Les enfants de chœur et les Apaches
L’un des
premiers tableaux de Pablo Picasso (alors âgé de 15 ans) en 1896
On entendait des clients qui
demandaient au patron s’il ne pouvait pas leur faire connaître un
valet de pied, un enfant de chœur, un chauffeur nègre. Toutes les
professions intéressaient ces vieux fous ; dans la troupe, toutes
les armes et les alliés de toutes nations. Quelques-uns réclamaient
surtout des Canadiens, subissant peut-être à leur insu le charme
d’un accent si léger qu’on ne sait pas si c’est celui de la
vieille France ou de l’Angleterre. À cause de leur jupon et parce
que certains rêves lacustres s’associent souvent à de tels
désirs, les Écossais faisaient prime. Et comme toute folie reçoit
des circonstances des traits particuliers, sinon même une
aggravation, un vieillard dont toutes les curiosités avaient été
assouvies demandait avec insistance si on ne pourrait pas lui faire
faire la connaissance d’un mutilé.
On
pourrait croire que la notation ne sert de relais que pour mettre en
cause la dérive de Charlus vers la pédophilie
quant à M. de Charlus, se
trouvant dans une ville d’où les hommes déjà faits, qui avaient
été jusqu’ici son goût, avaient disparu, il faisait comme
certains Français, amateurs de femmes en France et vivant aux
colonies : il avait, par nécessité d’abord, pris l’habitude
et ensuite le goût des petits garçons.
Encore
faut-il s’entendre sur le terme « pédophilie » qui ne
peut avoir le même sens dans une société qui encourage le travail
des enfants, qu’ils soient garçons d’hôtel, bouchers, mitrons,
télégraphistes, prostitués, lycéens, mineurs, etc. Il s’agit en
matière de débauche de déterminer où commence l’abus et quelles
sont les conditions de l’impunité. Dans la conversation de Jupien
et du Narrateur dans le salon de la princesse de Guermantes, ce n’est
que par un quiproquo dû à la cécité que Charlus menace de
flancher :
« Un jour – vous
m'excuserez de vous dire cela, mais vous êtes venu une fois par
hasard dans le Temple de l'Impudeur, je n'ai rien à vous cacher
(d'ailleurs, il avait toujours une satisfaction assez peu sympathique
à faire étalage des secrets qu'il détenait) – je rentrais d'une
de ces courses soi-disant pressées, d'autant plus vite que je me
figurais bien qu'elle avait été arrangée à dessein, quand, au
moment où j'approchais de la chambre du baron, j'entendis une voix
qui disait : « Quoi ? – Comment, répondit le baron, c'était donc
la première fois ? » J'entrai sans frapper, et quelle ne fut pas ma
frayeur. Le baron, trompé par la voix qui était, en effet, plus
forte qu'elle n'est d'habitude à cet âge-là (et à cette époque-là
le baron était complètement aveugle), était, lui qui aimait plutôt
autrefois les personnes mûres, avec un enfant qui n'avait pas dix
ans. (…) Mais mon Dieu ! s'écria Jupien, j'avais bien
raison de vouloir que nous ne nous éloignions pas, le voilà qui a
trouvé déjà le moyen d'entrer en conversation avec un garçon
jardinier. Adieu, Monsieur, il vaut mieux que je vous quitte et que
je ne laisse pas un instant seul mon malade qui n'est plus qu'un
grand enfant. »
Comme
le montre Laurence Teyssandier dans son analyse génétique des
textes autour de M. de Charlus, le lien entre Charlus et la
thématique des enfants de chœur est amorcé par une anecdote qui
apparaît dans la première version de la conversation entre Brichot
et Charlus sur l’homosexualité au cahier 47 (1911-1913) :
« Je ne voudrais pas
blasphémer les Dieux de la Jeunesse, dit-il en jetant sur moi ce
regard furtif qu’un orateur accorde à la dérobée à quelqu’un
présent dans l’assistance et dont il cite le nom. Je ne voudrais
pas être damné comme hérétique et relaps dans la chapelle
mallarméenne, où notre nouvel ami, comme tous ceux de son âge, a
dû servir la messe ésotérique, au moins comme enfant
de chœur, et se montrer déliquescent ou Rose-Croix.
Mais vraiment, nous en avons trop vu de ces intellectuels adorant
l’Art, avec un grand A, et qui, quand il ne leur suffit plus de
s’alcooliser avec du Zola, se font des piqûres de Verlaine.
+ À ajouter encore (capitalissime) < cela permettra d’avoir un
Jupien complet original, un peu comme le Jérôme Coignard
(Bretaux je ne sais plus le nom de rom[an]
Les dieux ont soif > Mais ce sera pour Jupien là où je
dis qu’il tient une maison +.En somme Jupien tenait une maison
exerçait maintenant un métier qui pouvait lui faire faire de la
prison, d’autant plus qu’avec la guerre il fut comme il dit
obligé de faire appel à de plus jeunes classes qui n’avaient pas
dix-huit ans) [sic] et pourtant il était plus intelligent, plus
lettré, plus sensible, plus honnête [que] la moyenne des gens ;
C’était C’est que qu’il n’est pas du tout certain que
certaines qualités d’intelligence et de cœur aient pour résultat
un accroissement de moralité dans la conduite de la vie. (…) Là
où un ouvrier peu intelligent, étroit d’esprit sera patriote et
pieux, un ouvrier plus intelligent sera facilement internationaliste.
Là où un ouvrier peu intelligent et méchant si un M. de Charlus
lui fait des propositions le traînera en police correctionnelle, un
ouvrier nullement inverti, mais intelligent et doux, tâchera prendra
la chose en plaisantant et tâchera dans la mesure du possible de lui
donner satisfaction.
[On comprend ici par parenthèse que le qualificatif d’intelligent
n’a rien à voir avec l’intellect quand Charlus dit dans le Côté
de Guermantes : « je crois que toutes les places sont
égales, et j’ai plus de sympathie pour un intelligent ouvrier que
pour bien des ducs. »]
Jupien
avait remarqué que les Charlus sont en général supérieurs aux
Guermantes. Il ne voyait aucun mal à satisfaire leurs goûts qui
d’ailleurs étaient les siens et à faire ainsi gagner leur vie à
de jeunes apaches qu’il jugeait au reste de meilleur cœur que bien
des gens plus rangés. Sans doute à un degré d’intelligence et de
moralité plus élevé Jupien aurait eu honte de son métier. Mais il
était précisément au degré où il avait reconnu sans valeur les
scrupules qui retiennent la masse et où il n’avait pas encore su
atteindre aux scrupules que se donne l’élite.
+ Tout ce que M. de Charlus
raconte chez les Verdurin sur les enfants de chœur etc. pourra
peut-être être mis dans la bouche de Jupien (qui aura des livres
curieux : Sésame mais pas de lys) dans la discipline de la
maison. Mais dire que son métier l’avait avili car au début il
n’aurait jamais cru constituer un pendemonium [sic] où homme
enchaîné etc. (penser à chevaux à l’embusqué). Cet
avilissement peut être parallèle à celui de Charlus qui devient
peu à peu un de ces gens comme dans Saint-Simon (le prince
d’Harcourt) etc. qui vivent obscurément dans la débauche +.
Dans la maison Jupien flotte
le parfum de la myrrhe :
Je n'ai jamais voulu de la myrrhe. Je l'ai réservée pour Jupien et pour la princesse de Guermantes, car elle est le désir de Protogonos « aux deux sexes, ayant le mugissement du taureau, aux nombreuses orgies, mémorable, inénarrable, descendant, joyeux, vers les sacrifices des Orgiophantes (SG)
Il s’y presse une foule de « bons garçons », de « cœurs simples », de « servants » qui, à défaut d’être « desservants » restent des «enfants de chœur » (l’auteur prend tout de même grand soin de préciser que tous ces petits soldats sont majeurs), plus ou moins bien dégrossis, tel l’emblématique Maurice, nouvelle incarnation naïve d’un Agostinelli réhabilité, bourreau malgré lui, qui n’a pour défaut que de jouer faux son rôle de sadique :
Puis on parla de la bonté d’un officier qui s’était fait tuer pour tâcher de sauver son ordonnance. « Il y a tout de même du bon monde chez les riches. Moi je me ferais tuer avec plaisir pour un type comme ça », dit Maurice, qui, évidemment, n’accomplissait ses terribles fustigations sur le baron que par une habitude mécanique, les effets d’une éducation négligée, le besoin d’argent et un certain penchant à le gagner d’une façon qui était censée donner moins de mal que le travail et en donnait peut-être davantage. Mais, ainsi que l’avait craint M. de Charlus, c’était peut-être un très bon cœur et c’était, paraît-il, un garçon d’une admirable bravoure. Il avait presque les larmes aux yeux en parlant de la mort de cet officier et le jeune homme de vingt-deux ans n’était pas moins ému. « Ah ! oui, ce sont de chic types. Des malheureux comme nous encore, ça n’a pas grand’chose à perdre, mais un Monsieur qui a des tas de larbins, qui peut aller prendre son apéro tous les jours à 6 heures, c’est vraiment chouette. On peut charrier tant qu’on veut, mais quand on voit des types comme ça mourir, ça fait vraiment quelque chose. Le bon Dieu ne devrait pas permettre que des riches comme ça meurent ; d’abord ils sont trop utiles à l’ouvrier. Rien qu’à cause d’une mort comme ça faudra tuer tous les Boches jusqu’au dernier ; et ce qu’ils ont fait à Louvain, et couper des poignets de petits enfants ; non, je ne sais pas, moi je ne suis pas meilleur qu’un autre, mais je me laisserais envoyer des pruneaux dans la gueule plutôt que d’obéir à des barbares comme ça ; car c’est pas des hommes, c’est des vrais barbares, tu ne diras pas le contraire. » Tous ces garçons étaient, en somme, patriotes.
Charlus : « Et nos poilus ! je ne peux pas vous dire quelle saveur je trouve en nos poilus, aux petits Parigots [tiens une autre étymologie pour Périgot?], tenez, comme celui qui passe là, avec son air dessalé, sa mine éveillée et drôle. Il m’arrive souvent de les arrêter, de faire un brin de causette avec eux, quelle finesse, quel bon sens ! et les gars de province, comme ils sont amusants et gentils avec leur roulement d’r et leur jargon patoiseur !... Moi, j’ai toujours beaucoup vécu à la campagne, couché dans les fermes, je sais leur parler ».
Enfin, un dernier trait complétera cette germanophilie de M. de Charlus : il la devait, et par une réaction très bizarre, à son « charlisme». Il trouvait les Allemands fort laids, peut-être parce qu'ils étaient un peu trop près de son sang ; il était fou des Marocains, mais surtout des Anglo-Saxons en qui il voyait comme des statues vivantes de Phidias. Or, chez lui, le plaisir n'allait pas sans une certaine idée cruelle dont je ne savais pas encore à ce moment-là toute la force ; l'homme qu'il aimait lui apparaissait comme un délicieux bourreau. Il eût cru, en prenant parti contre les Allemands, agir comme il n'agissait que dans les heures de volupté, c'est-à-dire en sens contraire de sa nature pitoyable, c'est-à-dire enflammée pour le mal séduisant et écrasant la vertueuse laideur.
Depuis la note d’intention du cahier 49, les « jeunes apaches … de meilleur cœur que bien des gens rangés » sont retournés à leur nature initiale de timides fils honnêtes et méritants, gigolos mal à l’aise ou oublieux du rôle qu’ils sont contraints d’endosser :
Inversement, Jupien sentait que ce n’était pas encore assez de présenter à M. de Charlus un garçon laitier. Il lui murmurait en clignant de l’œil : « Il est garçon laitier, mais, au fond, c’est surtout un des plus dangereux apaches de Belleville » (il fallait voir le ton grivois dont Jupien disait « apache » ). Et comme si ces références ne suffisaient pas, il tâchait d’ajouter quelques « citations ». « Il a été condamné plusieurs fois pour vol et cambriolage de villas, il a été à Fresnes pour s’être battu (même air grivois) avec des passants qu’il a à moitié estropiés et il a été au bat’ d’Af. Il a tué son sergent. » (...)
