jeudi, septembre 12, 2019

Proust Agostinelli 15



Cyclisme


  La « petite phrase » de la sonate de Vinteuil dans le manuscrit autographe de Saint-Saëns

Pierre Hermant vers 1905, semble être le premier à utiliser le terme « cyclisme», dont la polysémie (au sens « vélo ») a sans doute éradiqué l’usage, pour désigner ce que les encyclopédies appellent, faute de mieux, « forme cyclique », théorie qui s’applique à toute la musique française descendant du « franckisme » (Chausson, Bordes, Castillon, d’Indy, Magnard, Ropartz, Lekeu, et tant d’autres dont Saint-Saëns lui-même, particulièrement dans la 1ère sonate pour piano et violon, modèle avoué du retour de « la petite phrase de Vinteuil » retrouvée dans le septuor, employé même par le jeune Debussy dans son unique quatuor). Le cyclisme ne concerne pas que le retour d’un thème, mais sa variation continue, par renversement, enharmonie, intervalles unificateurs telle la tierce dans la sonate pour violon de César Franck, organisation des tonalités, etc. Ce principe compositionnel saute « par-dessus » l’usage du leitmotiv wagnérien pour se rattacher à Liszt et aux derniers quatuors de Beethoven, constituant non pas un simple rappel thématique mais un procédé structurel. Proust l’a très nettement traduit dans le domaine de l’écriture (ou plutôt a imbriqué wagnérisme et franckisme) avec ses boucles symétriques, ses pierres d’attente, ses renversements, jusqu’à l’énonciation de la théorie de la mémoire involontaire et des espaces en mouvement, autres effets du cyclisme projetés par les machines d’Alfred.

Il est donc logique de retrouver, dès le troisième paragraphe du Temps retrouvé, dans la chambre de Tansonville, la présence de la « jeune fille du rêve » de Combray -et son expansion masturbatoire- incarnée dans le souvenir de la «présence réelle » du corps d’Alfred/Albertine :

Une fois, que j’avais quitté Gilberte assez tôt, je m’éveillai au milieu de la nuit dans la chambre de Tansonville, et encore à demi endormi j’appelai : «Albertine ». Ce n’était pas que j’eusse pensé à elle, ni rêvé d’elle, ni que je la prisse pour Gilberte. Ma mémoire avait perdu l’amour d’Albertine, mais il semble qu’il y ait une mémoire involontaire des membres, pâle et stérile imitation de l’autre, qui vive plus longtemps comme certains animaux ou végétaux inintelligents vivent plus longtemps que l’homme. Les jambes, les bras sont pleins de souvenirs engourdis. Une réminiscence éclose en mon bras m’avait fait chercher derrière mon dos la sonnette, comme dans ma chambre de Paris. Et ne la trouvant pas, j’avais appelé : « Albertine », croyant que mon amie défunte était couchée auprès de moi, comme elle faisait souvent le soir, et que nous nous endormions ensemble, comptant, au réveil, sur le temps qu’il faudrait à Françoise avant d’arriver, pour qu’Albertine pût sans imprudence tirer la sonnette que je ne trouvais pas.

Ce dernier volet, conçu en miroir du Temps perdu achevé en 1912 aurait dû être un développement théorique et « philosophique ». Il s’est métamorphosé, autour du « bal de têtes » aperçu dès le Contre Sainte-Beuve en une multiplicité de digressions narratives et d’illustrations romanesques qui masquent le propos démonstratif par l’addition de l’épisode central, celui de Paris en 1916 -la surrection du « nouveau monde » issu du chaos, dans lequel Charlus-Proust confondus retrouvent les nouveaux avatars des enfants-de-choeur-charmant-chauffeur-de-Balbec/ Théodore-Morel-Maurice, démultipliés, bleuets et coquelicots réactivés des graines stériles en dormance, jaillis de la terre labourée par les bombes. Ce même volet central est la conclusion d’un cycle « avorté » racontant l’évolution de Charlus en passe de devenir aveugle, vers l’Autre Amour.


« Il y a un côté de la guerre qu’il commençait à apercevoir, dis-je, c’est qu’elle est humaine, se vit comme un amour ou comme une haine, pourrait être racontée comme un roman, et que par conséquent, si tel ou tel va répétant que la stratégie est une science, cela ne l’aide en rien à comprendre la guerre, parce que la guerre n’est pas stratégique. L’ennemi ne connaît pas plus nos plans que nous ne savons le but poursuivi par la femme que nous aimons, et ces plans peut-être ne les savons-nous pas nous-mêmes. (...) D’ailleurs, il est trop certain que la guerre n’est point stratégique, mais plutôt médicale, comportant des accidents imprévus que le clinicien pouvait espérer éviter, comme la Révolution russe. » 

Comme pour refermer le cycle, afin de lui donner valeur d’éternité, de finitude-infinie, il a fallu ramener la mort d’Albertine aux sources de la Vivonne, la «bataille finale » déplace Combray sur la ligne de front, tout juste au débouché du raidillon aux aubépines où commençait l’initiation sexuelle du Narrateur. Gilberte écrit :

 « La bataille de Méséglise a duré plus de huit mois, les Allemands y ont perdu plus de cent mille hommes, ils ont détruit Méséglise, mais ils ne l’ont pas pris. Le petit chemin que vous aimiez tant, que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que c’était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas vous dire l’importance qu’il a prise. L’immense champ de blé auquel il aboutit, c’est la fameuse cote 307 dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués. Les Français ont fait sauter le petit pont sur la Vivonne qui, disiez-vous, ne vous rappelait pas votre enfance autant que vous l’auriez voulu, les Allemands en ont jeté d’autres ; pendant un an et demi ils ont eu une moitié de Combray et les Français l’autre moitié. »

Ce collage cubiste est -dans le mouvement même de l’écriture- l’occurrence de tous les anachronismes, d’un changement de perspective uchronique de l’histoire, chargé, s’il ne passe pas inaperçu, d’en révéler le sens profond. « L’histoire est un clou auquel j’accroche mes tableaux » écrivait Dumas à George Sand ; mon histoire est le crochet à détricoter ce qu’on nous fait prendre pour la réalité. Même le modèle avoué, au sein du livre est une tromperie :

Comme jadis à Combray, quand elle me donnait des livres pour ma fête, c’est en cachette, pour me faire une surprise, que ma mère me fit venir à la fois les Mille et une Nuits de Galland et les Mille et une Nuits de Mardrus. Mais, après avoir jeté un coup d’œil sur les deux traductions, ma mère aurait bien voulu que je m’en tinsse à celle de Galland, tout en craignant de m’influencer, à cause du respect qu’elle avait de la liberté intellectuelle, de la peur d’intervenir maladroitement dans la vie de ma pensée, et du sentiment qu’étant une femme, d’une part elle manquait, croyait-elle, de la compétence littéraire qu’il fallait, d’autre part qu’elle ne devait pas juger d’après ce qui la choquait les lectures d’un jeune homme. En tombant sur certains contes, elle avait été révoltée par l’immoralité du sujet et la crudité de l’expression. Mais surtout, conservant précieusement comme des reliques, non pas seulement la broche, l’en-tout-cas, le manteau, le volume de Mme de Sévigné, mais aussi les habitudes de pensée et de langage de sa mère, cherchant en toute occasion quelle opinion celle-ci eût émise, ma mère ne pouvait douter de la condamnation que ma grand’mère eût prononcée contre le livre de Mardrus. (SG)

Impossible en effet puisque la traduction Mardrus des Mille et Une Nuits commença à paraître en 1902 (volumes I à XI) dans La revue blanche et que les seize volumes édités par Charpentier et Fasquelle ne n’apparurent pas avant 1908, soit trois ans après la mort de la mère de Proust. Les divers tomes furent dédiés, entre autres aux amis de Mardrus, Paul Valéry, Anatole France, Félix Fénéon, et à « Sidi Robert de Montesquiou, ben Artagnan al Fezenzaki ». Publication complète en volume 1908

qu’aurait-elle dit [la grand-mère du Narrateur] en voyant déjà déformé sur la couverture le titre de ses Mille et Une Nuits, [Le livre des Mille Nuits et Une Nuit] en ne retrouvant plus, exactement transcrits comme elle avait été de tout temps habituée à les dire, les noms immortellement familiers de Sheherazade, de Dinarzade, où, débaptisés eux-mêmes, si l’on ose employer le mot pour des contes musulmans, le charmant Calife et les puissants Génies se reconnaissaient à peine, étant appelés l’un le « Khalifat », les autres les « Gennis » ? Pourtant ma mère me remit les deux ouvrages, et je lui dis que je les lirais les jours où je serais trop fatigué pour me promener.



L’abondance des notations chronologiques si frappantes dans l’épisode de guerre du Temps retrouvé est lui-même soumis à un mélange des époques (mis en abyme par la comparaison au Directoire comme à l’antiquité orientale) afin de brouiller les pistes au profit d’une logique qui dénonce le discours officiel et les protestations d’un patriotisme auquel l’auteur n’a jamais cru, nationalisme miné par la germanophilie et ce que les politiques appellent la contamination du « vice allemand ». Examinant l’épisode de 1916, dont la genèse est, faute de brouillon, impossible à reconstituer, Laurence Teyssandier retrace ce mouvement de rétropédalage du cyclisme de Proust qui forme et « informe » son texte :

La lettre à Gaston Gallimard du 12 mai 1916 vient apporter au dossier de nouveaux éléments sur les deux thématiques de la guerre et de l’inversion. Proust y précise en effet à son futur éditeur que les conversations stratégiques de Doncières entre Saint-Loup et ses amis officiers « (tout cela écrit bien entendu quand je ne me doutais pas qu’il y aurait la guerre, aussi bien que les conversations de Françoise sur la guerre dans le premier volume) » l’ont « amené à faire à la fin du livre un raccord, à introduire non pas la guerre même mais quelques-uns de ses épisodes, et M. de Charlus trouve d’ailleurs son compte dans ce Paris bigarré de militaires comme une ville de Carpaccio. […] ». Il a été démontré que Proust n’était pas entièrement de bonne foi et qu’en réalité, c’était l’inverse qui s’était produit : au printemps 1916, date à laquelle il rédige cette lettre, il a déjà esquissé une première ébauche de l’épisode consacré à Paris pendant la guerre. C’est cette addition considérable qui le conduit à insérer dans les précédents volumes, pendant la guerre – et non avant comme il l’écrit – des préparations à cet épisode, parmi lesquelles les conversations stratégiques de Doncières inspirées d’articles de Henry Bidou dans le Journal des Débats. L’élément essentiel à noter pour notre propos, c’est que la conception de « M. de Charlus pendant la guerre » serait antérieure à mai 1916. Cette date concorde avec notre hypothèse de datation pour les additions isolées du Cahier 49 sur la guerre, datation que l’examen codicologique ne permet guère de mettre en doute, soit vers 1915-1916.

L’épisode de M. de Charlus pendant la guerre est la remise en forme développée et apaisée, de l’enfer dantesque de celui de « Félix et les aviateurs », écrit au début de la guerre, unique trace « génétique » d’un avant-texte subsistant de la fin de La Recherche.
Le trajet d’Agostinelli est le catalyseur du précipité, l’instrument grossier qui sert à « baguer la robe », le polissage des aspérités de surface demeurant, comme son expansion, l’ouvrage de l’imagination projetée vers l’avenir. Tissu de mots, manteau d’Arlequin, plat en gelée, église assassinée, cathédrale brûlée, miroir déformant, tout défile dans le train fantôme de cette mille-et-unième nuit, qui n’a jamais existé, que par un titre destiné à la vendre.



Les Eulenbougres

Je ne compte pas me lancer dans une analyse détaillée des affaires de mœurs qui ont secoué l’Allemagne des années 1900-1914, mais formuler seulement certaines remarques sur ce qui a intéressé Proust dans l’affaire Eulenburg puisqu’au contraire des scandales français, celui-ci est explicitement utilisé dans la Recherche (et plus encore dans les esquisses de Sodome et Gomorrhe), entre autre pour expliquer la germanophilie prêtée à Charlus, prince allemand catholique, pour lequel le Kaiser n’est qu’une sorte de second couteau qui a laissé affaiblir son autorité de droit divin par des concessions politiques maladroites :

Remarquez que, personnellement, un seigneur de dernier ordre comme ce Hohenzollern, de plus protestant, et qui a dépossédé mon cousin le roi de Hanovre, n’est pas pour me plaire, ajouta M. de Charlus, auquel le Hanovre semblait tenir plus à cœur que l’Alsace-Lorraine.(…) La République a commis une grande faute, à mon avis, en repoussant les amabilités du Hohenzollern ou en ne les lui rendant qu’au compte-gouttes. Il s’en rend lui-même très bien compte et dit, avec ce don d’expression qu’il a : « Ce que je veux, c’est une poignée de mains, ce n’est pas un coup de chapeau. » Comme homme, il est vil ; il a abandonné, livré, renié ses meilleurs amis dans des circonstances où son silence a été aussi misérable que le leur a été grand, continua M. de Charlus qui, emporté toujours sur sa pente, glissait vers l’affaire Eulenbourg et se rappelait le mot que lui avait dit l’un des inculpés les plus haut placés : « Faut-il que l’Empereur ait confiance en notre délicatesse pour avoir osé permettre un pareil procès. Mais, d’ailleurs, il ne s’est pas trompé en ayant eu foi dans notre discrétion. Jusque sur l’échafaud nous aurions fermé la bouche. »

Le lien entre homosexualité et première guerre mondiale peut apparaître absurde, et relever d’un arbitraire aujourd’hui incompréhensible après plus d’un siècle de mensonges jésuitique -au moins par omission- des historiens. Ce lien est pourtant transparent pour le personnage de Charlus : le déclenchement du conflit apparaît comme une conséquence de l’isolement de l’empereur Guillaume II acculé à choisir le parti des bellicistes conduit par un Bismarck écarté du pouvoir, et à renier le cercle de ses favoris francophiles et pacifistes, renversés par un complot de la presse à scandale qui menaçait de révéler la sexualité des traîtres qui entouraient le souverain. Pour un éclairage rapide, je cite quelques lignes de l’article que Nicolas le Moigne consacra à l’affaire dans Politix n°71 :

Le polémiste Maximilian Harden lance dans sa revue Die Zukunft, à partir de la fin de 1906, une campagne de presse visant à discréditer l’entourage direct de l’empereur, et notamment le prince Philipp von Eulenburg, ami intime de l’empereur, ainsi que le comte Kuno von Moltke, gouverneur militaire de Berlin. Ces derniers animeraient une coterie (Le cercle de Liebenburg, du nom du château du Prince] qui inciterait l’empereur à la faiblesse envers la France… . « L’Allemagne est dirigée, proclame Harden, par des invertis maladifs et dégénérés qui pervertissent l’empereur. » Le tumulte est si fort qu’on lui doit, en France, l’apparition du terme d’« homosexualité »

Proust note de régie du cahier 49, f60 : Ce terme [tante] conviendrait particulièrement, dans [tout cet] mon ouvrage, [au moins dans cette partie] où les personnages auxquels il s'appliquerait, étant presque tous vieux, et presque tous mondains, < ils > seraient [magnifiquement] dans les réunions mondaines où ils papotent, magnifiquement habillés et ridiculisés. Les tantes Rien que [dans ce mot] on voit leur solennité, et toute leur toilette, rien que dans ce mot qui porte jupes, on voit dans une réunion mondaine leur aigrette et leur ramage de volatiles d'un genre différent. « Mais le lecteur français veut être respecté» et n'étant pas Balzac je suis obligé de me contenter d'inverti. Homosexuel est trop germanique et pédant, n'ayant guère paru en France sauf erreur, et traduit sans doute des journaux berlinois, qu'après le procès Eulenbourg/ »
Dans sa correspondance, Proust feint de ne relever que l’aspect humoristique des choses : En novembre 1907, il écrit à Robert de Billy :

« Que dites-vous de tout ce procès d’homosexualité ? Je crois qu’on a tapé un peu au hasard bien que pour certains ce soit très vrai, notamment pour le Prince [Eulenburg], mais il y a des choses bien comiques. »

Que dire en effet non pas de ce procès, mais de cette suite de six procès ? Que les dénonciateurs du complot homosexuel étaient eux-mêmes des manipulateurs complotistes au service des va-t-en-guerre :

Le Moigne (article cité) :

Harden, qui a embauché en novembre 1907 un détective privé pour enquêter sur le passé d’Eulenburg, peut désormais mobiliser des témoignages à l’appui de ses dires. Afin de susciter une nouvelle procédure, il demande à son ami Anton Städele, rédacteur à la Neue Freie Volkszeitung bavaroise, de publier un texte diffamatoire envers lui. Städele y affirme que Harden aurait reçu un million de marks du prince Eulenburg pour garder le silence, ou qu’alors il n’aurait aucune preuve des accusations qu’il porte. Harden l’attaque en diffamation et le procès s’ouvre le 21 avril 1908 à Munich – en Bavière donc, où le ministère public prussien ne peut pas intervenir dans la procédure, du fait de l’indépendance juridictionnelle des États allemands. Harden cite à comparaître deux témoins : Georg Riedel et Jakob Ernst, qui affirment avoir eu commerce sexuel avec Eulenburg à plusieurs reprises, alors que celui-ci était en poste à la légation prussienne à Munich, entre 1881 et 1888. Eulenburg nie vigoureusement, puis se réfugie dans un silence prostré. Le tribunal condamne Städele à cent marks d’amende, qu’Harden lui rembourse aussitôt.

