samedi, août 13, 2011

Lurich - Aberg ; une légende estonienne

Georg Luri, (c'est l'épicier son père qui germanisera le nom en Lurich pour permettre à ses fils de recevoir une meilleure éducation en se rapprochant d'une congrégation religieuse à dominante allemande) est né en avril 1876 à Väike-Marja. Sa carrière l'a emmené partout à travers le monde. Les des premiers fondateurs d'une société sportive en Estonie, il fit partie des élèves (faut-il dire de l'écurie) de Vladislav Krajewski, deuxième médecin du tsar et créateur du premier cercle d'Haltérophilie et de Cyclisme de Saint-Petersbourg.

Krajewski était un personnage curieux, qui se découvrit sur le tard (il commença à soulever des poids à 40 ans révolus) une passion pour les sports de force et mit au point une méthode de culture physique dont il fit bénéficier les plus célèbres athlètes de son temps. Entre ses mains passèrent Sandow, Poddubny, Eliseev, Hackenschmidt, et avant tous les autres Lurich lui-même.
Krajewski avait transformé un des salons de son immense appartment de Saint-Pétersbourg en salle de gymnastique, décorée de photographies des plus importants sportifs de son temps.

Voyons ce qu'en raconte Hackenschmidt dans l'Histoire de ma vie, dernier chapitre de son livre The way to live, qui expose sa méthode, fortement influencée à l'époque par celle du docteur Krajewski; voir
http://www.wrestling-titles.com/personalities/hackenschmidt/hackbio1.html
 ou http://www.sandowplus.co.uk/Competition/Hackenschmidt/wtlpour une copie complète du texte.

A slight injury sustained in the exercise of my calling as an engineer - for I was still an amateur - made it necessary for me to seek the help of a doctor.  This doctor, an amiable old gentleman, happened to have staying with him a distinguished colleague, Dr. von Krajewski, a physician in ordinary to His Majesty the Czar.  This Dr. von Krajewski was the founder of the St. Petersburg Athletic and Cycling Club, of which H.R.H. the Grand Duke  Vladimir Alexandrovitch was President, and which included many aristocratic and wealthy people among its members.  Dr. Krajewski, in spite of his fifty-six years, was still  a very active and energetic man, and particularly keen on feats of strength and weight-lifting.  He had first taken up this pastime at the mature age of forty-one, and by systematic training had attained a fairly high degree of physical strength.  The doctor had, of course, visited our club and recognized me at once.  When I had completely undressed in order to facilitate a careful examination of my injury, he, in conjunction with my own doctor, examined my body, and found that with the exception of a slight injury ( a contusion of the arm ) I was perfectly sound.  He invited me to come and stay with him in St. Petersburg as he wished to have me trained as a professional athlete and wrestler.

I learned that Dr. von Krajewski had also had Lurich in training with him for some time, and he was good enough to say that I possessed possibilities of becoming the strongest man in the world.

Yielding to the persuasion of all my club friends, who congratulated me warmly on Dr. von Krajewski's offer, but against the wishes of my parents, I set out for St. Petersburg early in 1898.

Dr. von Krawjewski was a bachelor and lived in a large house in the Michael Platz, St. Petersburg.  He had an excellent practice in the highest circle of society and passed for a millionaire.  I was most hospitably received in the house of this patron of athletics.  The doctor treated me like a son and gave me the best training his experience could suggest.  One room in his house was hung with portraits of all the best-known strong men and wrestlers, and he delighted in inviting them to his house, in which all foreign artistes found hospitable welcome every month.  Dr. von Krajewski was the organizer of a private club of men of fashion who came to him weekly and worked hard with weights and dumb-bells, and practised wrestling.  In his gymnasium the doctor had a great number and variety of weights, dumb-bells, and other apparatus and appliances for the purpose of training.  It was, in short, a fully equipped school of physical culture. 

All the professional strong men and wrestlers who appeared at the St. Petersburg theatres visited Dr. von Krajewski and gave exhibitions of their art.  While so doing, they were all carefully examined, measured and weighed.  Dr. von Krajewski had thus been able to acquire great experience and knowledge of feats of strength and methods of training (...)


