentant perdus s’il était sauvé, l’accablaient avec l’audace désespérée de la peur? Comment les écarter de votre vue alors que je dois vous montrer Zola se dressant, faible et désarmé, devant eux? Puis-je taire leurs mensonges? Ce serait taire sa droiture héroïque. Puis-je taire leurs crimes? Ce serait taire sa vertu. Puis-je taire les outrages et les calomnies dont ils l’ont poursuivi? Ce serait taire sa récompense et ses honneurs. Puis-je taire leur honte? Ce serait taire sa gloire.
Avec le calme et la fermeté que donne le spectacle de la mort, je rappellerai les jours obscurs où l’égoïsme et la peur étaient assis au Conseil du Gouvernement. L’iniquité commençait à être connue, mais on la sentait soutenue et défendue par de telles forces publiques et secrètes, que les plus fermes hésitaient. Ceux qui avaient le devoir de parler se taisaient. (...) De quelles fureurs il fut alors assailli par les criminels, par leurs défenseurs intéressés, par leurs complices involontaires, par les partis coalisés de toutes les réactions, par la foule trompée, vous le savez et vous avez vu des âmes innocentes se joindre avec une sainte simplicité aux hideux cortège des aboyeurs à gages. Vous avez entendu les hurlements de rage et les cris de mort dont il fut poursuivi jusque dans le Palais de Justice. (…)

Moralité : si un artiste dévoile frontalement, sans masque, une parole de justice, les autorités viendront le chercher manu militari. Se protéger de leurs exactions ne suffit pas dans un régime militariste et policier. Ils sont prêts à financer des assassins pour vous faire taire. Le despotisme engendre une paranoïa réciproque, « la raison du plus fort est toujours la meilleure » ; reste à déterminer qui est le plus fort au regard du Temps et de l’histoire. Ce qui importe ce n’est pas le fracas, mais la résonance.

Comme il est impossible de comprendre les rouages du complot politique visant à exclure les juifs des élites françaises sans évoquer l’affaire Dreyfus, il est illusoire de vouloir rendre compte de la pression sociale qui s’exerce à l’encontre des pensées et sexualités déviantes sans rappeler comment la presse traita de l’affaire Adelsward-Fersen, opportunément apparue pour allumer un contre-feu propre à dissimuler les manipulations gouvernementales envers les mouvements ouvriers, en jetant l’opprobre sur de prétendues déviances individuelles soulevant une condamnation morale unanime, et permettant au bourgeois de s’esbaudir de pratiques graveleuses exagérées à l’envi. 
Pour la bonne société, il faut sauver l’enfance (qu’il est juste et bon d’exploiter) et l’ouvrier (certes ivrogne et malodorant, mais laborieux, qu’il est juste et bon d’exploiter) de l’influence des dégénérés, et des décadentistes dont le modèle jusqu’alors assez flou, défini par un rejet du naturalisme et une parenté avec l’école symboliste (Glossaire pour servir à l'intelligence des auteurs décadents et symbolistes de de Paul Adam et Félix Fénéon, 1888) est fixé par Là-bas, le roman que Joris-Karl huysmans, écrit en 1891 ; dans ce livre un médiocre auteur parisien, Durtal écrit une biographie de Gilles de Rais. Afin de se documenter, il s'entretient avec ses amis d'occultisme, d'astrologie, de spiritisme, de magie et de satanisme dont il apprend la persistance à l'époque contemporaine. En parallèle Durtal entretient une relation avec une admiratrice, madame Chantelouve, qui se révèle proche d'un chanoine sataniste ce qui lui permettra d'assister à une messe noire au moment où il achève son ouvrage.


   « - Bien des choses à monsieur l’baron, madame la baronne. »


9 juillet 1903 : Jacques d'Adelswärd-Fersen est arrêté et conduit à la Santé pour y être questionné. Il est surveillé par la police depuis avril, à la suite d’une dénonciation, peut-être le fait d’un valet de chambre éconduit ou de maîtres chanteurs « truqueurs », prostitués mineurs.