Reprenons le cours des événements qui ont conduit aux procès Eulenburg dans la perspective du roman à travers sa chronologie trompeuse et plus que flottante :

Dès novembre 1901, Harden prend Eulenburg pour cible. La conduite des affaires du Reich était à juger à l’aune de l’ascendant qu’avait pris « celui qui répond au tendre surnom de Phili », cet ambassadeur en Autriche-Hongrie qui n’était jamais à Vienne et préférait « faire du spiritisme, composer des balades et des poèmes » dans son château de Liebenberg. La mise en disponibilité du prince, à sa demande en août 1902, marque une pause dans ces attaques.
Le retour d’Eulenburg à la cour et dans l’entourage immédiat du souverain explique que Harden s’en prenne à nouveau à lui à partir de l’été 1905. Il le rend responsable de la « faiblesse » de Guillaume II dans l’affaire marocaine, c’est-à-dire de l’attitude conciliante adoptée vis-à-vis des exigences françaises. L’empereur, surnommé désormais « Guillaume le Timide » par le polémiste, est qualifié d’« imperator de théâtre », incapable, malgré ses rodomontades, de faire pièce à l’expansion de la puissance coloniale de l’ennemi héréditaire. Le journaliste demande au souverain de se ressaisir et de réagir fermement au trouble moral et à l’angoisse de l’encerclement qui se répandent dans l’opinion allemande à la suite de la conférence d’Algésiras, lors de laquelle l’Allemagne a entériné la mainmise française au Maroc. (…)
Dès le 2 février 1907, Die Zukunft publie « Symphonie », où le polémiste reprend sa campagne de dénonciation. D’après Harden, le prince, depuis son retour en faveur, aurait mis en œuvre son dangereux talent d’intrigant pour « tenter, par voie privée, d’établir la paix entre la France et l’Allemagne ». Dans ce dessein, Eulenburg aurait présenté à l’empereur le conseiller de l’ambassade de France Raymond Lecomte lors de chasses organisées à Liebenberg en novembre 1905 (…) C’est à cette occasion que « l’ami du châtelain de Liebenberg » aurait circonvenu l’empereur et l’aurait convaincu des intentions pacifiques de la France. S’il n’apparaît pas en toutes lettres, le grief de trahison n’en est pas moins explicite. En présentant directement Lecomte à l’empereur, Eulenburg mène une diplomatie privée, attentatoire aux intérêts du Reich . Mais le ressort du réquisitoire reste encore dans l’ombre. Pour Harden, les membres de la camarilla appartiennent tous à une confrérie occulte, inquiète et néanmoins puissante, qui se moque des nations et œuvre à ses propres fins de peur d’être découverte : celle des sodomites. Car la réputation de pédéraste de Lecomte n’est plus à faire dans les salons berlinois ; et Harden joue à merveille du lien implicite entre trahison et déviance, entre groupe d’intérêt et conjuration. Dans la seconde salve d’articles, tirée à partir d’avril 1907, les insinuations d’Harden deviennent univoques et expliquent de plus en plus leur influence pathogène par leurs mœurs déviantes.

Outre l’apparition en filigrane de la figure de Lyautey dans la constitution du protectorat marocain, l’affaire Eulenburg constitue pour Proust une source d’inspiration qui aurait sans doute abouti à un plus large développement des rapports entre diplomatie et sexualité, comme le montre le retour dans le texte du repoussoir Norpois (et les hésitations finales de l’auteur sur la place à accorder à ces épisodes) amplement préparés par les conversations entre Charlus et Vaugoubert.



Fabien Jacques : De l’homme-femme à l’homophobie, étude de l’inversion dans Sodome et Gomorrhe de Marcel Proust

Il est dès lors normal que le baron de Charlus puisse évoquer les mœurs particulières de certains diplomates, dont il aurait eu vent par certaines de ses connaissances bien informées. Cela semble d’autant plus probable que, dans une esquisse du roman [esquisse IV de SG], Proust fait de Charlus une des proches connaissances de l’un des inculpés de l’affaire Eulenburg (…) C’est lors de ces discussions entre les deux invertis que « tout le personnel d’une ambassade passa,lequel salua M. de Charlus ». M. de Vaugoubert, émerveillé par la beauté des membres de ce personnel et « désireux d’être plus "renseigné" » sur leurs mœurs,jette « un regard [...] interrogateur et concupiscent » à M. de Charlus, qui répond d’un air entendu « [m]ais voyons, bien entendu », révélant à son interlocuteur l’inversion de ces jeunes hommes que « l’ambassadeur de X n’avait pas choisi au hasard ». Au passage d’une autre mission diplomatique, face au même regard interrogatif de M. de Vaugoubert concernant un jeune secrétaire, le baron lui répond :« [...] dans le cas particulier, vous faites un impair de tout premier ordre. Je crois ce jeune homme absolument le contraire ». Cependant, le narrateur confie que le secrétaire « eût, si le baron disait vrai, fait exception dans cette ambassade »,composée de personnalités si différentes que, « si l’on cherchait quel avait pu être le motif du choix qui s’était porté sur elles, on ne pouvait découvrir que l’inversion ».Proust rapporte ensuite comment d’autres ambassades ont essayé de rivaliser avec celle qui vient d’être décrite, en ce qui concerne la beauté et l’inversion de ses membres. Proust décrit donc un fonctionnement de caste dans certaines populations homosexuelles socialement distinguées. Le rapport est aisé à établir entre ce qui vient d’être dit et la manière dont toute une sphère homosexuelle s’était agglomérée autour de certaines personnalités allemandes, tel l’ambassadeur Eulenburg, par ailleurs ami du premier secrétaire de l’ambassade de France à Berlin.

La question n’est pas d’essayer de ré-écrire dans les blancs de Proust, ou de démêler ses allusions parfois volontairement anachroniques mais d’examiner les amorces d’autres « mondes possibles » susceptibles de renverser indéfiniment les perspectives auxquels il a songé au moins fugitivement, auxquelles il aurait adapté son texte, y compris la fin déjà écrite, sans en changer le sens, même si la conclusion du cycle était devenue secondaire, voire uniquement envisageable sous un angle posthume, celui du temps de la publication, semblable à la prédiction d’un voyant, annulant le livre à écrire comme le livre écrit, pourtant seul vecteur de la survivance de son auteur et de son inspirateur réincarné. Agostinelli dicte la destinée d’Albertine, et ce devenir lui-même demeure sujet aux plus grandes incertitudes. Ni Alfred, ni celle qu’il (qui l’) incarne ne sont morts : fugitifs, disparus, ils sont devenus secrétaires d’ambassade. Souvenez-vous :

Et peut-être vaudrait-il encore mieux que M. de Charlus apprît qu’il était devenu le secrétaire d’un riche étranger que du moins il n’aimerait pas. Mais il vaudrait encore mieux qu’il n’apprît rien du tout, et qu’il ignorât tout de la résidence de Félix, de sa profession, de sa vie, qu’il le situât dans ce lieu innombrable et vague où l’on < qui fait moins > souffrir moins l’absent de l’idée de ce qui s’y passe, car cette idée reste vague, alternative, flotte entre mille suppositions qui se détruisent l’une l’autre et ne prennent pas de cruelle racine [sic] dans l’âme et finissent par faire quelque possibilité abstraite, un pur néant qui endort la souffrance et prépare l’oubli.

Nathalie Mauriac Dyer : Éditions et lectures de Sodome et Gomorrhe

Attachons-nous maintenant à une autre correction tardive à Sodome et Gomorrhe II. Sur l'exemplaire de Jalousie qu'il utilise comme copie d'impression, Proust apporte un ajout minuscule, et apparemment de peu de portée :
Qu'Albertine acceptât des dîners de maman, si nous n'étions pas invités chez Mme Bontemps, <laquelle pourtant n'était pas à Paris la moitié du temps, son mari acceptant des « postes » comme autrefois quand il en avait assez du ministère>, cela paraissait à Françoise de la part de mon amie une indélicatesse... (p. 135)
M. Bontemps, on l'a oublié, nous était apparu dans À l'Ombre des jeunes filles en fleurs comme « chef de cabinet » ou « directeur de cabinet » du « ministre des travaux publics » ou « des postes » (I, 458, 502). Proust aurait pu en rester là : Albertine est disculpée de son apparente indélicatesse par l'éloignement de sa famille ; mais un autre ajout manuscrit, apporté sur la dactylographie au chapitre IV, revient sur la carrière de M. Bontemps :
La passion mystérieuse avec laquelle j'avais pensé autrefois à l'Autriche parce que c'était le pays d'où venait Albertine, <(son oncle y avait été conseiller d'ambassade )> [...] cette passion mystérieuse je l'éprouvais encore mais par une interversion de signes, dans le domaine de l'horreur. (p. 504)
 
« C'était le pays d'où venait Albertine, (son oncle y avait été conseiller d'ambassade ) » : Proust motive ici l'origine autrichienne d'Albertine, mais à la fois explicite le sens du « comme autrefois » de l'ajout précédent : en acceptant des postes loin de Paris « comme autrefois », M. Bontemps aurait donc, implicitement, renoué avec la carrière diplomatique qui avait été la sienne. Mais vers quoi tendent ces précisions sur la carrière de M. Bontemps, en dehors des motivations de contexte immédiat que nous avons repérées ? Il est parfaitement impossible de répondre à cette question en dehors d'une connaissance de Sodome et Gomorrhe III reconstitué : quand après le départ de la prisonnière le héros désespéré dépêche Saint-Loup auprès de la tante de la jeune fille, c'est à dire de Mme Bontemps, l'émissaire se rend, selon la version du manuscrit, en « Touraine ». Mais sur la dactylographie corrigée d' « Albertine disparue », la « Touraine » est biffée, et remplacée par « Bruxelles », « Bruxelles où M. Bontemps était ministre de France », c'est à dire ministre plénipotentiaire de France, nous dirions aujourd'hui ambassadeur. Cette correction à Sodome III s'inscrit donc exactement dans la logique des deux précédentes à Sodome II. On peut les paraphraser ainsi : M. Bontemps, qui doit en avoir assez du ministère, a accepté, comme autrefois quand il avait été conseiller d'ambassade en Autriche, un poste à l'étranger, celui de ministre de France en Belgique.
Ces trois petites modifications, ces trois cailloux de Petit Poucet, à la portée romanesque apparemment insignifiante, sont pourtant, à mes yeux, aussi précieux que les quelques tessons que retrouve l'archéologue là où il soupçonne l'existence d'une occupation humaine: ils témoignent, fût-ce sur une micro-séquence narrative, d'une véritable continuité de projet et de vision entre Sodome II et Sodome III. Or la prévision du détail peut-elle vraiment se développer isolément du schéma plus ample où il doit venir s'insérer ? Sans doute pas : nous pressentons que le déplacement géographique de la résidence des Bontemps n'est pas tout à fait sans portée ni conséquence romanesque, puisque c'est là que trouve refuge Albertine après sa fuite : or sa mort à Montjouvain, « où elle était depuis qu'elle m'avait quitté » finit par dire le héros, montre que ce refuge n'était qu'une « couverture ». Mais si toute une logique romanesque s'esquisse alors pour le proustien rompu au jeu des indices et des « amorçages », elle doit demeurer aussi invalidable qu'infalsifiable.
Quelques pierres d’attente, réparties faute de mieux dans Le Temps retrouvé, données comme éléments d’aboutissement de la trajectoire du père adoptif d’Albertine « qu’on supposait véreux » dès l’abord, M. Bontemps :

Qui eût pu tenir rigueur à Mme Bontemps que son mari eût joué un rôle, âprement critiqué par l'Echo de Paris, dans l'affaire Dreyfus ? Toute la Chambre étant à un certain moment devenue révisionniste, c'était forcément parmi d'anciens révisionnistes, comme parmi d'anciens socialistes, qu'on avait été obligé de recruter le parti de l'Ordre social, de la Tolérance religieuse, de la Préparation militaire. On aurait détesté autrefois M. Bontemps parce que les antipatriotes avaient alors le nom de dreyfusards. Mais bientôt ce nom avait été oublié et remplacé par celui d'adversaire de la loi de trois ans. M. Bontemps était, au contraire, un des auteurs de cette loi, c'était donc un patriote. (TR)

M. Bontemps ne voulait pas entendre parler de paix avant que l'Allemagne eût été réduite au même morcellement qu'au moyen âge, la déchéance de la maison de Hohenzollern prononcée, Guillaume ayant reçu douze balles dans la peau. En un mot, il était ce que Brichot appelait un «Jusquauboutiste», c'était le meilleur brevet de civisme qu'on pouvait lui donner.