I bathed daily with the Doctor in his bath-room, a very spacious apartment built in close proximity to the gymnasium.  After the bath we practised weight-lifting till we got dry, neither of us using the towel to dry ourselves.(...)

The training at Dr. von Krajewski's was very many-sided and I rapidly gained strength in all parts of the body.  I also trained steadily in wrestling, the frequent visits of professional wrestlers to the doctor's house affording me many excellent opportunities.  About this time Count Ribeaupierre, Master of the Horse to H.M. the Czar, became President of the St. Petersburg Athletic and Cycling Club.

This gentleman took a keen interest in me and has continued to manifest his good will towards me ever since.  He afterwards frequently supported and helped me, and I feel that I owe him a debt of gratitude.




Ce texte évoque avec une certaine candeur diverses pratiques dignes des xystes de la Grèce antique, mais on en retiendra surtout que Lurich avait été avant Hackenschmidt le pensionnaire du bon docteur qui lui avait appris sans doute aussi à s'entraîner nu au sortir d'un bain froid.



Plus encore qu'Hackenschmidt dont le rayonnement est rapidement devenu mondial, Lurich qui est toujours retourné dans son pays jusqu'à l'invasion allemande de 1917, est devenu un personne légendaire de la culture populaire estonienne, autour duquel se sont développé des contes dont l'aspect mythique le fait ressembler à une sorte de Till Eulenspiegel ou d'Harry Janos, voire de héros du Kalevala, les divers épisodes de son histoire fantasmée le plaçant dans la droite ligne d'Hercule, puisqu'on lui prête divers travaux.


L'analyse de ces récit populaires permettrait sans doute de comprendre par comparaison comment se sont formés à partir de faits les épisodes les plus extravagants des saga grecques antiques. A ce sujet le lecteur anglophone pourra consulter la page
http://lepo.it.da.ut.ee/~lehti/Oralhistory/3.2.Kalle.htmqui recense un certain nombre de ses contes.



On y découvre ainsi comment la mère de Lurich, enceinte fut effrayée par un ours dans les bois, et transmit ainsi à son fils en gestation la force de l'animal. Comment s'étant trempé dans une source pour apaiser la douleur de s'être brisé le pied sur un rocher, Lurich au sortir de l'eau souleva la pierre comme s'il s'était agi d'une boule de neige. Comment il mangea un sac de pois (la purée de pois était -on le sait- la nourriture préférée d'Hercule) que son père avait protégé par une chape de 200 kilos. Comment il accomplit divers travaux, rendant à une vieille paysanne sa vache égarée en la soulevant par-dessus la clôture, s'attela à la place des chevaux à une charrue pour labourer un champ, plaida auprès du tsar, chez qui il s'introduisit en montrant ses médailles, la cause des paysans battus par un mauvais seigneur. On y trouvera même ce conte édifiant sur la façon dont il enseigna à ses disciples comment ne pas se faire berner par les femmes:

There were important wrestling competitions in Riga in which Lurich participated. After wrestling they went to a nice club to have dinner. Their suddenly one pretty girl came and asked to join them at their table, and she was allowed to. Conversation flowed smoothly, Lurich had been especially joyful. Suddenly he had broken wind, but did not cease to talk. Aberg, Kalde and others tried hard to keep from laughing. Soon quite a strong farting followed and now the others could not suppress laughter any longer. Now the girl swept away from the table. Then Lurich explained that she was not a usual prostitute, but an expensive bait who drove men mad in order to cheat them out of money. 



Et curieusement aussi, on s'apercevra que divers éléments de la légende de Lurich recoupent celle d'Hackenschmidt, qui avait de véritables ancêtres suédois, alors que ceux de Lurich n'existent pas, à qui il arriva de soulever des chevaux en public et de s'entraîner à courir autour des rings avec des sacs de ciment sur les épaules. On prête aussi à Lurich d'être parvenu à défaire Franck Gotch en 1913 pour son dernier combat, alors qu'Hackenschmidt n'y parvint pas et que Gotch fut le premier à le battre à la lutte en 1909, puis en 1911. La légende la plus tenace est celle qui prétend faire d'Hackenschmidt l'élève de Lurich, alors que leur rapports ne semblent pas avoir été de cette ordre selon Hack lui-même, quoiqu'il lui ait appris sans doute quelques prises...



Dans un texte d'hommage republié en 1991 par la revue Iron Game History de la LA 84 Fondation (
http://www.la84foundation.org/index.html) d'après le manuscrit que possède le fond de l'Université du Texas qui conserve ses écrits) Hackenschmidt raconte sur Lurich quelques anecdotes intéressantes, plus qu'il n'en dit jamais sur sa propre vie privée d'ailleurs. Quelques extraits:


Jusqu'à l'âge de 30 ans, il s'abstint de fumer et de boire, n'aimant ni le tabac, ni l'alcool. Mais ensuite, et je crois que ce fut une conséquence de l'insomnie et de la solitude, il se mit à abuser de la boisson. Le soir, il commandait plusieurs bouteilles de champagne, et si aucun de ses amis n'était disponible, il invitait le serveur à s'asseoir à sa table et les buvait avec lui.



Durant la première partie de sa carrière, il voyageait toujours seul, mais lorsqu'il rencontra Alexandre Aberg, un autre très bon lutteur d'origine estonienne, ils unirent leurs forces et restèrent ensemble tout le reste de leur vie; à la fin ils moururent tous deux en Arménie, à quinze jour d'intervalle. 



 Le couple Aberg-Lurich luttant


Tout le monde croyait qu'il étaient frères, mais ce n'était pas le cas. Lurich avait un frère, handicapé, qui avait toujours bu excessivement, ce pour quoi George le réprimandait sévèrement, sans effet d'ailleurs.
Lurich et moi fûmes arttirés l'un vers l'autre par notre enthousiasme commun pour le même sport. Où que nous nous rencontrions, que ce soit en Estonie, en Allemagne ou en Angleterre, nous dinions ensemble, puis déambulions jusqu'à des 4 ou 5 heures du matin dans la rue, parlant "boutique" interminablement (...)
Je me souviens d'une de ces soirs (...) où l'entrainement fut écourté: par la porte du club ouverte à deux battants, entra une silhouette imposante. C'était George Lurich, "L'athlète champion du monde et Lutteur multi-médaillé" comme il se décrivait lui-même sur les billets annonçant ses engagements futurs à Reval. Comme il était né en Estonie et qu'il y avait été élevé (...) il n'y avait rien de surprenant à ce que tous les estoniens l’idolâtrassent.



Et en effet il me parut alors un specimen gigantesque, immensément large et grand, et pourtant souple, avec dans ses mouvements une certaine grâce. L'impression qu'il fit sur nos jeunes esprits fut si forte que pour le reste de la soirée nous ne pûmes plus le quitter des yeux. 
Alors il se déshabilla, et j'eus du mal à croire que je regardai la même personne; dans son énorme pardessus, il semblait faire deux fois sa taille naturelle. Un des jeunes commença à déclencher un fou-rire en montrant trois doigts d'une mains collés, puis, abaissant ceux des extrémités ne laissant debout que celui du milieu -décrivant ainsi Lurich dans son manteau et complet, de plusieurs tailles trop larges, et ce qu'il en restait une fois le camouflage exagéré ôté. Le geste déclencha quelques rires et fit un peu décroître notre admiration. On ne pouvait nié pourtant qu'il possédait un physique magnifique. Sa poitrine en particulier était  formidable, une grande cicatrice qui courait sur le coté droit n'en diminuait en rien l'impression. Mais ses bras et ses jambes n'étaient pas du même métal, et moins développés que son torse (...)


D'abord il ne me prêta aucune attention, j'étais alors dans ma 18ème année, et pas encore complètement développé. De plus je ne savais presque rien des sciences de la lutte et de l'haltérophilie. Mais il finit par s'intéresser à moi et me demanda même si j'accepterais de lutter avec lui dans deux théâtres à ciel ouvert de Reval. J'étais ravi d'avoir une telle opportunité et déterminer à faire de mon mieux. La première rencontre dut constituer pour lui une surprise car elle dura plus d'une heure. Je me défendis bec et ongles et Lurich ne réussit pas à me faire plier et à me mettre à genoux. La seconde ne fut pas plus de son goût, quoiqu'il parvînt à emporter la décision des juges malgré les protestations prolongées du public. Je dois avouer que ces deux matches me surprirent autant qu'ils étonnèrent Lurich, car, à tort ou à raison, j'eus l'impression que j'étais nettement le plus fort.