11 juillet 1903, Fernand Hauser dans La Presse, sans encore révéler le nom des « criminels », dénonce le scandale dans un article intitulé « Les Noces de Satan (1). Les Messes Noires de Paris », qui, malgré le démenti immédiat du juge en charge de l’instruction, M. de Valles, fournit à tous ses confrères les « éléments de langage » qui permettront à la meute des chiens de garde d’aboyer à l’unisson :

M. de Valles était dans de si bonnes dispositions pour me faire des confidences, que je poussai plus loin l'interrogatoire ; et je demandai :
- Pensez-vous, Monsieur le juge, que dans cette affaire, il s'agisse vraiment de « Messe Noire »...
- De Messe Noire... Évidemment... Mais il ne faudrait pas trop faire de littérature autour de ce fait divers ; la Messe Noire, pour nos prévenus, n'était qu'un prétexte ; ils avaient en vue, des fins moins mystiques que la célébration du culte de Satan.
- On parle de divans moelleux... ?
- Euh... ! Des chaises dures...
- On m'a signalé des statues lubriques ?
- Mais non... Il y avait une Diane et une Vénus de Milo.
- M. de Valles ajoute :
- Écoutez, cette affaire n'est pas aussi compliquée que vous pouvez le croire ; il s'agit, simplement, pour nous, de protéger l'enfance... Voilà le fait, très simple et très net : des enfants on été emmenés dans la maison de l'avenue de Friedland ; c'est là un crime prévu et puni par la loi ; M. d'A... est arrêté ; MM. De W... seront, je l'espère, bientôt entre nos mains ; quand à des complices, s'il y en a, ils n'appartiennent ni au clergé, ni au monde politique.
- Et les intimes ?
- Je vous l'ai dit : des gamins que l'on racolait aux portes des collèges…

Ce 11 juillet toujours, le Petit parisien apporte des détails supplémentaires : Les « rites profanes » se déroulaient avenue de Friedland, deux fois par semaine «les jeudis et les dimanches ». Le baron est un bon fils, sa garçonnière se situe «non loin de la demeure même de sa mère, qu'il visitait d'ailleurs presque quotidiennement. », visitons donc l'appartement : « trois pièces communiquant les unes avec les autres attiraient l'attention par leur aménagement bizarre. La profusion de toilettes et de lavabos de toutes tailles et de toutes dimensions, aux formes bizarres ; la variété des flacons ; certains ustensiles compliqués, d'un usage mal défini, surprenant tout d'abord chez un homme vivant seul. Les chambres maintenant : « sofas épais et profonds, piles énormes de coussins aux soies chatoyantes étaient répandus partout aux pieds d'un divan, sorte de lit de parade bizarrement truqué, au-dessus duquel flottaient de larges vélums de soie, blancs et roses. » C'est là qu'une « quarantaine de garçonnets, dont le plus jeune a neuf ans, et le plus âgé seize ans tout au plus, défilèrent les uns après les autres. » Après avoir entendu « Plusieurs des enfants que l'on avait vu pénétrer dans le rez-de-chaussée de l'avenue de Friedland », le juge d'instruction, M. de Valles, décide de se rendre avec les magistrats Hamard et Blot au domicile du baron. « Il était trois heures de l'après-midi quand ils pénétrèrent dans la chambre de M. d'A..., très occupé à donner un dernier coup de main à sa toilette. Penché sur la glace d'une psychée, il était en train de piquer une superbe rose thé à la boutonnière de sa redingote. Il se disposait à aller faire sa cour à sa fiancée. » Cette invention journalistique ne rappelle-t-elle pas presque mot à mot un texte littéraire plus ou moins caché, biffé des placards de Sodome et Gomorrhe ?

C'est dans Le Matin du même jour que les noms de Jacques d'Adelsward et du comte (désargenté) Albert de Warren sont rendus public. Sous le titre de « Messes Noires. En pleine bacchanale...» et sur quatre colonnes un journaliste anonyme mène l'enquête. Comme Fernand Hauser dans La Presse, il rappelle que Huysmans dans ses livres avait signalé « les rites du satanisme moderne ». Le journaliste revient à Adelsward et sur le 18 de l'avenue de Friedland, dont le concierge lui confie «Sa surprise [...] le lendemain de l'installation définitive de Jacques, en voyant arriver celui-ci avec une vingtaine de jeunes gens de mise excentrique. Plusieurs d'entre eux portaient des casquettes et des blouses de boucher. Un autre était vêtu à l'anglaise, mais avait la mine équivoque de ces gens qu'on voit errer dans certains bars interlopes, voisins des gares ou des champs de courses. »

Inculpé « d'outrage public à la pudeur et d'excitation de mineurs à la débauche », le baron se défend des accusations d'outrage public, « je reconnais m'être livré à des actes de débauche, mais ils se passaient chez moi, avec des personnes qui y étaient venues volontairement », quand à l'incitation de mineur à la débauche, il reporte sur son ami Albert Hamelin de Warren, toutes les fautes. Le magistrat opère alors à l'ouverture des scellés : « M. Jacques d'Adelsward a pu revoir ainsi les objets bizarres saisis avant-hier chez lui : têtes de mort, cierges, étoles, peignoirs sombres, tuniques, corsets, photographies sadiques et aussi lettres édifiantes échangées entre lui et son complice, le marquis de Warren. »

Comme on l’aura compris les « photographies sadiques », sont tout simplement des photos de nus à la manière antique. Ce tic de langage d’une époque explique en quoi toute activité mêlant le pseudo-sacré et le sexuel par l’intermédiaire du support photographique est qualifié de « sadique ».