Selon M. de Charlus, tous les déséquilibres du jeu diplomatique des forces en présences durant le premier conflit mondial trouvent leur origine dans l’ambivalence sexuelle des dirigeants et de leurs chef d’armées :

Je vous disais que le public ne juge le Roi de Grèce et le Roi des Bulgares que d’après les journaux. Et comment pourraient-ils penser sur eux autrement que par le journal puisqu’ils ne les connaissent pas ? Moi je les ai vus énormément, j’ai beaucoup connu, quand il était diadoque, Constantin de Grèce, qui était une pure merveille. J’ai toujours pensé que l’Empereur Nicolas avait eu un énorme sentiment pour lui. En tout bien tout honneur, bien entendu. La princesse Christian en parlait ouvertement, mais c’est une gale. Quant au tzar des Bulgares, c’est une fine coquine, une vraie affiche, mais très intelligent, un homme remarquable. Il m’aime beaucoup. » (…) Comme il y a de fortes présomptions du même genre que pour Ferdinand de Cobourg à l’égard de l’Empereur Guillaume, cela pourrait être la cause pour laquelle le tzar Ferdinand s’est mis du côté des « Empires de proie ». Dame, au fond, c’est très compréhensible, on est indulgent pour une sœur, on ne lui refuse rien. Je trouve que ce serait très joli comme explication de l’alliance de la Bulgarie avec l’Allemagne. »

Cette thèse, que le Narrateur de Proust juge absurde est simplement le résumé en termes clairs de la relation gréco-bulgaro germanique instaurée contre le bloc qui deviendra, du côté des vainqueurs le corps expéditionnaire d’orient, sources de tant d’événements désastreux dont l’écrasement, pour rester poli, de l’Albanie et de l’Arménie. Replacée en termes corrects par les contempteurs des Eulenbougres, cette notation m’arrête, posant la question d’une lecture très approfondie par l’écrivain de la presse rendant compte de l’affaire.



Le Moigne : De même, Harden utilise le rôle d’Eulenburg comme ambassadeur à Vienne à partir de 1894 pour illustrer son influence néfaste : le prince serait à l’origine de la « magyaromanie » romantique développée soudain par Guillaume II et de l’impact désastreux de ce revirement de l’attitude impériale sur les relations austro-allemandes. Sa nomination, de même que celle du « mollasson » Moltke au poste stratégique de gouverneur de Berlin, montre l’aveuglement du souverain, maintenu en dehors des réalités par le « cercle étroit » formé par ses amis.

La « contamination » due au virus homosexuel s’étend au-delà d’Eulenbourg et des « mauvais conseillers »

Stéphane Riethauser : Regards sur l'amour entre hommes dans l'histoire de l'Europe :

Fin 1908, un autre scandale, étouffé celui-ci, montre le désarroi dans lequel se trouvait le Kaiser. Guillaume II commet une énorme gaffe diplomatique en accordant un entretien au journal anglais The Daily Telegraph, dans lequel il expose ses vues sur les relations anglo-allemandes et leur rivalité dans la conquête des mers. La publication de l'interview déclenche un scandale au Reichstag, tant dans les rangs des adversaires d'une détente anglo-allemande que d'autres politiciens qui ne voyaient pas d'un bon oeil la divulgation de la stratégie allemande dans la presse britannique. Dépité, Guillaume II se retire dans son domaine de la Forêt Noire pour une partie de chasse. C'est là que lors d'une fête, le Comte Dietrich von Hülsen-Häseler, le chef du Secrétariat Militaire, se donne en spectacle après le repas et exécute un "pas seul" vêtu d'un tutu de ballerine.
Il amuse la galerie jusqu'à ce qu'il tombe raide mort sous les yeux du Kaiser, victime d'un arrêt cardiaque. Guillaume II quitte précipitamment la salle pour ne pas être vu, et tente d'étouffer l'affaire. Elle ne passera pas au grand public, mais l'Empereur, déjà miné par l'affaire Eulenburg et le scandale de l'interview au Daily Telegraph, ne supportera pas ce nouvel esclandre et s'enfoncera dans une dépression nerveuse. Un hôte de la soirée écrit: "En Guillaume II j'ai vu un homme qui, pour la première fois de sa vie, avec des yeux pétrifiés d'horreur, dût regarder le monde tel qu'il était vraiment."

Si l’on s’en rapporte à la même étude la compromission des élites industrielles dans la marche vers la guerre pourrait relever des conséquences d’affaires de mœurs antérieures dûment étouffées :
En 1902 éclate en Allemagne un scandale qui sera à l'origine de l'échec d'une nouvelle tentative de Magnus Hirschfeld de faire abolir le §175 par le Reichstag. Friedrich Albert (Fritz) Krupp (1854-1902) a hérité des plus grandes usines d'armement d'Europe. Outre l'Allemagne, il fournit l'Empire Austro-Hongrois, l'Italie, et la Russie en canons. Sous son règne, les usines Krupp vendent plus de 40 000 pièces d'artillerie, faisant de lui l'homme le plus riche d'Europe à l'époque. Krupp est un adolescent efféminé qui a horreur des femmes. Forcé de se marier jeune par sa mère, il n'aura que deux filles auxquelles il interdira de reprendre la direction de l'entreprise familiale. Lorsqu'il séjourne dans les palaces de Berlin, il fait toujours chambre à part avec sa femme. Il passe l'hiver sur son yacht dans la Baie de Capri. Krupp est accusé de s'adonner à des « orgies sexuelles » avec des dizaines de jeunes gens dans des grottes. Mais protégé par toutes les instances politiques et militaires, il n'a pas besoin de s'inquiéter, surtout que nombre de ses connaissances viennent passer leurs vacances chez lui à Capri en compagnie de jeunes garçons italiens. C'est le journal socialiste Vorwärts qui, heureux de pouvoir s'en prendre à celui qui était considéré l'homme le plus riche du monde, sera à l'origine de sa chute en révélant ses penchants au grand public. Sa femme s'indigne et demande au Kaiser d'agir, mais celui-ci l'envoie dans un asile et protège le constructeur de ses canons. Cependant, de plus en plus accablé, Krupp se suicide peu après, en novembre 1902. Sa mort est déguisée en crise cardiaque. Respectant le souhait de Krupp, Guillaume II arrange le mariage de l'héritière des usines Krupp avec l'un de ses hommes de main, von Bohlen und Halbach, et prend ainsi le contrôle des fabriques d'armement. Il fait même une entorse au code civil en faisant adopter à von Bohlen und Halbach le nom de Krupp von Bohlen. Pour l'anecdote, la fille de Krupp se nommait Bertha, et c'est elle qui a donné son nom au fameux canon des Allemands pendant la Grande Guerre.


L’Allemagne est minée par le « vice allemand », dont la pratique est criminelle contrairement aux paravent français qui ne condamne en correctionnelle que l’outrage public, le détournement de mineurs et la prostitution d’iceux. Les politiques s’emparent des affaires homosexuelles pour rejeter les pétitions pour l’abrogation du §175, car c’est tout le commandement militaire qui est supposé participer au complot des espions et des traîtres :

Le Moyne : à la Diète, le régime impérial est en butte à de vives critiques. August Bebel et Hermann Paasche, qui président respectivement le groupe social-démocrate et le groupe national-libéral, exigent des explications sur les influences occultes qui pèsent sur le pouvoir impérial. On s’interroge également sur les mœurs en vigueur dans l’armée et les milieux nobiliaires, car l’affaire a suscité d’autres procès pour homosexualité, notamment contre le général von Hohenau et le général von Lynar. Les sociaux-démocrates expliquent que les mères allemandes « craignent d’envoyer leur fils dans certains régiments ».

Je vous épargne (allez-y voir si le sujet vous intrigue) en 1913, le suicide commandé du colonel autrichien Alfred Redl, passé au service du contre-espionnage russe pour protéger son amant, et qui livra les plans des offensives à venir aux russes, obligeant l’état-major autrichien à reconsidérer ses visées, et l’entraînant à terme vers la capitulation. Je pense plus utile de mettre les pieds dans le plat et d’expliquer en quoi le parallèle entre péril juif et complot homosexuel est une constante dans le combat mené par les rétrogrades pour éviter à tout prix une modernisation des sociétés de l’après 1870 - et une prise du pouvoir susceptible de naître d’une alliance occulte entre ces groupes décadents et les classes dangereuses.



La citation suivante, tirée des Jeunes Filles en Fleurs est bien le coq à l’âne kaléïdoscopique qu’il paraît être :

Ces dispositions nouvelles du kaléidoscope sont produites par ce qu'un philosophe appellerait un changement de critère. L'affaire Dreyfus en amena un nouveau, à une époque un peu postérieure à celle où je commençais à aller chez Mme Swann, et le kaléidoscope renversa une fois de plus ses petits losanges colorés. Tout ce qui était juif passa en bas, fût-ce la dame élégante, et des nationalistes obscurs montèrent prendre sa place. Le salon le plus brillant de Paris fut celui d'un prince autrichien et ultra-catholique. Qu'au lieu de l'affaire Dreyfus il fût survenu une guerre avec l'Allemagne, le tour du kaléidoscope se fût produit dans un autre sens. Les Juifs ayant, à l'étonnement général, montré qu'ils étaient patriotes, auraient gardé leur situation, et personne n'aurait plus voulu aller ni même avouer être jamais allé chez le prince autrichien. Cela n'empêche pas que chaque fois que la société est momentanément immobile, ceux qui y vivent s'imaginent qu'aucun changement n'aura plus lieu, de même qu'ayant vu commencer le téléphone, ils ne veulent pas croire à l'aéroplane. Cependant, les philosophes du journalisme flétrissent la période précédente, non seulement le genre de plaisirs que l'on y prenait et qui leur semble le dernier mot de la corruption, mais même les œuvres des artistes et des philosophes qui n'ont plus à leurs yeux aucune valeur, comme si elles étaient reliées indissolublement aux modalités successives de la frivolité mondaine. La seule chose qui ne change pas est qu'il semble chaque fois qu'il y ait « quelque chose de changé en France ». Au moment où j'allai chez Mme Swann, l'affaire Dreyfus n'avait pas encore éclaté, et certains grands Juifs étaient fort puissants. Aucun ne l'était plus que sir Rufus Israels dont la femme, lady Israels, était tante de Swann.


Ce qui ne se sait pas se devine, surtout lorsqu’on appartient à quelqu’une des catégories oppressées dont il a été question jusqu’ici. Car dans le domaine du secret et du déni historique, il y a plus stupéfiant :

Une relecture du « dossier secret » : homosexualité et antisémitisme dans l'Affaire Dreyfus par Pierre Gervais, Romain Huret et Pauline Peretz (Revue d’histoire moderne & contemporaine 2008)
 
L‘Affaire Dreyfus n’est pas née du seul « bordereau » qui fit couler tant d’encre…  Elle est aussi la conséquence de la communication aux juges du premier Conseil de Guerre de 1894, à l’insu de la défense, d’un « dossier secret » commandé par le général Mercier, ministre de la Guerre. Ce dossier joua un rôle décisif dans la condamnation du capitaine, et c’est aussi son existence qui permit la cassation en 1899.À partir de 1898, les quelques pièces qu’il contenait furent noyées dans une masse de documents supplémentaires, sans qu’il soit gardé trace de ce qui avait été utilisé en 1894. Mais il est certain qu’une partie des pièces d’origine étaient tirées d’une correspondance homosexuelle à caractère érotique, adressée à l’attaché militaire allemand à Paris, le lieutenant-colonel Maximilien von Schwartzkoppen, par l’attaché militaire italien, le major Alessandro Panizzardi, et dérobées à l’Ambassade d’Allemagne par le service de contre-espionnage français, baptisé Section de statistiques.
… Ces « pièces de rebut »… permettent de mieux approcher le dossier de 1894. En effet, divers témoignages permettent de repérer deux éléments constants dans leur présentation ultérieure : elles étaient tirées d’une correspondance amoureuse, et elles furent utilisées pour prouver la véracité de l’accusation. Ainsi, dès l’automne 1897, au moment de l’apparition du faux Henry, des « documents intimes » firent taire les doutes naissants du général de Pellieux, chargé d’enquêter sur Picquart. Le même lien entre authenticité et intimité se retrouve dans une note manuscrite de Gonse, datée du 19 octobre 1897, qui signale des documents « qui ont une allure tellement intime et les personnes qu’ils concernent ont un intérêt tellement évident à leur conserver un caractère secret, que le seul fait de leur remise au Service prouve surabondamment leur authenticité et, par conséquent, celle de tous les documents provenant de la même source…»

D’abord, ces lettres sont très explicites. Panizzardi en signe une quarantaine avec les pseudonymes Alexandrine et Maximillienne (ou encore Max ou Maximillian(e)) – son prénom féminisé ou bien celui, féminisé ou non, de Schwartzkoppen. Alternant vouvoiement et tutoiement selon la teneur du message, l’Italien gratifie son amant et lui-même de surnoms à connotation plus ou moins sexuelle (« mon cher bourreur »,« mon grand bourreur »,[ton] « bourreur de 2de classe »,« mon bon petit chien »,« mon petit loulou »,« mon petit chien vert »,« mon petit chien de guerre », « votre chienne de guerre », « mon beau chat », « mon cher petit », « ma belle petite », « ta toute petite », « mon chéri »…). Le désir, parfois impatient, est ouvertement déclaré :« quand viendras-tu me bourrer ?», « tout à toi sur la bouche ».

Surtout, les faux rapports Guénée prouvent bien à quel point la dimension homosexuelle du dossier fut délibérément soulignée. Les faussaires qui conçurent ces pièces, presque certainement après 1896 comme nous l’avons vu, remplacèrent en effet des références précises à des questions d’espionnage par des passages insistant sur des liens, existant ou supposés, entre attachés militaires étrangers. Ainsi, le vrai rapport du 30 mars accusait l’attaché espagnol d’être allé à Berne espionner les défenses du Jura français pour le compte des Allemands. Dans le faux rapport du 6 avril, cet attaché se rend à Montreux, à l’autre bout du pays, et il est précisé que cette station suisse « abrite chaque saison et presque toute l’année une foule d’aventuriers, d’étrangers de toutes sortes…». Il n’est donc plus question de la frontière française mais d’un lieu de plaisirs cosmopolites. De même, une rencontre à Londres entre deux attachés militaires en poste à Paris, l’américain Borup et l’allemand Süsskind, était reliée à un vol de documents dans l’original du 28 mars; dans l’apocryphe de même date, Süsskind va seulement « s’entretenir avec son agent et ami, qui était venu de Baltimore pour le voir :le Capitaine Borup !».