Un sadique [comprenez, un masochiste] a beau se croire avec un assassin, son âme pure, à lui sadique, n’est pas changée pour cela et il reste stupéfait devant le mensonge de ces gens, pas assassins du tout, mais qui désirent gagner facilement une « thune » et dont le père, ou la mère, ou la sœur ressuscitent et remeurent tour à tour en paroles, parce qu’ils se coupent dans la conversation qu’ils ont avec le client à qui ils cherchent à plaire. Le client est stupéfié dans sa naïveté, car dans son arbitraire conception du gigolo, ravi des nombreux assassinats dont il le croit coupable, il s’effare d’une contradiction et d’un mensonge qu’il surprend dans ses paroles. Tous semblaient le connaître et M. de Charlus s’arrêtait longuement à chacun, leur parlant ce qu’il croyait leur langage, à la fois par une affectation prétentieuse de couleur locale et aussi par un plaisir sadique de se mêler à une vie crapuleuse. « Toi, c’est dégoûtant, je t’ai aperçu devant l’Olympia avec deux cartons. C’est pour te faire donner du pèze. Voilà comme tu me trompes. » Heureusement pour celui à qui s’adressait cette phrase il n’eut pas le temps de déclarer qu’il n’eût jamais accepté de « pèze » d’une femme, ce qui eût diminué l’excitation de M. de Charlus, et réserva sa protestation pour la fin de la phrase en disant : « Oh non ! je ne vous trompe pas. » Cette parole causa à M. de Charlus un vif plaisir et comme, malgré lui, le genre d’intelligence qui était naturellement le sien ressortait d’à travers celui qu’il affectait, il se retourna vers Jupien : « Il est gentil de me dire ça. Et comme il le dit bien. On dirait que c’est la vérité. Après tout, qu’est-ce que ça fait que ce soit la vérité ou non puisqu’il arrive à me le faire croire. Quels jolis petits yeux il a. Tiens, je vais te donner deux gros baisers pour la peine, mon petit gars. Tu penseras à moi dans les tranchées. C’est pas trop dur ? — Ah ! dame, il y a des jours, quand une grenade passe à côté de vous. » Et le jeune homme se mit à faire des imitations du bruit de la grenade, des avions, etc. « Mais il faut bien faire comme les autres, et vous pouvez être sûr et certain qu’on ira jusqu’au bout. — Jusqu’au bout ! Si on savait seulement jusqu’à quel bout, dit mélancoliquement le baron qui était « pessimiste ».
Remontons le fil de l’enfant de chœur jusqu’à cet autre labyrinthe oriental à tiroirs secrets qu’est le grand hôtel de Balbec. On y verra qu’importe peu la religion pratiquée dans ce temple, sinon peut-être celle du « protecteur » représentant des deux races maudites, l’oncle de Bloch.
M. Nissim Bernard pratiquait
au plus haut point les vertus de famille. Tous les ans il louait à
Balbec une magnifique villa pour son neveu, et aucune invitation
n'aurait pu le détourner de rentrer dîner dans son chez lui, qui
était en réalité leur chez eux. Mais jamais il ne déjeunait chez
lui. Tous les jours il était à midi au Grand-Hôtel. C'est qu'il
entretenait, comme d'autres, un rat d'opéra, un « commis », assez
pareil à ces chasseurs dont nous avons parlé, et qui nous faisaient
penser aux jeunes israélites d'Esther et d'Athalie. (…)
Le jeune
commis avait eu beau être « loin du monde élevé », dans le
Temple-Palace de Balbec, il n'avait pas suivi le conseil de Joad (…)
Il s'était peut-être fait une raison en disant : « Les pécheurs
couvrent la terre. » (…) Et dès le deuxième jour, M. Nissim
Bernard promenant le commis, « l'abord contagieux altérait son
innocence ». Dès lors la vie du jeune enfant avait changé. Il
avait beau porter le pain et le sel, comme son chef de rang le lui
commandait, tout son visage chantait : « De fleurs en fleurs,
de plaisirs en plaisirs/ Promenons nos désirs. » (...)
Depuis ce
jour-là, M. Nissim Bernard n'avait jamais manqué de venir occuper
sa place au déjeuner (…) . C'était le plaisir de M. Nissim
Bernard de suivre dans la salle à manger, et jusque dans les
perspectives lointaines où, sous son palmier, trônait la caissière,
les évolutions de l'adolescent empressé au service, au service de
tous, et moins de M. Nissim Bernard depuis que celui-ci
l'entretenait, soit que le jeune enfant de chœur ne crût pas
nécessaire de témoigner la même amabilité à quelqu'un de qui il
se croyait suffisamment aimé, soit que cet amour l'irritât ou qu'il
craignît que, découvert, il lui fît manquer d'autres occasions.
Mais cette froideur même plaisait à M. Nissim Bernard par tout ce
qu'elle dissimulait ; que ce fût par atavisme hébraïque ou par
profanation du sentiment chrétien, il se plaisait singulièrement,
qu'elle fût juive ou catholique, à la cérémonie racinienne. (…)
Mais la cérémonie du déjeuner n'émanant d'aucun écrivain, il se
contentait d'être en bons termes avec le directeur et avec Aimé
pour que le « jeune Israélite » fût promu aux fonctions
souhaitées, ou de demi-chef, ou même de chef de rang. Celles du
sommelier lui avaient été offertes. Mais M. Bernard l'obligea à
les refuser, car il n'aurait plus pu venir chaque jour le voir courir
dans la salle à manger verte et se faire servir par lui comme un
étranger. Or ce plaisir était si fort que tous les ans M. Bernard
revenait à Balbec (…)
À vrai
dire, cette erreur des parents de M. Nissim Bernard, lesquels ne
soupçonnaient pas la vraie raison de son retour annuel à Balbec et
ce que la pédante Mme Bloch appelait ses découchages en cuisine,
cette erreur était une vérité plus profonde et du second degré.
Car M. Nissim Bernard ignorait lui-même ce qu'il pouvait entrer
d'amour de la plage de Balbec, de la vue qu'on avait, du restaurant,
sur la mer, et d'habitudes maniaques, dans le goût qu'il avait
d'entretenir comme un rat d'opéra d'une autre sorte, à laquelle il
manque encore un Degas, l'un de ses servants qui étaient encore des
filles. Aussi M. Nissim Bernard entretenait-il avec le directeur de
ce théâtre qu'était l'hôtel de Balbec, et avec le metteur en
scène et régisseur Aimé – desquels le rôle en toute cette
affaire n'était pas des plus limpides – d'excellentes relations.
(…) À peine M. Nissim Bernard serait-il assis qu'il verrait
l'objet de ses vœux s'avancer sur la scène portant à la main des
fruits ou des cigares sur un plateau. (…) Il aimait d'ailleurs tout
le labyrinthe de couloirs, de cabinets secrets, de salons, de
vestiaires, de garde-manger, de galeries qu'était l'hôtel de
Balbec. Par atavisme d'Oriental il aimait les sérails et, quand il
sortait le soir, on le voyait en explorer furtivement les détours.
Le
lecteur comprend un peu plus loin – à l’occasion des déboires
de M. Nissim Bernard avec les frères Tomate, pourquoi le commis est
un enfant de chœur, il est un « enfant des chœurs d’Athalie :
Non loin de nous était M. Nissim Bernard, lequel avait un œil
poché. Il trompait depuis peu l’enfant des chœurs d’Athalie
avec le garçon d’une ferme assez achalandée du voisinage.
Sodome et Gomorrhe II
fait courir une parodie d'Esther
et d'Athalie
à la façon d'un « leitmotiv pédérastique » selon
l'expression d'Antoine Compagnon qui marque l'affinité de la
tragédie de Racine avec le travestissement. Et il se trouve que dans
les zones des tragédies raciniennes se dessine une théorie, une des
différentes théories proustiennes, selon laquelle les garçons
naissent filles puis se revêtent de corps d'hommes à l'adolescence,
période équivoque où le masculin ne l'emporte pas encore sur le
féminin. (…) Selon
cette vérité racinienne, le sexe d'origine, féminin, est donc
travesti par une enveloppe physiologique masculine. Avant cette
métamorphose, les jeunes gens, selon les vers d'Esther, sont encore
d'innocentes beautés, de jeunes et tendres fleurs. Il y a donc au
moment de l'adolescence une amphibologie du sexe. Et si certains
messieurs sont fascinés par les jeunes gens, c'est peut-être parce
que, comme dit Proust, ce sont encore des filles travesties et en
cela, ils servent aussi d'exemplum
à une loi générale qui rejoint la leçon d'idéalisme. Si le sexe
féminin constitue l'origine de l'être, et qu'il se perd en même
temps que la jeunesse, rechercher le temps perdu, c'est rechercher la
jeune fille qu'on a été. Les messieurs qui louchent vers les jeunes
garçons ne font ainsi que manifester, sous le verre grossissant de
la satire, leur désir de retrouver leur origine, l'inversion
consistant à la rechercher sous un travesti masculin.
Sans revenir aux comparaisons androgynes d’Agostinelli imberbe avec la nonne et la Sainte, ajoutons que le leitmotiv Esther connaît en dehors des « servant/desservant » de l’hôtel un développement intimement lié à Albertine (sortie du chœur pour tenir le rôle de l’ingénue, puis de Rosine) suggéré peut-être (à rebours) par la scène de La Prisonnière qui décalque les citations de la mère dans le Contre Sainte-Beuve. C’est autour d’Esther et d’Athalie que tourne la dissertation de Gisèle. C’est encore le prénom d’une cousine de Bloch (Esther Lévy, plus ou moins confondue avec une des sœurs de Bloch don on ignore le prénom), celle qui provoque des scandales publics par son lesbianisme assumé (elle est la maîtresse de Léa), et dont la photographie provoque une confusion suspecte chez Albertine. C’est aussi le seul point d’ancrage du personnage dans la littérature classique.
Mais j’admirai aussi comme
la cycliste, la golfeuse de Balbec, qui n’avait rien lu qu’Esther
avant de me connaître, était douée et combien j’avais eu raison
de trouver qu’elle s’était chez moi enrichie de qualités
nouvelles qui la faisaient différente et plus complète. (AD)
J'aurais bien étonné ma
mère, qui ne pouvait comprendre l'assiduité de M. de Charlus chez
les Verdurin, si je lui avais raconté (…) avec qui M. de Charlus
était venu dîner dans un salon au Grand-Hôtel de Balbec. L'invité
n'était autre que le valet de pied d'une cousine des Cambremer. Ce
valet de pied était habillé avec une grande élégance et, quand il
traversa le hall avec le baron, il « fit homme du monde » aux yeux
des touristes, comme aurait dit Saint-Loup. Même les jeunes
chasseurs, les « lévites » qui descendaient en foule les degrés
du temple à ce moment, parce que c'était celui de la relève, ne
firent pas attention aux deux arrivants, dont l'un, M. de Charlus,
tenait, en baissant les yeux, à montrer qu'il leur en accordait très
peu. Il avait l'air de se frayer un passage au milieu d'eux. «
Prospérez, cher espoir d'une nation sainte », dit-il en se
rappelant des vers de Racine, cités dans un tout autre sens. «
Plaît-il ? » demanda le valet de pied, peu au courant des
classiques. M. de Charlus ne lui répondit pas (…) Mais ayant
continué les vers de Josabeth : « Venez, venez, mes filles », il
se sentit dégoûté et n'ajouta pas, comme elle : « il faut les
appeler », car ces jeunes enfants n'avaient pas encore atteint l'âge
où le sexe est entièrement formé et qui plaisait à M. de Charlus.
D'ailleurs, s'il avait écrit au valet de pied de Mme de Chevregny,
parce qu'il ne doutait pas de sa docilité, il l'avait espéré plus
viril. Il le trouvait, à le voir, plus efféminé qu'il n'eût
voulu. Il lui dit qu'il aurait cru avoir affaire à quelqu'un
d'autre, car il connaissait de vue un autre valet de pied de Mme de
Chevregny, qu'en effet il avait remarqué sur la voiture. C'était
une espèce de paysan fort rustaud, tout l'opposé de celui-ci, qui,
estimant au contraire ses mièvreries autant de supériorités et ne
doutant pas que ce fussent ces qualités d'homme du monde qui eussent
séduit M. de Charlus, ne comprit même pas de qui le baron voulait
parler. « Mais je n'ai aucun camarade qu'un que vous ne pouvez pas
avoir reluqué, il est affreux, il a l'air d'un gros paysan. »
Mais les groupements sont plus
ou moins avancés ; et comme l’« Union des gauches »
diffère de la « Fédération socialiste » et telle
société de musique Mendelssohnienne de la Schola Cantorum [laquelle
avant d’être l’école des d’Indistes et des Franckistes
désignait le chœur des des chantres de cathédrale, produits d’une
éducation musicale et et religieuse dispensée par les maîtres de
chant des congrégations] , certains soirs, à une autre table, il y
a des extrémistes qui laissent passer un bracelet sous leur
manchette, parfois un collier dans l’évasement de leur col,
forcent par leurs regards insistants, leurs gloussements, leurs
rires, leurs caresses entre eux, une bande de collégiens à s’enfuir
au plus vite, et sont servis, avec une politesse sous laquelle couve
l’indignation, par un garçon qui, comme les soirs où il sert les
dreyfusards, aurait plaisir à aller chercher la police s’il
n’avait avantage à empocher les pourboires. (…)
Laissons pour le moment de
côté ceux qui, le caractère exceptionnel de leur penchant les
faisant se croire supérieurs à elles, méprisent les femmes, font
de l’homosexualité le privilège des grands génies et des époques
glorieuses, et quand ils cherchent à faire partager leur goût, le
font moins à ceux qui leur semblent y être prédisposés, comme le
morphinomane fait pour la morphine, qu’à ceux qui leur en
semblent dignes, par zèle d’apostolat, comme d’autres prêchent
le sionisme, le refus du service militaire, le saint-simonisme, le
végétarisme et l’anarchie.