13 juillet 1903 : L’Aurore émet l’avis que « les livres les plus pervers [auraient] encombré sa bibliothèque », « il crut qu'il était « très littéraire » de faire ce qui avait été reproché à certains, et notamment à Oscar Wilde, dont quelques jeunes ont pris à tâche de réhabiliter la mémoire privée. » Mais le jeune homme voulait s'amender : « il avait supplier son éditeur de retirer de la circulation ceux de ses livres dont il réprouvait les tendances. » Il s’agit de la première édition privée de « L’hymnaire d’Adonis » Paganismes. A la façon de M. le marquis de Sade Librairie Léon Vanier, 1902, que Fersen avait fait retirer des librairies, sans doute pour ne pas compromettre son prochain mariage.

Dans la réédition de 1908 de ce recueil de vers, je tombe, au hasard sur ce texte, titré « Les Villes » :

Lorsque les pâtres bruns et leurs troupeaux tranquilles,
Passaient en cheminant au hasard des sentiers,
Ils s’arrêtaient souvent pour pouvoir respirer
Les parfums d’ambre doux qui venaient de ces Villes ;
El les bergers, émus de mystérieuses fièvres,
Cherchaient qui pouvaient bien vivre près de ces palmes,
Et confondaient le bruit, tant la nuit était calme,
Des cascades d’azur et du rire des lèvres.

Cependant des fumées erraient et des chansons
Arrivaient jusqu’à eux si douces et si frêles,
Qu’on eût dit des oiseaux, aux très mignonnes ailes,
Apportant dans leur vol des bijoux et des sons.

Le pays était clair, orgueilleux et splendide,
Les étoiles brillaient au fond du ciel d’Orient,
Les pâtres demandaient aux nomades mendiants :
Quel est donc cet endroit dont le ciel est limpide ?

Les guenilles levées comme malédiction,
Les mendiants clamaient dans le soir qui se dore,
Tournés vers le soleil mourant à l’horizon :
Devant vous c’est Sodome, et près d’elle Gomorre !


14 juillet 1903 : J. Philip, publie en Une de l’Aurore un éditorial intitulé «pourriture » dans lequel l’analyse de l'affaire de mœurs prend un tour politique. Se voulant équitable, Philip se garde de conclure de cette affaire « que toute la noblesse française est gangrenée jusqu'à la moelle ». Pourtant c'est bien un jugement de classe qu'il soutient. Si l’accusé est un « névrosé », un « garçon au cerveau faible », un « décadent au petit pied », il est surtout « un petit monsieur qui a été trop noble, trop riche et trop paresseux », incapable de «rattacher seul ses culottes ». La tête du « moutard » fut tournée par l'argent, par son éducation, vivant à l 'écart de la foule, il fut jeté « comme une ordure, au fumier du marquis de Sade, parmi les plus inconcevables débauches. ». Le travail, la fraternité avec la foule, comme un « grand bain d'eau courante, l'eût purifié ». Il n'est pas représentatif du pays, mais de sa caste « Il y a une pourriture, elle est là, dans cette minuscule France pseudo-féodale, qui prétend être d'un sang supérieur. Mais elle n'est que là ; le reste du pays n'est pas atteint. » Si les ouvriers et les paysans, peuvent être « immoraux, ils restent normaux. », et cela grâce au travail, les bienfaisants devoirs qui ne laissent pas « à la pensée le loisir de vagabonder » ! On apprend encore dans le même article que, Me Martini, se contentant de rôle de conseil, c'est Me Edgar Demange qui a été désigné comme avocat par Jacques d'Adelsward.

16 juillet 1903 : Hugues le Roux, in Le Journal signe l’éditorial « La jeunesse qui vient »

Il fallait s’attendre à ce qu’un scandale de littérature décadente, éclatant à Paris, fit du bruit dans l’univers. […] L’aventure du jeune baron aura eu cette utilité publique : elle a déchiré le voile sur une hypocrisie dont nous commencions à être écœurés. La poésie et l’art ont assez servi de paravent à une petite bande de dégénérés, qui relèvent, les uns de l’aliéniste, les autres du juge d’instruction.