D'autres encouragements devaient venir. Lurich m'invita à m'entraîner avec lui à Weike Maria, où son père tenait une épicerie. je n'aurais pu souhaiter mieux et acceptai immédiatement. Quand nous commençâmes à travailler je le mis à genoux sans grand effort, mais je n'arrivai pas à le renverser avec les prises habituellement en usage. Il me fallait trouver quelque chose hors du commun. C'est ce que je fis, et la fois suivante je secouai le poirier. Au deuxième jour je réussis à le renverser avec une prise qui lui mit les épaules à terre, et je m'y appliquai avec force et insistance. Je la lui servis deux fois de suite. Alors, tandis que nous étions encore tous deux à genoux, Lurich me demanda de jurer que je n'utiliserai jamais cette prise en quelque occasion que ce soit où que nous nous rencontrions en compétition. Il me demanda de lever deux doigts et de répéter les mots du serment qu'il me dictait. Je le fis, tout en sachant pertinemment combien la chose était stupide. Je suis convaincu que ces défaites à Weike Maria sont la raison pour laquelle il refusa toujours de lutter avec moi les années suivantes.

Hackenshcmidt raconte ensuite comment en 1897, Wladislaw Pytlasinsky eut également raison de Lurich à Reval, et comment Lurich quitta la ville immédiatement après. Puis comment plus tard, Lurich évita de le rencontrer, s'enfuyant du tournois de Chemnitz:






Ce qui me frappa, c'est que me voyant fendre la foule pour monter sur la scène, il devint subitement blanc comme un linge, fit deux grand pas glissé vers la coulisse et disparut; ce qui advint ensuite me fut raconté par ses assistants; la même fuite précipitée que celle qui avait suivi sa défaite devant Pytlasinsky. je suppose que cet acte était dû à une instabilité mentale innée telle que celle qui pousse certains hommes à user du maquillage. 



On ne peut juger un homme sur son apparence et son attitude, car celles-ci sont affectées par l'apprentissage, l'entraînement, les possessions matérielles, tailleurs, certificats, médailles et ainsi de suite. Certains, avec un fort complexe d'infériorité, quoique caché, peuvent se révéler en certaines occasions brillants, courageux et persévérants, comme Lurich se montra plus d'une fois...



Après quelques autres anecdotes peu avantageuses, Hackenschmidt termine - et je rappelle qu'il s'agit d'un hommage- en racontant un incident survenu en 1896 lors duquel Lurich fut prit d'une panique irrépressible et incompréhensible après un mineur accident de calèche: Il ne fournit jamais d'explication [à sa fuite, car il s'était réfugié terrorisé dans la maison la plus proche] mais l'incident me révéla qu'il souffrait de terreurs occasionnelles qu'aucun médicament ne pourrait jamais guérir.

Ce texte énigmatique en bien des endroits pousse à se demander ce qui avait bien pu se passer entre les deux hommes, d'autant plus qu'Hackenschmidt est généralement plutôt modeste et modéré dans ses récits . C'est en tout cas une vision très différente du Lurich de la légende à laquelle on a affaire ici. Et l'on plaint Lurich qui se trouva pris dans la tourmente, obligé de fuir devant l'avancée des allemands, vers le sud-est de la Russie, dans des zones contrôlés par les blancs, puis rattrapé par la guerre civile à Armavir d'où il espérait avec Aberg quitter le pays par la mer Noire. En janvier 1920, après avoir changé plusieurs fois de camp, Armavir fut ravagée par la typhoïde: faute de médicament Lurich y succomba. Aberg survécut mais une pneumonie l'emporta quinze jours plus tard. Les deux hommes partagent la même sépulture dans le cimetière allemand d'Armavir.


Le jeune Hackenschmidt en dessous. Qui peut bien être le lutteur du dessus?

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