Qui pourrait soupçonner ces élégants jeunes gens, aimés des
femmes, de parler à cette table de plaisirs que le reste du monde ne
comprend pas ?(…) Ceux-là dans un café seront regardés
avec crainte par ces lévites barbus, qui eux ne veulent fréquenter
que ceux de leur race, par peur du mépris, bureaucrates de leur
vice, exagérant la correction, n’osant sortir qu’en cravate
noire, et regardant d’un air froid ces beaux jeunes gens en qui ils
ne peuvent soupçonner des pareils, car si l’on croit facilement ce
qu’on désire, on n’ose pas non plus trop croire ce qu’on
désire. Et quelques-uns de ceux-là par pudeur n’osent répondre
que par un balbutiement impoli au bonjour d’un jeune homme, comme
ces jeunes filles de province qui croiraient immoral de sourire ou de
donner la main. (…) Mais dans dix ans les beaux jeunes gens
insoupçonnés et les lévites barbus se connaîtront, car leurs
pensées secrètes et communes auront irradié autour de leur
personne ce halo auquel on ne se trompe pas et dans lequel on
distingue comme la forme rêvée d’un éphèbe ; le progrès
interne de leur mal inguérissable aura désordonné leur démarche
; au bout de la rue où on les rencontre, redressant d’un air
belliqueux des hanches féminines, prévenant à force d’impertinence
le mépris supposé, masquant – et redoublant – par une feinte
nonchalance l’agitation de manquer ce but dont ils se rapprochent
moins vite en feignant de ne pas le voir, on apercevra toujours une
tunique lycéenne ou une crinière militaire ; et les uns comme
les autres, on les voit avec l’œil curieux et l’attitude
indifférente des espions rôder autour des casernes. Mais les uns et
les autres, dans le café où ils s’ignorent encore, fuient devant
la lie de leur race, devant la secte porte-bracelets, de ceux qui
dans les lieux publics ne craignent pas de serrer contre eux un autre
homme et relèvent à tous moments leur manchette pour laisser voir à
leur poignet un rang de perles, faisant lever et partir, comme une
odeur intolérable, les jeunes gens qu’ils pourchassent de leurs
regards tour à tour provocants et furieux, les lévites et les
élégants qu’ils désignent de rires efféminés et de gestes
équivoques et méchants, cependant que le garçon de café indigné
mais philosophe et qui sait la vie, les sert avec une politesse
irritée, ou se demande s’il va falloir chercher la police, mais en
empochant toujours le pourboire.
La tristesse qui suivit la mort de sa femme, grâce à l’habitude
de mentir, n’excluait pas chez M. de Charlus une vie qui n’y
était pas conforme. Plus tard même, il eut l’ignominie de laisser
entendre que, pendant la cérémonie funèbre, il avait trouvé le
moyen de demander son nom et son adresse à l’enfant
de chœur. Et c’était peut-être vrai. (SG)
La
jeunesse du pêcheur (pécheur)
S'il était assez simple
d'aller du côté de Méséglise, c'était une autre affaire d'aller
du côté de Guermantes, car la promenade était longue et l'on
voulait être sûr du temps qu'il ferait. (…)
Le Pont-Vieux débouchait dans
un sentier de halage qui à cet endroit se tapissait l’été du
feuillage bleu d’un noisetier sous lequel un pêcheur en chapeau de
paille avait pris racine. À Combray où je savais quelle
individualité de maréchal ferrant ou de garçon épicier était
dissimulée sous l’uniforme du suisse ou le surplis de l’enfant
de chœur.
Il devait connaître mes parents, car il soulevait son
chapeau quand nous passions ; je voulais alors demander son nom, mais
on me faisait signe de me taire pour ne pas effrayer le poisson.
A quoi bon nous dire « ce
pêcheur est la seule personne dont je n’aie jamais découvert
l’identité. » s’il
ne doit y avoir aucune révélation finale
outre le fait que les
Allemands ont fait
sauter le pont en 1918?Le
Pont-Vieux
est le point de rencontre des « gens qu’on ne connaît
pas » à Combray. Un
nouveau chien
ne bouleverse
pas moins la tante
Léonie.
Quand
le soir, je montais, en rentrant, raconter notre promenade à ma
tante, si j’avais l’imprudence de lui dire que nous avions
rencontré, près du Pont-Vieux, un homme que mon grand-père ne
connaissait pas : « Un homme que grand-père ne connaissait point,
s’écriait-elle. Ah ! je te crois bien ! » Néanmoins un peu émue
de cette nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand-père
était mandé. « Qui donc est-ce que vous avez rencontré près du
Pont-Vieux, mon oncle ? un homme que vous ne connaissez point ? –
Mais si répondait mon grand-père, c’était Prosper, le frère du
jardinier de Mme Bouilleboeuf. – Ah ! bien », disait ma tante,
tranquillisée et un peu rouge ; haussant les épaules avec un
sourire ironique, elle ajoutait: « Aussi il me disait que vous aviez
rencontré un homme que vous ne connaissiez point ! » Et on me
recommandait d’être plus circonspect une autre fois et de ne plus
agiter ainsi ma tante par des paroles irréfléchies.
Sous
le « surplis de
l’enfant
de chœur » apparaît
le « garçon épicier » :
Quand,
à notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil était
arrivée en retard à la messe, nous étions incapables de la
renseigner. En revanche nous ajoutions à son trouble en lui disant
qu'un peintre travaillait dans l'église à copier le vitrail de
Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyée aussitôt chez l'épicier,
était revenue bredouille par la faute de l'absence de Théodore à
qui sa double profession de chantre ayant une part de l'entretien de
l'église, et de garçon épicier donnait, avec des relations dans
tous les mondes, un savoir universel.
Dans
La
Prisonnière,
M. de Charlus dissertant avec Brichot sur son sujet favori dit :
Mais
j'avoue que ce qui a encore le plus changé, c'est ce que les
Allemands appellent l'homosexualité. Mon Dieu, de mon temps, en
mettant de côté les hommes qui détestaient les femmes, et ceux
qui, n'aimant qu'elles, ne faisaient autre chose que par intérêt,
les homosexuels étaient de bons pères de famille et n'avaient guère
de maîtresses que par couverture. (…) Hélas ! tout est changé.
Maintenant ils se recrutent aussi parmi les hommes qui sont les plus
enragés pour les femmes. Je croyais avoir un certain flair, et quand
je m'étais dit : sûrement non, n'avoir pas pu me tromper. Eh bien
j'en donne ma langue aux chats. Un de mes amis, qui est bien connu
pour cela, avait un cocher que ma belle-sœur Oriane lui avait
procuré, un garçon de Combray qui avait fait un peu tous les
métiers, mais surtout celui de retrousseur de jupons, et que
j'aurais juré aussi hostile que possible à ces choses-là. Il
faisait le malheur de sa maîtresse en la trompant avec deux femmes
qu'il adorait, sans compter les autres, une actrice et une fille de
brasserie. Mon cousin le prince de Guermantes, qui a justement
l'intelligence agaçante des gens qui croient tout trop facilement,
me dit un jour : « Mais pourquoi est-ce que X... ne couche pas avec
son cocher ? Qui sait si ça ne lui ferait pas plaisir à Théodore
(c'est le nom du cocher) et s'il n'est même pas très piqué de voir
que son patron ne lui fait pas d'avances ? » Je ne pus m'empêcher
d'imposer silence à Gilbert ; j'étais énervé à la fois de cette
prétendue perspicacité qui, quand elle s'exerce indistinctement,
est un manque de perspicacité, et aussi de la malice cousue de fil
blanc de mon cousin qui aurait voulu que notre ami X... essayât de
se risquer sur la planche pour, si elle était viable, s'y avancer à
son tour.
Eh
bien, l'année suivante, j'allai à Balbec, et là j'appris, par un
matelot qui m'emmenait quelquefois à la pêche, que mon Théodore,
lequel, entre parenthèses, a pour soeur la femme de chambre d'une
amie de Mme Verdurin, la baronne Putbus, venait sur le port lever
tantôt un matelot, tantôt un autre, avec un toupet d'enfer, pour
aller faire un tour en barque et « autre chose itou ».
Jean-Christophe Gay : Chaque axe est parcouru lors d'excursions pédestres. La longueur et la durée de celle vers Guermantes, l'éloignement des sources de la Vivonne et de la demeure du duc et de la duchesse de Guermantes en font une marche asymptotique tant le but semble sans cesse approché, mais n'est jamais atteint. Ceci fonde le mystère des lointaines origines de cette famille…
Le donjon, comme plus tard l’église de Balbec est déjà situé à l’orient :
De Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n’ai jamais connu que le « côté » et des gens étrangers qui venaient le dimanche se promener à Combray, des gens que, cette fois, ma tante elle-même et nous tous ne « connaissions point » et qu’à ce signe on tenait pour « des gens qui seront venus de Méséglise ». Quant à Guermantes, je devais un jour en connaître davantage, mais bien plus tard seulement ; et pendant toute mon adolescence, si Méséglise était pour moi quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la vue, si loin qu’on allât, par les plis d’un terrain qui ne ressemblait déjà plus à celui de Combray, Guermantes, lui, ne m’est apparu que comme le terme plutôt idéal que réel de son propre « côté », une sorte d’expression géographique abstraite comme la ligne de l’équateur, comme le pôle, comme l’orient. Alors, « prendre par Guermantes » pour aller à Méséglise, ou le contraire, m’eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à l’ouest.
On oublie qu’avant de nous être présenté à Balbec, Charlus fait plusieurs apparitions dans Du côté de chez Swann. Dès les premières pages, il n’est qu’un nom, sujet de fantasme et de commérage pour les piliers de la morale bourgeoise et provinciale :
« Je
ne peux pas dire comme je trouve que Swann change, dit ma
grand’tante, il est d’un vieux ! (…)
« Je crois qu’il a beaucoup de soucis avec sa coquine de
femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de
Charlus. C’est la fable de la ville. » (Swann
p47)
Il
apparaît ensuite en chair et en os dans la jardin de Swann (de
l’autre côté, donc) , muet, quand le narrateur aperçoit Gilberte
pour la première fois :
— Allons,
Gilberte, viens ; qu’est-ce que tu fais, cria d’une voix
perçante et autoritaire une dame en blanc que je n’avais pas vue,
et à quelque distance de laquelle un Monsieur habillé de coutil et
que je ne connaissais pas fixait sur moi des yeux qui lui sortaient
de la tête ; et cessant brusquement de sourire, la jeune fille
prit sa bêche et s’éloigna sans se retourner de mon côté, d’un
air docile, impénétrable et sournois.
Un
instant (tandis que nous nous éloignions et que mon grand-père
murmurait : « Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font
jouer : on le fait partir pour qu’elle reste seule avec son
Charlus, car c’est lui, je l’ai reconnu ! Et cette petite,
mêlée à toute cette infamie ! »
Dans
A
l’ombre des Jeunes Filles en Fleurs,
le monsieur en blanc est tout de noir vêtu : comme le pêcheur
du Pont-vieux, il porte un chapeau de paille :
[Il] abaissa
sur ses yeux un canotier de paille noire dont il prolongea le rebord
avec sa main mise en visière comme pour voir si quelqu'un n'arrivait
pas. (…) Je
reconnaissais maintenant dans le regard dur qui m'avait fait
retourner tout à l'heure près du casino celui que j'avais vu fixé
sur moi à Tansonville au moment où Mme Swann avait appelé
Gilberte.
Chose curieuse, le phénomène
de la vieillesse semblait, dans ses modalités, tenir compte de
quelques habitudes sociales. Certains grands seigneurs, mais qui
avaient toujours été revêtus du plus simple alpaga, coiffés de
vieux chapeaux de paille que les petits bourgeois n'auraient pas
voulu porter, avaient vieilli de la même façon que les jardiniers,
que les paysans au milieu desquels ils avaient vécu. Des taches
brunes avaient envahi leurs joues, et leur figure avait jauni,
s'était foncée comme un livre.