Dans Le Matin H. Harduin, signe sous le titre «Choses & autres », un éditorial qui analyse les raisons du «déséquilibre » du baron : la littérature et l'estomac. Mais la mauvaise digestion n'est pas seule responsable, l'inversion sexuelle est une maladie mentale, et Harduin en veut pour preuve une « étude très curieuse » du professeur Magnan, médecin de l'asile Sainte-Anne. Adelsward est surtout une victime de la littérature, il s'assimile les idées d'autrui comme celles de ces poètes qui « percevaient la couleur des voyelles » ou Maupassant décrivant sur son yacht « la couleur des ondes sonores arrivant jusqu'à lui, pendant que jouait une musique à terre ». Pire, il est influençable comme « cet ahuri de Caserio » l'assassin du président Carnot ! On le voit pour Harduin les choses sont simples : « Les gens bien portants, auxquels on parle de la couleurs des voyelles ou de celles des notes de musique, lèvent les épaules [...] », les autres sont des « détraqués ».

Après les journaux quotidiens, les revues s’intéressent à l’affaire, sous un jour sensiblement différent. Le Canard Sauvage consacre son numéro 19, (du 26 juillet au 1 août 1903) aux « Messes noires » ; quelques extraits des textes de ce numéro :

Charles-Louis Philippe (Le mouton à cinq pattes) :

Je me souviens, un soir d'automne, dans mon enfance, de deux trimardeurs assis au bord d'un fossé. Ils se passaient un bras autour du cou, ils s'approchaient bien près l'un de l'autre, ils se pressaient la main et s'embrassaient. La vie leur était dure comme un grand trimard, mais ils unissaient leur cœur. Ils n'avaient pas de femme, pas de mère, pas de frère ; alors chacun d'eux fut pour l'autre une femme, une mère et un frère. J'avais quinze ans, - on apprend beaucoup de choses au collège. Je compris. Je me dissimulai derrière une haie pour qu'ils ne pussent pas me voir et je sus qu'il était bien qu'un homme fût tout pour un autre.
O Jacques d'Adelsward, il en est d'autres. Il est des hommes de grand cœur que la Nature a confondus et qui portent cette étrange passion comme un fardeau. Ils n'ont besoin ni des préfaces d'Edmond Rostand, ni des corsets, ni des bijoux, ni de la messe noire. Ils se portent avec fièvre, mais avec simplicité. Et qui de nous les condamnera ? Qui est assez hardi pour condamner son semblable dans sa chair et dans son sang ?
(...) Ne te crois pas déshonoré. Nous portons d'autres passions, et toute passion est bonne et grande et normale, puisqu'elle existe.

Thomas Griffon (L’école buissonnière) :

Je m'étonne pourtant que l'uniforme des lycéens n'ait plus souvent tenté les modèles et les ordinaires compagnons d'Adelsward et de Warren ; il est vrai que les externes, qui, plus aisément, se peuvent prêter à ce genre d'école buissonnière, les externes n'ont pas d'uniforme...
Car le costume spécial semble bien être un rare et piquant adjuvant dans les rîtes des amours spéciales...
Je sais le mot d'un littérateur, d'ailleurs aimable, qui s'écriait :
J'ai du soleil en moi pour toute la journée : je viens de baiser les lèvres d'un éphèbe !...
Renseignement pris, cet éphèbe était le facteur.
Un facteur, c'est encore un peu un petit télégraphiste.
Le petit télégraphiste est le servant-type des « messes noires ».
Et il est bien certain qu'il est peu de messes noires qui se célèbrent sans le concours, en outre, d'un marmiton ou d'un gâte-sauce, en terme, et d'un caporal d'infanterie.
Si l'on ajoute à cela que les amateurs les plus friands de ce genre de spectacles semblent bien être les magistrats et les prêtres, gens également accoutumés à des vêtements particuliers, l'influence de l'uniforme sur les mœurs apparaîtra indéniable.
En sorte que, lorsqu'il se propose de modifier, et peut-être même de supprimer, l'uniforme de nos troupes, il semble bien que le général André poursuit une œuvre, non seulement d'hygiène physique, mais d'hygiène aussi, morale.

Alfred Jarry (L’Ame ouverte à l’Art antique) :

Le juge a trouvé fort mauvais que M. Jacques d'Adelsward organisât des fumeries d'opium.
M. Jacques d'Adelsward, personnellement, détestait l'opium. C'était un excellent alibi.
D'ailleurs, tout un chacun a le droit de fumer l'opium : il ne tombe même pas sous le coup de foudre de la Ligue contre l'abus du tabac.
(...)

Cabinet d'instruction, cela dit tout : sodomie, et que l'on apprend à des gosses des tas de choses qu'ils n'auraient pas dû savoir.
Les magistrats et médecins légistes – œil pour œil, dent pour dent, - ont examiné M. Jacques d'Adelsward de beaucoup plus près que celui-ci n'a, à coup sûr, exploré aucune de ses « victimes ».
Ils lui ont découvert la gale et « une maladie contagieuse ».

Nous comprenons fort bien que les parents des potaches incriminés se soient refusés à les confier à l'instrumentation des satyres légaux.
Il s'agissait pour l'instruction, de vérifier si l' « âme » des dits potaches était demeuré, selon l'expression même de M. d'Adelsward, « fermée aux beautés de l'art antique ».
Croyez que ces messieurs la leur eussent ouverte.

Dans le cas de M. d'Adelsward, il y avait évidemment consentement des « victimes ».
Ajoutons qu'il n'y avait pas de mineurs :
Il ne faut pas juger le mineur sur la mine.
Il n'est si petit professionnel, pourvu à peine de l'âge de raison, qui ne déclare dix-huit ans ou davantage, afin de mettre le client à l'aise.
Dans le cas des magistrats instructeurs, il y a – vu, qu'il n'y a point consentement des victimes – viol, simple viol.

Henry Creil (Histoire comique [titre d’une nouvelle d’Anatole France, parue en volume en 1903]) :

« Autrefois la nature humaine était différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Il y avait non seulement des hommes et des femmes, mais aussi des androgynes, c'est-à-dire des êtres qui réunissaient en eux les deux sexes. Ces trois sortes d'hommes avaient quatre bras, quatre jambes et deux visages. Ils étaient robustes et tournaient rapidement sur eux-mêmes comme des roues. Leur force leur inspira l'audace de combattre les dieux à l'exemple des Géants. Jupiter, ne pouvant souffrir une telle insolence, résolut de les rendre moins forts et moins hardis. Il sépara chaque homme en deux, de manière qu'il n'eut plus que deux bras, deux jambes et une tête, et la race humaine fut dès lors ce qu'elle est aujourd'hui. Chacun de nous n'est donc qu'une moitié d'homme qui a été séparée de son tout comme on divise une sole en deux parts. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. L'amour que nous avons les uns pour les autres n'est que la force qui nous pousse à réunir nos deux moitiés pour nous rétablir dans notre ancienne perfection. Les hommes qui proviennent de la séparation des androgynes, aiment les femmes ; les femmes qui ont cette même origine aiment les hommes. Mais les femmes qui proviennent de la séparation des femmes primitives n'accordent pas grande attention aux hommes et sont portées vers les femmes. Ne soyez donc plus surprise quand vous voyez...
« - C'est vous docteur, qui avez imaginé cette histoire-là ? Demanda Nanteuil en piquant une rose à son corsage.
« Le docteur se défendit avec force d'avoir rien inventé. Au contraire, il en avait, disait-il, retranché une partie... »
- Hurrah ! Hurrah ! Pour la partie !... s'écria le baron Jacques d'Adelsward, quand il eut achevé cette page ingénieuse du dernier roman d'Anatole France.
Et l'hypothèse philosophique et scientifique du docteur Trublet, ce frère plus jeune du professeur Bergeret, et de l'abbé Jérôme Coignard, nous amène à nous demander par quel compromis bizarre mais certain, par quelle extraordinaire complaisance, la « partie » à laquelle Anatole France faisait allusion nous laisse indulgents, souriants presque, tandis que nous accueillons par un haut-le-cœur de dégoût celle où « travaillait » le baron.
(…) Mais c'est un fait : on a pu nous représenter à la scène, ou tout au moins nous laisser entendre, assez clairement, les amours spéciales de Claudine; mais combien davantage n'a-t-il point fallu voiler les mœurs de son petit cousin…