Toutes ces réécritures posent problème : pourquoi avoir remplacé ainsi l’espionnage par l’amitié masculine ? L’explication la plus probable à notre sens est que ces faux reflètent le point de départ de la réflexion de la Section de statistiques. Entre l’automne 1893 et l’été 1894, celle-ci semble avoir conclu, sur la base de la correspondance Panizzardi-Schwartzkoppen et d’incidents antérieurs impliquant Süsskind et Borup – qui finit par être expulsé pour espionnage –, qu’elle avait affaire à un réseau cimenté par des liens d’affection masculine et/ou homosexuelle, réunissant Schwartzkoppen, Panizzardi, Süsskind, l’espagnol Mendigorria, et deux Américains, Borup et son successeur Rodgers, tous attachés militaires… les réactions des militaires à ces lettres prouvent que celles-ci aboutirent non seulement à authentifier le dossier, mais aussi à rendre l’accusation crédible, précisément à cause de leur dimension scandaleuse...

après 1890, on accusa volontiers l’ennemi allemand d’être efféminé, sensible, introverti. Ainsi, un pamphlet liant identité allemande et homosexualité fut publié en France en 1896. Le discours sur le « vice allemand » est donc déjà formé au moment où éclate l’Affaire Dreyfus

Mais c’est Gonse qui, dans une note manuscrite rédigée vers avril-mai 1898 et dont il ne pensait certainement pas qu’elle serait rendue publique, fournit un exemple parfait de ce genre d’amalgame :
« Picquart est connu dans un certain monde sous le nom de Georgette […] Grumback :
chef de bureau à la [« préfecture » barré] Sûreté Gale – aurait un dossier sur Picquart (dossier concernant une affaire de mœurs) – ce dossier s’il existe, expliquerait l’attitude de Picquart dans l’affaire Dreyfus »
Dreyfusard parce qu’homosexuel : ces lignes venimeuses font mesurer tout l’impact des « pièces de rebut » sur certains protagonistes de l’Affaire. Quatre ans après leur introduction dans le dossier, ils les conservaient au cœur de leurs raisonnements en dépit de l’avalanche de documents et de débats sous laquelle elles avaient été enfouies.
Aux yeux de leurs adversaires, juifs et homosexuels étaient également des menaces pour la civilisation; ils étaient d’ailleurs accusés de tares morales voisines :lâcheté, passivité, absence d’honneur et de vertu virile. Les deux groupes se virent également stigmatisés par des préjugés d’une extrême violence, qui les considéraient comme par nature déracinés, incapables de se fondre dans le moule national, et porteurs d’une sexualité à la fois honteuse et agressive, menaçant la nation. Dans les deux cas enfin, les dénonciateurs manifestaient une mentalité de forteresse assiégée, qui tirait vers la paranoïa. Homophobie et antisémitisme partageaient le même vocabulaire et le même outillage mental.Dans une lettre d’octobre 1927 adressée au Président du conseil des ministres Aristide Briand, le haut-commissaire interallié défendait la vertu française en ces termes : «  Le vice contre nature est très répandu en Allemagne, maintenant comme avant la guerre. C’est un fait de notoriété publique, et ce vice est même qualifié de vice allemand. Si des établissements (maisons de prostitutions masculines, ndlr) de ce genre existent en Allemagne, ce sont des établissements purement allemands. Non seulement les troupes d’occupation les ignorent et entendent les ignorer, mais la débauche allemande est un des faits qui répugne le plus aux Français et qui contribue à maintenir un fossé moral entre les populations des deux pays. »

L’instrumentalisation de Magnus Hirschfeld appelé à témoigner par Harden a entraîné d’autres conséquences fâcheuses à plus long terme que la non abolition du §175. La répression policière durable s’est accentuée entre le IIè et le IIIè Reich, en sorte, pour parler le Charlus « que l’intervention de la morale sexuelle normative et religieuse dans le champs de la politique des égouts a promu paradoxalement la montée de l’antisémitisme, l’internement et l’extermination des ennemis intérieurs » -affaire toujours en cours.




Décimation des provençaux


Le tout premiers mois de cette guerre qui ne devait pas durer, et qui eut de toute manière abouti à la mort d’Alfred, décès anticipé ou prématuré comme la novlangue des politiques a appris depuis à les dénommer, est marqué par un scandale étouffé par la censure mais qui faillit porter un coup fatal à « l’union nationale » : il y a une nouvelle race maudite pour les militaires et leurs sous-fifres gouvernementaux, avides de démontrer qu’ils ne sont pour rien dans l’échec de leurs offensives et la transformation du conflit en guerre de position meurtrière, la généralisation du racisme anti-italien prolongé par la mise au pilori, et au poteau d’exécution des provençaux. Pour qui lirait, sautez ce chapitre (sources Maurice Mistre, Jean-Yves Le Naour, etc.), qu’il m’est extrêmement pénible de rappeler, si vous ne voulez pas pleurer des larmes de sang.

21 août, 19 heures, le général Joffre – autre incompétent qui ne doit son titre ronflant qu’à une imprudence allemande sur la Marne- déclare par téléphone au ministre de la guerre Messimy :

« L’offensive en Lorraine a été superbement entamée. Elle a été enrayée brusquement par des défaillances individuelles ou collectives qui ont entraîné la retraite générale et nous ont occasionné de très grosses pertes. J’ai fait replier en arrière le XVe Corps, qui n’a pas tenu sous le feu et qui a été cause de l’échec de notre offensive. J’y fais fonctionner ferme les Conseils de Guerre »
La légende est lancée, cautionnée de la plus haute autorité de l’armée française. Trois jours plus tard, elle deviendra diffamation, sous la plume du sénateur Gervais, (ancien Saint-Cyrien reconverti en journaliste) « porte-plume » du ministre de la guerre Messimy, ancien Saint-Cyrien reconverti en politique). Le 24 août 1914, à Paris, un article accusateur et infamant, consacré à la bataille de Dieuze, paraît dans Le Matin en première page, à la une :
«Une division du XVe Corps, composée de contingents d’Antibes, de Toulon, de Marseille et d’Aix, a lâché pied devant l’ennemi. Les conséquences ont été celles que les communiqués officiels ont fait connaître.(…) Le ministre de la Guerre, avec sa décision coutumière, a prescrit les mesures de Répression, immédiates et impitoyables qui s’imposaient.  Surprises sans doute par les effets terrifiants de la bataille, les troupes de l’aimable Provence ont été prises d’un subit affolement. L’aveu public de leur impardonnable faiblesse s’ajoutera à la rigueur des châtiments militaires.»
Le repli entraîne une vague d’exécutions sommaires immédiates :
Lieutenant Guigues, 61è R.I. 9è Cie:
« Je poste des hommes (sur une ligne) avec ordre de tirer sur tous ceux qui tenteraient de la dépasser. Je fais prévenir les fractions en ligne, en ordonnant que le mouvement s’exécutera par échelons et qu’on prévienne que ceux qui tenteraient de franchir cette position en désordre seraient impitoyablement fusillés »
Jean Giraud, cavalier au 6e Régiment de Hussards, éclaireur au 173e RI :
« Il paraît qu’il y a eu des incidents la nuit dernière. Deux bataillons se sont tirés dessus. Le 55e et le 173e se seraient fusillés réciproquement. Ce sont les coups de feu dont on parlait au téléphone... Quelle retraite ! Il paraît que le XVe Corps est anéanti. C’était bien mon impression au départ ».
Ces attaques sont reprises par quelques journaux, dont un article du sénateur du Var Georges Clemenceau, également journaliste à l’Aurore, dans son propre journal : c’est bien de ce bon Père la Victoire qu’il s’agit, le dreyfusard mais sanglant briseur de gréves. Tout politique est-il destiné de par sa fonction à devenir une ordure couverte de gloire mensongère ?
« Notre XVè Corps a cédé à un moment de panique et s’est enfui en désordre sans que la plupart des officiers aient fait paraît-il tout ce qui était de leur devoir pour l’empêcher… On connaît la nature impressionnable des Méridionaux. Ils sont capables d’aller jusqu’aux extrémités de la vaillance et je suis sûr qu’à l’heure présente, ils ne souhaitent rien tant que de se réhabiliter ; Ce jour-là ils ont déplorablement failli et paraît-il avec trop d’ensemble »
Le 25 août, Joseph Maire 22 ans, de Colombier-le-Vieux (Ardèche) du 55e RI à Blainville, et le 1er septembre, Joseph Eymonet, 24 ans, de Villeneuve-lès-Avignon (Gard) et Jean Tachon, 23 ans, de Saint-Victor (Ardèche) du 61e RI, sont arrêtés pour fuite. Ils comparaissent le 10 septembre 1914 devant le tribunal militaire présidé par le colonel Guérou, du 6e Hussards, qui les condamne à la peine de mort. Le lendemain, ils sont exécutés, à 5 h 30 à Trémont-sur-Saulx (Meuse), au lieu-dit Le Pré (La Garenne), devant les troupes rassemblées : ce même jour, le général Espinasse du 15e corps fait diffuser son ordre n°12 à toutes ses unités, relatant l’exécution des trois condamnés afin que la publicité faite par cet exemple permettent aux troupes de se ressaisir.

Auguste Odde, varois, est blessé le 8 septembre. Il est examiné par le médecin Cathoire, chef des brancardiers du 15e corps, dans la nuit du 10 au 11 septembre dans l’ambulance à Combles. Il doit désigner immédiatement parmi seize blessés suspects a priori de s'être mutilés volontairement, ceux pour lesquels la suspicion peut se transformer en certitude afin de les déférer à la justice militaire. Les blessés sont étendus sur la paille d'une grange mal éclairée. Le 18 septembre à Froméréville, huit hommes, dont Jules Arrio, Jean-Martin Giovanangelli, Lambert Gauthier, Charles Pellet, Joseph Tomasini, Auguste Odde, appartenant tous au XVè corps, sont déférés au Conseil de guerre de la 29e division, sans instruction préalable, sans enquête d'aucune sorte. Dans le dossier une seule pièce, un certificat médical, le docteur Cathoire se contentant de remplir les blancs d’un document établi à l’avance. Odde 22 ans est condamné avec le corse Joseph Tomasini 21 ans du 173e RI, pour abandon de poste en présence de l’ennemi par suite de mutilation volontaire. Les deux jeunes soldats sont fusillés à la sortie de Béthelainville par un régiment du 15e corps tiré au sort.

Francis Barbe, commentant Maurice Mistre : « Maurice Mistre, à travers une partie des correspondances et récits des acteurs qui ont nourri sa démonstration a fait une étude sémantique statistique sur cinquante documents, écrits dans une grande majorité par des officiers.

La répartition des termes qualifiant les gens du Midi, donne : Lâches, péteux, fuyards, froussards, flancheurs, déserteurs, débandés ; fainéants, couleuvres, rosses, exagérateurs, grandes gueules, mauvais esprits ; antipatriotes, traîtres, révolutionnaires, socialistes, anarchistes, crosse en l’air ; l’adjectif lâche vient en premier. Ensuite l’aspect vernaculaire et l’origine géographique ; ces gens du Midi qui vivent de la sieste, à ne rien faire, à l’ombre du soleil : fainéants couleuvres, et grandes gueules. Et pour finir antipatriotes, ils avaient voté en majorité socialiste (l’extrême gauche de l’époque, Jaurès) ! Vieille rengaine (depuis 1851) orchestrée, préparée, exhortée, par Mery, Déroulède, Daudet, Barrès, Huysmans, Driant, Bouyssou, Palat, etc. qui avaient bien labouré et bien mérité de la nation ! »

Les gouvernants interdisent rapidement toute mention dans les journaux de l’affaire du XVè corps, après un dernier démenti (et le renvoi de Messimy) attribuant à la propagande allemande leur dérive criminelle : « le pied leur a glissé dans le sang » comme disait autrefois Hugo.

Pourquoi les peines capitales ont-elles été commuées pour les six autres alors que la grâce présidentielle était suspendue depuis le 1er septembre 1914 ? Parce que quelques jours après l’exécution d’Ode et Tomasini un chirurgien donne des soins aux survivants et trouve dans les plaies des fragments de projectile allemand. Il fallait donc que son autorité soit considérable pour qu’il parvienne à confondre ses collègues serviles et à défier les autorités en exposant la preuve indubitable de leurs mensonges, entraînant l’annulation des condamnations et à terme (pas avant 1918), la réhabilitation des fusillés. Ce héros discret, qui avait demandé expressément à être affecté sur la frontière, n’était autre que le Dr Robert Proust.



Rétro-anticipation

 
 Umberto Boccione Visions simultanées 1911


« Tout est affaire de chronologie ». Cette très courte phrase souvent citée pour tenter d’expliquer les errances du temps cyclique proustien, n’a aucun sens si on la détache de son contexte. Le temps « social » (celui qui ne connaît qu’une direction) n’est considéré ici que comme le révélateur ambivalent d’un contretemps dans le domaine du désir sexuel, le regret d’avoir raté le coche, la déploration sur « ceux qu’on n’a pas eus » :

Saint-Loup revenait de Balbec. J’appris plus tard indirectement qu’il avait fait de vaines tentatives auprès du directeur du restaurant. Ce dernier devait sa situation à ce qu’il avait hérité de M.Nissim Bernard. Il n’était autre en effet que cet ancien jeune servant que l’oncle de Bloch «protégeait». Mais la richesse lui avait apporté la vertu. De sorte que c’est en vain que Saint-Loup avait essayé de le séduire. Ainsi par compensation, tandis que des jeunes gens vertueux s’abandonnent, l’âge venu, aux passions dont ils ont enfin pris conscience, des adolescents faciles deviennent des hommes à principes contre lesquels des Charlus, venus sur la foi d’anciens récits mais trop tard, se heurtent désagréablement. Tout est affaire de chronologie. (Tr p57)


Les erreurs de choix dans la date se multiplient dans le dernier volume de la Recherche, à mesure que la chronologie affecte de devenir précise. Ce qui est donné pour réel n’est que le récit d’une dystopie que ne peut disperser que la survivance d’une déesse du temps telle une muse au miroir :

Combien je souffrais de cette position où nous a réduits l’oubli de la nature qui, en instituant la division des corps, n’a pas songé à rendre possible l’interpénétration des âmes (car si son corps était au pouvoir du mien, sa pensée échappait aux prises de ma pensée). Et je me rendais compte qu’Albertine n’était pas même, pour moi, la merveilleuse captive dont j’avais cru enrichir ma demeure, tout en y cachant aussi parfaitement sa présence, même à ceux qui venaient me voir et qui ne la soupçonnaient pas, au bout du couloir, dans la chambre voisine, que ce personnage dont tout le monde ignorait qu’il tenait enfermée dans une bouteille la Princesse de la Chine ; m’invitant, sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps. (La Prisonnière).

Avant de jouer avec les images, il faut briser les cadres qui les immobilisent.

Fin du chapitre I :

Ces idées, tendant, les unes à diminuer, les autres à accroître mon regret de ne pas avoir de dons pour la littérature, ne se présentèrent plus à ma pensée pendant les longues années que je passai à me soigner, loin de Paris, dans une maison de santé où, d’ailleurs, j’avais tout à fait renoncé au projet d’écrire, jusqu’à ce que celle-ci ne pût plus trouver de personnel médical, au commencement de 1916. Je rentrai alors dans un Paris bien différent de celui où j’étais déjà revenu une première fois, comme on le verra tout à l’heure, en août 1914, pour subir une visite médicale, après quoi j’avais rejoint ma maison de santé.

Mireille Naturel Les blancs de Proust :

… la dislocation de la temporalité n’intervient qu’après coup. Proust biffe donc les deux pages qu’il vient d’écrire pour introduire un temps antérieur, un premier retour à Paris, en 1914, dont il va parler ultérieurement. On ne peut imaginer une chronologie plus complexe. Double pratique de l’analepse et de la prolepse, selon la terminologie proposée par Gérard Genette, dans Figures III…

Début du chapitre II :

Un des premiers soirs dès mon nouveau retour à Paris en 1916, ayant envie d’entendre parler de la seule chose qui m’intéressait alors, la guerre, je sortis, après le dîner, pour aller voir Mme Verdurin, car elle était, avec Mme Bontemps, une des reines de ce Paris de la guerre qui faisait penser au Directoire.