Je
pense que, quitte à avoir l’air de sortir encore une fois du
sujet, on ne peut faire abstraction des éléments récurrents qui
retracent la jeunesse de Charlus (Quercy, Guercy, Agrigente), des
repentirs de l’auteur, qui après en avoir exploré les
délinéaments, depuis au bas mot 1909, a supprimé les
développements biographiques pour les transformer en des épisodes
plus complexes ; ils sont autant de pierres sur le chemin de
petit Poucet qui conduit, au cœur du labyrinthe, à l’expérience
initiatique du voyeur décillé.Pour procéder en crabe, il importe de remarquer que très tardivement dans les ébauches intermédiaires de La Recherche, Proust, creusant le rapport entre les deux artistes ratés que sont Charlus et Swann, s’est interrogé sur l’opportunité de confirmer l’hypothèse d’en réel « couchage » de Charlus et Odette, finissant dans le texte final par dénier, en laissant planer le doute car, comme le fait remarquer Laurence Teyssandier, au moment où il s’en explique, parvenu à la pleine conscience et affichant avec l’âge et la maladie ses préférences sexuelles « il a une réputation à défendre », pas celle d’avant, du prétendu « homme à femmes » qu’il n’a jamais été. Mais une autre raison explique la présence de Charlus à Tansonville dans l’enfance du narrateur. Charlus est le meilleur ami de Swann (quoique son frère tende à prétendre au titre) ; condisciples dans un lointain passé -et ici reparaissent les condisciples de Condorcet, les demi-frères ou cousins Jacques Bizet, Halévy…- l’un au moins, a éprouvé pour l’autre une passion amoureuse :
Teyssandier : « Le Cahier 36 possède, au sujet de la mort de Swann, un « compact » de rédactionsuivie (folios 10r-32r) 31 qui couvre l’ensemble des relations de Swann avec les Guermantes depuis sa jeunesse jusqu’à sa mort (…) Ce « compact » contient deux références à M. de Guercy : la première, en 10r, fait allusion à l’amitié de jeunesse entre Swann et Guercy au collège et à la passion adolescente sans doute déjà trouble que le premier dut inspirer au second sans toutefois que l’affection de Swann pour Guercy en fût jamais affectée. Comme on voit, les affinités entre Swann et M. de Charlus font elles aussi partie des données de départ de la genèse. »
Il en va de même des deux côtés : l’un est dans l’autre.
Les soirs sans lune, il
sortait de son château du Poitou, suivait le chemin qui conduit à
la route par où on va au château de son cousin Guy de Gressac. Il
le rencontrait à la croix des deux chemins, sur un talus ils
répétaient les jeux de leur enfance, et se quittaient sans avoir
prononcé une parole, sans s'en reparler jamais pendant les journées
où ils se voyaient et causaient, en gardant plutôt l'un contre
l'autre une sorte d'hostilité, mais se retrouvant dans l'ombre, de
temps à autre, muets, comme des fantômes de leur enfance qui se
seraient visités. Mais son cousin devenu prince de Guermantes avait
des maîtresses et n'était repris que rarement du bizarre souvenir.
Et M. de Quercy revenait souvent après des heures d'attente sur le
talus, le cœur gros.
Puis son cousin se maria et il ne le vit plus que comme homme causant
et riant, un peu froid avec lui cependant, et ne connut plus jamais
l'étreinte du fantôme.
Cependant Hubert de Quercy
vivait dans son château plus solitaire qu'une châtelaine du Moyen
Age. Quand il allait prendre le train à la station, il regrettait,
bien qu'il ne lui eût jamais parlé, que la bizarrerie des lois ne
permît pas d'épouser le chef de gare : peut-être, bien qu'il fût
très entiché de noblesse, eût-il passé sur la mésalliance ; et
il aurait voulu pouvoir changer de résidence quand le
lieutenant-colonel qu'il apercevait à la manœuvre
partait pour une autre garnison. Ses plaisirs étaient de descendre
parfois de la tour du château où il s'ennuyait comme Grisélidis,
et d'aller après mille hésitations à la cuisine dire au boucher
que le dernier gigot n'était pas assez tendre, ou d'aller prendre
lui-même ses lettres au facteur. Et il remontait dans sa tour et
apprenait la généalogie de ses aïeux. (CSB)
Dans
La Recherche,
ce qu’on apprend de la jeunesse de Charlus se limite à ce que dit
Saint-Loup de son passé hétérosexuel qui -perversité d’auteur-
ne se rend pas compte qu’il vend la mèche, quand
bien même ses propres actes ne révéleraient pas une dimension
divinatoire soulignant
l’identité des destinées de l’oncle et du neveu. L’analyse de
Nicole
Siri dans Le
« tournant homosexuel » de Saint-Loup : vers une
déconstruction du discours du narrateur autour de la sexualité ,
est
sur ce point tellement précise et éclairante qu’on ne peut
résister à la citer plutôt que la paraphraser :
Saint-Loup me parla de la
jeunesse, depuis longtemps passée, de son oncle. Il amenait tous les
jours des femmes dans une garçonnière qu'il avait en commun avec
deux de ses amis, beaux comme lui, ce qui faisait qu'on les appelait
« les trois Grâces ». (RTP, II, 109)
La naïveté de
Saint-Loup est jusqu’ici évidente : s’il avait voulu
éloigner tout soupçon de son oncle, il aurait caché le petit nom
révélateur de « trois Grâces », qu’il avoue avec la
plus grande candeur. Néanmoins, il faut bien remarquer que le fait
que Charlus et ses amis soient appelés « les trois Grâces »
ne témoigne pas forcément de relations homosexuelles entre eux ;
par contre, il témoigne sans aucun doute des bruits qui couraient
autour de ce sujet.
Ce que j'aimerais
d’abord proposer ici, c’est la possibilité d’une deuxième
lecture de la suite du passage. Le jeune marquis continue son
portrait en décrivant la punition que l’oncle aurait réservée à
un homosexuel qui lui aurait fait des avances :
Un jour un des hommes qui est aujourd'hui des plus en vue dans le
faubourg Saint-Germain, comme eût dit Balzac, mais qui dans une
première période assez fâcheuse montrait des goûts bizarres,
avait demandé à mon oncle de venir dans cette garçonnière. Mais à
peine arrivé ce ne fut pas aux femmes, mais à mon oncle Palamède,
qu'il se mit à faire une déclaration. Mon oncle fit semblant de ne
pas comprendre, emmena sous un prétexte ses deux amis, ils
revinrent, prirent le coupable, le déshabillèrent, le frappèrent
jusqu'au sang, et par un froid de dix degrés au-dessous de zéro le
jetèrent à coups de pieds dehors où il fut trouvé à demi mort,
si bien que la justice fit une enquête à laquelle le malheureux eut
toute la peine du monde à la faire renoncer. (RTP, II, 109)
Cette version de Saint-Loup est sans doute plausible, même si le
détail « le déshabillèrent » crée un effet
d'étrangeté : pourquoi un homme hétérosexuel, afin de
réaffirmer sa virilité en frappant un homosexuel qui lui a fait des
avances, devrait-il le déshabiller ? L’épisode de Charlus
enchaîné dans Le Temps retrouvé peut nous pousser vers
une autre hypothèse. Ce que Saint-Loup rapporte, en effet, c’est
qu'un homme nu et frappé a un jour été retrouvé hors de la
garçonnière de son oncle, et que cette victime elle-même a essayé
de passer l'affaire sous silence. (…) Il est possible que l’ironie
proustienne ait voulu cacher derrière ces mots l’histoire d’un
jeu sadomasochiste entre adultes consentants, qui aurait peut-être
échappé au contrôle des participants et attiré l’attention du
monde, d’autant plus que, dans la suite du passage, le second degré
est à nouveau très évident :
Mon oncle ne se livrerait plus aujourd'hui à une exécution aussi
cruelle et tu n'imagines pas le nombre d'hommes du peuple, lui si
hautain avec les gens du monde, qu'il prend en affection, qu'il
protège, quitte à être payé d'ingratitude. Ce sera un domestique
qui l'aura servi dans un hôtel et qu'il placera à Paris, ou un
paysan à qui il fera apprendre un métier. (RTP, II,
109)
(…) Or, dans un passage situé plus loin dans le roman, les
fréquentations de Saint-Loup au sein de l’aristocratie sont
décrites à peu près avec les mêmes mots :
Mais le prince de Foix, riche lui-même, appartenait [...] à un
groupe, plus fermé et inséparable, de quatre, dont faisait partie
Saint-Loup. On ne les invitait jamais l’un sans l’autre, on les
appelait les quatre gigolos, on les voyait toujours ensemble [...] de
sorte que, d’autant plus qu’ils étaient tous très beaux, des
bruits couraient sur leur intimité. (RTP,II, 699)
Le Narrateur dément tout de suite ces bruits, en précisant tout de
même qu’ils n’étaient peut-être pas si absurdes :
Je pus les démentir de la façon la plus formelle en ce qui concerne
Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c’est que plus tard, si l’on
apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en
revanche chacun d’eux l’avait entièrement ignoré des trois
autres. (RTP, II, 699)
Sans compter les comparaisons
ou les croisements explicites entre l'oncle et le neveu institués de
manière systématique par le narrateur une fois qu’il a appris
l’homosexualité de Saint-Loup, (notamment leur commune
fréquentation de la maison close de Jupien), il est fort possible
que d’autres épisodes créent des parallèles d'abord masqués
mais néanmoins significatifs. Par exemple, comment interpréter la
scène où Saint-Loup frappe dans la rue un homosexuel qui lui avait
fait des avances ? Son oncle étant pour lui un modèle (par son
mépris du monde, son intérêt pour la littérature et les arts,
malgré le fossé générationnel qui les divise), n’est-il pas
possible que son geste soit l’imitation de la réaction qu’il
croit avoir été celle de son oncle dans la garçonnière ?
J’ajoute que c’est à
l’issue de cette discussion qu’une indiscrétion du bien
intentionné Saint-Loup pousse Charlus en quête de bonne fortune
(il poursuit aussi Aimé) directement dans la chambre du Narrateur.
Le neveu ignore-t-il alors qu’il a joué pour son oncle le rôle de rabatteur?
Cependant ma grand'mère
m'avait fait signe de monter me coucher, malgré l'insistance de
Saint-Loup qui, à ma grande honte, avait fait allusion devant M. de
Charlus à la tristesse que j'éprouvais souvent le soir avant de
m'endormir et que son oncle devait trouver quelque chose de bien peu
viril. Je tardai encore quelques instants, puis m'en allai, et fus
bien étonné quand un peu après, ayant entendu frapper à la porte
de ma chambre et ayant demandé qui était là, j'entendis la voix de
M. de Charlus qui disait d'un ton sec :
– C'est Charlus.
Puis-je entrer, monsieur ? Monsieur, reprit-il du même ton une fois
qu'il eut refermé la porte, mon neveu racontait tout à l'heure que
vous étiez un peu ennuyé avant de vous endormir, et d'autre part
que vous admiriez les livres de Bergotte. Comme j'en ai dans ma malle
un que vous ne connaissez probablement pas, je vous l'apporte pour
vous aider à passer ces moments où vous ne vous sentez pas heureux.
Je remerciai M. de
Charlus avec émotion et lui dis que j'avais au contraire eu peur que
ce que Saint-Loup lui avait dit de mon malaise à l'approche de la
nuit, m'eût fait paraître à ses yeux plus stupide encore que je
n'étais.
– Mais non,
répondit-il avec un accent plus doux. Vous n'avez peut-être pas de
mérite personnel, si peu d'êtres en ont ! Mais pour un temps du
moins vous avez la jeunesse et c'est toujours une séduction.
D'ailleurs, monsieur, la plus grande des sottises, c'est de trouver
ridicules ou blâmables les sentiments qu'on n'éprouve pas. J'aime
la nuit et vous me dites que vous la redoutez ; j'aime sentir les
roses et j'ai un ami à qui leur odeur donne la fièvre. Croyez-vous
que je pense pour cela qu'il vaut moins que moi. Je m'efforce de tout
comprendre et je me garde de rien condamner. En somme ne vous
plaignez pas trop, je ne dirai pas que ces tristesses ne sont pas
pénibles, je sais ce qu'on peut souffrir pour des choses que les
autres ne comprendraient pas.