Georges Roussel, in La Critique 20 août 1903

Grâce au souvent nommé d'Adelsward, la littérature « décadente » et les «petites revues » ont vu se déchaîner contre elles les indignations de la littérature... qui ne choit pas, et des grands journaux vertueux. Il ne nous appartient pas, comme on dit avec noblesse à la tribune, de prendre en main la défense de ces coupables. Qu'est-ce au juste que la littérature décadente ? On ne l'aura jamais su ; je crains qu'on ne le sache jamais.
Quant aux petites revues, elles ont grandi depuis qu'au lendemain du «geste » d'Emile Henry, les grands journaux vertueux et les littérateurs... qui ne choient pas, leur imputaient, déjà, de receler parmi leurs rédacteurs les plus malfaisant adeptes des doctrines violemment révolutionnaires et d'armer leurs bras vengeurs.
Aujourd'hui, c'est elles encore que d'aucuns rendent responsables des goûts de M. d'Adelsward. Il paraît que l'anarchisme, l'inversion sexuelle et la littérature décadente, marchent indissolublement unis.
Le malheur veut que cette thèse soit infirmée par le propre cas auquel s'en réfèrent ces prophètes de malheur : la jeune baron a rimé des vers corrects et il faisait profession de royalisme éperdu.
Jugez !
3 décembre 1903 : Adelsward-Fersen et Warren sont condamnés « sur le chef d'excitation de mineurs à la débauche à six mois de prison, 50 francs d'amende et à cinq années d'interdiction des droits civils, civiques et de famille ». Fersen, qui avait fait son temps en préventive est relâché le jour-même. Il s’exile en Italie.

1905 : Fersen rencontre à Rome Nino Cesarini, 15 ans, qui devient son « secrétaire ». Il côtoie Gloeden et Pluschnow (auteurs de fameuses photos « sadiques » que toute l’Europe artistique collectionne), fait bâtir à Capri la villa Lysis et publie le roman à clefs Messes noires, Lord Lyllian, satire wildienne de son affaire (dans lequel, parmi d’autres, Montesquiou devient Montautrou).

octobre 1905 : l’affiche de l’Association internationale antimilitariste (AIA) intitulée « Appel aux conscrits » est placardée sur les murs de Paris.

Voici l’instant venu de payer votre dette à la Patrie (…) Avant de renoncer définitivement à votre qualité d’homme, avant que votre raison n’ait complètement sombré dans ces bagnes déprimants que sont les casernes, pensez à ce que vous allez faire. (…)
Quand on vous commandera de décharger vos fusils sur vos frères de misère – comme cela s’est produit à Chalon , à la Martinique, à Limoges – travailleurs, soldats de demain, vous n’hésiterez pas, vous obéirez. Vous tirerez, mais non sur vos camarades. Vous tirerez sur les soudards galonnés qui oseront vous donner de pareils ordres.
Quand on vous enverra à la frontière défendre le coffre-fort des capitalistes contre d’autres travailleurs abusés comme vous l’êtes vous-mêmes ; vous ne marcherez pas. (…) A l’ordre de mobilisation vous répondrez par la grève immédiate et par l’insurrection.
Au premier Mai 1906, ceux d’entre vos camarades qui luttent contre l’oppression patronale affirmeront leur volonté de ne travailler que huit heures par jour. En cette circonstance on vous demandera de noyer dans le sang cet élan d’indépendance et de dignité ouvrières. Mais là encore, Conscrits, vous refuserez d’assumer ce rôle de basse police en proclamant l’étroite solidarité qui vous unit aux manifestants. (…) [ce n’est pas moi qui souligne!]

L’affiche est signée de 31 noms dont Miguel Almereyda, Victor Camus, Amilcare Cipriani, Louis Grandidier, Félicie Numietska, Laurent Tailhade et Georges Yvetot. Tailhade n’est pas poursuivi mais 26 des signataires sont condamné à des peines allant de 6 mois à 4 ans de prison.
Quelqu’un d’aussi attentif à la presse que Proust, au point de la parodier, n’aurait pas eu connaissance des convulsions qui l’agitent ? Plus que de la loi de séparation de l’Église et de l’État ? Plus que des lois anti-congrégationnistes du gouvernement Combes qu’il évoque pourtant en ayant l’air de se retourner contre les décadents, les juifs, les pacifistes, les homosexuels ? qu’en est-il alors des noces contre nature de Gilberte Swann, reniant son ascendance et de Robert de Saint-Loup ?

Proust Interview Le Temps 1913 :

Vous savez qu'il y a une géométrie plane et une géométrie dans l'espace. Eh bien, pour moi, le roman ce n'est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps. Cette substance invisible du temps, j'ai taché de l'isoler, mais pour cela il fallait que l'expérience pût durer. J'espère qu'à la fin de mon livre, tel petit fait social sans importance, tel mariage entre deux personnes qui dans le premier volume appartiennent à des mondes bien différents, indiquera que du temps a passé et prendra cette beauté de certains plombs patinés de Versailles, que le temps a engainés dans un tourteau d'émeraude.