Le seul séjour que Proust fit en maison de santé (six semaines, en décembre et janvier, à la clinique du docteur Sollier, à Boulogne) date de 1906. L’incipit du chapitre III place entre parenthèses l’épisode central. Il gomme aussi, par rapport aux brouillons de la matinée Guermantes (où l’on doit donner Parsifal) la présence de la mère qui apporte l’invitation. Cet « anniversaire » des dix ans de la cure consécutive au deuil superpose donc une nouvelle fois, dans l’imaginaire, les mères mortes et les conséquences de la disparition d’Alfred :

La nouvelle maison de santé dans laquelle je me retirai alors ne me guérit pas plus que la première ; et un long temps s'écoula avant que je la quittasse.

Durant ce nouveau trajet en train, le plein soleil est revenu. Plus étrange, le Narrateur évoque la présence à ses côtés d’un compagnon de voyage. Qui est-il ? Le mystère restera entier. Dans la section centrale du livre, le Narrateur « malade » lui-même tend à s’effacer, à devenir un observateur-témoin traversé par l’opinion des autres, à se fondre dans les figures antagonistes qui sont les différents états des « moi successifs » de l’auteur. Il ne revient à la conscience pour expliquer sa découverte. Par delà les pavés inégaux, les livres de la bibliothèque des Guermantes, ce dernier jour crépusculaire du livre n’est-il pas la répétition métaphorique du 30 mai 1914, lui-même la réactivation du 19 novembre 1907 ?

Dans le chaos de la guerre réinventée, les gladiateurs circulent dans le sang et dans le sens.
Cette « valse-hésitation » est l’outil-même qui garantit la survie des disparus, non seulement en nous mais aussi hors de nous « comme dans une autre vie »

J’évoquai le beau regard bon et pitoyable de cette Albertine-là, ses grosses joues, son cou aux larges grains. C’était l’image d’une morte, mais, comme cette morte vivait, il me fut aisé de faire immédiatement ce que j’eusse fait infailliblement si elle avait été auprès de moi de son vivant (ce que je ferais si je devais jamais la retrouver dans une autre vie), je lui pardonnai. (…) Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol ; des hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais compte que ce grand amour prolongé pour Albertine était comme l’ombre du sentiment que j’avais eu pour elle, en reproduisait les diverses parties et obéissait aux mêmes lois que la réalité sentimentale qu’il reflétait au-delà de la mort. (…) Trop de temps passé sans penser à elle eût rompu dans mon souvenir la continuité, qui est le principe même de la vie, qui pourtant peut se ressaisir après un certain intervalle de temps. N’en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine quand elle vivait, lequel avait pu se renouer après un assez long intervalle dans lequel j’étais resté sans penser à elle ? Or mon souvenir devait obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longs intervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, que refléter après la mort d’Albertine le sentiment que j’avais eu pour elle, il était comme l’ombre de mon amour.


Dans ses ingénieuses propositions pour une chronologie , le philosophe Jacques Dariulat émet l’idée que la survie s’étend à un au-delà de la mort de l’auteur lui-même :

L’écrivain superpose volontiers des temps dissemblables, comme autant d’échos dans les palais de Mémoire. Dans l’éternité de la création romanesque, le temps proustien n’est pas successif, il est simultané. La temporalité de La Recherche n’est pas une temporalité linéaire, mais arborescente, parcourue d’échos et de résonances, une temporalité ondulatoire qui vibre dans le champ de réminiscence, temporalité anamnésique qui doit plus à l’essence de la durée qu’à la systématique de l’emploi du temps. (…)

1922, 18 novembre : mort de Marcel Proust. Les dates qui suivent sont donc, sans que l’auteur n’ait pu le deviner lui-même, des dates posthumes. La matinée Guermantes prend alors le sens d’une conversation aux enfers où tous les personnages, tels des fantômes, se rencontrent comme hors du temps, à la façon de la rencontre de Sophocle avec Racine imaginée dans la composition qu’a dû faire Gisèle pour l’obtention de son certificat d’études (II, 264-266).

1921-22 : Sidonie Verdurin pourrait épouser le Prince de Guermantes vers 1921-22, soit un ou deux ans après la mort de son mari, le duc de Duras. Ceci nous conduit à admettre comme plausible pour la matinée Guermantes une date entre 1923 et 1926.

1923/26 : matinée Guermantes. Retour du Narrateur à Paris. Odette aurait entre 69 et 74 ans ; le Narrateur, 45-48 ans ; Charlus, environ 80 ans ; son frère Basin, duc de Guermantes, 83 ans (« le sommet peu praticable de quatre-vingt-trois années » : IV, 625) … A cette même réception, « il y avait au moins vingt ans » qu’Oriane a rencontré Bloch pour la première fois (IV, 550). Or cette première rencontre eut lieu lors de l’après-midi Villeparisis, en 1898. La matinée Guermantes aurait donc lieu vers 1920. Il faut pourtant la situer plus tard, puisque « beaucoup d’années passèrent » entre le séjour parisien du Narrateur en 1916 et la réception chez le Prince (IV, 433). « Beaucoup d’années », ce ne peut guère être moins de dix ans… Ce serait donc bien en 1926 que le Narrateur assiste au fantastique bal de têtes où il prend conscience de sa vocation d’écrivain. Car c’est tout de suite après la matinée Guermantes qu’il se met enfin au travail. Ce qui signifie, à rigoureusement parler, que Proust, mort en 1922, ne part qu'après sa mort à la recherche du temps perdu. La voix qui résonne dans la profondeur des temps et des espaces, tout au long de ces trois mille pages, est une voix d'outre-tombe. 



Nom de tranchées : le nom

Court aparté pour les amateurs de cul par-dessus tête : interrogation non résolue sur l’onomastique concernant les rapports entre guerre et inversion, qui n’intéresse aucun des historiens qui sont pourtant forcés d’y faire référence trouvant les termes dans les JMO à propos de l’ offensive de Champagne de septembre 1915. Comme je ne suis pas plus futé qu’eux, la question posée par la dénomination ne trouvera pas de réponse.

Forum 14/18
Concernant la tranchée des tantes, il y a un « boyau des tantes » au Sud-Est du massif de Moronvillers, au bord de la route, en face du transfo EDF. S'agit-il de celui-là ?
A l'Est de Navarin, (Bois Chevron) sur une carte au 1/5000, 14 Avril 1917, j'ai une « tranchée des homosexuels » et une « Tranchée des invertis ».

Le 27 septembre, l'avancée française se poursuivit lentement.
A 14 h 30 un nouvel assaut fut lancé mais les troupes françaises furent arrêtées entre Navarin et les environs de Souain.
La 2ème ligne allemande était entamée en deux points seulement.
Le 28 septembre, les unités, réorganisées, furent repositionnées.
La 14ème division prit la tranchée « des Tantes ».
Le Q.G. du général de Castelnau pensa y voir une brèche et sur la foi d'une information non vérifiée et contredite par les observateurs aériens, lança des troupes. Deux attaques se mélangèrent dans ce petit goulet : une qui devait contourner la tranchée des Vandales, l'autre qui devait aller vers le N.O. prendre la parallèle du Bois Théodore.

28 septembre : Situation inchangée jusqu’à 9h30, heure à laquelle arrive l’ordre de mettre la 314ème Brigade de chasseurs à la disposition du Général Cheuret, commandant dt la 14ème division. La Brigade est dirigée vers l’Est.  Elle suit les lisières des bois Raquette… Elle est rassemblée dans le Bois 28.  A 18h30 arrive l’ordre d’attaque.  Objectif : la tranchée allemande dite « Tranchée des Tantes » aux n° 1205 et 1207

En ligne dès le 29 septembre 1915, au nord de Souain, dans la tranchée des « Tantes », enlevée la veille par nos troupes, et qui est située entre celle de « Lubeck » et celle des « Homosexuels » (les cartes d’époque portent l’orthographe « Homo-sexuels »), en butte à un feu très violent d’artillerie, [le 114è B.C.A] exécute avec succès deux attaques partielles.


« Cependant, au cours de la journée du 29, on vit briller une dernière lueur d'espoir.
Le 28 au soir, nous avions pris pied dans un élément de la deuxième position que nos soldats désignaient sous un terme d'argot à la crudité rabelaisienne : ils l'appelaient la tranchée des Tantes. Celle-ci fut même légèrement dépassée. On signala aussitôt cette progression à l'état-major du 7e Corps qui pensa que l'élargissement de cette brèche pouvait conduire à la percée.
Durant la nuit, toutes les unités disponibles furent acheminées vers cette partie du front
Le lendemain, plus de neuf régiments franchirent la tranchée des Tantes.
Malheureusement, ils avaient été amenés des points les plus divers et plusieurs même venaient de débarquer. Ils ne connaissaient pas le terrain, ce qui rendit très pénible leur marche vers le lieu de concentration et occasionna les retards les plus préjudiciables. »

On trouve

- une Tranchée des Homosexuels près de Navarin dans la Marne à gauche du « trou de sourie » que constitue la Tranchées des Tantes, enclavée avant la Tranchée de Lübeck.
- une Tranchée des Invertis de Navarin Marne, à droite de la Tranchée de Lübeck.
On relève encore, sans doute sans rapport un
- Boyau des Maitres-Chanteurs àVaux, référence wagnérienne ? Et à Avaucourt dans la Meuse un
Boyau des Traîtres.


Françoise Férole :

J’ignore l’origine de ces noms, mais je ne pense pas qu’ils visent plus les allemands que les français : à l’époque de cette bataille, la tranchée des homosexuels était allemande et la tranchées des tantes française. Je pense qu’il vaut mieux considérer le côté géographique plus que péjoratif de ces termes. Ces noms ont été donnés dès la création de ces tranchées.

Proust Le Temps retrouvé

« Il y a un côté de la guerre qu’il [Saint-Loup] commençait à apercevoir, dis-je [à Gilberte], c’est qu’elle est humaine, se vit comme un amour ou comme une haine, pourrait être racontée comme un roman, et que par conséquent, si tel ou tel va répétant que la stratégie est une science, cela ne l’aide en rien à comprendre la guerre, parce que la guerre n’est pas stratégique. L’ennemi ne connaît pas plus nos plans que nous ne savons le but poursuivi par la femme que nous aimons, et ces plans peut-être ne les savons-nous pas nous-mêmes. Les Allemands, dans l’offensive de mars 1918, avaient-ils pour but de prendre Amiens ? Nous n’en savons rien. Peut-être ne le savaient-ils pas eux-mêmes, et est-ce l’événement de leur progression à l’ouest, vers Amiens, qui détermina leur projet. À supposer que la guerre soit scientifique, encore faudrait-il la peindre comme Elstir peignait la mer, par l’autre sens, et partir des illusions, des croyances qu’on rectifie peu à peu, comme Dostoïevski raconterait une vie. D’ailleurs, il est trop certain que la guerre n’est point stratégique, mais plutôt médicale, comportant des accidents imprévus que le clinicien pouvait espérer éviter, comme la Révolution russe. »







Le futur antérieur


Même en admettant l’état d’inachèvement des des deux premières sections du Temps retrouvé, il est peu probable que Proust en eut précisé la chronologie « à rebours » - faisant office de tremplin. Au temps réel de l’écriture l’auteur rejoint son Narrateur dans le temps nouveau de l’après-guerre. Quand il refait l’histoire, il l’écrit dans l’ambiguïté d’une sorte de futur antérieur, ou plutôt de ce temps qu’ignore la conjugaison française, mais non la grammaire, le futur du passé : lorsqu'une action survient dans le passé, on peut exprimer un événement futur par rapport à cette action en utilisant le futur du passé. Le futur du passé se forme simplement en utilisant le conditionnel. Le conditionnel présent correspond au futur du passé et le conditionnel passé correspond au futur antérieur du passé.

Même la syntaxe de l’excellent Norpois subit du fait de la guerre une altération aussi profonde que la fabrication du pain ou la rapidité des transports. Avez-vous remarqué que l’excellent homme, tenant à proclamer ses désirs comme une vérité sur le point d’être réalisée, n’ose pas tout de même employer le futur pur et simple, qui risquerait d’être contredit par les événements, mais a adopté comme signe de ce temps le verbe savoir ? (…) « savoir », dans les articles de Norpois, est le signe du futur, c'est-à-dire le signe des désirs de Norpois (...) vous comprenez bien que si « savoir » n'était pas devenu le simple signe du futur, on comprendrait à la rigueur que le sujet de ce verbe pût être un pays, par exemple chaque fois que Norpois dit : « L'Amérique ne saurait rester indifférente à ces violations répétées du droit », « La monarchie bicéphale ne saurait manquer de venir à résipiscence ». Il est clair que de telles phrases expriment les désirs de Norpois (…), mais enfin, là le verbe peut encore garder malgré tout son sens ancien, car un pays peut « savoir », l'Amérique peut « savoir », la monarchie « bicéphale » elle-même peut « savoir » (…), mais le doute n'est plus possible quand Norpois écrit : « Ces dévastations systématiques ne sauraient persuader aux neutres », « La région des lacs ne saurait manquer de tomber à bref délai aux mains des alliés », « Les résultats de ces élections neutralistes ne sauraient refléter l'opinion de la grande majorité du pays. » Or il est certain que ces dévastations, ces régions et ces résultats de votes sont des choses inanimées qui ne peuvent pas « savoir ». Par cette formule Norpois adresse simplement aux neutres l'injonction (à laquelle j'ai le regret de constater qu'ils ne semblent pas obéir) de sortir de la neutralité ou aux régions des lacs de ne plus appartenir aux « Boches » (M. de Charlus mettait à prononcer le mot « boche » le même genre de hardiesse que jadis dans le train de Balbec à parler des hommes dont le goût n'est pas pour les femmes).


Ces assertions, vu par le petit bout de la lorgnette de personnages à courte vue – non pas Charlus mais les mondaines - sont certes énoncées à l’imparfait, mais le désordre des événements suggère plusieurs issues à venir possibles.