(…)
Après tous les
sentiments élevés que je lui avais entendu exprimer ce soir-là, le
lendemain qui était jour de son départ, sur la plage, dans la
matinée, au moment où j'allais prendre mon bain, comme M. de
Charlus s'était approché de moi pour m'avertir que ma grand'mère
m'attendait aussitôt que je serais sorti de l'eau, je fus bien
étonné de l'entendre me dire, en me pinçant le cou, avec une
familiarité et un rire vulgaires :
– Mais on s'en fiche bien de sa vieille grand'mère, hein ? petite
fripouille !
– Comment, monsieur, je l'adore !
– Monsieur, me dit-il en s'éloignant d'un pas et avec un air
glacial, vous êtes encore jeune, vous devriez en profiter pour
apprendre deux choses : la première c'est de vous abstenir
d'exprimer des sentiments trop naturels pour n'être pas
sous-entendus ; la seconde c'est de ne pas partir en guerre pour
répondre aux choses qu'on vous dit avant d'avoir pénétré leur
signification. Si vous aviez pris cette précaution, il y a un
instant, vous vous seriez évité d'avoir l'air de parler à tort et
à travers comme un sourd et d'ajouter par là un second ridicule à
celui d'avoir des ancres brodées sur votre costume de bain.
Matthieu 4.18. Au bord de
la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre, et
André, son frère, qui jetaient un filet dans la mer; en effet, ils
étaient pêcheurs.
19 Il
leur dit : Suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes. 20
Aussitôt, ils laissèrent les filets, et le suivirent. 21 En allant
plus loin, il vit deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée,
et Jean, son frère, qui étaient dans une barque avec Zébédée,
leur père, et qui réparaient leurs filets. 22 Il les appela, et
aussitôt ils laissèrent la barque et leur père, et le suivirent.
On
serait surpris du nombre de personnages du roman qui vont à la pêche
et
parmi eux évidemment tous les avatars d’Alfred :
[Ma
jalousie] renaquit soudain en pensant à Balbec, à cause de l’image
soudain revue (…) de la salle à manger de Balbec le soir, avec,
de l’autre côté du vitrage, toute cette population entassée dans
l’ombre comme devant le vitrage lumineux d’un aquarium, en
faisant se frôler (je n’y avais jamais pensé) dans sa
conglomération les pêcheurs et les filles du peuple contre les
petites bourgeoises jalouses de ce luxe, (...)
petites bourgeoises parmi lesquelles il y avait sûrement presque
chaque soir Albertine, que je ne connaissais pas encore et qui sans
doute levait là quelque fillette qu’elle rejoignait quelques
minutes plus tard dans la nuit, sur le sable, ou bien dans une cabine
abandonnée, au pied de la falaise.
cahier 46 feuillet 64 : Une jeune fille que je ne connaissais
pas se mit à la fenêtre et se retira aussitôt. D’autres
rentraient de la pêche, en espadrilles avec des filets et dirent à
Albertine, tu n’oublieras pas que nous venons te chercher demain
matin à 6 heures pour aller à la pêche. Elles en venaient
elles-mêmes et entrèrent dans une maison mais par l’escalier de
la cuisine qui descendait au sous-sol afin de ne pas mouiller
l’appartement avant de s’être changées car elles étaient
ruisselantes. Albertine voulait que j’entrasse chez son amie où
les jeunes pêcheuses devaient, une fois habillées, venir la
retrouver pour aller toutes ensemble danser dans la petite salle de
bal du casino avant l’heure du dîner. Mais je ne faisais pas de
bicyclette, je n’allais pas à la pêche, je sentais que je
m’ennuierais au milieu de tout ce monde que je ne connaissais pas
Et
s’il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route (…)
je m’attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la
nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi,
m’avaient semblé pleines, prêtes à s’entr’ouvrir, à me
livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle. Certes ce
n’était pas des impressions de ce genre qui pouvaient me rendre
l’espérance que j’avais perdue de pouvoir être un jour écrivain
et poète, car elles étaient toujours liées à un objet particulier
dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune
vérité abstraite. (…)
Mais le devoir de conscience était si ardu — que m’imposaient
ces impressions de forme, de parfum ou de couleur — de tâcher
d’apercevoir ce qui se cachait derrière elles, que je ne tardais
pas à me chercher à moi-même des excuses qui me permissent de me
dérober à ces efforts et de m’épargner cette fatigue. Par
bonheur mes parents m’appelaient, je sentais que je n’avais pas
présentement la tranquillité nécessaire pour
poursuivre utilement ma recherche,
et qu’il valait mieux n’y plus penser jusqu’à ce que je fusse
rentré, et ne pas me fatiguer d’avance sans résultat.
Alors je ne m’occupais plus de cette chose inconnue qui s’enveloppait d’une forme ou d’un parfum, bien tranquille puisque je la ramenais à la maison, protégée par le revêtement d’images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme les poissons que les jours où on m’avait laissé aller à la pêche, je rapportais dans mon panier couverts par une couche d’herbe qui préservait leur fraîcheur.
Dans une note rapidement esquissée de sa biographie, Painter prétend identifier le pêcheur du Pont-Vieux (il assure que c’est un ancien amant de la femme de chambre de la baronne Putbus) sur la base d’un brouillon isolé que cité également Jean-Pierre Richard :
Or il se trouve qu’un fragment proustien relie ce personnage à la mythique femme de chambre de Mme Putbus (dans le fragment Picpus), centre, on le sait, de toute une construction amoureuse : « J’avais un ami qui allait souvent pêcher à Combray parce que c’est très renommé pour les truites ». J’eus le soupçon que je saurais enfin qui était le pêcheur. Mais je ne pus pas arriver à savoir où son ami allait pêcher . (Textes retrouvés, paris, Gallimard, p. 265). La censure porte curieusement ici sur l’identité de l’acteur libidinal.
Personnellement, je remarque plutôt le glissement progressif qui confirme la mention de Théodore, frère de la femme de chambre de la fantomatique baronne, et donc par association d’idée les inspirateurs de ces personnages, Jossien et sa belle-sœur croisés avec Joséphine Vittoré, la demi-sœur d’Agostinelli, maîtresse du vieux baron Duquesnes. Ce qui me conduit à la tentation de reconnaître dans le pêcheur mystérieux un clin d’œil en forme de private joke que l’auteur se serait adressé à lui -même en 1913, faisant apparaître, inconnu de tous, Agostinelli, son grand-amour encore vivant, au bord de la Vivonne. « Il devait connaître mes parents » exprime en soi un doute quant à la chose qui n’est peut-être qu’une simple politesse. Je rappelle toutefois qu’en 1907 (dans l’article primal), c’est Alfred qui conduit Proust chez ses parents -par ailleurs déjà mort à cette date.Pour descendre le cours du fleuve, je vais maintenant suivre la truite :
Un donjon sans épaisseur qui
n'était qu'une bande de lumière orangée et du haut duquel le
seigneur et sa dame décidaient de la vie et de la mort de leurs
vassaux avait fait place—tout au bout de ce «côté de Guermantes»
où, par tant de beaux après-midi, je suivais avec mes parents le
cours de la Vivonne—à cette terre torrentueuse où la duchesse
m'apprenait à pêcher la truite et à connaître le nom des
fleurs aux grappes violettes et rougeâtres qui décoraient les murs
bas des enclos environnants. (Le côté de Guermantes)
L’acteur
libidinal, comme dit si bien Richard, le pêcheur censuré, c’est
Proust - et le
Narrateur lui-même dans l’un des très rares moment où ils
coïncident (l’autre étant la notation « Mon chéri
Marcel »). L’auteur, tel les peintres des portraits de
groupe, de la renaissance à nos jours, se représente au milieu de
ses personnages, au pied du pont qui sépare et réunit les deux
côtés, à l’ouverture de son livre. Il est bien normal qu’il
lève son chapeau pour saluer ses parents, qui, morts eux-aussi au
temps de l’écriture, protègent le secret anthroposophique en ne
révélant pas son nom. Ce qui explique que l’énigme ne doive
connaître aucune résolution. Rappelez-vous, tout le livre est un conte, entre veille et sommeil, identité perdue et regagnée par une mort de fantaisie, raison et folie, et celui qui le dit par la bouche de Schéhérazade est Habou Hassan, le Dormeur éveillé.
Proust et Charlus, le Narrateur et Agostinelli, l’identité du couple qui se regarde dans le miroir de la rivière importe peu ; au final, en un temps donné, l’un est toujours dans l’autre.
Nijinsky,
l’esclave doré de Zobéïde dans la Schéhérazade de 1910
Les références précises à des titres des Mille et une Nuits s’accumulent dès la première parie de Du côté de chez Swann, avec une profusion jamais égalée jusqu’aux pages du conte oriental du Temps retrouvé où elles se précisent soudain, marquant sans doute le passage de l’innocence au monde de la sexualité et de l’érotisme marqué par les divergences des version Galland et Mardrus. Si elles sont chargées de signaler la parenté de structure des deux Livres (l’enchâssement des récits nocturnes refermés en boucle) elles sont avant le contexte écrit, les images peintes des assiettes à petits fours de Creil appartenant à la Tante Léonie, liées au dîner dominical, et plus tard dans une image qui signale leur pertes irrémédiable (alors que Proust semble avoir dans la réalité hérité de cette série d’assiettes peintes) associées à la gourmandise de gros gâteaux mangés en compagnie des jeunes filles sur la falaise.
Mais … il y avait bien
longtemps que l'heure altière de midi, … avait retenti autour de
notre table, auprès du pain bénit venu lui aussi familièrement en
sortant de l'église, quand nous étions encore assis devant les
assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur et
surtout par le repas.
Françoise servant Mme
Octave : « Vous n’oublierez pas au moins de me donner
mes œufs à la crème dans une assiette plate ? »
C’étaient les seules qui fussent ornées de sujets, et ma tante
s’amusait à chaque repas à lire la légende de celle qu’on lui
servait ce jour-là. Elle mettait ses lunettes, déchiffrait :
Alibaba et quarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et
disait en souriant : Très bien, très bien.
L’allusion
à Aladin apparaît encore quand la grand-mère, ignorante de la vie
mondaine de Swann qu’elle voit toujours en adolescent, le devine
malgré tout pareil à un porteur de lumière dans les cavernes aux
trésors :
… pour s’en tenir à une
image qui avait plus de chance de lui venir à l’esprit, car elle
l’avait vue peinte sur nos assiettes à petits fours de Combray,
d’avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel, quand il se saura seul,
pénétrera dans la caverne éblouissante de trésors insoupçonnés.
Dans
les jeunes Filles en Fleurs, deux autres contes s’ajoutent
au corpus :
C’est
qu’avec les sandwiches au chester et à la salade, nourriture
ignorante et nouvelle, je n’avais rien à dire. Mais les gâteaux
étaient instruits, les tartes étaient bavardes. Il y avait dans les
premiers des fadeurs de crème et dans les secondes des fraîcheurs
de fruits qui en savaient long sur Combray, sur Gilberte, non
seulement la Gilberte de Combray mais celle de Paris aux goûters de
qui je les avais retrouvés. Ils me rappelaient ces assiettes
à petits fours, des Mille et une Nuits, qui distrayaient tant
de leurs « sujets » ma tante Léonie quand Françoise lui
apportait un jour Aladin ou la Lampe Merveilleuse, un autre
Ali-Baba, le Dormeur éveillé ou Sinbad le Marin
embarquant à Bassora avec
toutes ses richesses. J’aurais bien voulu les revoir, mais
ma grand’mère ne savait pas ce qu’elles étaient devenues et
croyait d’ailleurs que c’était de vulgaires assiettes achetées
dans le pays. N’importe, dans le gris et champenois Combray, elles
et leurs vignettes s’encastraient multicolores, comme dans la noire
église les vitraux aux mouvantes pierreries, comme dans le
crépuscule de ma chambre les projections de la lanterne magique,
comme devant la vue de la gare et du chemin de fer départemental les
boutons d’or des Indes et les lilas de Perse, comme la collection
de vieux Chine de ma grand’tante dans sa sombre demeure de vieille
dame de province.
Dans une des rares esquisses -non exploitée- du Temps retrouvé que renferme le cahier 74, on découvre que le conte devient le comparant des millions d’hommes renfermés dans les tranchées (sans doute prises aux Allemands, car les tranchées françaises ne disposaient pas de ce luxe d’éclairage) tandis que ceux de l’arrière trouvent leur plaisir à tâtonner dans l’obscurité :
les soldats étaient transportés dans leurs tranchées, celles-ci
étaient éclairées à la fa prestigieuses comme
les cavernes d’Ali Baba étaient éclairées à l’électricité.
Comme le rappelle Marie
Pierre dans son Mémoire
l’histoire de l’intrépide aventurier Simbad est associée à
l’aéroplane à travers l’oiseau Roch : elle mentionne comme
source de cette comparaison un véritable récit d’anticipation qui
aurait du prendre place dans les pastiches de l’affaire Lemoyne,
sous la plume d’emprunt de Ruskin :
On peut lire [ le pastiche inédit que Proust fit de Ruskin] dans le
Cahier 2, datant de 1909, feuillet 14r. Il s’intitule: «La
bénédiction du sanglier, étude des fresques de Giotto représentant
l’Affaire Lemoine à l’usage des jeunes étudiants et étudiantes
du Corpus Christi qui se soucient encore d’elle, par John Ruskin.»
et s’inscrit dans une veine clairement parodique et anachronique.
On y découvre en effet un Paris où l’on peut se déplacer en
aéroplane, atterrir n’importe où, rencontrer Ruskin au détour
d’une rue et contempler des fresques de Giotto représentant
l’Affaire Lemoine: Puis l’aéroplane atterrit, un conducteur
d’omnibus demande au voyageur s’il veut une correspondance pour
Austerlitz ou Solferino et Ruskin lui conseille de prendre des
pâtisseries [...] de venir avec lui voir les fresques de l ‘Affaire
Lemoine peinte par Giotto.
Loin des sandwiches et des gâteaux, plutôt du côté du champagne, l’allusion à des contes précis dans Le Temps retrouvé se concentre dans la conversation avec Jupien, à la fois réticent et connivent, après la scène où le Narrateur, devenu calife lui-même, observe avec un intérêt qui dépasse sa valeur simplement informative l’image du supplice consenti.
« En attendant, dis-je à
Jupien, cette maison est tout autre chose, plus qu’une maison de
fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en
scène, reconstituée, visible, c’est un vrai pandémonium. J’avais
cru, comme le calife des Mille et une Nuits, arriver à point
au secours d’un homme qu’on frappait, et c’est un autre conte
des Mille et une Nuits que j’ai vu réaliser devant moi,
celui où une femme, transformée en chienne, se fait frapper
volontairement pour retrouver sa forme première. »
Allusion,
dis-je, car aucun titre n’est cité cette fois ; l’auteur
s’efforce de masquer par un attelage des sources entre lesquelles
il entretient une confusion tout à fait conforme à la folie
ambiante, si bien partagée que Narrateur et auteur se confondent une
troisième fois
« Vous parlez de bien
des contes des Mille et une Nuits, me dit-il. Mais j’en
connais un qui n’est pas sans rapport avec le titre d’un livre
que je crois avoir aperçu chez le baron (il faisait allusion à une
traduction de Sésame et les Lys, de Ruskin, que j’avais
envoyée à M. de Charlus). Si jamais vous étiez curieux, un soir,
de voir, je ne dis pas quarante, mais une dizaine de voleurs, vous
n’avez qu’à venir ici ; pour savoir si je suis là vous
n’avez qu’à regarder là-haut, je laisse ma petite fenêtre
ouverte et éclairée, cela veut dire que je suis venu, qu’on peut
entrer ; c’est mon Sésame à moi. Je dis seulement Sésame.
Car pour les Lys, si c’est eux que vous voulez, je vous conseille
d’aller les chercher ailleurs. »
La référence à l’autre conte où « une femme, transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première » a fait couler beaucoup d’encre, et de gloses psychanalytiques si bien qu’en lisant les commentateurs on est persuadé que Proust transforme le conte de Zobéïde (et celui de sa sœur Amine à la poitrine balafrée par un mari jaloux, qui le complète). Toutes les comparaisons avec ces deux textes ne produisent aucun résultat exploitable : d’ailleurs il y a non pas une mais deux femmes (deux autres sœurs) transformées en chiennes qui ne se soumettent pas volontairement au châtiment, mais que Zobéïde doit châtier chaque nuit afin de n’être pas elle-même sujette à la malédiction qu’une fée -sous forme de serpent ailé- a prononcé contre les misérables qui avaient tenté de la noyer. A supposer une analogie de trame, que dément le texte, c’est Maurice qui est sous le coup de la malédiction, et s’acquitte de sa tâche pour ne pas devenir « chienne »…
Force est de constater que Proust n’écrit jamais ce nom « Zobéïde » qui appartient pourtant à l’orientalisme Belle Epoque depuis les représentations de Schéhérazade, transformé en ballet depuis 1910, lors des représentations des Ballets russes.
Le livret du ballet dont les costumes de Bakst et les décors de Benois eurent une influence déterminante sur la mode et les arts décoratif est tiré du conte oriental Shahryar et ses frères. Il y a en effet de nombreuses Zobéïdes dans les Mille et Une Nuits. Dans l’œuvre adaptée de Rimsky-Korsakov -sa veuve protesta d’ailleurs contre ce détournement- l’intrigue évolue ainsi :
Proust assista au spectacle. Le 10 juin
1910, il envoya un billet à Reynaldo Hahn à propos de sa critique
parue le même jour :
Mon petit ami Bugnibuls
Il y a bien des choses
que je voudrais te rasconter car enfin mon vieux Reynaldo comment
est-ce que tu sais que c'est sur du papier de riz que vieich Chinois
faisaient et faisaient et qu'est-ce que tu as pris ton dictionnaire
pour savoir sur les Ming et tout, et qu'est-ce qui a été te parler
pour la date d'Aroun-al-Raschid. Et de qui qu'est ta citation et
qu'est-ce que c'est que tes bleus, je ne les ai pas vus et comment
peux-tu même distinguer de la mimique de Nijinski qu'on ne voit pas,
il est tout le temps derrière deux cents personnes.
Derrière Zobéïde absente, ce serait donc plutôt l’esclave doré et noir qu’il faudrait rechercher : dans le séducteur animal, il y a du Maure, du Maurice, ou du Morel, ce qui n’apporte pas grand-chose non plus au sens éventuellement crypté du passage, sinon le fantasme du serviteur-séducteur enfermé transformé en bourreau.
Il existe pourtant bien un fil à tirer dans l’occultation du nom Zobéïde, dans la direction de l’onomastique si chère à Proust, que Galland ne pouvait connaître et qui n’est peut-être qu’une grossièreté à demi-consciente. Zob est attesté depuis 1867 (sous la forme Zeb il apparaît dans une lettre de Flaubert dès 1859), dérivé de zèbre, en arabe classique zubb, particulièrement utilisé dans l’argot militaire importé par les zouaves. On pourrait entendre Zobéïde, comme ovoïde, soit quelque chose qui a la forme d’un sexe masculin, ou d’un rien du tout, comme pour les poilus, peau de zob.
C’est de plus en plus les
Mille et Une nuits. Ce n’est plus Sésame d’Ali Baba,
c’est le Dormeur Eveillé qu’on traite en roi, qu’on mène dans
un palais inouï, qu’on enivre des vins les plus délicieux. Je
crois que je rêve et je me dis que vous êtes le plus puissant des
Magiciens. Un magicien de génie et de bonté. Le Génie de la bonté
et d’autres choses encore. Mais est-ce que je ne rêve pas. Est-ce
vraiment pour moi « cette magnifique colonne » comme dit le Dormeur
du Conte Persan. Ici c’est une colonne de journal mais la plus
belle de toutes : divinement ciselée par André Beaunier. Le Dormeur
Eveillé entend dans le Palais son nom chanté par le plus grand
poète du temps. Et moi aussi grâce à vous.
Même s’il n’écrit jamais
le nom du personnage Abou Hassan, Proust utilise le conte du
Dormeur Eveillé comme cadre non
seulement de Du côté de chez Swann, mais de
l’ensemble de la Recherche, qui peut apparaître comme une sorte de
palimpseste du texte de Galland. Le conte du Dormeur Eveillé est
assez clairement scindé en deux parties ; on retrouve dans la
seconde une Zobéïde, cette fois l’épouse d’Haroun Al Rachid.
C’est cette seconde moitié assez vaudevillesque et de peu de
conséquence pour ce qui nous occupe, qui sert d’argument au
singspiel de Carl Maria von Weber, mais pour les critiques l’ensemble
est, malgré la cruauté de l’argument, une sorte de comédie
bouffe, regardée comme un des sommets du comique au sein du corpus
des Mille et une nuits. C’est cette première partie du
récit qu’il convient d’examiner plus en détail, puisque Le
temps retrouvé en imite la trame, même si le conte ne nous éclaire
pas sur le sens profond de la scène fantas(ma)tique de
l’avant-dernière nuit. Les parentés avec la biographie de Proust
(telle qu’il la réinventait) et les aventures de ses personnages
apparaîtront d’elles même sans qu’on les souligne. D’aucuns
prétendent d’ailleurs que Proust aurait trouvé dans la phrase
finale du deuxième paragraphe du texte de Galland jusqu’au titre
général de son œuvre :
« Le marchand
mourut ; et Abou Hassan qui se vit seul héritier, se mit en
possession des grandes richesses que son père avoit amassées
pendant sa vie avec beaucoup d’épargne et avec un grand
attachement à son négoce. Le fils, qui avoit des vues et des
inclinations différentes de celles de son père, en usa aussi tout
autrement. Comme son père ne lui avoit donné d’argent pendant sa
jeunesse que ce qui suffisoit précisément pour son entretien, et
qu’il avoit toujours porté envie aux jeunes gens de son âge qui
n’en manquoient pas, et qui ne se refusoient aucun des plaisirs
auxquels la jeunesse ne s’abandonne que trop aisément, il résolut
de se signaler à son tour en faisant des dépenses proportionnées
aux grands biens dont la fortune venoit de le favoriser. Pour cet
effet, il partagea son bien en deux parts : l’une fut employée
en acquisition de terres à la campagne (…) l’autre moitié, qui
consistoit en une somme considérable en argent comptant, fut
destinée à réparer tout le temps qu’il croyoit
avoir perdu sous la dure contrainte où son père l’avoit
retenu jusqu’à sa mort ; mais il se fit une loi
indispensable, qu’il se promit à lui-même de garder
inviolablement, de ne rien dépenser au-delà de cette somme, dans le
déréglement de vie qu’il s’étoit proposé. »
La
situation en soi n’est pas unique puisque on trouve au début du
conte de Simbad :
« J’avais
hérité de ma famille des biens considérables, j’en dissipai la
meilleure partie dans les débauches de ma
jeunesse ; mais je revins de mon aveuglement, et, rentrant en
moi-même, je reconnus que les
richesses étaient périssables, et qu’on en voyait bientôt la fin
quand on les ménageait aussi
mal que je faisais. Je pensai, de plus, que je consumais
malheureusement dans une vie déréglée le temps
qui est la chose du monde la plus précieuse. »
« Il résolut de n’en tirer [de son coffre] pour sa
dépense de chaque jour qu’une somme réglée et suffisante pour
régaler honnêtement une seule personne avec lui à souper. Il fit
encore serment que cette personne ne seroit pas de Bagdad, mais un
étranger qui y seroit arrivé le même jour, et qu’il le
renverroit le lendemain matin, après lui avoir donné le couvert une
nuit seulement. Selon ce projet, Abou Hassan avoit soin lui-même
chaque matin de faire la provision nécessaire pour ce régal, et
vers la fin du jour, il alloit s’asseoir au bout du pont de Bagdad,
et dès qu’il voyoit un étranger, de quelqu’état ou condition
qu’il fût, il l’abordoit civilement, et l’invitoit de même à
lui faire l’honneur de venir souper et loger chez lui pour la
première nuit de son arrivée ; et après l’avoir informé de
la loi qu’il s’étoit faite, et de la condition qu’il avoit
mise à son honnêteté, il l’emmenoit en son logis.
Il y avoit du temps qu’il
se gouvernoit de la sorte, lorsqu’un peu avant le coucher du
soleil, comme il étoit assis à son ordinaire au bout du pont, le
calife Haroun Alraschild vint à paroître, mais déguisé de manière
qu’on ne pouvoit pas le reconnoître. (…)
il s’ étoit fait une
coutume d’aller, chaque premier jour du mois, sur les grands
chemins par où on abordoit à Bagdad, tantôt d’un côté, tantôt
d’un autre. Ce jour-là, premier du mois, il parut déguisé en
marchand de Moussoul qui venoit de débarquer de l’autre côté du
pont, et suivi d’un esclave grand et puissant.
A
l’issue du dîner, alors qu’Abou Hassan pressé de questions par
le calife a déclaré que son unique vœu serait d’être calife
pendant 24 heures afin de faire châtier l’imam de la mosquée et
quatre de ses mauvais conseillers, Haroun Al Raschid décide de
réaliser son souhait, en le droguant à son insu.
Abou Hassan prit la
tasse ; et pour marquer davantage à son hôte, avec combien de
plaisir il recevoit l’honneur qu’il lui faisoit, il but, et il la
vuida presque tout d’un trait. Mais à peine eut-il mis la tasse
sur la table, que la poudre fît son effet. Il fut saisi d’un
assoupissement si profond, que la tête lui tomba presque sur ses
genoux d’une manière si subite, que le calife ne put s’empêcher
d’en rire. L’esclave par qui il s’étoit fait suivre, étoit
revenu dès qu’il avoit eu soupé, et il y avoit quelque temps
qu’il étoit là tout prêt à recevoir ses commandements. « Charge
cet homme sur tes épaules, lui dit le calife ; mais prends
garde de bien remarquer l’endroit où est cette maison, afin que tu
le rapportes quand je te le commanderai. »
Le calife suivi de l’esclave qui
étoit chargé d’Abou Hassan, sortit de la maison, mais sans fermer
la porte comme Abou Hassan l’en avoit prié ; et il le fit
exprès. Dès qu’il fut arrivé à son palais, il rentra par une
porte secrète, et il se fît suivre par l’esclave jusqu’à son
appartement, où tous les officiers de sa chambre l’attendoient.
« Déshabillez cet homme, leur dit-il, et couchez-le dans mon
lit, je vous dirai ensuite mes intentions. » Comme la pointe du
jour avoit déjà commencé de paroître, et qu’il étoit temps de
se lever pour faire la prière d’avant le lever du soleil,
l’officier qui étoit le plus près du chevet du lit, approcha du
nez d’Abou Hassan une petite éponge trempée dans du vinaigre.
Abou Hassan éternua aussitôt en
tournant la tête sans ouvrir les yeux ; et avec un petit
effort, il jeta comme de la pituite qu’on fut prompt à recevoir
dans un petit bassin d’or, pour empêcher qu’elle ne tombât sur
le tapis de pied et ne le gâtât. C’est l’effet ordinaire de la
poudre que le calife lui avoit fait prendre, quand, à proportion de
la dose, elle cesse, en plus ou en moins de temps, de causer
l’assoupissement pour lequel on la donne.
En
remettant la tête sur le chevet, Abou Hassan ouvrit les yeux, et
autant que le peu de jour qu’il faisoit le lui permettoit, il se
vit au milieu d’une grande chambre, magnifique et superbement
meublée, avec un plafond à plusieurs enfoncemens de diverses
figures, peints à l’arabesque, ornée de grands vases d’or
massif, de portières et d’un tapis de pied or et soie, et
environné de jeunes dames, dont plusieurs avoient différentes
sortes d’instrumens de musique, prêtes à en toucher, toutes d’une
beauté charmante, d’eunuques noirs, tous richement habillés et
debout, dans une grande modestie. En jetant les jeux sur la
couverture du lit, il vit qu’elle étoit de brocard d’or à fond
rouge, rehaussée de perles et de diamans, et près du lit un habit
de même étoffe et de même parure, et à côté de lui, sur un
coussin, un bonnet de calife. (…)
« Bon,
disoit-il en lui-même, me voilà calife ; mais, ajoutoit-il, un
peu après en se reprenant, il ne faut pas que je me trompe, c’est
un songe, effet du souhait dont je m’entretenois tantôt avec mon
hôte. » Et il refermoit les yeux comme pour dormir. (...)
Je
me trompois, dit aussitôt Abou Hassan, je ne dors pas, je suis
éveillé ; ceux qui dorment n’entendent pas, et j’entends
qu’on me parle. » Il ouvrit encore les yeux ; et comme
il étoit grand jour, il vit distinctement tout ce qu’il n’avoit
aperçu que confusément. Il se leva sur son séant avec un air
riant, comme un homme plein de joie de se voir dans un état si fort
au-dessus de sa condition ; et le calife qui l’observoit sans
être vu, pénétra dans sa pensée avec un grand plaisir.
En
effet, retiré en un cabinet, le calife espionne la scène derrière
une jalousie ; il observe en se retournant le déroulement du
conseil :
« Le juge de police qui avoit
les yeux sur Abou Hassan, et qui s’aperçut qu’Abou Hassan le
regardoit particulièrement, s’entendant nommer, se leva aussitôt
de sa place, et s’approcha gravement du trône, au pied duquel il
se prosterna la face contre terre. « Juge de police, lui dit
Abou Hassan après qu’il se fut relevé, allez sur l’heure et
sans perdre de temps dans un tel quartier et dans une rue qu’il lui
indiqua , il y a dans cette rue une mosquée où vous trouverez
l’iman et quatre vieillards à barbe blanche ; saisissez-vous
de leurs personnes, et faites donner à chacun des quatre vieillards
cent coups de nerf de bœuf, et quatre cents à l’iman. Après
cela, vous les ferez monter tous cinq chacun sur un chameau, vêtus
de haillons, et la face tournée vers la queue du chameau. En cet
équipage vous les ferez promener par tous les quartiers de la ville,
précédés d’un crieur qui criera à haute voix : « Voilà
le châtiment de ceux qui se mêlent des affaires qui ne les
regardent pas, et qui se font une occupation de jeter le trouble dans
les familles de leurs voisins, et de leur causer tout le mal dont ils
sont capables. Mon intention est encore que vous leur
enjoigniez de changer de quartier, avec défense de jamais remettre
le pied dans celui d’où ils auront été chassés. Pendant que
votre lieutenant leur fera faire la promenade que je viens de vous
dire, vous reviendrez me rendre compte de l’exécution de mes
ordres. »
...
Abou Hassan prit le
procès-verbal, le lut tout entier, même jusqu’aux noms des
témoins, tous gens qui lui étoient connus ; et quand il eut
achevé : « Cela est bien, dit- il au juge de police en
souriant, je suis content et vous m’avez fait plaisir :
reprenez votre place. Des cagots, dit-il en lui-même avec un air de
satisfaction, qui s’avisoient de gloser sur mes actions, et qui
trouvoient mauvais que je reçusse et que je régalasse d’honnêtes
gens chez moi, méritoient bien cette avanie et ce châtiment. »
Le calife qui l’observoit, pénétra dans sa pensée, et sentit en
lui-même une joie inconcevable d’une si belle expédition.
Abou Hassan s’adressa ensuite an
grand visir : « Faites-vous donner par le grand trésorier,
lui dit-il, une bourse de mille pièces de monnoie d’or, et allez
au quartier où j’ai envoyé le juge de police, la porter à la
mère d’un certain Abou Hassan surnommé le Débauché. C’est un
homme connu dans tout le quartier sous ce nom ; il n’y a
personne qui ne vous enseigne sa maison. Partez, et revenez
promptement. »
Le
calife qui s’étoit donné lui-même ce divertissement avec une
satisfaction au-delà de ce qu’il s’en étoit promis, et qui
avoit été spectateur de cette dernière scène, aussi bien que de
toutes les autres qu’Abou Hassan lui avoit données, sortit de
l’endroit où il étoit, et parut dans le salon tout joyeux d’avoir
si bien réussi dans ce qu’il avoit imaginé. Il commanda
premièrement qu’on dépouillât Abou Hassan de l’habit de calife
dont on l’avoit revêtu le matin, et qu’on lui remît celui dont
il éloit habillé il y avoit vingt-quatre heures, quand l’esclave
qui l’accompagnoit l’avoit apporté en son palais. Il fit appeler
ensuite le même esclave ; et quand il se fut présenté :
« Reprends cet homme, lui dit-il, et reporte-le chez lui sur
son sofa sans faire de bruit ; et en te retirant, laisse de même
la porte ouverte.»
Abou
Hassan se réveille dans sa chambre, en présence de sa mère :
dans sa confusion, il finit par agresser tous ceux qui tentent de le
ramener à la raison :
« Hé bien,
vieille sorcière, s’écria-t-il, seras-tu convaincue quand je te
dirai que c’est moi qui t’ai envoyé ces mille pièces d’or par
mon grand visir Giafar, qui n’a fait qu’exécuter l’ordre que
je lui avois donné en qualité de Commandeur des croyans ?
Cependant, au lieu de me croire, tu ne cherches qu’à me faire
perdre l’esprit par tes contradictions, et en me soutenant avec
opiniâtreté que je suis ton fils. Mais je ne laisserai pas
long-temps ta malice impunie. » En achevant ces paroles, dans
l’excès de sa frénésie, il fut assez dénaturé pour la
maltraiter impitoyablement avec le bâton qu’il tenoit à la main.
(…)
La
fureur d’Abou Hassan commençoit un peu à se ralentir quand les
voisins arrivèrent dans sa chambre. Le premier qui se présenta, se
mit aussitôt entre sa mère et lui ; et après lui avoir
arraché son bâton de la main : « Que faites-vous donc,
Abou Hassan, lui dit-il ? Avez-vous perdu la crainte de Dieu et
la raison ? Jamais un fils bien né comme vous, a-t-il osé
lever la main sur sa mère ? Et n’avez-vous point de honte de
maltraiter ainsi la vôtre, elle qui vous aime si tendrement ? »
Abou Hassan encore tout plein de sa fureur, regarda celui qui lui
parloit sans lui rien répondre ; et en jetant en même temps
ses jeux égarés sur chacun des autres voisins qui
l’accompagnoient : « Qui est cet Abou Hassan dont vous
parlez, demanda-t-il ? Est-ce moi que vous appelez de ce nom ? »
À
ce discours d’Abou Hassan, les voisins ne doutèrent plus de
l’aliénation de son esprit. Et pour empêcher qu’il ne se portât
à des excès semblables à ceux qu’il venoit de commettre contre
sa mère, ils se saisirent de sa personne malgré sa résistance, et
ils le lièrent de manière qu’ils lui ôtèrent l’usage des
bras, des mains et des pieds. En cet état et hors d’apparence de
pouvoir nuire, ils ne jugèrent pas cependant à propos de le laisser
seul avec sa mère. Deux de la compagnie se détachèrent, et
allèrent en diligence à l’hôpital des fous avertir le concierge
de ce qui se passoit. Il y vint aussitôt avec ses voisins,
accompagné d’un bon nombre de ses gens, chargés de chaînes, de
menottes et d’un nerf de bœuf. À leur arrivée, Abou Hassan qui
ne s’attendoit à rien moins qu’à un appareil si affreux, fit de
grands efforts pour se débarrasser ; mais le concierge qui
s’étoit fait donner le nerf de bœuf, le mit bientôt à la raison
par deux ou trois coups bien appliqués qu’il lui en déchargea sur
les épaules. Ce traitement fut si sensible à Abou Hassan, qu’il
se contint, et que le concierge et ses gens firent de lui ce qu’ils
voulurent. Ils le chargèrent de chaînes et lui appliquèrent les
menottes et les entraves ; et quand ils eurent achevé, ils le
tirèrent hors de chez lui, et le conduisirent à l’hôpital des
fous.
Abou Hassan fut conduit de cette
manière jusqu’à l’hôpital des fous. On l’y logea, et on
l’attacha dans une cage de fer ; et avant de l’y enfermer,
le concierge endurci à cette terrible exécution, le régala sans
pitié de cinquante coups de nerf de bœuf sur les épaules et sur le
dos, et continua plus de trois semaines à lui faire le même régal
chaque jour, en lui répétant ces mêmes mots chaque fois :
« Reviens en ton bon sens, et dis si tu es encore le Commandeur
des croyans ? »
« Je
n’ai pas besoin de ton conseil, répondoit Abou Hassan, je ne suis
pas fou ; mais si j’avois à le devenir, rien ne seroit plus
capable de me jeter dans une si grande disgrâce, que les coups dont
tu m’assommes. »
Après
mûres réflexions et force coups, Abou Hassan renonce à sa folie.
Rentré chez lui, il en revient à ses habitudes antérieures.
« Abou Hassan retourna chez
lui, et il y demeura plusieurs jours, afin de rétablir sa santé par
de meilleurs alimens que ceux dont il avoit été nourri dans
l’hôpital des fous. Mais dès qu’il eut à-peu-près repris ses
forces, et qu’il ne se ressentit plus des incommodilés qu’il
avoit souffertes par les mauvais traitemens qu’on lui avoit faits
dans sa prison, commença à s’ennuyer de passer les soirées sans
compagnie. C’est pourquoi il ne tarda pas à reprendre le même
train de vie qu’auparavant ; c’est-à-dire qu’il
recommença de faire chaque jour une provision suffisante pour
régaler un nouvel hôte le soir.
Le jour qu’il
renouvela la coutume d’aller, vers le coucher du soleil, au bout du
pont de Bagdad, pour y arrêter le premier étranger qui se
présenteroit, et le prier de lui faire l’honneur de venir souper
avec lui, étoit le premier du mois, et le même jour, comme nous
l’avons déjà dit, que le calife se divertissoit à aller déguisé
hors de quelqu’une des portes par où on abordoit en cette ville,
pour observer par lui-même s’il ne se passoit rien contre la bonne
police, de la manière qu’il l’avoit établie et réglée dès le
commencement de son règne.
Il n’y avoit pas long-temps qu’Abou
Hassan étoit arrivé, et qu’il s’étoit assis sur un banc
pratiqué contre le parapet, lorsqu’en jetant la vue jusqu’à
l’autre bout du pont, il aperçut le calife qui venoit à lui
déguisé en marchand de Moussoul, comme la première fois, et suivi
du même esclave. Persuadé que tout le mal qu’il avoit souffert ne
venoit que de ce que le calife, qu’il ne connoissoit que pour un
marchand de Moussoul, avoit laissé la porte ouverte en sortant de sa
chambre, il frémit en le voyant. « C’est donc vous, mon
frère Abou Hassan, lui dit-il ! Je vous salue. Permettez-moi,
je vous prie, de vous embrasser. »
« Et moi, répondit brusquement
Abou Hassan, sans regarder le faux marchand de Moussoul, je ne vous
salue pas : je n’ai besoin ni de votre salut, ni de vos
embrassades. Passez votre chemin. »
« Hé
quoi, reprit le calife, ne me reconnoissez-vous pas ? Ne vous
souvient-il pas de la soirée que nous passâmes chez vous ensemble
il y a aujourd’hui un mois, et pendant laquelle vous me fîtes
l’honneur de me régaler avec tant de générosité ? »
« Non, repartit Abou Hassan sur le même ton qu’auparavant,
je ne vous connois pas, et je ne sais de quoi vous voulez me parler.
Allez, encore une fois, et passez votre chemin. »
Le calife s’assit
auprès d’Abou Hassan, qui lui fit le récit de toutes les
aventures qui lui étoient arrivées depuis son réveil dans le
palais, jusqu’à son second réveil dans sa chambre ; et il
les lui raconta toutes comme un véritable songe qui étoit arrivé,
avec une infinité de circonstances que le calife savoit aussi bien
que lui, et qui renouvelèrent le plaisir qu’il s’en étoit fait.
Il lui exagéra ensuite l’impression que ce songe lui avoit laissée
dans l’esprit, d’être le calife et le Commandeur des croyans.
« Impression, ajouta-t-il, qui m’avoit jeté dans des
extravagances si grandes, que mes voisins avoient été contraints de
me lier comme un furieux, et de me faire conduire à l’hôpital des
fous, où j’ai été traité d’une manière qu’on peut appeler
cruelle, barbare et inhumaine ; mais ce qui vous surprendra, et
à quoi sans doute vous ne vous attendez pas, c’est que toutes ces
choses ne me sont arrivées que par votre faute. Vous vous souvenez
bien de la prière que je vous avois faite de fermer la porte de ma
chambre en sortant de chez moi après le souper. Vous ne l’avez pas
fait : au contraire, vous l’avez laissée ouverte, et le démon
est entré, et m’a rempli la tête de ce songe qui, tout agréable
qu’il m’avoit paru, m’a causé cependant tous les maux dont je
me plains. »
Abou Hassan
racontoit au calife ses sujets de plainte avec beaucoup de chaleur et
de véhémence. Le calife savoit mieux que lui tout ce qui s’étoit
passé, et il étoit ravi en lui-même d’avoir si bien réussi dans
ce qu’il avoit imaginé pour le jeter dans l’égarement où il le
voyoit encore ; mais il ne put entendre ce récit fait avec tant
de naïveté, sans faire un grand éclat de rire.
Abou
Hassan qui croyoit son récit digne de compassion, et que tout le
monde devoit y être aussi sensible que lui, se scandalisa fort de
cet éclat de rire du faux marchand de Moussoul. « Vous
moquez-vous de moi, lui dit-il, de me rire ainsi au nez, ou
croyez-vous que je me moque de vous quand je vous parle
très-sérieusement ? Voulez-vous des preuves réelles de ce que
j’avance ? Tenez, voyez et regardez vous-même : vous me
direz après cela si je me moque. » En disant ces paroles il se
baissa ; et en se découvrant les épaules et le sein, il fit
voir au calife les cicatrices et les meurtrissures que lui avoient
causées les coups de nerf de bœuf qu’il avoit reçus.
« Levez-vous,
je vous en supplie, mon cher frère, lui dit-il d’un grand
sérieux : venez, et allons chez vous ; je veux encore
avoir l’avantage de me réjouir ce soir avec vous. Demain, s’il
plaît à Dieu, vous verrez que tout ira le mieux du monde. »
Durant la deuxième soirée le
calife s’enquiert de l’opinion d’Abou Hassan vis-à-vis du
mariage.
« Abou Hassan commença à se
verser du vin le premier, et en versa ensuite au calife. Ils burent
chacun cinq ou six coups, en s’entretenant de choses indifférentes.
Quand le calife vit qu’Abou Hassan commençoit à s’échauffer,
il le mit sur le chapitre de ses amours, et il lui demanda s’il
n’avoit jamais aimé.
« Mon frère, répliqua
familièrement Abou Hassan, qui croyoit parler à son hôte comme à
son égal, je n’ai jamais regarde l’amour, ou le mariage, si vous
voulez, que comme une servitude à laquelle j’ai toujours eu de la
répugnance à me soumettre ; et jusqu’à présent je vous
avouerai que je n’ai aimé que la table, la bonne chère, et
sur-tout le bon vin ; en un mot, qu’à bien me divertir et à
m’entretenir agréablement avec des amis... J’aime donc mieux,
m’en tenir à la bouteille ; c’est un plaisir à peu de
frais qui m’est commun avec eux. »
« Je
n’ai pas de peine, repartit Abou Hassan à préférer la vie
tranquille que vous voyez que je mène, à la compagnie d’une femme
qui ne seroit peut-être pas d’une beauté à me plaire, et qui
d’ailleurs me causeroit mille chagrins par ses imperfections et par
sa mauvaise humeur. »
Haroun Al Rashid applique le
même stratagème que la fois précédente, recommandant toutefois au
portefaix de fermer la porte, car il n’a plus l’intention de
faire ramener son bouffon chez sa mère. Au réveil Abou Hassan se
trouve dans le même état de confusion, et voyant les servantes
(dont la première se nomme « Force des cœurs ») se
pencher vers lui déclare :
« Vous êtes des
fâcheuses et des importunes, reprit Abou Hassan en se frottant les
yeux ; je ne suis pas le Commandeur des croyans, je suis Abou
Hassan, je le sais bien, et vous ne me persuaderez pas le
contraire. » (…) Il demeura un espace de temps abymé dans
ses pensées. « Ô ciel, disoit-il en lui-même, suis-je Abou
Hassan ? Suis-je Commandeur des croyans ? Dieu
tout-puissant, éclairez mon entendement : faites-moi connoître
la vérité, afin que je sache à quoi m’en tenir. » Il
découvrit ensuite ses épaules encore toutes livides des coups qu’il
avoit reçus ; et en les montrant aux dames : « Voyez,
leur dit-il, et jugez si de pareilles blessures peuvent venir en
songe ou en dormant. À mon égard je puis vous assurer qu’elles
ont été très-réelles ; et la douleur que j’en ressens
encore, m’en est un sûr garant, qui ne me permet pas d’en
douter. Si cela néanmoins m’est arrivé en dormant, c’est la
chose du monde la plus extraordinaire et la plus étonnante ; et
je vous avoue qu’elle me passe. »
Dans l’incertitude
où étoit Abou Hassan de son état, il appela un des officiers du
calife, qui étoit près de lui : « Approchez-vous,
dit-il, et mordez-moi le bout de l’oreille, que je juge si je dors
ou si je veille. » L’officier s’approcha, lui prit le bout
de l’oreille entre les dents, et le serra si fort, qu’Abou Hassan
fit un cri effroyable.
L’aventure se conclue dans
une sorte de danse générale, évoquant la folie dionysiaque d’une
bacchanale :
À ce cri, tous les
instrumens de musique jouèrent en même temps, et les dames et les
officiers se mirent à danser, à chanter et à sauter autour d’Abou
Hassan avec un si grand bruit, qu’il entra dans une espèce
d’enthousiasme qui lui fit faire mille folies. Il se mit à chanter
comme les autres. Il déchira le bel habit de calife dont on l’avoit
revêtu. II jeta par terre le bonnet qu’il avoit sur la tête, et
nu en chemise et en caleçon, il se leva brusquement, et se jeta
entre deux dames qu’il prit par la main, et se mit à danser et à
sauter avec tant d’action, de mouvement et de contorsions
bouffonnes et divertissantes, que le calife ne put plus se contenir
dans l’endroit où il étoit. La plaisanterie subite d’Abou
Hassan le fit rire avec tant d’éclat, qu’il se laissa aller à
la renverse, et se fit entendre par-dessus tout le bruit des
instrumens de musique et des tambours de basque. Il fut si long-temps
sans pouvoir se retenir, que peu s’en fallut qu’il ne s’en
trouvât incommodé. Enfin, il se releva, et il ouvrit la jalousie.
Alors en avançant la tête et en riant toujours : « Abou
Hassan, Abou Hassan, s’écria-t-il, veux-tu donc me faire mourir à
force de rire ? »
En achevant ces paroles, le calife
descendit du cabinet, entra dans le salon. Il se fit apporter un de
ses plus beaux habits, et commanda aux dames de faire la fonction des
officiers de la chambre, et d’en revêtir Abou Hassan. Quand elles
l’eurent habillé : « Tu es mon frère, lui dit le
calife en l’embrassant ; demande-moi tout ce qui te peut faire
plaisir, je le l’accorderai. »
« Commandeur
des croyans, reprit Abou Hassan, quelque grands que soient les maux
que j’ai soufferts, ils sont effacés de ma mémoire, du moment que
j’apprends qu’ils me sont venus de la part de mon souverain
seigneur et maître. A l’égard de la générosité dont votre
Majesté s’offre de me faire sentir les effets avec tant de bonté,
je ne doute nullement de sa parole irrévocable ; mais comme
l’intérêt n’a jamais eu d’empire sur moi, puisqu’elle me
donne cette liberté, la grâce que j’ose lui demander, c’est de
me donner assez d’accès près de sa personne, pour avoir le
bonheur d’être toute ma vie l’admirateur de sa grandeur. »
Ce dernier témoignage de
désintéressement d’Abou Hassan acheva de lui mériter toute
l’estime du calife. « Je te sais bon gré de ta demande, lui
dit le calife ; je te l’accorde, avec l’entrée libre dans
mon palais à toute heure, en quelqu’endroit que je me trouve. »
En même temps il lui assigna un logement dans le palais. À l’égard
de ses appointemens, il lui dit qu’il ne vouloit pas qu’il eût
affaire à ses trésoriers, mais à sa personne même ; et
sur-le-champ il lui fit donner par son trésorier particulier une
bourse de mille pièces d’or. Abou Hassan fit de profonds
remercîmens au calife, qui le quitta pour aller tenir conseil selon
la coutume. (…)
La
nouvelle de l’histoire d’Abou Hassan ne tarda guère à se
répandre dans toute la ville de Bagdad ; elle passa même dans
les provinces voisines, et de là dans les plus éloignées, avec les
circonstances toutes singulières et divertissantes dont elle avoit
été accompagnée.
Dans
la seconde partie du conte, Abou Hassan est marié par l’entremise
de la sultane Zobéïde avec l’une de ses esclaves appelée
Nouzhatoul-Aouadat (C’est-à-dire, divertissement qui rappelle, ou
qui fait revenir). » Ruiné par les frais de la noce, Abou
Hassan imagine, afin de regagner de quoi regarnir leur bourse commune
sans en faire expressément la demande, que chacun des nouveaux époux
se fera successivement passer pour mort auprès de leur bienfaiteur
respectif qui les couvriront de brocard et d’or en espérant
soulager la peine de leur disparition par le prix d’obsèques
fastueuses.
« Enfin,
la honte de nous voir réduits à un si triste état, et de n’oser
le déclarer à votre Majesté, nous a fait imaginer ce moyen de
suppléer à nos besoins, en vous divertissant par cette petite
tromperie que nous prions votre Majesté de vouloir bien nous
pardonner. » (…)
Par
ce moyen, Abou Hassan et Nouzhatoul-Aouadat, sa chère femme,
conservèrent longtemps les bonnes grâces du calife Haroun
Alraschild et de Zobéïde son épouse, et acquirent de leurs
libéralités de quoi pourvoir abondamment à tous leurs besoins pour
le reste de leurs jours. »
Je
crains que nous n’en ayons pas tout à fait fini avec les longues
citations...