Je sais que ce qui suit paraîtra inapproprié à la critique, qui le rejettera comme inconséquent, im- (non) pertinent mais on juge toujours en France selon le principe de l’ « intime conviction », et comme personne ne lira, ma subjectivité vaut celle des « innocents » censeurs qui ne peuvent se priver de disserter sur le « génie » de Proust, en oubliant ce dont il parle et qui ne peut – ne doit surtout pas - les concerner.

Selon ce qu’on en sait, Proust rencontre Agostinelli en 1907, il est mineur. Quand bien même leur relation n’aurait pas été amenée à se développer, le naturel du jeune homme fait sauter le verrou familial et sociétal, étendant à une réinterprétation du monde ses tentacules sensibles, par l’exemple sinon par le contact, et au-delà encore, à la prescience d’autres univers que la position d’auteur « classique » et de philosophe ordinaire, sans néologisme ou grands-mots, se permet pas de délivrer ouvertement en son époque, à moins que l’ambiguïté ne trouve sa « réalisation » à titre posthume. On aura bien trompé son monde ; ce qui est écrit est écrit ; « l’esprit souffle où il veut » .



15 janvier 1909 : Akademos : revue mensuelle d'art libre et de critique, sort le chez l'éditeur parisien Albert Messein, vendu au prix de 2,50 francs. L'adresse de la rédaction est au 25 rue Eugène-Manuel où Fersen vit depuis 1908 : le gérant est Nino Cesarini. Cette « petite revue » se qualifie « la plus indépendante des revues ». C'est la première de ce genre à paraître en français. Elle est distribuée aux rares abonnés (qui craignent la délation) par coursier vélocypédiste. On compte au nombre des collaborateurs de ses 12 numéros – qui coûteront à Fersen la somme de 50000 francs or - : Colette, Henry Gauthier-Villars (Willy), Laurent Tailhade, Joséphin Peladan, Marcel Boulestin, Maxime Gorki, Georges Eekhoud, Emile Verhaeren, Eugène Wilhelm, Achille Essebac, Claude Farrère, Anatole France, Filippo Tommaso Marinetti, Henri Barbusse, Jean Moréas et Arthur Symons.

La première livraison contient une reproduction d'une photographie de Raymond Laurent, éphémère secrétaire de rédaction de la revue, qui s’est suicidé à l’âge de 22 ans, le 24 septembre 1908 à Venise, et auquel Adelswärd rend hommage sous le pseudonyme tiré de Lorrain, « Sonyeuse ».

« Il ne se résigna jamais à la vulgarité des passions féminines habituelles à son âge : Laurent aurait mal cadré avec certains bars ou certaines maisons pas sassez closes. Sa vie, haletante et nerveuse, fut ravagée par un idéal très hautain et très rare, par L’Autre Amour.
Une seule chose le consolait : écrire. Mais paralysé comme tant d’autres par la vie qu’il fallait -après tout- gagner, atrophié par la sottise courante et par les morales établies, il ne pouvait pas rendre (sans les masquer) les sentiments les plus purs, les plus « naturels », les plus élevés qui l’agitaient. (...)
Le geste est trop pieux pour que l’on s’en étonne. Mais ne faites point de ce suicide un crime à la littérature. Laurent s’est tué. Le revolver lui a été mis au poing par une époque où la maisons Tellier est la seule expression d’âme permise. Il y a des façons de syvetonner [cf. Syveton] les âmes d’élite : c’est par les préjugés. (...)
Un seul aurait pu, par ses instincts de poète, faire faire de dignes funérailles à celui qui mourrait à l’âge de Shelley. Mais ce seul-là, M. Jean C., fut obligé de partir, non sans avoir agi de son mieux. »
En septembre 1908, Cocteau accompagné de sa mère fait le voyage de Venise. Il y retrouve par hasard, dans un lieu de drague un de ses condisciples de Condorcet,  Raymond Laurent, lequel se suicide d'un coup de revolver sur le quai de la Douane, une heure après avoir reconduit Cocteau à son hôtel, dans la nuit du 24 à deux heures du matin, par suite semble-t-il d'une déception amoureuse causée par Longhorn H. Whistler, neveu américain d'Oscar Wilde ; son corps aurait été retrouvé par Vivian Holland, le propre fils de Wilde. L'inexplicable incident sera évoqué dans 4 nouvelles de jeunesse de Cocteau, deux publiées dans la revue Schéhérazade, ainsi que plusieurs poèmes de La lampe d’Aladin, et de La Danse de Sophocle.


Cocteau : En manière d’épitaphe A la mémoire de R.L.
Avec en lui déjà l’affreux désir qui hante,
Pour avoir découvert la tendre agonisante
Cachant ses traits fanés sous le masque des fards;
Sous le mensonge exquis de sa riante mine,
Pour avoir respiré , sur ses canaux blafards,
Les miasmes malsains du cancer qui la mine,
Pour avoir trop connu l’épouvantable peur
D’en être fou, malgré son sourire trompeur
Et le jeune abandon qu’affectent ses vieux gestes,
Après avoir, peut-être, un peu…si peu lutté,
Pour que ses souvenirs soient les seuls qui lui restent,
Il s’y tua d’amour devant la Salute ! (28 septembre 1908)


Souvenir d'un soir d'automne au jardin Eaden, à L.H. Wistler

Le jardin, comme il était triste,
Oh mais si triste ce soir-là...
Et tout justement on parla
De mort qui vint à l'improviste
Le jardin, comme il était triste,
Oh mais si triste ce soir-là...

L'odeur funèbre des surgeons
Nous alanguissait tous les quatre;
A chaque pas venait s'abattre 
Un couple tendre de pigeons.
L'odeur funèbre des surgeons
Nous alanguissait tous les quatre.

Qu'il était triste le jardin,
Et nous n'en savions pas la cause.
"Le dernier jardin où l'on cause"
Disait-il en riant soudain...
...Qu'il était triste le jardin,
Et nous n'en savions pas la cause.

Un geste...un coup de revolver
Du sang rouge à des marches blanches
Des gens accourus qui se penchent,
Une gondole...un corps couvert...
Un geste...un coup de revolver,
Du sang rouge à des marches blanches...
Et ce fut tout!.. Quelques effrois,
Quelques amicales paroles.
Et dans les joyeuses gondoles
L'ennui de n'être plus que trois!
Et ce fut tout!.. Quelques effrois,
Quelques amicales paroles...

Jardin exquisement fatal!
Sépulcre embroussaillé de roses,
Si loin de la ville aux névroses,
Si loin, si loin de l'hôpital! 
Jardin exquisement fatal,
Sépulcre embroussaillé de roses...

Un souvenir... et si récent,
Sur vos parterres qui s'endeuillent,
Va foncer vos roussâtres feuilles
D'encore un petit peu de sang...
Un souvenir... et si récent,
Sur vos parterres qui s'endeuillent… (Septembre 1908)


Encore une fois, Proust et Cocteau se croisent autour du fantôme d’une passion écrasée. Le suicide à Venise, la « mort à Venise », telle celle de Wagner, est bien avant Thomas Mann, un cliché du décadentisme. Mais l’épisode vénitien si longtemps repoussé et « retiré » in extremis d’Albertine disparue»pour un probable développement ultérieur porte bien la trace de la mort de Raymond Laurent.

Rendant compte dans le Bulletin de la Société des Amis de Marcel Proust et de Combray n°10 de la sortie en 1959 de L’Exilé de Capri de Roger Peyrefitte -oui, je sais ce n’est qu’un roman - , un certain A.F. écrit :

On raconte ici l'histoire de Jacques d'Adelsward-Fersen (…) inverti de marque, qui à la belle époque voulut entourer ses vices (l'uranisme n'était pas le seul) d'une magnificence seigneuriale. Des figures familières à Proust traversent cette chronique : Robert de Montesquiou, Laure Hayman, la comtesse de Noailles, Reynaldo Hahn, Jacques-Emile Blanche, Jean Cocteau, d'ailleurs préfacier du livre, et bien d'autres. Proust y apparaît lui-même à cinq reprises: d'abord tout jeune homme, prenant à la dérobée des notes sur ses manchettes tandis qu'il fait parler et observe Montesquiou (p. 35-36); puis dans un grand dîner où il défend Adelsward qu'attaque Paul Hervieu (p. 124); il est évoqué en tant qu'ami de Raymond Laurent, jeune esthète cousin de Fernand Gregh (p. 232), compte au nombre de ceux qui fréquentent le siège social de la revue Akademos (p. 237); une dernière allusion est faite à son prix Goncourt, qui fut celui de la victoire.

Puis vient le temps des assassins et la traversée de la nuit.





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