Mme Verdurin, pour communiquer les nouvelles, disait : « nous » en parlant de la France. « Hé bien voici : nous exigeons du roi de Grèce qu’il retire du Péloponnèse, etc. ; nous lui envoyons, etc. » Et dans tous ses récits revenait tout le temps le GQG (« j’ai téléphoné au GQG ») abréviation qu’elle avait à prononcer le même plaisir qu’avaient naguère les femmes qui ne connaissaient pas le Prince d’Agrigente, à demander en souriant, quand on parlait de lui et pour montrer qu’elles étaient au courant : « Grigri ? », […]
L’emploi du sigle GQG, et la superposition de la question grecque ( la France n’obtient l’exil de Constantin qu’en juin 1917) me suggère que les « plaisirs et opinions de M. de Charlus pendant la guerre » pourraient se dérouler peu ou prou (avec ses habituelles anomalies rétrospectives) durant les onze semaines où Lyautey occupa le poste de ministre de la guerre (de décembre 1916 à mars 1917). En ce qui concerne son action, Lyautey tenta en effet de reprendre la main sur le GQG qui agissait comme un second ministère. Alors qu’il réclamait l’unité du commandement, le gouvernement Briand lui avait déjà sans l’en avertir, mis dans les pattes Nivelle, concepteur du plan désastreux qui aboutit à la débâcle d’avril 1917 (Lyautey avait déclaré au colonel Renouard, envoyé par Nivelle : « Voyons mon petit, c'est un plan pour l'armée de la Grande-duchesse de Gérolstein »). Légitimiste, plus préoccupé par les questions économiques et sociales que ses adversaires de gauche, Lyautey fut contraint à la démission après avoir créé une direction de l’aviation dont il refusa de discuter devant le parlement afin de ne pas abattre « exposer la défense nationale à des risques pleins de périls ». André Maurois rapporte qu’il déclara à Guillaume de Tardes le soir de sa démission : « Tu avais raison, je n'ai jamais rien compris à cette race ». Lyautey tenta d’œuvrer aussi pour pallier la défection probable des rusees à une entrée en guerre des Etats-Unis, où l’opinion publique avait été retournée par le torpillage du Lusitania, le 7 mai 1915 . c’est encore à Mme Verdurin que se rattache le commentaire de ce drame, dans un fragment demeuré célèbre où la cruauté le dispute à l’humour noir.
Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait avait fini par obtenir de Cottard une ordonnance qui lui permit de s’en faire faire dans un certain restaurant […]. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d’un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait, et donnant des pichenettes à son journal pour qu’il pût se tenir grand ouvert sans qu’elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : « Quelle horreur ! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies. » Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l’air qui surnageait sur sa figure, amené là probablement par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d’une douce satisfaction.
D’où provient cet effet comique envers le drame qui ouvrit au colonialisme américain les portes de l’Europe ? On ne peut évidemment supposer que Proust ait deviné les dessous de cette manipulation puisque la confirmation n’intervint qu’en 1972 que le paquebot avait été chargé par les services secrets britanniques et américains de canons et de matériel de guerre, raison pour laquelle une seule torpille allemande le fit exploser par hasard.
Quelques pages plus avant, après avoir évoqué les paysages de Paris en 1914, et revenant en arrière (« Mais il faut revenir en arrière. Je descends [présent] les boulevards à côté de M. de Charlus ») ce n’est plus en 1916 que se situe la rencontre avec Charlus, mais en 1918.
La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine, quand ils causaient avec vous, de s'excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts à en propager sincèrement d'autres, qu'ils oublieraient aussi vite. C’était l’époque où il y avait continuellement des raids de gothas ; l’air grésillait perpétuellement d’une vibration vigilante et sonore d’aéroplanes français. Mais parfois retentissait la sirène comme un appel déchirant de Walkyrie (…) jusqu’à l’heure où les pompiers annonçaient que l’alerte était finie tandis qu’à côté d’eux la berloque [appel de sirène qui signale la fin d’une alerte, terme emprunté à la dénomination de la sonnerie de clairon qui marque pour le soldat l’autorisation de rompre les rangs], comme un invisible gamin, commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle et jetait en l’air son cri de joie.
Jusqu’à la fin de 1917, Paris n’a été bombardé que par les zeppelins ou des avions monoplans, principalement les Taube.
M. de Charlus me dit son admiration pour ces aviateurs, et comme il ne pouvait pas plus s’empêcher de donner libre cours à sa germanophilie qu’à ses autres penchants tout en niant l’une comme les autres : « D’ailleurs j’ajoute que j’admire autant les Allemands qui montent dans des gothas. Et sur des zeppelins, pensez le courage qu’il faut. Mais ce sont des héros tout simplement. Qu’est-ce que ça peut faire que ce soit sur des civils qu’ils lancent leurs bombes puisque ces batteries tirent sur eux ? Est-ce que vous avez peur des gothas et du canon ? » J’avouai que non et peut-être je me trompais.(…) D’ailleurs formées isolément, ces idées de bombes lancées, de mort possible n’ajoutèrent pour moi rien de tragique à l’image que je me faisais du passage des aéronefs allemands jusqu’à ce que j’eusse vu de l’un d’eux ballotté, segmenté à mes regards par les flots de brume d’un ciel agité, d’un aéroplane que, bien que je le susse meurtrier, je n’imaginais que stellaire et céleste, j’eusse vu un soir le geste de la bombe lancée vers nous.

Le premier raid sur Paris de ces bombardiers lourds dénommés gothas (du nom de la ville de production) qui sont mentionnés à de multiples reprises, date du 30 janvier 1918 ; trente appareils larguèrent cette nuit là 250 torpilles en 20 minutes, occasionnant 63 morts. Entre janvier et septembre 1918 eurent lieu 33 raids, faisant monter à 787 le nombre de victimes et semant une terreur dont l’efficacité réelle n’égalait en rien celle des tirs de berthas, mais qui poussa la population à se réfugier dans les caves et le métro :
Charlus : Quels documents pour l’histoire future, quand les gaz asphyxiants analogues à ceux qu’émettait le Vésuve et des écroulements comme ceux qui ensevelirent Pompéi garderont intactes toutes les dernières imprudentes qui n’ont pas fait encore filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues. D’ailleurs, n’est-ce pas déjà, depuis un an, Pompéi par fragments, chaque soir, que ces gens se sauvant dans les caves, non pas pour en rapporter quelque vieille bouteille de Mouton Rothschild ou de Saint-Émilion, mais pour cacher avec eux ce qu’ils ont de plus précieux, comme les prêtres d’Herculanum surpris par la mort au moment où ils emportaient les vases sacrés. C’est toujours l’attachement à l’objet qui amène la mort du possesseur. (…) Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu’elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible. On a retrouvé sur les murs d’une des maisons de Pompéi cette inscription révélatrice : « Sodoma, Gomora. ».
On en revient toujours au point de départ, et pas seulement pour les Charlus. La peur de ces insectes sous-terrains des backs-rooms condamnés à ne pas se reproduire se transforme en manifestation libérée d’un plaisir équivoque ; telle est la leçon de la modernité :
Quelques-uns de ces pompéiens, sur qui pleuvait déjà le feu du ciel, descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des catacombes. (…) Or l’obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plain pied dans un domaine de caresses où l’on n’accède d’habitude qu’après quelque temps. Que l’objet convoité soit, en effet, une femme ou un homme, (…) le soir même, dans une rue, si faiblement éclairée qu’elle soit, il y a du moins un préambule (…) Dans l’obscurité tout ce vieux jeu se trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. Il reste l’excuse de l’obscurité même et des erreurs qu’elle engendre si l’on est mal reçu. Si on l’est bien, cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se rapproche, nous donne de celle ou celui à qui nous nous adressons silencieusement une idée qu’elle est sans préjugés, pleine de vice, idée qui ajoute un surcroît au bonheur d’avoir pu mordre à même le fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de permission. Et cependant l’obscurité persiste.
La traversée de la nuit précède le couchant de l’illumination : le jour de l’Occident est la nuit de l’Orient.



Le conte de la pénultième nuit 


Dans son article Le Temps retrouvé, roman de la fin d’un monde ? Florence Godeau livre une brillante analyse de l’aspect nocturne du passage central du tome final de la Recherche.

Le Temps retrouvé est un roman nocturne et noctambule, en regard des aurores et des belles après-midi printanières et estivales de l’enfance et de l’adolescence, ou des crépuscules parisiens et vénitiens de La Prisonnière et de La Fugitive. L’essentiel de sa première partie se déroule durant une soirée et une nuit de l’hiver 1916 (…) Cette première (sic) partie du Temps retrouvé est donc particulièrement digressive, mais par son effervescence anecdotique plus que par le jeu de développements abstraits(...) Elle est, en outre, rythmée par la déambulation du Narrateur-personnage dans un espace-temps bouleversé, retourné, en un mot : méconnaissable. Le Narrateur voit tout d’abord dans ce Paris nocturne et déserté un paysage rustique (…) . Puis la ville devient paysage maritime, au bord d’une mer agitée, préparant l’image de la navigation hasardeuse, qu’on trouvera plus loin. Quant à la ligne des grands boulevards, que le Narrateur, « buttant çà et là contre des poubelles, prenant un chemin pour un autre », va descendre ensuite, elle semble, telle une tranchée, séparer le monde des apparences … et son envers. Du sordide infamilier (personne ne s’étonnera que le mot « poubelles » soit un hapax dans la Recherche) aux voluptueux supplices, underground, le pas est franchi. Involontairement, bien sûr (de la part du personnage proustien), mais, de manière parfaitement lisible, par l’écrivain lui-même. La traversée nocturne de ce Paris de 1916 peut donc se lire comme une catabase*, dont la fonction initiatique serait implicitement soulignée par le biais de l’allusion à l’univers des Mille et une nuits, bien sûr, mais aussi aux « rituels » célébrés au fond des « catacombes » auxquelles sont comparés les couloirs du métro ; dans l’obscurité, s’abolit le « vieux jeu » des codifications sociales et morales : « les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. » (TR, p. 141)
* »La catabase est la descente de l'esprit, soit imaginaire, soit rituelle , soit spirituelle ; elle a lieu soit en enfer (ex. : Orphée descendant chercher Eurydice aux Enfers) soit au royaume des morts (ex. : Jésus, selon Matthieu, XXVII), soit à l'intérieur de la Terre (ex. : l'antre de Trophonios) ; le but est nécromantique (acquérir des savoirs ou pouvoirs par les morts), ou chamanique (extase, guérison, recherche des âmes, etc.) ou initiatique (revenir à l'origine ou à 'l'intérieur') ou symbolique »(Pierre A. Riffard, Dictionnaire de l'ésotérisme, Payot, 1983).


Etendue à tout phénomène scriptural – de la part d’un écrivain qui se suicida – cette lecture apocalyptique est aussi celle de Mishima :

Mais en ce qui concerne Proust, mon idée est que Proust a tenté de finir la réalité [ je dirais d’en finir avec le mensonge de la réalité] en écrivant son roman. Car les mots n’ont que la fonction de finir, non de commencer. Une fois que quelque chose est exprimé, quelque chose finit. Sans cette conscience, un artiste n’a pas le droit d’exprimer. Personne ne peut arrêter chaque instant passé. Seul les mots peuvent le faire. Et c’est ça, une œuvre d’art. Et dans le prolongement de cette pensée, on arrive à comprendre la volonté de Proust de finir la réalité. (…) Les mots ne peuvent rien commencer, ils ne rénovent pas, ne produisent pas, ne servent pas à faire la révolution. Du moins l’art ne peut servir à la faire. Ils n’améliorent pas la société, ni les hommes. Ils ne font que finir. Il me semble que les mots permettent l’euthanasie du monde (...) oui, les mots sont une euthanasie. Sinon, l’homme ne peut supporter le passage du temps. (Entretiens avec Nakamura Mitsuo. L’homme et la littérature,[1967])




Il faut toutefois remarquer que le titre choisi par Florence Godeau reste interrogatif (et stipule fin d’un monde et non fin du monde). En effet, l’épisode de la guerre est, je l’ai suffisamment répété, une plongée dans la nuit, mais cette nuit n’est pas éternelle, puisque l’entrée dans la bibliothèque du prince de Guermantes se situe à nouveau Avant la Nuit, avant le temps réel du passage à l’écriture, avant son résultat même, le roman à écrire que le lecteur vient de lire. L’irrationnel de cette chronologie est éminemment logique, puisque pour écrire un « roman de guerre », la première condition nécessaire est d’y survivre, quand bien même, comme on l’a entrevu avec Dariulat, cette survie ne serait qu’une prescience divinatoire d’un après la mort.

L’ambivalence de la thématique de la résurrection, dans lequel la traversée des enfers dantesques -où le guide n’est plus Virgile ni Béatrice mais Charlus et l’aviateur-fantôme, est un prélude à une forme de renaissance de la conscience, de l’esprit, comment qu’on veuille l’appeler, suggère que l’épisode nocturne et sous-terrain n’est que le conte de la 1000è nuit, l’avant-dernière donc.

Comme le montre Bernard Brun (in Le fauteuil magique), après avoir recensé les étapes de la création, c’est ici que culmine la comparaison entre entre Recherche et Mille et une nuit, ce qui est logique encore puisque l’écriture de la fin est aussi celle du début.

La genèse de la structure générale du roman semble bien directement inspirée de l’organisation narrative des Mille et Une Nuits. Il est fragmenté en autant de récits, d’événements empilés les uns sur les autres, sans lien apparent entre eux, dans une grande discontinuité chronologique. C’est une rétrospection nocturne qui ordonne le récit. (…). D’autres ont éclairé une structure identique pour la fin de l’œuvre. Le Cahier 50, daté du début 1911 ou même de la fin 1910, vient reprendre les éléments de “ Proust 45 ” et des premiers cahiers de l’essai narratif, qui sont aussi les premiers brouillons de l’ouverture [« longtemps je me suis couché de bonne heure » et le conte du dormeur éveillé ] (…) En voici les principales hésitations :
« C’est ainsi que pendant ces longues heures où je restais éveillé quand je restais sans dormir une partie de la nuit, je revoyais telle ou telle scène de ma vie d’autrefois […] C’est ainsi que je restais souvent tout le reste de la nuit jusqu’au matin, quand je m’étais éveillé au commencement de la nuit, à me rappeler songer à telle ou telle époque période de ma vie. » (f40r)
Le Cahier 50 est explicitement rédigé à cette époque pour refermer, par un morceau de bravoure, le cycle rétrospectif des souvenirs, de façon à introduire la matinée de Contre Sainte-Beuve (discussion avec Maman sur la critique littéraire et sur l’esthétique) qui deviendra Le Temps retrouvé ; un temps retrouvé qui commence dès La Prisonnière, avec l’ouverture symphonique des bruits de la rue, l’organisation en matinées, le septuor de Vinteuil entendu chez les Verdurin et la conversation avec Albertine. Mais voici comment Proust introduit les premiers bruits de la rue dans la chambre matinale :
« Ce pâle signé tracé au-dessus des rideaux par le doigt levé du matin qui mettait en fuite à toute vitesse la demeure crue réelle tout à l’heure, faisant régner le mur là où s’étendait il y a un moment ma cour, lui faisant rejoindre les autres demeures du songe, <comme si elle avait été> pareille à ce <nocturne>palais du conte oriental dont <pendant le jour> le dormeur éveillé ne retrouve même plus l’emplacement, cette mince raie il me suffisait de l’apercevoir pour apprendre le temps qu’il fait »(C50, ff41-42).
L’Orient est évoqué dès avant la promenade avec Charlus : “ Là, l’impression d’Orient que je venais d’avoir se renouvela… ” (IV, 342). Dans le manuscrit, seul repère véritable pour les philologues, le Bosphore apparaît dans une addition marginale, à la fin de cette rencontre, après la référence à Pompéï :

Il faisait une nuit transparente et sans un souffle ; j’imaginais que la Seine coulant entre ses ponts circulaires, faits de leur plateau et de son reflet, devait ressembler au Bosphore. Et symbole soit de cette invasion que prédisait le défaitisme de M. de Charlus, soit de la coopération de nos frères musulmans avec les armées de la France, la lune étroite et recourbée comme un sequin semblait mettre le ciel parisien sous le signe oriental du croissant.

Le déploiement d’un orient réinventé Bagdad, Babel, Venise, Jérusalem, Constantinople, traite ce « nocturne sur le Bosphore » (d’abord un équivalent du directoire issu de la révolution) comme une sorte de « bal travesti » :

(…) je me trouvai sans m’en douter, suivant machinalement un dédale de rues obscures, arrivé sur les boulevards. Là, l’impression d’Orient que je venais d’avoir se renouvela et, d’autre part, à l’évocation du Paris du Directoire succéda celle du Paris de 1815. Comme en 1815 c’était le défilé le plus disparate des uniformes des troupes alliées ; et, parmi elles, des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous enturbannés de blanc suffisaient pour que de ce Paris où je me promenais je fisse toute une imaginaire cité exotique, dans un Orient à la fois minutieusement exact en ce qui concernait les costumes et la couleur des visages, arbitrairement chimérique en ce qui concernait le décor, comme de la ville où il vivait, Carpaccio fit une Jérusalem ou une Constantinople en y assemblant une foule dont la merveilleuse bigarrure n’était pas plus colorée que celle-ci. Marchant derrière deux zouaves qui ne semblaient guère se préoccuper de lui, j’aperçus un homme gras et gros, en feutre mou, en longue houppelande et sur la figure mauve duquel j’hésitai si je devais mettre le nom d’un acteur ou d’un peintre également connus pour d’innombrables scandales sodomistes. J’étais certain en tout cas que je ne connaissais pas le promeneur, aussi fus-je bien surpris, quand ses regards rencontrèrent les miens, de voir qu’il avait l’air gêné et fit exprès de s’arrêter et de venir à moi comme un homme qui veut montrer que vous ne le surprenez nullement en train de se livrer à une occupation qu’il eût préféré laisser secrète. Une seconde je me demandai qui me disait bonjour : c’était M. de Charlus.

Comme dans toute structure de conte, les personnages entrevus et d’abord non reconnus surgissent à tous les carrefours ; à peine les a-t-on quittés (fussent des années avant mais le temps du rêve est synthétique et simultané) qu’ils surgissent de nouveau devant le somnambule plongé dans le sommeil hypnotique, Charlus espionné, mais aussi le fantôme de Saint-Loup, délesté, scénario symbolique exige, de sa croix d’apôtre. Ils sont par leurs manifestation théophaniques les pivots de l’errance (dirigée) du roi-mage solitaire, car c’est bien le Narrateur et non ses cicerones qui est « en quête d’aventure », celui qui se cherche lui-même comme le héros condamné à divaguer dans Venise du Conte de la 672è nuit d’Hoffmannsthal. Ce qui porte le dormeur éveillé vers le centre du réseau intestinal, (déplacé, ex-centré, l’unique maison éclairée, l’hôtel de passe où sont reclus les jeunes gens offerts en sacrifice) ce n’est pas la curiosité, mais un besoin d’ordre plus essentiel, la soif, conséquence des états fébriles et métaphore de l’assouvissement du désir :

Ce ne fut pas l’Orient de Decamps, ni même de Delacroix qui commença de hanter mon imagination quand le baron m’eut quitté, mais le vieil Orient de ces Mille et une Nuits que j’avais tant aimées, et, me perdant peu à peu dans le lacis de ces rues noires, je pensais au calife Haroun Al Raschid en quête d’aventures dans les quartiers perdus de Bagdad. D’autre part, la chaleur du temps et de la marche m’avait donné soif, mais depuis longtemps tous les bars étaient fermés, et à cause de la pénurie d’essence les rares taxis que je rencontrais, conduits par des Levantins ou des Nègres, ne prenaient même pas la peine de répondre à mes signes. Le seul endroit où j’aurais pu me faire servir à boire et reprendre des forces pour rentrer chez moi eût été un hôtel. Mais dans la rue assez éloignée du centre où j’étais parvenu, tous, depuis que sur Paris les gothas lançaient leurs bombes, avaient fermé. Il en était de même de presque toutes les boutiques de commerçants, lesquels, faute d’employés ou eux-mêmes pris de peur, avaient fui à la campagne et laissé sur la porte un avertissement habituel écrit à la main et annonçant leur réouverture pour une époque éloignée et, d’ailleurs, problématique. Les autres établissements qui avaient pu survivre encore annonçaient de la même manière qu’ils n’ouvraient que deux fois par semaine. On sentait que la misère, l’abandon, la peur habitaient tout ce quartier. Je n’en fus que plus surpris de voir qu’entre ces maisons délaissées il y en avait une où la vie au contraire semblait avoir vaincu l’effroi, la faillite, et entretenait l’activité et la richesse. Derrière les volets clos de chaque fenêtre la lumière, tamisée à cause des ordonnances de police, décelait pourtant un insouci complet de l’économie. Et à tout instant la porte s’ouvrait pour laisser entrer ou sortir quelque visiteur nouveau. C’était un hôtel par qui la jalousie de tous les commerçants voisins (à cause de l’argent que ses propriétaires devaient gagner) devait être excitée ; et ma curiosité le fut aussi quand je vis sortir rapidement, à une quinzaine de mètres de moi, c’est-à-dire trop loin pour que dans l’obscurité profonde je pusse le reconnaître, un officier. (…)
Cet hôtel servait-il de lieu de rendez-vous à des espions ? L’officier avait depuis un moment disparu quand je vis entrer de simples soldats de plusieurs armes, ce qui ajouta encore à la force de ma supposition. J’avais, d’autre part, extrêmement soif. « Il est probable que je pourrai trouver à boire ici », me dis-je, et j’en profitai pour tâcher d’assouvir, malgré l’inquiétude qui s’y mêlait, ma curiosité. Je ne pense donc pas que ce fut la curiosité de cette rencontre qui me décida à monter le petit escalier de quelques marches au bout duquel la porte d’une espèce de vestibule était ouverte, sans doute à cause de la chaleur.

Il y a bien, non plus dans les contes orientaux mais dans les mythes au moins un personnage qui revient des enfers, après avoir enchaîné le chien Cerbère à triple face, c’est Hercule.

Charlus : Paris, lui, ne fut pas, comme Herculanum, fondé par Hercule. Mais que de ressemblances s’imposent ! et cette lucidité qui nous est donnée n’est pas que de notre époque, chacune l’a possédée. Si je pense que nous pouvons avoir demain le sort des villes du Vésuve, celles-ci sentaient qu’elles étaient menacées du sort des villes maudites de la Bible.

Du monde latin, on remonte à l’origine grecque. Dans la bouche de Charlus, au moment où le CEO ravage la Macédoine et installe ses potentats et ses califes à la petite semaine d’éphémères républiques de croisés, il y a plus que de l’ironie, à comparer sous l’angle esthétique les soldats britanniques à des statues antiques ou aux amants du bataillon sacré de la légion thébaine :

« J’admire tous les héros de cette guerre, dit-il. Tenez, mon cher, les soldats anglais que j’ai un peu légèrement considérés au début de la guerre comme de simples joueurs de football assez présomptueux pour se mesurer avec des professionnels — et quels professionnels ! — hé bien, rien qu’esthétiquement ce sont des athlètes de la Grèce, vous entendez bien, de la Grèce, mon cher, ce sont les jeunes gens de Platon, ou plutôt des Spartiates. J’ai un ami qui est allé à Rouen où ils ont leur camp, il a vu des merveilles, de pures merveilles dont on n’a pas idée.

Quant à Hercule, héros de plusieurs catabases, il est venu dans le royaume des morts chercher Thésée, père d’Hippolyte, trompeur et trompé, vainqueur du monstre (l’homme blessé ou le miroir brisé) au cœur du labyrinthe.

Phèdre à Hippolyte (Racine II,5) :

Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non: dans ce dessein, je l'aurais devancée ;
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée ;  
C'est moi, prince, c'est moi, dont l'utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours…

Comme celui de Proust, le labyrinthe du mythe est à ciel ouvert : si l’on ne possède pas de fil, le moyen d’en sortir n’est plus linéaire, mais par le haut, à condition de posséder la prudence du constructeur, Dédale, et de ne pas s’approcher du soleil, comme Alfred-Icare, précipité dans la mer par la fonte de ses ailes. C’est bien en effet à la recherche du fantôme d’Agostinelli qu’est parti Proust dans le monde nocturne de l’enfer de la guerre, et c’est pour cela que le conte de la pénultième nuit est à la fois une danse des morts -le pandémonium- et un rêve érotique.
Dans l’enchevêtrement des contes enchâssés, Proust, non seulement livre explicitement ses sources, mais se paye le luxe de donner un nouvel indice (après « mon chéri Marcel » de La Prisonnière) de l’identification du Narrateur à l’auteur, placé dans la bouche du maître de cérémonie, Jupien :

« Vous parlez de bien des contes des Mille et Une Nuits, me dit-il. Mais j’en connais un qui n’est pas sans rapport avec le titre d’un livre que je crois avoir aperçu chez le baron (il faisait allusion à une traduction de Sésame et les Lys, de Ruskin, que j’avais envoyée à M. de Charlus). Si jamais vous étiez curieux, un soir, de voir, je ne dis pas quarante, mais une dizaine de voleurs, vous n’avez qu’à venir ici ; pour savoir si je suis là vous n’avez qu’à regarder là-haut, je laisse ma petite fenêtre ouverte et éclairée, cela veut dire que je suis venu, qu’on peut entrer ; c’est mon Sésame à moi. Je dis seulement Sésame. Car pour les Lys, si c’est eux que vous voulez, je vous conseille d’aller les chercher ailleurs. » Et me saluant assez cavalièrement, car une clientèle aristocratique et une clique de jeunes gens, qu’il menait comme un pirate, lui avaient donné une certaine familiarité, il prit congé de moi. Il m’avait à peine quitté que la sirène retentit, immédiatement suivie de violents tirs de barrage. On sentait que c’était tout auprès, juste au-dessus de nous, que l’avion allemand se tenait, et soudain le bruit d’une forte détonation montra qu’il venait de lancer une de ses bombes. 
 
L’espoir de survie égale la menace, l’homme ailé, le génie qui sort de la bouteille, est le fil qui relie les constellations.

Avant l’heure où les thés d’après-midi finissaient, à la tombée du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de petites taches brunes qu’on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons ou pour des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin une montagne on pourrait croire que c’est un nuage. Mais on est ému parce qu’on sait que ce nuage est immense, à l’état solide, et résistant. Ainsi étais-je ému parce que la tache brune dans le ciel d’été n’était ni un moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris. Le souvenir des aéroplanes que j’avais vus avec Albertine dans notre dernière promenade, près de Versailles, n’entrait pour rien dans cette émotion, car le souvenir de cette promenade m’était devenu indifférent. (…)

Des aéroplanes montaient encore comme des fusées rejoindre les étoiles et des projecteurs promenaient lentement, dans le ciel sectionné, comme une pâle poussière d’astres, d’errantes voies lactées. Cependant les aéroplanes venaient s’insérer au milieu des constellations et on aurait pu se croire dans un autre hémisphère en effet, en voyant ces « étoiles nouvelles ». (…)
Ces « étoiles nouvelles » sont celles que les Conquérants d’Hérédia voient monter du fond des océans, « en un ciel ignoré ». Il ne s’agit encore que de pénétrer par la porte du miroir sans tain dans la chambre aux mystères :
Tout cela pourtant, dans cette nuit paisible et menacée, gardait une apparence de rêve, de conte, et c’est à la fois avec une fierté de justicier et une volupté de poète que j’entrai délibérément dans l’hôtel.



Sous-textes, pré-textes, contexte

Comme la révolution astrale des promenades de la grand-mère apparaît dès le volume initial, une autre page de Proust dans A l’ombre des jeunes Filles en Fleurs, beaucoup moins attendue et citée que la comparaison du restaurant à l’aquarium, file longuement la métaphore du miroir des constellations, révélateur d’une réalité que ne peuvent entrevoir les dîneurs attachés à leurs préoccupations matérielles. Durant la soirée de plaisir offerte par Saint-Loup à Rivebelle, le même tissu d’allusions militaires -guerre en travesti à la manière de Cosi fan tutte- , d’harmonies musicales tziganes, évoquant le romantisme d’un tête-à-tête amoureux, se manifeste à l’esprit de l’observateur enivré qui admire le ballet des astronautes volant de planètes en tables tournantes.

Tandis qu’un valet de pied me demandait mon paletot, Saint-Loup me disait :
— Vous n’aurez pas froid ? Vous feriez peut-être mieux de le garder, il ne fait pas très chaud.
Je répondais : « Non, non », et peut-être je ne sentais pas le froid, mais en tous cas je ne savais plus la peur de tomber malade, la nécessité de ne pas mourir, l’importance de travailler. Je donnais mon paletot ; nous entrions dans la salle du restaurant aux sons de quelque marche guerrière jouée par les tziganes, nous nous avancions entre les rangées de tables servies comme dans un facile chemin de gloire, et, sentant l’ardeur joyeuse imprimée à notre corps par les rythmes de l’orchestre qui nous décernait ses honneurs militaires et ce triomphe immérité, nous la dissimulions sous une mine grave et glacée, sous une démarche pleine de lassitude, pour ne pas imiter ces gommeuses de café-concert qui, venant chanter sur un air belliqueux un couplet grivois, entrent en courant sur la scène avec la contenance martiale d’un général vainqueur.


La phrase qui sert de pivot à cette comparaison affirme curieusement la fraternité du narrateur avec les serviteurs, l’arrachant à son statut de bourgeois en villégiature, pour le hisser au niveau supérieur des demi-dieux animés par la vitesse, évoluant dans une autre dimension de l’espace, animés d’un mouvement perpétuel d’horlogerie qui règle et bouleverse le temps :
À partir de ce moment-là j’étais un homme nouveau, qui n’était plus le petit-fils de ma grand’mère et ne se souviendrait d’elle qu’en sortant, mais le frère momentané des garçons qui allaient nous servir. (…)
Bientôt le spectacle s’ordonna, à mes yeux du moins, d’une façon plus noble et plus calme. Toute cette activité vertigineuse se fixait en une calme harmonie. Je regardais les tables rondes, dont l’assemblée innombrable emplissait le restaurant, comme autant de planètes, telles que celles-ci sont figurées dans les tableaux allégoriques d’autrefois. D’ailleurs, une force d’attraction irrésistible s’exerçait entre ces astres divers et à chaque table les dîneurs n’avaient d’yeux que pour les tables où ils n’étaient pas, exception faite pour quelque riche amphitryon, lequel, ayant réussi à amener un écrivain célèbre, s’évertuait à tirer de lui, grâce aux vertus de la table tournante, des propos insignifiants dont les dames s’émerveillaient. L’harmonie de ces tables astrales n’empêchait pas l’incessante révolution des servants innombrables, lesquels parce qu’au lieu d’être assis, comme les dîneurs, ils étaient debout, évoluaient dans une zone supérieure. Sans doute l’un courait porter des hors-d’œuvres, changer le vin, ajouter des verres. Mais malgré ces raisons particulières, leur course perpétuelle entre les tables rondes finissait par dégager la loi de sa circulation vertigineuse et réglée. (…)


Puis toutes ces images triviales et poétiques retombent comme la pluie d’un jet d’eau pétrifié sur les épaules de « trop jeunes commis » violentés par leurs supérieurs, cherchant d’un regard vide le « rêve lointain » également entrevu par le spectateur dans la prescience trouble des songes de la drogue d’un mélange confus entre les dimensions :

Et je plaignais un peu tous les dîneurs parce que je sentais que pour eux les tables rondes n’étaient pas des planètes et qu’ils n’avaient pas pratiqué dans les choses un sectionnement qui nous débarrasse de leur apparence coutumière et nous permet d’apercevoir des analogies. Ils pensaient qu’ils dînaient avec telle ou telle personne, que le repas coûterait à peu près tant et qu’ils recommenceraient le lendemain. Et ils paraissaient absolument insensibles au déroulement d’un cortège de jeunes commis qui, probablement n’ayant pas à ce moment de besogne urgente, portaient processionnellement des pains dans des paniers. Quelques-uns, trop jeunes, abrutis par les taloches que leur donnaient en passant les maîtres d’hôtel, fixaient mélancoliquement leurs yeux sur un rêve lointain et n’étaient consolés que si quelque client de l’hôtel de Balbec où ils avaient jadis été employés, les reconnaissant, leur adressait la parole et leur disait personnellement d’emporter le champagne qui n’était pas buvable, ce qui les remplissait d’orgueil.

Les mêmes tireront le numéro de la bonne fortune auprès des clients riches de la Maison Dorée :

Plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyaient avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel, comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûtant au lieu d’un plaisir tout préparé et sédentaire celui d’une rencontre fortuite dans l’inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, comme dans un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes. (Le Temps retrouvé)


La question de l’espace-temps, des perspectives, des lignes de fuite multi-focales est sans doute une idée qui sous-tend toutes les démarches artistiques novatrice du 20è siècle commençant, devenant plus que la psychologie et la représentation du réel l’argument majeur de certaines démarches tant picturales que littéraires (comme Proust le décrit lui-même dans l’interview au Temps : « pour moi, le roman ce n’est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps. ») Quoiqu’il en parle assez peu, Proust a trouvé un point d’appui de ses intuitions théoriques dans les romans populaires de Wells.

Bernard Brun : Proust cite H.G. Wells dès 1907, dans Sentiments filiaux d’un parricide quand il rapproche du travail de mémoire la vacuité du regard et la machine à explorer le temps :

Si au moment où sa pensée va chercher quelque chose du passé pour le fixer, le ramener un moment à la vie, vous regarder les yeux de celui qui fait effort pour se souvenir, vous verrez qu’ils sont immédiatement vidés des formes qui les entourent et qu’ils reflétaient il y a un instant […] Alors les plus beaux yeux du monde ne nous touchent plus par leur beauté, ils ne sont plus, pour détourne rde sa signification une expression de Wells, que des « machines à explorer le Temps », des télescopes de l’invisible, qui deviennent à plus longue portée à mesure qu’on vieillit.

Est-ce cette machine qu’il évoque dès l’ouverture d’A la Recherche du temps perdu, comme le suggèrent les éditions annotées : « le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace ? »

A cette question rhétorique, Luc Fraisse (L’art, machine à voyager dans le temps) apporte la réponse suivante :

À la Recherche du temps perdu est, à sa manière, une Machine à explorer le temps. Si le romancier ne fait guère allusion à cette œuvre d’Herbert George Wells (1866-1946), traduite en 1899 par Henry D. Davray (1873-1944) pour la Société du Mercure de France, une lettre de 1902 mentionne déjà « d’assez mauvais mais très amusants livres d’une sorte de Jules Verne anglais qui s’appelle Wells », même si la formule semble surtout s’appliquer à L’Homme invisible, traduit par Achille Laurent chez Paul Ollendorff en 1901.

A vrai dire, tout le roman de Proust n’est-il pas aussi la recherche d’un homme invisible ? 
 
Par ailleurs selon Bernard Brun à 1899 la première traduction française de La machine à explorer le temps est antérieure :
Le mercure de France avait publié la traduction de Henri Davray en 1899. L’article de 1907 et le premier volume du roman de 1914 font allusion aux deux premières pages du chapitre IV « Le Voyage », quand Wells tente de mélanger les catégories du temps et de l’espace, de la nuit et du jour, de la durée et de l’instant, au moment du départ de la machine.

«Je respirai, serrai les dents, empoignai des deux mains le levier de mise en train et partis d’un seul coup. Le laboratoire devint brumeux,puis sombre. La servante entra, et se dirigea, sans paraître me voir, vers la porte donnant sur le jardin. () J’appuyai sur le levier jusqu’à sa position extrême. La nuit vint comme on éteint une lampe; et un moment après, demain était là.Le laboratoire devint confus et brumeux, et à chaque moment de plus en plus confus. Demain soir arriva tout obscur, puis le jour encore, puis une nuit, puis des jours et des nuits de plus en plus précipités! Un murmure vertigineux emplissait mes oreilles, une mystérieuse confusion descendait sur mon esprit. (…) L’obscure perception du laboratoire disparut bientôt et je vis le soleil sauter précipitamment à travers le ciel, bondissant à chaque minute, et chaque minute marquant un jour. Je pensai que le laboratoire avait dû être détruit et que j’étais maintenant en plein air. J’eus la vague impression d’escalader des échafaudages, mais j’allais déjà beaucoup trop vite pour avoir conscience des mouvements qui m’entouraient. (...) La scintillante succession de la clarté et des ténèbres était extrêmement pénible à l’œil. Puis,dans les ténèbres intermittentes, je voyais la lune parcourir rapidement ses phases et j’entrevoyais faiblement les révolutions des étoiles. Bientôt,tandis que j’avançais avec une vélocité croissante, la palpitation du jour et de la nuit se fondit en une teinte grise continue. Le ciel revêtit une admirable profondeur bleue, une splendide nuance lumineuse comme celle des premières lueurs du crépuscule; le soleil bondissant devint une traînée de feu, un arc lumineux dans l’espace; la lune, une bande ondoyante et plus faible, et je ne voyais plus rien des étoiles, sinon de temps en temps un cercle brillant qui tremblotait. » (Wells, Time machine)

Dans le prolongement de l’exploration temporelle, il me semble que personne n’ait souligné que le scénario du roman de Wells ne s’intéresse pas à un voyage rétrospectif (il ne pas s’agit pas de « remonter » le temps, plutôt de le démonter pour le reconstruire) mais à l’exploration de l’avenir vers le 800è siècle où la Terre est devenue le paradis des heureux et Eloïs, descendants androgynes de l’espèce humaine, qui passent leur temps à jouer tels des enfants et à manger des fruits. Il ne subsiste en surface plus aucune mauvaise herbe, ni aucune autre espèce animale. Malheureusement pour eux, les Morlocks aux yeux rouges sortent la nuit des profondeurs des montagnes, au sein desquelles leur supériorité technologique leur permet de fabriquer le paradis illusoire des Eloïms, devenus en réalité le bétail dont ils nourrissent. Le voyageur en déduit alors que l'espèce humaine a évolué en deux espèces différentes : les classes fortunées sont devenues les Éloïs oisifs, et les classes laborieuses piétinées sont devenues les Morlocks, brutaux et craignant la lumière.

Quoiqu’on pense de la morale de cette histoire, elle reste, comme de nombreux romans de Wells une vision de la guerre finale. C’est au plus connu des romans de Wells que Proust fait allusion dans la lettre qu’il adresse à à Lionel Hauser, la nuit de la déclaration de guerre de l’Autriche :

Dans les terribles jours que nous traversons tu as autre chose à faire qu'à écrire des lettres et à t'occuper de mes pauvres intérêts qui je te jure me semblent bien dénués d'importance quand
je pense que des millions d'hommes vont être massacrés dans une « Guerre des Mondes »
comparable à celle de Wells, parce qu'il est avantageux à l'empereur d’Autriche d’avoir un débouché sur la Mer Noire. J'espère encore, moi qui ne suis pas croyant, un suprême miracle qui arrêtera à la dernière seconde le déclenchement de la machine omni-meurtrière.

Proust a eu clairement conscience de vivre un roman de science-fiction, et conséquemment d’en écrire un ; essayant par le style de produire un texte « mauvais » mais aussi « amusant » que les romans de Wells, s’efforçant de masquer l’anticipation par le fantastique, échafaudant une sorte de « drame surréaliste » comme Apollinaire appela sa farce « Les Mamelles de Tirésias ».

Pour caractériser mon drame je me suis servi d’un néologisme qu’on me pardonnera car cela m’arrive rarement et j’ai forgé l’adjectif surréaliste qui ne signifie pas du tout symbolique (…) mais définit assez bien une tendance de l’art qui si elle n’est pas plus nouvelle que tout ce qui se trouve sous le soleil n’a du moins jamais servi à formuler aucun credo, aucune affirmation artistique et littéraire. (…) Et pour tenter, sinon une rénovation du théâtre, du moins un effort personnel, j’ai pensé qu’il fallait revenir à la nature même, mais sans l’imiter à la manière des photographes. Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir. (Apollinaire 1917 préface aux Mamelles de Tirésias).

De la fiction ou de la poésie à la science on sait depuis Héraclite que la frontière est parfois mince. C’est par la critique que Proust a été très tôt comparé à « un Einstein de la psychologie romanesque » (Paul Souday). Luc Fraisse résume habilement le rapport entre ces deux grands imaginatifs qui s’ignoreront malgré les efforts de Proust pour tenter de déchiffrer d’éventuelles ressemblances dans leurs conception du temps

Proust à Armand de Guiche :Que j’aimerais vous parler d’Einstein ! On a beau m’écrire que je dérive de lui, ou lui de moi, je ne comprends pas un seul mot à ses théories, ne sachant pas l’algèbre. Et je doute pour sa part qu’il ait lu mes romans. Nous avons paraît-il une manière analogue de déformer le Temps. Mais je ne puis m’en rendre compte pour moi, parce que c’est moi, et qu’on ne se connaît pas, et pas davantage pour lui parce qu’il est un grand savant en sciences que j’ignore et que dès la première ligne je suis arrêté par des “signes” que je ne connais pas.

Proust en est donc réduit à la vulgarisation de la théorie par la presse. Il n’a pas dû manquer l’évocation du savant par son ami Robert de Flers, dans Le Figaro du 14 décembre 1919, qui mentionne « les hypothèses d’un savant suisse, Einstein, qui, depuis 1905, soutient qu’il n’y a pas d’éther, que le temps général ou absolu n’existe pas, et que la notion d’espace prise isolément n’a aucun sens ». Le meilleur résumé de la question, quoique fortement teinté d’ironie et de moquerie, serait à extraire d’un article de Gaston Rageot (Figaro 1921) intitulé « Le jeu des symboles », qui argumente comme suit : « le temps et l’espace ne sont ainsi que les propriétés changeantes et les aspects mobiles de l’univers », ce qui amène le physicien « à modifier pour chaque objet l’écoulement même du temps, selon l’espace dans lequel se déplacent ces objets et la vitesse de cette translation ». Et l’astronome François Lancelin, dans un écho sur « La loi de gravitation universelle et la théorie d’Einstein », rappelle qu’« Einstein considère le temps comme intimement lié à toutes les coordonnées de position qui déterminent le phénomène ou l’événement étudié. C’est la fameuse conception de « l’espace-temps ».
Le concept de cette quatrième dimension a été amplement discuté dans les cercles avant-gardistes. Apollinaire le premier l’a associé aux peintres cubistes dans ses articles des Soirées de Paris, en 1913 :
Jusqu'à présent, les trois dimensions de la géométrie euclidienne suffisaient aux inquiétudes que le sentiment de l'infini met dans l'âme des grands artistes, inquiétudes qui ne sont pas délibérément scientifiques puisque l'art et la science sont deux domaines distincts.
Les nouveaux peintres, pas plus que leurs anciens ne se sont proposé d'être des géomètres. Mais on peut dire que la géométrie est aux arts plastiques ce que la grammaire est à l'art de l'écrivain. Or, aujourd'hui, les savants ne s'en tiennent plus aux trois dimensions de la géométrie euclidienne. Les peintres ont été amenés tout naturellement à se préoccuper de ces nouvelles mesures de l'étendue que dans le langage des ateliers modernes on désigne toutes ensemble et brièvement par le terme de quatrième dimension.

Jacques Emile Blanche dans son compte-rendu de Du côté de chez Swann le 15 avril 1914, utilise la même expression :

Il y a du Granville chez M. Proust ; comme ce fameux dessinateur, il regarde les êtres, d’en haut ou d’en bas, en raccourci ou en plafonnant ; il les voit sous des angles singuliers, je dirais presque qu’il suggère la quatrième dimension des cubistes.

A ma connaissance le nom Apollinaire n’apparaît jamais sous la plume de Proust. Alcools en 1913 sera pourtant l’autre livre majeur de l’année 1913. Lorsque Proust loue Parade, il ignore totalement que c’est Apollinaire qui a écrit le programme :

Les définitions de Parade fleurissent de toutes parts comme les branches de lilas en ce printemps tardif… C’est un poème scènique (…) Le peintre cubiste Picasso et le plus audacieux des chorégraphes Léonide Massine l’ont réalisé en consommant pour la première fois cette alliance de la peinture et de la danse, de la plastique et de la mimique qui est le signe d’un avènement plus complet. De cette alliance nouvelle (…) il est résulté, dans Parade, une sorte de sur-réalisme où je vois le point de départ d’une série de manifestations de cet esprit nouveau, qui, trouvant aujourd’hui l’occasion de se montrer, ne manquera pas de séduire l’élite, et se promet de modifier de fond en comble les arts et les mœurs dans l’allégresse universelle, car le bon sens veut qu’ils soient au moins à la hauteur des progrès scientifiques et industriels.

Une telle volonté à ignorer un auteur, de plus né à Rome et éduqué à Monaco, dont les idées esthétiques paraissent souvent proches des siennes me paraît suspecte, d’autant plus que l’épisode de Charlus pendant la guerre (mis au propre après la mort d’Apollinaire) présente des similitudes de situations et des coïncidences de vocabulaire trop exactes pour être totalement fortuites, avec des textes célèbres d’Apollinaire, et même avec le plus célèbre de tous, La chanson du mal-aimé qui connut des parutions en revue à partir de 1909. Je reconnais l’absurdité que peut constituer une telle comparaison, mais l’épisode nocturne de l’aventure dans le labyrinthe m’apparaît comme une élucidation des passages mystérieusement ambigus des premières strophes du Mal-aimé que je savais par cœur sans parvenir à les comprendre tout à fait bien avant ma première lecture du Temps retrouvé :

Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte

Je suivis ce mauvais garçon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon
Que tombent ces vagues de briques
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d’Égypte
Sa sœur-épouse son armée
Si tu n’es pas l’amour unique

Au tournant d’une rue brûlant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Où se lamentaient les façades
Une femme lui ressemblant

C’était son regard d’inhumaine
La cicatrice à son cou nu
Sortit saoule d’une taverne
Au moment où je reconnus
La fausseté de l’amour même
(…)
Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses

Sans doute de nombreux artistes ont-il trouvé dans la contemplation des « étoiles nouvelles » et des feux d’artifice létaux de la guerre aérienne une forme de consolation en communiant avec ce dernier reste de beauté monstrueuse qui illuminait les nuits de guerre ; aucun ne les a évoqués, sur le tréteaux de la comédie avec autant de force qu’Apollinaire, dans le monologue du directeur de théâtre qui introduit Les Mamelles de Tirésias :

Et tous mes canonniers attentifs à leurs postes
Annoncèrent que les étoiles s’éteignaient une à une (…)

Les servants se hâtèrent
Les pointeurs pointèrent
Les tireurs tirèrent
Et les astres sublimes se rallumèrent l’un après l’autre
Nos obus enflammaient leur ardeur éternelle
L’artillerie ennemie se taisait éblouie
Par le scintillement de toutes les étoiles
Voilà voilà l’histoire de toutes les étoiles (...)
Mais il y a encore là-bas un brasier
Où l’on abat des étoiles toutes fumantes
Et ceux qui les rallument vous demandent
De vous hausser jusqu’à ces flammes sublimes
Et de flamber aussi

Ô public
Soyez la torche inextinguible du feu nouveau

Aucun commentaire: