Antonomase
apagogique
Comme le soulignait Roland Barthes dans Qu’est-ce que la critique ?, celle-ci ne peut qu’« ajuster le langage que lui fournit son époque (existentialisme, marxisme, psychanalyse) au langage, c’est-à-dire au système formel de contraintes logiques, élaboré par l’auteur selon sa propre époque ».
C’est ce qui se produit lorsque, on l’aura remarqué, Nathalie Dyer Mauriac, intitule son article sur Les Fins disjointes d’A la Recherche du Temps perdu, «Proust Procuste ». Dans son propos, il s’agit de reprendre une métonymie de Luzius Keller, dénonçant le démembrement du texte :
Le geste d’écriture est comparé à un acte violent, agressif, mutilant, opéré sur un corps vivant. Evocation aux échos quasi-dionysiaques, où se profile la figure d’un texte-Orphée poursuivi par un Proust-ménades. Mythe encore, lorsqu’un critique évoque un Proust-Procuste, assimilant ainsi son travail sur le texte à l'infliction d'une torture.
Plus d’un siècle après sa quasi-disparition du champs lexical courant, cette métaphore fait à nouveau florès, sous la plume de journalistes qui ont oublié ce qu’elle véhiculait d’ambigu.
Dans sa Vie de Thésée, Apollodore rapporte la légende suivante : « Son sixième exploit fut le meurtre de Damastès que certains appellent Polypémon. Celui-là habitait au bord de la route. Il possédait deux lits, l'un très petit et l'autre très grand ; et tous ceux qui passaient par là, il leur proposait d'être ses hôtes. Mais, ensuite, ceux qui étaient petits de taille il les allongeait dans le grand lit et il leur déboîtait toutes les articulations jusqu'à les faire devenir aussi grands que le lit ; et les grands, par contre, il les mettait dans le petit lit, et il sciait les membres de leur corps, qui dépassaient. »
D'abord symbole de la violence faite aux étrangers, selon le commentaire que Xénophon met dans la bouche de Socrate -et qui n’est absolument plus le sens recherché aujourd’hui-, la légende de Procuste est devenue l'illustration de la tendance au conformisme et à l'uniformisation. On parle couramment de « lit de Procuste » pour désigner toute tentative de réduire les individus à un seul modèle, une seule façon de penser ou d'agir.
Cette expression « lit de Procuste » est courante dans les années 1880-1914. On peut considérer comme déplacé de s’y intéresser, puisqu’elle n’apparaît jamais sous la plume de Proust. On pourrait renvoyer à une sonnet de Sully Prdhomme dans Les vaines tendresses mais le texte est tellement obscur que ce rappel se révèle improductif. L’expression figure néanmoins, par une plaisanterie qu’on peut imaginer inspirée de Proust lui-même dans une lettre de Reynaldo Hahn, racontant à Coco de Madrazo le « voyage de noce » que le couple fit en Bretagne en septembre 1895 :
Que d'excursions odieuses, que
de voyages éreintants ! Et tout cela pour ne voir que des choses
brûlées, arides, plates, assommantes et mélancoliques! Mais quelle
rage a-t-on de partir toujours pour dés contrées lointaines, de
voyager dans des trains meurtriers, et de coucher dans des lits
indicibles, de manger des horreurs (…) Te dire la qualité des
hôtels m'est chose impossible. Celui que nous habitons est le
meilleur de Belle-Isle : eh bien ! c'est l'auberge des Adrets ! Pour
comble, il a fallu coucher dans une chambre à deux lits, étroite
comme un couloir, noire comme une chaufferette. Quant aux lits,
Procuste lui-même les désavouerait.
Admirateur du premier volume de la Recherche, Nabokov ne cachait pourtant pas son dégoût pour le roman d’Albertine. Il y revient en 1969 dans Ada ou l'ardeur (1969) dans une page qui mérite d’être citée tant elle éclaire par son outrance la révulsion du lecteur hétérosexuel devant le travestissement des données biographiques déjà évoqué :
« J'aimerais avoir ton
opinion, Ada, et la vôtre, Cordula, sur le problème littéraire que
voici: notre professeur de littérature française soutient que
l'exposé de l'affaire Marcel-Albertine est compromis, de bout en
bout par un vice philosophique (et partant, artistique) rédhibitoire;
le roman n'a de sens que pour le lecteur qui sait que le narrateur
est une folle et que les bonnes grosses joues d'Albertine ne sont
autres que les bonnes grosses fesses d'Albert [sic]. Si l'on
ne suppose pas ou si l'on n’exige pas que le lecteur a ou ait tout
appris des particularités sexuelles de l'auteur afin de savourer son
œuvre jusqu'à la dernière goutte, le livre entier perd toute
signification. Selon mon professeur, si le lecteur ignore tout de la
perversion proustienne, la description détaillée des tourments d'un
hétérosexuel jaloux d'une homosexuelle est une absurdité
manifeste, pour la raison qu'un homme normal ne peut être qu'amusé
et même réjoui par les ébats de sa petite amie avec une partenaire
du même sexe. Conclusion de mon professeur: un roman qui ne peut
être apprécié que par quelque petite blanchisseuse qui se serait
penchée sur le linge sale de l'auteur est, du point de vue
artistique, un fiasco. »
Dans la droite ligne (ou à
l’envers) de ce raisonnement il faut considérer que le problème
de Proust n’est pas la constatation qu’Agostinelli est
hétérosexuel mais de découvrir s’il se laisse (ou se laissait)
manipuler par d’autres garçons de son âge sans qu’aucun des
partenaires ne fasse commerce de ses charmes, c’est à dire
uniquement par une inclination irrépressible d’où est exclue
toute forme de culpabilité. La problématique est celui de la
liberté sexuelle, sans procustianisation.
Denis Pernot, « Léon Daudet et le roman de l’anarchiste », « Anarchisme et création littéraire » – Revue d’histoire littéraire de la France :
Le Lit de Procuste (1912)
évoque sous les traits de Martial Épervant, un doctrinaire qui
fonde une colonie, les « Sans Haine », que le romancier voit comme
« une caserne antimilitariste », « un laboratoire de poisons
convulsivants » et qu'il fait se dissoudre dans un combat qui
figure, banalement, le danger d'éclatement social dont l’anarchisme
lui paraît porteur. Lorsqu'il entre sur la scène romanesque,
Épervant est en effet montré comme un être ambivalent, comme un«
singulier mélange de sagacité et d'aberration, de finesse et
d'aveuglement quasi volontaire, de générosité et d'entêtement ».
Cette caractérisation est cependant précédée d'un commentaire qui
met l'accent sur les aspects les plus dangereux de l'anarchiste : «
Il appartenait {...) à cette race de politiques dévoyés issus de
l'Encyclopédie, nourris des erreurs démocratiques du XIXè siècle
et qui cherchent à inventer à l’encontre des règles, normes,
canons fondamentaux de toute société humaine » Si, de Roumine à
Épervant, la figure du doctrinaire fait l'objet d'une évolution qui
en durcit les traits, ce durcissement importe toutefois moins que les
récurrences thématiques qui font de ce personnage un . Bien que
Roumine vive « en haut du faubourg du Temple, en plein quartier
ouvrier », qu'il reçoive « les visites (...) des principaux
meneurs anarchistes » et fréquente quelques salons, Daudet le
présente surtout comme un « savant » que ses pairs respectent,
mais tiennent «à l'écart » dans la mesure où il passe « pour
avoir des relations suspectes » . De manière similaire, Épervant (
« vieillard » dont la vie se déroule à l'écart de la société
et qui s'adonne à des travaux d'écriture) est établi à Montrouge
dans une propriété qu'il a choisie pour être « plus près du
peuple », où il accueille nombre de visiteurs, hommes de lettres ou
de théâtre curieux de le voir, mais qu'il quitte rarement,
réservant à ceux qui l'entourent le soin de faire œuvre de
propagande.
[Dès
Sébastien
Gouvès
(1899) car Léon Daudet est un récidiviste] Daudet
présente
les attentats qui terrorisent la bourgeoisie et les élites
républicaines comme le fait d'amoureux jaloux ou déçus et propose
une lecture apolitique de l'actualité anarchiste : l'anarcho
est invariablement vu comme un primaire que Daudet représente
toujours un livre à portée de la main. Alors même que « Petit
Beurre (...) gardait un fond d'honnêteté et d'honneur traditionnel
que lui eussent envié bien des fils de bourgeois », c'est par la
faute de.lectures désordonnées que son esprit est « détraqué »
: « (Des) livres, mal choisis ou prêtés par des camarades
anarchistes, avaient lancé le jeune Prosper
dans ce qu'il croyait les idées nouvelles (...) il s'était cru
poète, écrivain, il avait pensé qu'il pourrait devenir un Victor
Hugo, libérer ses frères de misère à l'aide d'alexandrins
consciencieusement comptés sur ses doigts ». (…)
De manière significative, contraint de se cacher chez un compagnon
après qu'il a ouvert le feu sur les forces de l'ordre, Gaspard
Lazoudie, le «jeune révolté » que Daudet peint dans La
Fausse étoile
sur le modèle de Bonnot demande aussitôt de la lecture : «
Qu'est-ce que tu as, outre Le Dantec ? - Un abrégé de philosophie
matérialiste, d'un type en skof, la sociologie de Lefourneau, du
Kropotkine, du Jean Grave, enfin des bouquins sérieux ». Dénonçant
le besoin de lecture de l'anarcho, Daudet, a encore soin de préciser
que c'est en commettant « la folie
d'aller chercher un volume » qu'il se fait repérer par ceux qui le
traquent : la lecture est bien ce qui le
perd.
En
1882, Michel Bakounine, penseur anarchiste russe, écrivait:
«Si
on voulait forcer la vie pratique, tant collective qu’individuelle,
des hommes, à se conformer strictement, exclusivement, aux dernières
données de la science, on condamnerait la société aussi bien que
les individus à souffrir le martyre sur un lit de Procuste, qui
finirait bientôt par les disloquer et par les étouffer, la vie
restant toujours infiniment plus large que la science.» (Dieu
et l’État)
Lui faisant écho, Albert Libertad,
(mort en 1908) dans L’Anarchie du 26 octobre 1901 livrait
un article intitulé Le bétail patriotique :
« A la caserne ! A la caserne ! Va, gars de vingt ans,
mécanicien ou professeur, maçon ou dessinateur, étends-toi sur le
lit… …sur le lit de Procuste. Tu es trop petit…on va
t’allonger. Tu est trop grand…on va te raccourcir. Ici, c’est
la caserne…on n’y fait pas le malin, on n’y crâne pas…tous
égaux, tous frères… Frères en quoi ? En bêtise et en
obéissance, parbleu. Ah ! ah ! ton individu, ta tête, ta forme ! ce
qu’on s’en fout. Tes sentiments, tes goûts, tes penchants, à
vau-l’eau. C’est pour la patrie…qu’on te dit. Tu n’es plus
un homme, tu es un mouton. Tu es à la caserne pour servir la
patrie. »
Une discussion sur les anarchistes fut plus grave. Mais Mme Fremer,
comme s’inclinant avec résignation levant la fatalité d’une loi
naturelle, dit lentement : “À quoi bon tout cela ? il y
aura toujours des riches et des pauvres.” Et tous ces gens dont le
plus pauvre avait au moins cent mille livres de rente, frappés de
cette vérité, délivrés de leurs scrupules, vidèrent avec une
allégresse cordiale leur dernière coupe de vin de Champagne.
Que dire de
l’évolution de la scène de l’article du Figaro dans les
avant-textes du cahier 3 des brouillons de la Recherche ? :
« Bientôt Maman entra, déposa près de moi d’un air de
distraction complète Le Figaro mais très près de moi pour
que je ne puisse pas ne pas le voir et elle disparut si vite,
repoussant avec une vivacité qui la surprit la vieille bonne qui
voulait entrer, que je compris immédiatement que l’article avait
paru » qui devient : « quand je la vis aussitôt ceci
[sic] fait sortir précipitamment comme un anarchiste qui a posé une
bombe et repousser avec une violence inaccoutumée ma vieille
bonne... »
Dire peut-être
qu’il en est de l’anarchie comme du Dreyfusisme :
Cet oubli qui était octroyé au dreyfusisme l’était a fortiori aux dreyfusards. Il n’y en avait plus, du reste, dans la politique, puisque tous à un moment l’avaient été s’ils vouaient être du gouvernement, même ceux qui représentaient le contraire de ce que le dreyfusisme, dans sa choquante nouveauté, avait incarné (au temps où Saint-Loup était sur une mauvaise pente): l’antipatriotisme, l’irréligion, l’anarchie, etc. (…) car c’était une des idées les plus à la mode de dire que l’avant-guerre était séparé de la guerre par quelque chose d’aussi profond… qu’une période géologique, et Brichot lui-même, ce nationaliste, quand il faisait allusion à l’affaire Dreyfus disait: «Dans ces temps préhistoriques» (Temps retrouvé)
Futurisme
En 1911, le peintre italien futuriste Carlo Carrà expose Les Funérailles de Galli l’Anarchiste. L'œuvre est inspirée par des affrontements entre manifestants et policiers lors des funérailles d'Angelo Galli, tué lors d’ une grève générale de 1904.
On
concède que tout cela n’a rien à voir avec le sujet qu’on tente
d’explorer, pas plus que le texte de Berlioz dans Lélio ne
constitue
un point de vue politique :
Mais les plus cruels
ennemis du génie ne sont pas ceux auxquels la nature a refusé le
sentiment du vrai et du beau; pour ceux-là même, avec le temps, la
lumière se fait quelquefois! Non, ce sont ces tristes habitants du
temple de la routine, prêtres fanatiques, qui sacrifieraient à leur
stupide déesse les plus sublimes idées neuves, s’il leur était
donné d’en avoir jamais; ces jeunes théoriciens de quatre-vingts
ans, vivant au milieu d’un océan de préjugés et persuadés que
le monde finit avec les rivages de leur île(…) Malédiction sur
eux! ils font à l’art un ridicule outrage! Tels sont ces vulgaires
oiseaux qui peuplent nos jardins publics, se perchent avec arrogance
sur les plus belles statues, et, quand ils ont sali le front de
Jupiter, le bras d’Hercule ou le sein de Vénus, se pavanent fiers
et satisfaits comme s’ils venaient de pondre un œuf d’or.
Oh! une pareille société, pour un artiste, est pire que l’enfer!
J’ai envie d’aller dans le Royaume de Naples ou dans la
Calabre demander du service à quelque chef de Bravi, dussé-je
n’être que simple brigand... J’y ai souvent songé... Oui! de
poétiques superstitions, une madone protectrice, de riches
dépouilles amoncelées dans les cavernes, des femmes échevelées,
palpitantes d’effroi, un concert de cris d’horreur accompagné
d’un orchestre de carabines, sabres et poignards, du sang et du
lacryma-christi, un lit de lave bercé par les tremblements de terre,
allons donc, voilà la vie!...
Soirs de Paris ivres du
gin
Flambant de l'électricité
Les tramways feux verts sur l'échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines
Flambant de l'électricité
Les tramways feux verts sur l'échine
Musiquent au long des portées
De rails leur folie de machines
Caserio
entravé, photo de police
Après son acte, il n'essaie pas de fuir, mais court autour de la voiture du moribond en criant « Vive l'anarchie ». Il est jugé en cour d'assises les 2 et 3 août. À l'issue de son procès, il est condamné à la peine capitale, et guillotiné le 16 du même mois.
Devant le tribunal qui le condamne à mort, il dit entre autres :
« Eh bien, si les gouvernements emploient contre nous les fusils, les chaînes, les prisons, est-ce que nous devons, nous les anarchistes, qui défendons notre vie, rester enfermés chez nous ? Non. Au contraire, nous répondons aux gouvernements avec la dynamite, la bombe, le stylet, le poignard. En un mot, nous devons faire notre possible pour détruire la bourgeoisie et les gouvernements. Vous qui êtes les représentants de la société bourgeoise, si vous voulez ma tête, prenez-la.»Deux mois avant, le 30 avril 1894 Jaurès avait prononcé à la chambre des députés un discours dénonçant la politique répressive du gouvernement et l'usage des agents provocateurs :
« C’est ainsi que vous êtes obligés de recruter dans le crime de quoi surveiller le crime, dans la misère de quoi surveiller la misère et dans l’anarchie de quoi surveiller l’anarchie. Et il arrive inévitablement que ces anarchistes de police, subventionnés par vos fonds, se transforment parfois — comme il s’en est produit de douloureux exemples que la Chambre n’a pas pu oublier — en agents provocateurs »Les douloureux événements en question étaient les grèves des mines de Carmeau au cours un dénommé Tournadre avait offert aux ouvriers des fonds « d’amis capitalistes » afin d’acheter de la dynamite. Une perquisition menée chez lui conduisit effectivement à la découverte de deux lettres, l’une du baron Edmond de Rotschild, l’autre de la duchesse d’Uzès.
Proust, qui, à l’époque du temps perdu, mettait son nez partout, et pas seulement dans les scandales sexuels anecdotiques, a-t-il pu ignorer les manipulations de l’aristocratie et de la police ?
En France, le verdict jugé clément du Procès des Trente calma quelque peu les esprits envers les anarchistes, sans cesser pour autant d’entretenir le racisme anti-italien. En Italie au contraire, et particulièrement chez les immigrés volontaires ou les expulsés, l’Illégalisme prit un tour de plus en plus extrême, aboutissant par exemple aux attentats perpétrés en 1898 contre Elisabeth d’Autriche « Sissi », par Luigi Luchéni, et en 1901 par Gaetano Bresci contre le roi d’Italie Umberto I qui avait fait tirer au canon contre les émeutiers milanais.
Au delà de cette confusion de « noms de pays » (pays, au sens de compatriotes, cette fois) l’activisme des anarchistes italiens dans les mouvements ouvriers à Paris (20 pour cent des 50000 italiens recensés à Paris en 1911 travaillaient dans des commerces et des restaurants) aurait pu, faisant d’une pierre trois coups, ajouter aux raisons déjà évoquées (jalousie, surveillance de l’emploi des fonds versés) d’entreprendre les filatures policière commandées par Proust en 1913 sur les Agostinelli, afin d’évaluer s’ils ne fréquentaient pas des milieux politiquement dangereux, soit dans le but de les en protéger, soit dans celui de détourner leur attention en se résolvant, faute de mieux, à financer d’autres passions plus onéreuses mais moins « criminelles ».
Périgot
et le maître d’hôtel
Chacun place la politique de Proust où il veut la voir ; on le taxe de nationalisme ou de « conservatisme libéral ». Peut-on soutenir pareille thèse quand Proust écrit à Hahn en novembre 1914 de se méfier d’un certain militaire de son unité ?
Quand vous n'êtes pas la Guerre d'aujourd'hui (et à la 100° puissance) vous en êtes le Saint-Simon. Ne vous " épanchez " pas trop avec la personne que vous me dites, excellent en effet mais extrêmement réactionnaire, et qui peut'être vous approuve par timidité. (…) Si vous voulez lire des comptes rendus de la guerre, ce n'est pas dans l'Homme Libre [le journal de Clémenceau] qu'il faut les lire (des plus médiocres)...
j’entendis
le maître d’hôtel dire à Françoise épouvantée : « Ils
ne se pressent pas, c’est entendu, ils attendent que la poire soit
mûre, mais ce jour-là ils prendront Paris et ce jour-là pas de
pitié ! — Seigneur, Vierge Marie, s’écriait Françoise, ça
ne leur suffit pas d’avoir conquéri la pauvre Belgique. Elle a
assez souffert celle-là, au moment de son envahition. — La
Belgique, Françoise, mais ce qu’ils ont fait en Belgique ne sera
rien à côté ! »
« Vous
verrez ça, Françoise, ils préparent une nouvelle attaque d’une
plus grande enverjure que toutes les autres. » M’étant
insurgé, sinon au nom de la pitié pour Françoise et du bon sens
stratégique, au moins de la grammaire, et ayant déclaré qu’il
fallait prononcer « envergure », je n’y gagnai qu’à
faire redire à Françoise la terrible phrase chaque fois que
j’entrais à la cuisine, car le maître d’hôtel presque autant
que d’effrayer sa camarade était heureux de montrer à son maître
que, bien qu’ancien jardinier de Combray et simple maître d’hôtel,
(...)
il tenait de la déclaration des droits de l’homme le droit de
prononcer « enverjure » en toute indépendance, et de ne
pas se laisser commander sur un point qui ne faisait pas partie de
son service et où, par conséquent, depuis la Révolution, personne
n’avait rien à lui dire puisqu’il était mon égal.
- Pauvres enfants, disait Françoise à peine arrivée à la grille
et déjà en larmes ; pauvre jeunesse qui sera fauchée comme un
pré ; rien que d’y penser j’en suis choquée, ajoutait-elle
en mettant la main sur son cœur, là où elle avait reçu ce choc.
- C’est beau, n’est-ce pas, madame Françoise, de voir des jeunes
gens qui ne tiennent pas à la vie ? disait le jardinier pour la
faire « monter ».
- De ne pas tenir à la vie ? Mais à quoi donc qu’il faut
tenir, si ce n’est pas à la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne
fasse jamais deux fois. Hélas ! mon Dieu ! C’est
pourtant vrai qu’ils n’y tiennent pas ! Je les ai vus en
70 ; ils n’ont plus peur de la mort, dans ces misérables
guerres ; c’est ni plus ni moins des fous ; et puis ils
ne valent plus la corde pour les pendre, ce n’est pas des hommes,
c’est des lions. (Pour Françoise la comparaison d’un homme à un
lion, qu’elle prononçait li-on, n’avait rien de flatteur.)
- Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution
vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n’y a que ceux
qui veulent partir qui y vont.
Et
le jardinier : « Ah ! ils sont malins », car il
n’admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais
tour que l’État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu
le moyen de le faire, il n’est pas une seule personne qui n’eût
filé.
[Françoise]
était surtout exaspérée par les biscottes de pain grillé que
mangeait mon père. Elle était persuadée qu’il en usait pour
faire des manières et la faire « valser »… « Oui,
oui, grommelait le maître d’hôtel, mais tout cela pourrait bien
changer, les ouvriers doivent faire une grève au Canada et le
ministre a dit l’autre soir à Monsieur qu’il a touché pour ça
deux cent mille francs. » Le maître d’hôtel était loin de
l’en blâmer, non qu’il ne fût lui-même parfaitement honnête,
mais croyant tous les hommes politiques véreux, le crime de
concussion lui paraissait moins grave que le plus léger délit de
vol. (…)
Mais
la philosophie de Combray empêchait que Françoise pût espérer que
les grèves du Canada eussent
une répercussion sur l’usage des biscottes : « Tant que
le monde sera monde, voyez-vous, disait-elle, il y aura des maîtres
pour nous faire trotter et des domestiques pour faire leurs
caprices. »
Les
similitudes du vocabulaire qui vont parfois jusqu’à la répétition
mot à mot montrent que les scènes du Côté
de Guermantes
et du Temps
retrouvé
ont été rédigées en regard l’une de l’autre, et
l’aboutissement de certains traits communs, plus développés dans
la scène supposée être chronologiquement antérieure tend à faire
penser que le « brouillon » est peut-être celui que les
aléas de la publication soumettent au lecteur comme la version la
plus récente :
Pour le passage sur la
concussion précédemment cité :
Le maître d’hôtel ayant pris l’habitude de déclarer que M. Poincaré était mal intentionné, pas pour l’argent, mais parce qu’il avait voulu absolument la guerre, il redisait cela sept à huit fois par jour devant le même auditoire habituel et toujours aussi intéressé. Pas un mot n’était modifié, pas un geste, une intonation. (…) TR
Pour l’abandon des « pauvres
russes » :
Françoise
avait mille fois répété au jardinier de Combray que la guerre est
le plus insensé des crimes et que rien ne vaut sinon vivre. Or,
quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était gênée,
vis-à-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre pour
aider « les pauvres Russes » « puisqu'on est alliancé »,
disait-elle. Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui
avait toujours eu « de si bonnes paroles pour nous » CG
Françoise, dès qu’il avait
été question de la guerre, et quelque douleur qu’elle en
éprouvât, trouvait qu’on ne devait pas abandonner les « pauvres
Russes », puisqu’on était « alliancé ». TR
[Le
maître d’hôtel]
prenait les devants en annonçant à Françoise que cette victoire
arriverait peut-être, mais que son cœur en saignerait, car la
Révolution la suivrait aussitôt, puis l’invasion. « Oh !
cette bon sang de guerre, les Boches seront les seuls à s’en
relever vite, Françoise, ils y ont déjà gagné des centaines de
milliards. Mais qu’ils nous crachent un sou à nous, quelle farce !
On le mettra peut-être sur les journaux, ajoutait-il par prudence et
pour parer à tout événement, pour calmer le peuple, comme on dit
depuis trois ans que la guerre sera finie le lendemain. Je ne peux
pas comprendre comment que le monde est assez fou pour le croire. »
(...)
« Tout
cela retombera sur l’ouvrier, concluait le maître d’hôtel. On
vous prendra votre champ, Françoise. »
Depuis
trois ans ? Nous sommes donc aux alentours d’août ou
septembre
1917 !
« On
nous parle des pertes des Boches, on ne nous parle pas des nôtres,
il paraît qu’elles sont dix fois plus grandes. On nous dit qu’ils
sont à bout de souffle, qu’ils n’ont plus rien à manger, moi je
crois qu’ils en ont cent fois comme nous, à manger. Faut pas tout
de même nous bourrer le crâne. S’ils n’avaient rien à manger
ils ne se battraient pas comme l’autre jour où ils nous ont tué
cent mille jeunes gens de moins de vingt ans. »
« Ça
pourrait bien faire du vilain, parce qu’il paraît qu’il y en a
beaucoup qui ne veulent pas marcher, des gars de seize ans qui
pleurent. » (...)« De
seize ans, Vierge Marie », disait Françoise, et un instant
méfiante : « On disait pourtant qu’on ne les prenait
qu’après vingt ans, c’est encore des enfants. — Naturellement
les journaux ont ordre de ne pas dire cela. Du reste, c’est toute
la jeunesse qui sera en avant, il n’en reviendra pas lourd. D’un
côté, ça fera du bon, une bonne saignée, là, c’est utile de
temps en temps, ça fera marcher le commerce. Ah ! dame, s’il
y a des gosses trop tendres qui ont une hésitation, on les fusille
immédiatement, douze balles dans la peau, vlan ! D’un côté,
il faut ça. Et puis, les officiers, qu’est-ce que ça peut leur
faire ? Ils touchent leurs pesetas, c’est tout ce qu’ils
demandent. »
Le maître d’hôtel :
« Du reste, nous ne valons pas plus cher qu’eux [les Boches],
ce que nous faisons en Grèce n’est pas plus beau que ce qu’ils
ont fait en Belgique. Vous allez voir que nous allons mettre tout le
monde contre nous et que nous serons obligés de nous battre avec
toutes les nations »
Françoise :
« J’ai
cru tout cela, disait-elle, mais je me demande tout à l’heure si
nous ne sommes pas aussi fripons comme eux. » Cette pensée
blasphématoire avait été sournoisement préparée chez Françoise
par le maître d’hôtel, lequel, voyant que sa camarade avait un
certain penchant pour le roi Constantin de Grèce, n’avait cessé
de le lui représenter comme privé par nous de nourriture jusqu’au
jour où il céderait. Aussi l’abdication du souverain avait-elle
ému Françoise, qui allait jusqu’à déclarer : « Nous
ne valons pas mieux qu’eux. Si nous étions en Allemagne, nous en
ferions autant. »
Elle
seule pouvait me comprendre ; ce n’était certes pas son jeune
valet de pied qui l’eût fait ; pour lui qui était aussi peu
de Combray que possible, emménager, habiter un autre quartier,
c’était comme prendre des vacances où la nouveauté des choses
donnait le même repos que si l’on eût voyagé ; il se
croyait à la campagne ; et un rhume de cerveau lui apporta,
comme un « coup d’air » pris dans un wagon où la glace
ferme mal, l’impression délicieuse qu’il avait vu du pays ;
à chaque éternuement, il se réjouissait d’avoir trouvé une si
chic place, ayant toujours désiré des maîtres qui voyageraient
beaucoup.
-
Il y a des Guermantes qui restent rue de la Chaise, disait le valet
de chambre, j’avais un ami qui y avait travaillé ; il était
second cocher chez eux. Et je connais quelqu’un, pas mon copain
alors, mais son beau-frère, qui avait fait son temps au régiment
avec un piqueur du baron de Guermantes. « Et après tout
allez-y donc, c’est pas mon père ! » ajoutait le valet
de chambre qui avait l’habitude, comme il fredonnait les refrains
de l’année, de parsemer ses discours des plaisanteries nouvelles.
[Le
refrain est en fait celui de la môme Crevette dans La
Dame de chez Maxim’s de Feydeau,
création 1899.]
Françoise distingua non la plaisanterie qui était dans ces mots,
mais qu’il devait y en avoir une, car ils n’étaient pas en
rapport avec la suite du propos, et avaient été lancés avec force
par quelqu’un qu’elle savait farceur. Aussi sourit-elle d’un
air bienveillant et ébloui et comme si elle disait : « Toujours
le même, ce Victor ! »
Même procédé, sans Victor,
dans Le Temps retrouvé :
Le
maître d’hôtel disait
avec un rire sympathique, en parlant des Allemands : « Ça
doit chauffer, notre vieux Joffre est en train de leur tirer des
plans sur la comète. » Françoise ne comprenait pas trop de
quelle comète il s’agissait, mais n’en sentait pas moins que
cette phrase faisait partie des aimables et originales extravagances
auxquelles une personne bien élevée doit répondre avec bonne
humeur, par urbanité, et haussant gaiement les épaules d’un air
de dire : « Il est bien toujours le même », elle
tempérait ses larmes d’un sourire.
Le « valet de pied de
Françoise » a plus qu’un penchant à la plaisanterie de
vaudeville, l’ennui le conduit à se passionner pour la poésie.
Et en ce moment où ma
grand’mère était si mal, la besogne de Françoise lui semblait
particulièrement sienne. Elle ne voulait pas, elle la titulaire, se
laisser chiper son rôle dans ces jours de gala. Aussi son jeune
valet de pied, écarté par elle, ne savait que faire, et non content
d’avoir, à l’exemple de Victor [Victor ou pas Victor ?
Valet de chambre valet de pied valet de coeur ? Le père Hugo ou
Périgot?], pris mon papier dans mon bureau, il s’était mis, de
plus, à emporter des volumes de vers de ma bibliothèque. Il les
lisait, une bonne moitié de la journée, par admiration pour les
poètes qui les avaient composés, mais aussi afin, pendant l’autre
partie de son temps, d’émailler de citations les lettres qu’il
écrivait à ses amis de village. Certes, il pensait ainsi les
éblouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idées, il
s’était formé celle-ci que ces poèmes, trouvés dans ma
bibliothèque, étaient chose connue de tout le monde et à quoi il
est courant de se reporter. Si bien qu’écrivant à ces paysans
dont il escomptait la stupéfaction, il entremêlait ses propres
réflexions de vers de Lamartine, comme il eût dit: qui vivra verra,
ou même: bonjour.
En rentrant, je vis sur mon
bureau une lettre que le jeune valet de pied de Françoise avait
écrite à un de ses amis et qu'il y avait oubliée. Depuis que ma
mère était absente, il ne reculait devant aucun sans-gêne ; je fus
plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe,
largement étalée et qui, c'était ma seule excuse, avait l'air de
s'offrir à moi.
« Cher ami et cousin,
« J'espère que la
santé va toujours bien et qu'il en est de même pour toute la petite
famille particulièrement pour mon jeune filleul Joseph dont je n'ai
pas encore le plaisir de connaître mais dont je préfère à vous
tous comme étant mon filleul, ces reliques du coeur ont aussi leur
poussière, sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.
D'ailleurs cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chère
femme ma cousine Marie, vous ne serez pas précipités tous deux
jusqu'au fond de la mer, comme le matelot attaché en haut du grand
mât, car cette vie n'est qu'une vallée obscure. Cher ami il faut te
dire que ma principale occupation, de ton étonnement j'en suis
certain, est maintenant la poésie que j'aime avec délices, car il
faut bien passé le temps. Aussi cher ami ne sois pas trop surpris si
je ne suis pas encore répondu à ta dernière lettre, à défaut du
pardon laisse venir l'oubli. Comme tu le sais, la mère de Madame a
trépassé dans des souffrances inexprimables qui l'ont assez
fatiguée car elle a vu jusqu'à trois médecins. Le jour de ses
obsèques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur
étaient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus
de deux heures pour aller au cimetière, ce qui vous fera tous ouvrir
de grands yeux dans votre village car on n'en fera certainement pas
autant pour la mère Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long
sanglot. Je m'amuse énormément à la motocyclette dont j'ai appris
dernièrement. Que diriez-vous, mes chers amis, si j'arrivais ainsi à
toute vitesse aux Écorces. Mais là-dessus je ne me tairai pas plus
car je sens que l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je fréquente
la duchesse de Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu
même le nom dans nos ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que
j'enverrai les livres de Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de
Chênedollé, d'Alfred de Musset, car je voudrais guérir le pays qui
ma donner le jour de l'ignorance qui mène fatalement jusqu'au crime.
Je ne vois plus rien à te dire et tanvoye comme le pélican lassé
d'un long voyage mes bonnes salutations ainsi qu'à ta femme à mon
filleul et à ta soeur Rose. Puisse-t-on ne pas dire d'elle : Et Rose
elle n'a vécu que ce que vivent les roses, comme l'a dit Victor
Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de Musset, tous ces grands génies
qu'on a fait à cause de cela mourir sur les flammes du bûcher comme
Jeanne d'Arc. À bientôt ta prochaine missive, reçois mes baisers
comme ceux d'un frère.
« Périgot (Joseph).
»
Ce morceau de bravoure, livré de façon abrupte en dit plus qu’il n’y paraît de prime abord :
Stéphane Chaudier. Incohérences de Proust : « Le dispositif romanesque présente un texte sans le commenter; il laisse ainsi le lecteur libre de coïncider soit avec le destinataire populaire et villageois de la lettre, soit avec le narrateur bourgeois. Mieux: il invite à confronter leurs attentes, leurs «esthétiques»; et ce faisant, il offre une belle leçon de relativité. Les jugements de cohésion et de cohérence n’ont pas d’autorité indiscutable. À quelles normes se référer pour évaluer ce texte hybride? Celles de la lettre familière, du reportage sociologique, de l’anthologie poétique? Celle du récit, du discours, du poème en prose?
On l’aura deviné: le seul discours qui puisse servir d’étalon à cette lettre, c’est La Recherche elle-même, dont cette lettre bigarrée est une merveilleuse mise en abîme. »
C’est là encore une des conséquences de l’effet Agostinelli, dont le portrait en intellectuel qui s’ignore bouleverse les convictions de l’écrivain. Le choc amoureux opère sa déflagration sur le roman de 1912, dans lequel l’épisode de Balbec, pour ainsi dire décoratif, ne devait servir qu’à préluder la partie « réflexive » et philosophique de l’expérience esthétique. La place déjà considérable mais qu’on devine encore plus centrale de l’homosexualité dans les suites envisagées de Sodome III est bel et bien une bombe politique lancée au visage de la société conformiste, et la prédiction d’une révolution ourdie par le monde secret des sexualités interdites.
Vaugoubert
la honteuse
Proust : portrait charge d'un homme du noble faubourg en habit, moustache, haut de forme, monocle et canne dans le dos, légendé par Proust en haut à droite : "Le Marquis de Ritter [?] R.R. J. - Je m'enfoutiste et rêveur" et en bas du dessin "-- Bonjour cher ami comment allez-vous je ne vous voyais pas". (Charles et Odette Swann « prononçaient tous deux « commen allez-vous » sans faire la liaison du t, liaison qu’on pense bien qu’une fois rentré à la maison je me faisais un incessant et voluptueux exercice de supprimer».)
« Tenez, mon neveu Saint-Loup est à la rigueur un bon camarade
pour vous. Au point de vue de votre avenir, il ne pourra vous être
utile en rien ; mais pour cela, moi je suffis. Et, somme toute, pour
sortir avec vous, aux moments où vous aurez assez de moi, il me
semble ne pas présenter d’inconvénient sérieux, à ce que je
crois. Du moins, lui c’est un homme, ce n’est pas un de ces
efféminés comme on en rencontre tant aujourd’hui qui ont l’air
de petits truqueurs et qui mèneront peut-être demain à l’échafaud
leurs innocentes victimes.
(Je
ne savais pas le sens de cette expression d’argot : «truqueur».
Quiconque l’eût connue eût été aussi surpris que moi. Les gens
du monde aiment volontiers à parler argot, et les gens à qui on
peut reprocher certaines choses à montrer qu’ils ne craignent
nullement de parler d’elles. Preuve d’innocence à leurs yeux.
Mais ils ont perdu l’échelle, ne se rendent plus compte du degré
à partir duquel une certaine plaisanterie deviendra trop spéciale,
trop choquante, sera plutôt une preuve de corruption que de
naïveté.) Il n’est pas comme les autres, il est très gentil,
très sérieux. »
Je ne pus m’empêcher de sourire de cette épithète de « sérieux » à laquelle l’intonation que lui prêta M. de Charlus semblait donner le sens de « vertueux », de « rangé », comme on dit d’une petite ouvrière qu’elle est « sérieuse ».
Le baron aboutit ainsi à énoncer ce paradoxe que l’efféminé n’est pas un homme, alors que, s’il ne se livre pas par goût à son activité lucrative, il devrait appartenir précisément au groupe de ses objets sexuels favoris, le petit voyou hétérosexuel. Le « il n’est pas comme les autres » laisse en revanche planer la supposition que Saint-Loup pourrait à l’occasion se laisser aller à des activités suspectes qui le placerait dans la caste réprouvée de la « race maudite » de ceux qui n’en sont pas, des hommes… Cette fausse opposition (cet oxymore constamment asséné) de l’homme-femme est pour Proust une manière de se plier avec duplicité à l’opinion dominante de son temps, et à rendre acceptable au commun des lecteurs son étude sut l’inversion (« pas facile à publier »). Le choix du terme « inversion » est en soi un leurre trompeur, un panneau tendu aux naïfs -qui y sont presque tous tombés sans chercher à démêler ce qui appartient dans cette chausse trappe, en même temps qu’à l’autocensure, à l’ironie la plus éhontée.
Dans une note du cahier (de montage 49) Proust s’explique à lui-même le choix de la leçon « inversion/inverti » (voir l’article de Marion Schmidt Apologie ou Incrimination ) :
Ce terme [tante] conviendrait particulièrement, dans [tout cet] mon ouvrage, [au moins dans cette partie] où les personnages auxquels il s'appliquerait, étant presque tous vieux, et presque tous mondains, < ils > seraient [magnifiquement] dans les réunions mondaines où ils papotent, magnifiquement habillés et ridiculisés. Les tantes ! Rien que [dans ce mot] on voit leur solennité, et toute leur toilette, rien que dans ce mot qui porte jupes, on voit dans une réunion mondaine leur aigrette et leur ramage de volatiles d'un genre différent. «Mais le lecteur français veut être respecté » et n'étant pas Balzac je suis obligé de me contenter d'inverti. Homosexuel est trop germanique et pédant, n'ayant guère paru en France sauf erreur, et traduit sans doute des journaux berlinois, qu'après le procès Eulenbourg (Cahier 49, f 60).
Notons tout de même, qu’en le bannissant du langage « approprié, Proust réintroduit dans une parenthèse le terme rejeté :
(simple
comparaison pour les providentiels hasards, quels qu’ils soient, et
sans la moindre prétention scientifique de rapprocher certaines lois
de la botanique et ce qu’on appelle parfois fort mal
l’homosexualité)
Cette
méprise durable des
commentateurs obtus remonte
en effet à
la « révélation » sous
forme bourdon et fleur captive, de
la sexualité dans le court chapitre Sodome et Gomorrhe I,
que Proust avait conçu comme une sorte de « teasing »
ambigu à
la fin du Côté de Guermantes II,
et qui
n’est rien d’autre qu’un pastiche hilarant
de discours scientifique
médical (ou entomologique et botanique) tel qu’un bon chrétien du
milieu du siècle précédent -son père au hasard- aurait pu le
concevoir. Pour la défense des sourds de l’esprit (ou de ceux qui
n’en ont pas l’expérience directe) on concédera qu’il
était plus pratique de se fier à l’énoncé péremptoire de ces
lois générales et
de conclure à cette détestation de Proust envers
une maladie supplémentaire qui l’aurait conduit au dégoût de
soi. En ce sens, Baudelaire
était plus clair et plus tranchant :
Charles Baudelaire : L’héautontimorouménos
Ne suis-je pas un faux accord
Dans la divine symphonie,
Grâce à la vorace Ironie
Qui me secoue et qui me mord ? (...)
Dans la divine symphonie,
Grâce à la vorace Ironie
Qui me secoue et qui me mord ? (...)
Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
Même s’il a déjà vendu la mèche précédemment, Proust prend soin de s’entourer de précautions oratoires dans le fameux court chapitre (Sodome I) qu’il veut cependant soumettre inévitablement au lecteur désorienté par le brusque changement de ton du Côté de Guermantes.
De plus je comprenais maintenant
pourquoi tout à l’heure, quand je l’avais vu sortir de chez Mme
de Villeparisis, j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air
d’une femme : c’en était une ! Il appartenait à la
race de ces êtres, moins contradictoires qu’ils n’en ont l’air,
dont l’idéal est viril, justement parce que leur tempérament est
féminin, et qui sont dans la vie pareils, en apparence seulement,
aux autres hommes ; là où chacun porte, inscrite en ces yeux à
travers lesquels il voit toutes choses dans l’univers, une
silhouette installée dans la facette de la prunelle, pour eux ce
n’est pas celle d’une nymphe, mais d’un éphèbe. Race sur qui
pèse une malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le
parjure, puisqu’elle sait tenu pour punissable et honteux, pour
inavouable, son désir, ce qui fait pour toute créature la plus
grande douceur de vivre ; qui doit renier son Dieu, puisque,
même chrétiens, quand à la barre du tribunal ils comparaissent
comme accusés, il leur faut, devant le Christ et en son nom, se
défendre comme d’une calomnie de ce qui est leur vie même [on
clôt
volontairement sur cette
excellente boutade digne du style d’un journaliste offusqué.]
A
l’imitation du Géronte des
Fourberies de Scapin
s’exclamant pendant la bastonnade « que diable allait-il
faire dans cette galère », l’auteur a longtemps préparé en
amont sa petite phrase productrice d’un comique de répétition,
qui lui permettra de traiter toute la suite de son livre comme un
« roman comique » à
l’ironie renversante, et de sortir du chapeau du prestidigitateur,
comme un nouvel univers, non pas le lapin, mais sa dépouille
dépiautée. En consultant seulement le brouillon de « La race maudite » du Contre Sainte Beuve (précédemment « la race des tantes » du cahier 6) on constate comment en se rapprochant de la publication Proust a éliminé de son texte, tout en biffant le portrait d’un Guercy encore jeune et séduisant, en même temps que tous les termes « grossiers », toute atténuation de la « culpabilité » des homosexuels non affichés. On croirait même distinguer dans la répétition « c’en était une » une sorte de jubilation qui dépasse la satisfaction pour l’auteur d’avoir enfin trouvé la formule idéale.
je me dis : « Pauvre M. de Quercy, qui aime tant la virilité, s'il
savait l'air que je trouve à l'être las et souriant que j'ai devant
moi. On dirait que c'est une femme ! » Mais au moment même où je
prononçais ces mots en moi-même, il me sembla qu'une révolution
magique s'opérait en M. de Quercy. Il n'avait pas bougé mais, tout
d'un coup, il s'éclairait d'une lumière intérieure, où tout ce
qui m'avait chez lui choqué, troublé, semblé contradictoire, se
résolvait en harmonie, depuis que je venais de me dire ces mots : on
dirait une femme. J'avais compris, c'en était une ! C'en était une.
Il appartenait à la race de ces êtres, contradictoires en effet
puisque leur idéal est viril justement parce que leur tempérament
est féminin, qui vont dans la vie à côté des autres en apparence,
mais portant avec eux en travers de ce petit disque de la prunelle où
notre désir est installé et à travers lequel nous voyons le monde,
le corps non d'une nymphe, mais d'un éphèbe qui vient projeter son
ombre virile et droite sur tout ce qu'ils regardent et tout ce qu'ils
font. Race maudite (...) puisque son désir serait en quelque sorte,
si elle savait le comprendre, inadmissible, puisque n'aimant que
l'homme qui n'a rien d'une femme, l'homme qui n'est pas « homosexuel
», ce n'est que de celui-là qu'elle peut assouvir un désir qu'elle
ne devrait pas pouvoir éprouver pour lui, qu'il ne devrait pas
pouvoir éprouver pour elle, si le besoin d'amour n'était pas un
grand trompeur et ne lui faisait pas de la plus infâme « tante »
l'apparence d'un homme, d'un vrai homme comme les autres, qui par
miracle se serait pris d'amour ou de condescendance pour lui (…)
La trouvaille de l’oxymore rigolo est renversable à merci, puisque
dès le premier chapitre de Sodome et Gomorrhe II, le Narrateur
poursuivant sa parodie de discours scientifique, l’applique à
l’autre sexe :
On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice, que, dans le
ménage, c’était le mari qui portait les jupes et la femme les
culottes. Or il y avait plus de vérité là dedans qu’on ne le
croyait. Mme de Vaugoubert, c’était un homme. Avait-elle toujours
été ainsi, ou était-elle devenue ce que je la voyais, peu importe,
car dans l’un et l’autre cas on a affaire à l’un des plus
touchants miracles de la nature et qui, le second surtout, font
ressembler le règne humain au règne des fleurs. Dans la première
hypothèse:— si la future Mme de Vaugoubert avait toujours été
aussi lourdement hommasse — la nature, par une ruse diabolique et
bienfaisante, donne à la jeune fille l’aspect trompeur d’un
homme. Et l’adolescent qui n’aime pas les femmes et veut guérir
trouve avec joie ce subterfuge de découvrir une fiancée qui lui
représente un fort aux halles. Dans le cas contraire, si la femme
n’a d’abord pas les caractères masculins, elle les prend peu à
peu, pour plaire à son mari, même inconsciemment, par cette sorte
de mimétisme qui fait que certaines fleurs se donnent l’apparence
des insectes qu’elles veulent attirer. Le regret de ne pas être
aimée, de ne pas être homme la virilise. SG II
Ce
marquis de Vaugoubert (une femme aussi, donc, mais cloîtrée) qui a
depuis longtemps oublié l’existence du Narrateur est le père du
héros avec qui Saint-Loup était « très lié ». Le
Narrateur se présente à lui lors de la soirée mondaine où il
cherche à rencontrer la princesse de Guermantes :
M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n’aimait pas dire bonjour le
premier. L’un et l’autre préféraient «répondre», craignant
toujours les potins que celui auquel ils eussent sans cela tendu la
main avait pu entendre sur leur compte depuis qu’ils ne l’avaient
vu. Pour moi, M. de Vaugoubert n’eut pas à se poser la question,
j’étais en effet allé le saluer le premier, ne fût-ce qu’à
cause de la différence d’âge. Il me répondit d’un air
émerveillé et ravi, ses deux yeux continuant à s’agiter comme
s’il y avait eu de la luzerne défendue à brouter de chaque
côté.
Monsieur
de Vaugoubert serait-il un « lapin » ? Par
antiphrase puisque dans l’argot des poilus, le lapin est une homme
énergique, entreprenant, fort, courageux, audacieux, un malin, un
affranchi, vigoureux au pont de vue sexuel, bon baiseur. Dans le
langage des prostitué.ées c’est au contraire un client
inoffensif, un vieux, impotent, un puceau… En
réalité c’est une « bête en cage », - ce qui
n’excluent pas que ce soit un lapin – tandis que son reflet reste
un grand fauve.
Le bonsoir qu’il me rendit n’avait rien de celui qu’aurait eu
M. de Charlus. A ce bonsoir M. de Vaugoubert, outre les mille façons
qu’il croyait celles du monde et de la diplomatie, donnait un air
cavalier, fringant, souriant, pour sembler, d’une part, ravi de
l’existence — alors qu’il remâchait intérieurement les
déboires d’une carrière sans avancement et menacée d’une mise
à la retraite — d’autre part, jeune, viril et charmant, alors
qu’il voyait et n’osait même plus aller regarder dans sa glace
les rides se figer aux entours d’un visage qu’il eût voulu
garder plein de séductions. Ce n’est pas qu’il eût souhaité
des conquêtes effectives, dont la seule pensée lui faisait peur à
cause du qu’en-dira-t-on, des éclats, des chantages. Ayant passé
d’une débauche presque infantile à la continence absolue datant
du jour où il avait pensé au quai d’Orsay et voulu faire une
grande carrière, il avait l’air d’une bête en cage, jetant dans
tous les sens des regards qui exprimaient la peur, l’appétence et
la stupidité. La sienne était telle qu’il ne réfléchissait pas
que les voyous de son adolescence n’étaient plus des gamins et
que, quand un marchand de journaux lui criait en plein nez: La
Presse! plus encore que de désir il frémissait d’épouvante,
se croyant reconnu et dépisté.
Le portrait est au contraire de celui de l’homosexuel « épris
de virilité »:
… Les proportions de cet ouvrage ne me permettent pas d’expliquer
ici à la suite de quels incidents de jeunesse M. de Vaugoubert était
un des seuls hommes du monde (peut-être le seul) qui se trouvât ce
qu’on appelle à Sodome être «en confidences» avec M. de
Charlus. Mais si notre ministre auprès du roi Théodose avait
quelques-uns des mêmes défauts que le baron, ce n’était qu’à
l’état de bien pâle reflet. C’était seulement sous une forme
infiniment adoucie, sentimentale et niaise qu’il présentait ces
alternances de sympathie et de haine par où le désir de charmer, et
ensuite la crainte —également imaginaire — d’être, sinon
méprisé, du moins découvert, faisait passer le baron. Rendues
ridicules par une chasteté, un «platonisme» (auxquels en grand
ambitieux il avait, dès l’âge du concours, sacrifié tout
plaisir), par sa nullité intellectuelle surtout, ces alternances, M.
de Vaugoubert les présentait pourtant. Mais tandis que chez M. de
Charlus les louanges immodérées étaient clamées avec un véritable
éclat d’éloquence, et assaisonnées des plus fines, des plus
mordantes railleries et qui marquaient un homme à jamais, chez M. de
Vaugoubert, au contraire, la sympathie était exprimée avec la
banalité d’un homme de dernier ordre, d’un homme du grand monde,
et d’un fonctionnaire (...)
Mais à défaut des plaisirs sacrifiés à l’ingratitude du quai
d’Orsay, M. de Vaugoubert — et c’est pour cela qu’il aurait
voulu plaire encore — avait de brusques élans de cœur. Dieu sait
de combien de lettres il assommait le ministère (quelles ruses
personnelles il déployait, combien de prélèvements il opérait sur
le crédit de Mme de Vaugoubert qu’à cause de sa corpulence, de sa
haute naissance, de son air masculin, et surtout à cause de la
médiocrité du mari, on croyait douée de capacités éminentes et
remplissant les vraies fonctions de ministre) pour faire entrer sans
aucune raison valable un jeune homme dénué de tout mérite dans le
personnel de la légation. Il est vrai que quelques mois, quelques
années après, pour peu que l’insignifiant attaché parût, sans
l’ombre d’une mauvaise intention, avoir donné des marques de
froideur à son chef, celui-ci se croyant méprisé ou trahi mettait
la même ardeur hystérique à le punir que jadis à le combler. Il
remuait ciel et terre pour qu’on le rappelât, et le directeur des
Affaires politiques recevait journellement une lettre:
«Qu’attendez-vous pour me débarrasser de ce lascar-là.
Dressez-le un peu, dans son intérêt. Ce dont il a besoin c’est de
manger un peu de vache enragée.» Le poste d’attaché auprès du
roi Théodose était à cause de cela peu agréable. Mais pour tout
le reste, grâce à son parfait bon sens d’homme du monde, M. de
Vaugoubert était un des meilleurs agents du Gouvernement français à
l’étranger. Quand un homme prétendu supérieur, jacobin, qui
était savant en toutes choses, le remplaça plus tard, la guerre ne
tarda pas à éclater entre la France et le pays dans lequel régnait
le roi.
Ainsi, vers cette époque, M. de Charlus reçut une lettre ainsi
conçue : « Mon cher Palamède, quand te reverrai-je ?
Je m’ennuie beaucoup après toi et pense bien souvent à toi.
Pierre. » M. de Charlus se cassa la tête pour savoir quel
était celui de ses parents qui se permettait de lui écrire avec une
telle familiarité, qui devait par conséquent beaucoup le connaître,
et dont malgré cela il ne reconnaissait pas l’écriture. Tous les
princes auxquels l’Almanach de Gotha accorde quelques lignes
défilèrent pendant quelques jours dans la cervelle de M. de
Charlus. Enfin, brusquement, une adresse inscrite au dos l’éclaira :
l’auteur de la lettre était le chasseur d’un cercle de jeu où
allait quelquefois M. de Charlus. Ce chasseur n’avait pas cru être
impoli, en écrivant sur ce ton à M. de Charlus qui avait, au
contraire, un grand prestige à ses yeux. Mais il pensait que ce ne
serait pas gentil de ne pas tutoyer quelqu’un qui vous avait
plusieurs fois embrassé, et vous avait par là — s’imaginait-il
dans sa naïveté — donné son affection. M. de Charlus fut au fond
ravi de cette familiarité. Il reconduisit même d’une matinée M.
de Vaugoubert afin de pouvoir lui montrer la lettre. Et pourtant Dieu
sait que M. de Charlus n’aimait pas à sortir avec M. de
Vaugoubert. Car celui-ci, le monocle à l’œil, regardait de tous
les côtés les jeunes gens qui passaient. Bien plus, s’émancipant
quand il était avec M. de Charlus, il employait un langage que
détestait le baron. Il mettait tous les noms d’hommes au féminin
et, comme il était très bête, il s’imaginait cette plaisanterie
très spirituelle et ne cessait de rire aux éclats. Comme, avec
cela, il tenait énormément à son poste diplomatique, les
déplorables et ricanantes façons qu’il avait dans la rue étaient
perpétuellement interrompues par la frousse que lui causait au même
moment le passage de gens du monde, mais surtout de fonctionnaires.
« Cette petite télégraphiste, disait-il en touchant du coude
le baron renfrogné, je l’ai connue, mais elle s’est rangée, la
vilaine ! Oh ! ce livreur des Galeries Lafayette, quelle
merveille ! Mon Dieu, voilà le directeur des Affaires
commerciales qui passe ! Pourvu qu’il n’ait pas remarqué
mon geste ! Il serait capable d’en parler au Ministre, qui me
mettrait en non-activité, d’autant plus qu’il paraît que c’en
est une. » M. de Charlus ne se tenait pas de rage. Enfin, pour
abréger cette promenade qui l’exaspérait, il se décida à sortir
sa lettre et à la faire lire à l’ambassadeur, mais il lui
recommanda la discrétion, car il feignait que Charlie fût jaloux
afin de pouvoir faire croire qu’il était aimant. « Or,
ajouta-t-il d’un air de bonté impayable, il faut toujours tâcher
de causer le moins de peine qu’on peut. » Avant de revenir à
la boutique de Jupien, l’auteur tient à dire combien il serait
contristé que le lecteur s’offusquât de peintures si étranges.
D’une part (et ceci est le petit côté de la chose), on trouve que
l’aristocratie semble proportionnellement, dans ce livre, plus
accusée de dégénérescence que les autres classes sociales. Cela
serait-il, qu’il n’y aurait pas lieu de s’en étonner.
Cette conclusion
politique sur la dégénérescence renvoie dos à dos les deux
reflets d’Hubert Lyautey que sont Charlus et Vaugoubert, chez qui
Proust pourfend autant le manque de discrétion qu’il s’amuse à
contourner la langue. Christian Gury a démontré la présence
continue de la référence Lyautey,dans l’ensemble de La
Recherche). Lyautey n’aurait certainement pas usé
du féminin pour son harem de jeunes lieutenants (« carré de
mignons » disait la presse d’époque). L’usage du féminin
vise chez Lyautey à dévaloriser ses ennemis, politiques surtout :
on connaît le propos qu’il a tint à Maurice Rostand sur Pétain
« Elle n’a pas de cœur, elle n’a pas d’âme, elle n’aime
pas les hommes. De quoi voudrais-tu donc qu’elle crève ? »
La sexualité de Lyautey, aristocrate monarchiste et religieux, époux
d’une complaisante et hommasse Mme Fortoul qu’on essaya d’abord
de faire épouser à Proust, n’était de son vivant un secret pour
personne pas plus que « L’allure de vieille coquette qu’il
adoptait dans le monde » que signale Julien Benda.
Cependant il s’attardait encore sur le pas de la porte et demandait
à Jupien des renseignements sur le quartier. « Vous ne savez
rien sur le marchand de marrons du coin, pas à gauche, c’est une
horreur, mais du côté pair, un grand gaillard tout noir ? Et
le pharmacien d’en face, il a un cycliste très gentil qui porte
ses médicaments. » Ces questions froissèrent sans doute
Jupien car, se redressant avec le dépit d’une grande coquette
trahie, il répondit : « Je vois que vous avez un cœur
d’artichaut. » Proféré d’un ton douloureux, glacial et
maniéré, ce reproche fut sans doute sensible à M. de Charlus qui,
pour effacer la mauvaise impression que sa curiosité avait produite,
adressa à Jupien, trop bas pour que je distinguasse bien les mots,
une prière qui nécessiterait sans doute qu’ils prolongeassent
leur séjour dans la boutique et qui toucha assez le giletier pour
effacer sa souffrance, car il considéra la figure du baron, grasse
et congestionnée sous les cheveux gris, de l’air noyé de bonheur
de quelqu’un dont on vient de flatter profondément l’amour-propre,
et, se décidant à accorder à M. de Charlus ce que celui-ci venait
de lui demander, Jupien, après des remarques dépourvues de
distinction telles que : « Vous en avez un gros
pétard ! », dit au baron d’un air souriant, ému,
supérieur et reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! »
Jusqu’au
moment où le féminin affleure sous la pratique dénomination
indéterminée « une curieuse petite personne » :
« Si je reviens sur la question du conducteur de tramway,
reprit M. de Charlus avec ténacité, c’est qu’en dehors de tout,
cela pourrait présenter quelque intérêt pour le retour. Il
m’arrive en effet, comme le calife qui parcourait Bagdad pris pour
un simple marchand, de condescendre à suivre quelque curieuse petite
personne dont la silhouette m’aura amusé. »
De la boutique de Jupien s’extirpe une morale et une sociologie subversive illustrant cet autre débat né dès l’avant-guerre entre 1895 affaire Wilde de 1895 et l’affaire Eulenbourg de 1908, l’imminence de la menace que représente la conspiration des homosexuels, groupe de bêtes sauvages domestiquées par un dompteur hétérosexuel dont ils préparent l’inévitable dévoration. Au fil des rédactions la métaphore de la dévoration, d’abord appliquée au groupe hétérosexuel qui attend de se repaître du sang des oppressés avec qui ils jouent le jeu dangereux du chat et de la souris, passe au camp adverse :
Vivant enfin, du moins un grand nombre, dans l'intimité caressante
et dangereuse avec les hommes de l'autre race, les provoquant, jouant
avec eux à parler de son vice comme si il n'était pas sien, jeu qui
est rendu facile par l'aveuglement ou la fausseté des autres, jeu
qui peut se prolonger des années jusqu'au jour du scandale où ces
dompteurs sont dévorés (ajout à la dactylographie de SG I, f°
62).
Peut-être pour les peindre, faut-il penser sinon aux animaux qui ne
[s'acclimatent] <se domestiquent > pas, aux lionceaux
apprivoisés mais restés lions, [mais] <du moins > aux noirs,
que l'existence confortable des blancs désespèrent [sic] et qui
préfèrent les risques de la vie sauvage et ses incompréhensibles
joies. (Idem f° 68)
Même en avançant masqué, une telle prise de position « rousseauiste » (on se range du côté du « bon sauvage » n’en déplaise aux colonialistes) engendre des réactions d’effroi des censeurs.
Trucages
éditoriaux
Lorsqu’il cherche un éditeur pour Les intermittences du coeur en 1912, Proust commet l’erreur de tenter de « vendre » son livre en évoquant directement non pas le « roman de l’inconscient » mais en mettant en avant sa peinture d’un personnage secondaire :
Proust Lettre
à Eugène Fasquelle, 28 octobre 1912
Un de mes personnages (comme ils se présentent dans l’ouvrage
comme dans la vie, c’est-à-dire fort mal connus d’abord et
souvent découverts longtemps après pour le contraire de ce qu’on
croyait) apparaît à peine dans la première partie comme l’amant
supposé d’une de mes héroïnes. Vers la fin de la première
partie […] ce personnage fait sa connaissance, fait étalage de
virilité, de mépris pour les jeunes gens efféminés, etc. Or dans
la seconde partie, le personnage, un vieux monsieur d’une grande
famille, se découvrira être un pédéraste qui sera peint d’une
façon comique mais que, sans aucun mot grossier, on verra «levant»
un concierge et entretenant un pianiste. Je crois ce caractère –
le pédéraste viril, en voulant aux jeunes gens efféminés
qui le trompent sur la qualité de la marchandise en n’étant que
des femmes, ce «misanthrope» d’avoir souffert des hommes comme
sont misogynes certains hommes qui ont trop souffert des femmes, je
crois ce caractère quelque chose de neuf [...].
Il semble qu’il en soit allé de même lorsque cherchant à faire publier son Contre Sainte-Beuve par le Mercure de France en 1909, Proust écrit à Alfred Valette :
Je termine un livre qui malgré son titre provisoire : Contre
Sainte-Beuve, Souvenir d’une matinée, est un véritable roman
et un roman extrêmement impudique en certaines parties. Un des
principaux personnages est un homosexuel.
Dès que le
premier fragment de son œuvre est publié par Grasset, Proust
effectue une sorte de rétropédalage, en ne parlant plus comme sujet
de scandale que de la scène de « sadisme » lesbien de
Montjouvain qui, seule dans Du côté de chez Swann,
prépare la grande expansion du thème de l’ homosexualité
masculine sur lequel il travaille depuis toujours, ou du moins depuis
la mort de ses parents.Il n’est pas exclu que l’enfermement de Proust Bd Haussmann, soit dû, en plus de la volonté de travailler avec acharnement à son livre, à la peur du scandale et du déferlement policier et judiciaire susceptible de relayer la condamnation morale exercée par les parents, et que la réclusion d’Agostinelli, soit le produit d’un désir, non pas de le soustraire aux tentations, mais de le mettre à l’abri des possibles conséquences judiciaires auxquelles l’exposaient ses fréquentations (fût-ce celle de son protecteur lui-même).
Après le succès des Jeunes Filles en Fleurs, dont la sortie en librairie a déjà été repoussée en juin 1919, c’est-à-dire un trimestre avant l’abrogation de la loi de censure votée en août 1914 (réprimant tout ce qui est « de nature à exercer une influence fâcheuse sur l'esprit de l'armée et des populations», en clair l’anarchie, le dreyfusisme et la lutte des classes), Proust, devenu une figure du monde littéraire avec le Goncourt de décembre 1919, et sachant qu’il a déjà rédigé l’essentiel des Sodome et Gomorrhe I à III doit éprouver un certain soulagement. La perspective de se voir traîné en justice pour immoralité comme ses prédécesseurs Flaubert et Baudelaire, s’éloigne. Peut-être pas pour son éditeur, à qui il ne révèle que progressivement ses intentions véritables, puisqu’il attend mai 1916 avant d’annoncer à Gallimard.
Mon livre, (plus long que je ne m’en rendais compte moi-même)
comporte un volume que d’après le vers de Vigny (La femme aura
Gomorrhe et l’homme aura Sodome) j’intitule Sodome et Gomorrhe.
A partir de ce moment, la place tenue par Sodome ne fait qu’enfler.
Le fait est que ce que Marcel Proust entendra six ans plus tard, en
1922, par « Sodome et Gomorrhe » n'est pas ce que nous
entendons aujourd'hui par là, lorsque nous y voyons le quatrième
tome d'À la recherche du temps perdu, c'est-à-dire, en
termes logiques, la septième partie d'un tout. En fait, il y a lieu
de croire qu'au moment de la mort de Proust Sodome et Gomorrhe
devait constituer, en puissance, un massif textuel de plusieurs
volumes, un « tome » dépassant en importance matérielle
tous les autres, un tome dont l'envergure aurait approché la moitié
de la Recherche.
(…) Six
mois plus tard, en janvier 1921, il annonce à Gallimard trois
« longs volumes qui se succéderont à intervalles assez
espacés» avant Le Temps retrouvé, « Sodome II,
Sodome III, Sodome IV » (Corr., XX, 53).
Un an après, en janvier 1922, il lui confie qu'il « croit
bien qu'il y aura un Sodome V, sinon un Sodome VI »
(Corr., XXI, 39). Quelques jours à peine après sa mort en
novembre 1922, La Nouvelle Revue Française, organe de
la librairie Gallimard, annonce d'ailleurs comme « sous
presse » un « Sodome et Gomorrhe III », en
deux parties (« La Prisonnière » et « Albertine
disparue »), et comme « à paraître » « Sodome
et Gomorrhe, en plusieurs volumes (suite) » avant, enfin,
le tome conclusif du Temps retrouvé (La NRF, 1er
décembre 1922). Qu'est-il donc arrivé, pour que les « suivants
Sodome », comme disait Proust en mai 1922 (Corr., XXI,
197), se soient ainsi évanouis du paysage éditorial, et que Sodome
et Gomorrhe nous apparaisse aujourd'hui réduit à sa plus
simple expression ?
Il arrive que Gallimard
suit - peut-il faire autrement du vivant du susceptible Proust?- les
desiderata de l’auteur, en présentant comme « sous presse »
dans la « septième édition des Pastiches et Mélanges en
1921, ce Sodome IV disparu.Il arrive aussi que dans sa représentation en personnage public, Proust feigne de s’inquiéter auprès du seul survivant de sa famille, des conséquences de son « coming-out » auto-censuré, alors qu’il annonce le contraire aux amis avec lesquels il est « en connivence » :
Marion Schmidt Apologie ou incrimination :
Dans
une lettre à son frère Robert (avant le 18 septembre 1920),
spéculant sur l'effet néfaste que risque d'avoir la publication de
Sodome et Gomorrhe sur sa candidature à la Légion d'honneur,
il explique :
Des volumes sont annoncés ayant pour titre Sodome et Gomorrhe.
Les membres du Conseil peuvent (et avec moins de satisfaction) croire
qu'il s'agit de livres prosodomistes et progomorrhéens, comme le
croyaient Barrés et l'abbé Mugnier qui ont été un peu déçus
d'apprendre qu'ils étaient au contraire antisodomistes et
antigomorrhéens. En réalité j'aurais voulu qu'ils ne fussent ni
pro, ni anti, et objectifs seulement. Mais la fatalité des
personnages, des caractères les a faits anti. Mais ce n'est pas
inscrit dans le titre. D'autre part, même, cet « anti » comporte
des peintures qui, si cruelles et sévères qu'elles soient,
paraîtront terriblement crues à des gens qui ont oublié le ton des
Pères de l'Église et sont habitués à une littérature douceâtre.
Or il serait vraiment ridicule qu'après avoir été décoré, je
subisse des peines disciplinaires pour livres inconvenants .
Dans
une lettre à «l'Amazone» Natalie Clifford Barney, il évoque une
même dynamique interne du texte qui l'aurait entraîné vers une
représentation hostile de l'homosexualité, même si, devant cette
amie plus libérale, il prétend renoncer volontairement à toute
consécration officielle :
Le goût est devenu bien sévère. En publiant prochainement Sodome
et Gomorrhe, je renonce, avec allégresse, à tous les honneurs
futurs. (Bien que, comme je crois vous l'avoir écrit déjà, le
caractère de mes personnages fasse de mon livre quelque chose de
moins «objectif» que je n'aurais voulu.
Revenons à Nathalie Mauriac-Dyer mais cette fois dans son Proust-Procuste : les fins disjointes d’ARTP :
Le travail de révision pour
publication, à partir de Sodome et Gomorrhe tout au moins,
entraîne des ébranlements qui sont allés s’approfondissant –
ou s’aggravant, si l’on préfère. En mars 1921, Proust qui vient
de se mettre à réviser Sodome et Gomorrhe II
transmet de nouveau à Gallimard ses directives. Tout en reprenant
pour l’essentiel l’orientation fondamentale de 1919 – tout
publier des cahiers numérotés en cas de disparition – la lettre
révèle un léger infléchissement, et comme l’ombre d’un
premier doute : les cahiers, je souligne, « pourraient
paraître tels quels, ou quasi. (...) à la rigueur,
après avoir donné à vous ou à Jacques [Rivière] q(uel)q(ues)
explications, mes cahiers pourraient paraître tels quels ».
Moins d’un an plus tard, en février 1922, Proust semble avoir une
conscience très nette de la déstabilisation croissante de son
manuscrit « au net ». Il écrit à Gallimard :
« j’ai tant de livres à vous offrir qui si je meurs avant ne
paraîtront jamais… » Et il ajoute (entre parenthèses !) :
« À la recherche du temps perdu commence à peine ».
Sodome et Gomorrhe III annoncé in extremis comme sous
presse est, en réalité, largement inachevé à la mort de Proust le
18 novembre 1922, notamment dans sa deuxième partie « Albertine
disparue », et les « suivants Sodome » sont en complet
chantier à la suite de remaniements substantiels entrepris, mais non
menés à bien, sur la dactylographie d'« Albertine disparue ».
Le premier volet de Sodome III, « La Prisonnière »,
peut toutefois paraître un an après la mort de Proust sans
modifications majeures, mais la deuxième partie, « Albertine
disparue », fera quant à elle l'objet d'aménagements
éditoriaux beaucoup plus vigoureux, de manière à effacer tout ce
qui, dans les remaniements interrompus de Proust, compromettait la
publication de la fin du roman. A la parution du Temps retrouvé
en 1927, l'ambitieuse série prévue par Proust aura donc tourné
court, et Gallimard peut mener à bien la réorganisation de la
tomaison qui lui tient à cœur. Dès mars 1923 en effet, quatre mois
après la mort de l'écrivain, il écrivait à son frère Robert pour
lui proposer de « composer le tome qui comprend Guermantes
II sans les premières pages de Sodome et Gomorrhe qui
seraient incorporées avec la suite de cette partie de l'ouvrage »,
c'est à dire, déjà, la tomaison que nous connaissons aujourd'hui,
où Le côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe
constituent deux tomes séparés. Gallimard poursuit :
« Marcel avait parfois regretté d'avoir joint ces pages
aux précédentes. En effet, ce groupement est arbitraire. Il a pu
avoir sa raison pour indiquer la liaison entre toutes les parties de
l'oeuvre, mais aujourd'hui cette continuité est assez connue pour
qu'il me paraisse raisonnable et conforme aux désirs de l'auteur de
revenir à une édition plus rationnelle. Bien des lecteurs se
plaignent de ne pouvoir mettre entre toutes les mains un livre qui
sans cela pourrait l'être. Il en résulte en outre une complication
pour les titres qui n'est pas sans créer de confusion et nuire à la
vente » (Années perdues, p. 38-39)
Chapeautant l'appel quelque peu hypocrite aux désirs prétendus de Marcel et à l'intérêt de la décence, l'argument commercial est censé gagner définitivement Robert Proust à la cause de la « rationalisation ». Il n'acceptera toutefois qu'en 1928 la réorganisation proposée.
Pourquoi Proust aurait-il confié à son frère la supervision de la partie inédite de son œuvre s’il ne lui faisait pas confiance ? Parce qu’il ne pouvait se fier à personne d’autre pour en assurer la survie. Marcel Proust n’avait aucune confiance dans le médecin mais reconnaissait certainement l’amour indéfectible que portait son frère, sinon à sa personne, du moins à son talent. Les rapports entre les frères Proust sont d’une telle complexité qu’on ne peut guère en induire une volonté de dissimulation vindicative de la part du cadet, plutôt avec un soulagement qu’il ne soit jamais question de lui dans la Recherche, récit de la vocation d’un fils unique, l’assurance que ce dont il pouvait se sentir coupable, ou qui était en mesure de fragiliser sa réputation, ne serait jamais exposé au grand jour, que ses faiblesses resteraient dans l’ombre protectrice du grand frère dont il avait servi la cause. Il suffit de lire les pages terribles et déchirantes sur Robert et son chevreau dans Jean Santeuil pour se convaincre de la constriction du nœud psychotique qui entravent les frères Proust et leurs ascendants.
Il en va ainsi des familles à secrets -mais en existe-t-il d’autres ?- elles sont amenées à reconstruire, pour le bien commun croient-elles, une image hagiographique du grand-homme disparu et à corriger ce qui demeure gênant dans son héritage, quitte à reporter sur la maladie les aspects les moins coupables de ses déviances.
Céleste Albaret dans Monsieur Proust ne fait pas qu’accréditer la thèse d’une œuvre achevée miraculeusement à la veille de la mort de Proust, allant jusqu’à s’émerveiller de voir la prédiction réalisée des livres groupés trois par trois aux vitrines des libraires, comme le décrit Proust dans la dernière page qu’il est censé avoir achevé, La mort de Bergotte ; elle fait une allusion discrète au « partage d’un secret qu’aucun des deux [ni Proust ni elle] n’a jamais divulgué. »
Daniel Fabre Marcel Proust en mal de mère. Une fiction du créateur
Proust fit un jour [à Céleste] la confidence d’une scène
énigmatique qui eut pour cadre la mort de son père en novembre
1903 :
[…] un petit détail, […] un petit fait comme cela, qui s’est
passé lorsque les gens défilaient pour un dernier hommage au
professeur Adrien Proust, sur son lit mortuaire. Mme Proust était
entrée, juste comme une femme inconnue déposait, avec un geste à
ne pas s’y méprendre, un gros bouquet de violettes de Parme à
côté du corps. – Il y avait des cas, m’a-t-il dit, où Maman
avait le don exceptionnel de ne pas voir ce qu’elle ne voulait pas
voir. (Ibid. : 177)
Transformant la gêne en éloge de sa mère, Proust efface la
maîtresse officielle de son père que Mme Proust connaissait
d’autant mieux qu’Adrien Proust avait imaginé et imposé à sa
famille une réfection généalogique extraordinaire dont Céleste a
gommé toute trace dans l’ouvrage issu de ses récits. Elle l’avait
pourtant racontée à sa fille Odile, qui elle-même la transmit en
octobre 1994, peu de temps avant sa mort. Sa narration commence
ainsi : « Savez-vous que le père de Proust a marié […]
son fils Robert avec la fille de sa maîtresse, Mme Dubois-Amiot, qui
était fort riche ? » (Récit confié par la fille de
Céleste à Péchenard (1996 : 56 sq.). Tadié (1996 :
490) résume en une phrase ce que les principaux biographes de Proust
– Quint (1925), Maurois (1949), Painter (1966), Diesbach (1991) –
ignorent, prenant pour une hyperbole la phrase : « Le
mariage de Robert m’a, à la lettre, tué. » (C.
III : 249 « Lettre à Mme Catusse »).
Par le truchement des
enfants, Adrien Proust a allié ses deux ménages et confondu leurs
héritages, avantageant son fils cadet et installant une ombre
d’inceste adelphique au centre de la famille. Manigance qui
explique les caractères de la noce, en février 1903. Ni Marcel ni
sa mère ne se rendirent à la mairie ; Mme Proust se fit
conduire en ambulance à l’église et Marcel, garçon d’honneur
de son frère et, à ce titre, chargé de la quête pour les pauvres,
offrit à un public considérable le spectacle de son corps
pathétique ainsi décrit par Valentine Thomson, sa jeune cousine et
demoiselle d’honneur : il se leva, sa poitrine gonflée
d’ouate, son habit enseveli sous trois pardessus, « son
visage de Lazare, avec ses mélancoliques moustaches, se dressant de
façon cocasse de son suaire de laine noire. Il sentit qu’il devait
s’en excuser, et à chaque rang, à tour de rôle, il annonça
d’une voix forte qu’il ne pouvait pas s’habiller autrement,
qu’il était malade depuis des mois, qu’il serait encore bien
plus malade ce soir, que ce n’était pas sa faute. » (Thomson
1932) (…) Au cours des deux années suivantes, les parents
moururent et Marcel, assumant son rôle d’aîné auprès de Robert,
« hérita » de cet imbroglio en devenant le mentor de son
frère. En effet, cette étrange union, après la naissance d’une
fille le jour où décédait brutalement le professeur Proust,
reproduisit le modèle de la génération précédente : Robert
se ménagea une double vie contre laquelle Marcel lutta en vain.
Quant à sa belle-sœur, Marthe, elle voua aux gémonies la famille
Proust tout entière et présida, au lendemain de la mort de
l’écrivain, à la dispersion rageuse d’une partie de ses papiers
et de ses meubles.
Dans le lourd
bagage doublement familial, Marthe, épouse de Robert avait sans
doute des raisons dès la mort de Marcel, de livrer à l’autodafé
des papiers personnels de son beau-frère, et de se débarrasser des
meubles devenus encombrants dont il avait jalousement refusé de leur
confier la conservation.Peut-être Robert a-t-il cédé aux collectionneurs qui souhaitaient acquérir quelques reliques devenues inutiles pour la destinée du corpus final, à moins qu’il n’ait jugé préférable que les pièces à conviction d’un texte concurrent à celui qu’il s’était donné tant de mal à faire établir tombent dans quelques oubliettes dont les archéologues littéraires auraient le plus grand mal à les retirer. Ce faisant, il serait aussi involontairement à l’origine d’une prolifération de faux ou de pastiches opportunément redécouverts. Et le mystère de l’œuvre de propager dans toutes les sens les ramifications des fantasmes de communautés de lecteurs avides de les plier à leur intuition, cherchant désespérément à comprendre ce qui aurait pu résider dans la béance de l’inachèvement camouflé. N’importe, on disposait d’une dalle raccommodée pour refermer le caveau.
La « perte » d’états transitoires, d’avant-textes dont on ne connaît qu’un état définitif, postule, qu’elle soit le fait ou non des éditeurs, l’existence de fragments détruits. Ainsi Laurence Teyssandier, analysant les notes du cahier 49 qui renvoient à M. de Charlus pendant la guerre est contrainte de conclure :
(…) le dernier état connu de l’épisode de « M. de Charlus pendant la guerre » est celui du manuscrit au net du Temps retrouvé dont la rédaction principale est située autour de 1917 par Kazuyoshi Yoshikawa. (…) il faut tenir compte du fait que la note de régie du Cahier 49 et l’addition qu’elle introduit (folio 51 r) n’ont sans doute pas été rédigées tout de suite après la rédaction intermédiaire de l’épisode de la guerre (dont nous supposons l’existence dans un autre cahier qui ne nous serait pas parvenu).
Ce cahier comprend sur les pages de droite (rectos) une version du Temps retrouvé (1911), et sur les pages de gauche (versos) des notes en ajout (1913-1916/1917). (…) Le cahier 57 est un cahier de moleskine noire, provenant de la série des premiers cahiers de la Recherche, dont Céleste Albaret dit avoir brûlé une trentaine en 1917, sur l'ordre de Proust, sans doute parce qu'ils correspondaient à un texte déjà publié, ou dactylographié.
En
route pour La Muette
Une des suppressions les plus importantes dans le corpus de Sodome et Gomorrhe est bien du fait de Proust ; il s’agit d’une anticipation concernant les amours ancillaires de M. de Charlus, que l’auteur a retiré des derniers placards corrigés de sa main afin de la réserver pour plus tard. La rédaction très fouillée du passage montre à l’évidence qu’il n’était pas question de l’abandonner. Elle entre dans une chaîne qui commence avec la rencontre de Charlus et Jupien, et se prolonge jusqu’ au Temps retrouvé. Son absence dans le texte final rend incompréhensible les rappels ultérieurs qui passent alors pour une faiblesse :
Mais ce qui me révéla tout d’un coup l’amour de la Princesse, ce fut un fait particulier et sur lequel je n’insisterai pas ici, car il fait partie du récit tout autre où M. de Charlus laissa mourir une reine plutôt que de manquer le coiffeur qui devait le friser au petit fer pour un contrôleur d’omnibus devant lequel il se trouva prodigieusement intimidé.
Ici, le blanc que l’édition Clarac de La Recherche donne heureusement en note. (Notons que la référence à la « reine » suppose un nouveau développement non résolu. Pour pallier ce vide, Proust a transformé son incise anticipative en ce résumé) :
Cependant, pour en finir avec l’amour de la Princesse, disons quel rien m’ouvrit les yeux. J’étais, ce jour-là, seul en voiture avec elle. Au moment où nous passions devant une poste, elle fit arrêter. Elle n’avait pas emmené de valet de pied. Elle sorti à demi une lettre de son manchon et commença le mouvement de descendre pour la mettre dans la boîte. Je voulus l’arrêter, elle se débattit légèrement, et déjà nous nous rendions compte l’un et l’autre que notre premier geste avait été, le sien compromettant en ayant l’air de protéger un secret, le mien indiscret en m’opposant à cette protection. Ce fut elle qui se ressaisit le plus vite.Devenant subitement très rouge, elle me donna la lettre, je n’osai plus ne pas la prendre, mais, en la mettant dans la boîte, je vis, sans le vouloir,qu’elle était adressée à M. de Charlus.
L’importance de cette parenthèse dans le récit principal entre dans l’exposé des « lois et vérités » de l’amour, en allant les dénicher dans le contexte d’une « décriminalisation » de la sexualité interdite, qui indique que Proust ne comptait pas en rester aux condamnations « anti-salaïstes » si gaillardement énoncées dans Sodome I et qui réjouirent les éditeurs (voir la lettre de Jacques Rivière en réponse à ce texte « si juste et équilibré »), mais probablement de mettre à exécution le projet annoncé à Gide de revenir à une juste mesure explicite : « il dit se reprocher cette «indécision» qui l’a fait, pour nourrir la partie hétérosexuelle de son livre, transposer « à l’ombre des jeunes filles en fleurs » tout ce que ses souvenirs homosexuels lui proposaient de gracieux, de tendre et de charmant, de sorte qu’il ne lui reste plus pour « Sodome » que du grotesque et de l’abject. (…) et je comprends enfin que ce que nous trouvons ignoble, objet de rire ou de dégoût, ne lui parait pas, lui, si repoussant. Lorsque je lui demande s’il ne nous présentera jamais cet Eros sous des espèces jeunes et belles, il me répond que, d’abord, ce qui l’attire, ce n’est presque jamais la beauté et qu’il estime qu’elle n’a que peu à voir avec le désir. »
Résolution dans le Temps retrouvé : De ma vie passée je compris encore que les moindres épisodes avaient concouru à me donner la leçon d’idéalisme dont j’allais profiter aujourd’hui. Mes rencontres avec M. de Charlus, par exemple, ne m’avaient-elles pas permis, même avant que sa germanophilie me donnât la même leçon, et mieux encore que mon amour (...) pour Albertine (...) de me convaincre combien la matière est indifférente et que tout peut y être mis par la pensée, vérité que le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle grandit plus encore que celui déjà si instructif de l’amour ; celui-ci nous montre la beauté fuyant la femme que nous n’aimons plus et venant résider dans le visage que les autres trouveraient le plus laid, qui à nous-même aurait pu, pourra un jour nous déplaire ; mais il est encore plus frappant de la voir, obtenant tous les hommages d’un grand seigneur qui délaisse aussitôt une belle princesse, émigrer sous la casquette d’un contrôleur d’omnibus. (…) Si M. de Charlus n’avait pas donné à l’« infidèle » sur qui Musset pleure dans la Nuit d’Octobre ou dans le Souvenir le visage de Morel, il n’aurait ni pleuré, ni compris, puisque c’était par cette seule voie, étroite et détournée, qu’il avait accès aux vérités de l’amour.
Cette comédie miniature qui tient à la fois de la farce moliéresque et du marivaudage est trop longue et minutieusement écrite pour être citée in extenso.
Elle me demanda si je consentirais à me charger d’une lettre pour M. de Charlus et me supplia de la lui remettre à tout prix. Je courus chez celui-ci, il était devant sa glace en train d’effacer un peu de poudre. Il prit connaissance de la lettre -le plus désespéré des appels comme je le sus depuis – et me chargea de répondre que c’était matériellement impossible pour le soir même, qu’il était malade. Tout en me parlant, d’un vase il tirait à chaque fois une rose d’une nuance différente, l’essayait à sa boutonnière, et regardait dans le miroir comment elle s’accordait à son teint.
Survient alors le coiffeur qui a oublié son fer à friser, jetant dans la colère et les larmes M. de Charlus qui craint de « tout manquer ». Le Narrateur retourne délivrer la réponse chez la princesse qui le prit de retourner porter un nouveau billet.
Je retournai chez M. de Charlus. Un peu avant d’arriver à sa demeure, je le vis qui rejoignait Jupien devant un fiacre arrêté.. Le phare d’une auto qui passait éclaira une seconde la casquette et le visage d’un conducteur d’omnibus. Puis je ne puis plus l’apercevoir car on avait fait placer le fiacre dans un coin sombre, à l’angle d’une impasse entièrement noire.. J’entrai dans celle-ci pour que M. de Charlus ne me vît pas. « Donnez-moi une seconde avant de monter, dit M. de Charlus à Jupien, ma moustache n’est pas défaite ? - Non, vous êtes superbe. -Tu me charries ! - Employez pas des mots comme ça, ça ne vous va pas. C’est bon pour celui que vous allez voir. - Ah ! Il a l’air un peu voyou, je ne déteste pas ça. Mais dites-moi un peu, quel genre d’homme est-ce, pas trop maigre ? (…) -Non, il n’est pas maigre, plutôt grassouillet, entrelardé, sois tranquille, il est tout à fait ton genre, tu verras, tu seras content, mon petit môme ».
M. de Charlus et son compère entrent dans le fiacre, mais laissent la fenêtre ouverte, permettant au Narrateur d’entendre la suite :
« Je suis charmé de faire votre connaissance et surtout confus de vous avoir laissé attendre dans ce mauvais fiacre, dit-il pour boucher le vide de sa pensée anxieuse (…) J’espère que vous me ferez le plaisir de passer avec moi une soirée, une confortable. Vous n’êtes jamais libre que le soir ? -A moins le dimanche. -Ah, vous êtes libre le dimanche après-midi ? Cela simplifie tout.
Suit le dialogue en quiproquo sur les concerts Colonne et Mayol déjà cité dans la version des brouillons :
« Du reste je vous envie de toutes façons, ça doit être si agréable cette vie de plein air, tout envoyant des gens si différents, et encore dans un coin charmant, sous les arbres, car je crois que mon ami Jupien m’a dit que votre ligne aboutissait à La Muette. J’ai souvent voulu habiter par là. C’est ce qu’il y a de plus charmant à Paris. »(…) - Je n’aime pas Mayol, il a un genre efféminé qui me déplaît horriblement. En principe j’ai horreur de tous les hommes de ce genre. » Comme Mayol est populaire, le contrôleur comprit ce que disait le baron, mais encore moins pourquoi celui-ci avait voulu le voir, puisque ce ne pouvait être pour ce qu’il détestait. « On pourrait aller dans les musées ensemble, reprit le baron. Est-ce que tu as jamais été au musée ? -J’connais que le musée du Louvre et le Musée Grévin. »
Troisième voyage du Narrateur chez la princesse. A son retour il entend cet échange entre Jupien et le contrôleur, qui approfondit le malentendu et dont l’auteur se délecte à façonner la méprise :
Jupien sortit avec le contrôleur. « Hé bien, qu’est-ce que je t’avais dit ? -Ah ! Il me faudrait beaucoup de soirées comme cela ! Et puis, j’aime bien entendre causer comme ça, posément, un type qui ne s’emballe pas. C’est pas un curé ? - Non, pas du tout. - Il ressemble à un photographe chez qui j’ai été une fois faire faire mon portrait. C’est pas lui ? -Non plus, dit Jupien. - Farceur, dit le contrôleur qui croyait que Jupien voulait le tromper, et qui craignait, comme M. de Charlus était resté dans le vague sur les rendez-vous futurs, qu’il ne lui posât un lapin, , farceur tu vas pas me dire que c’est pas le photographe. Je l’ai bien reconnu. Il habite au 3è rue de l’Echelle, il a une petite chienne noire qui s’appelle même, je crois, Love, tu vois que je sais. - C’est idiot ce que tu dis, répondit Jupien. Je ne dis pas qu’il n’y a pas un photographe qui a une petite chienne noire, je te dis que ce n’est pas lui à qui je t’ai présenté. -Bien, bien, c’est comme tu veux, je reste dans mon idée. - Tu peux y rester, je m’en fous. Je passerai demain te parler pour le rendez-vous. » Jupien regagna le fiacre, mais le baron énervé en était déjà sorti. . « Il est bien, bien élevé, gentil. Mais comment sont ses cheveux ? Il n’est pas chauve, au moins ? Je n’ai pas osé lui demander d’ôter sa casquette ; J’étais ému comme une fiancée. -Quel gros bébé tu fais ! -Enfin, nous allons parler, mais pour la prochaine fois, j’aimerais mieux le voir dans l’exercice de ses fonctions ; j’irai par exemple en taxi à La Muette ; et là je prendrai dans son tram le coin du bout à côté de lui. Même, si c’était possible, en doublant le prix, j’aimerais qu’il fasse des choses assez cruelles. Par exemple, il ferait semblant de ne pas voir les vieilles dames qui font signe au tramway et qui n’en auraient plus après. - Grand vicieux ! Mais ça, Coco, ce n’est pas facile, parce qu’il y a aussi le conducteur, tu comprends, il tient à être bien vu dans son travail. »
Le Narrateur quitte alors l’impasse et dépose chez Charlus encore absent la lettre de la princesse dont il s’est fait le courrier. La comédie vire au mélodrame.
On apprit le lendemain que la princesse de Guermantes, en prenant un médicament pour un autre, s’était empoisonnée, accident après lequel elle resta plusieurs mois entre la vie et la mort, et se retira du monde pendant plusieurs années. Il m’est arrivé quelquefois aussi depuis, en prenant l’autobus, de payer ma place au contrôleur que Jupien avait, dans le fiacre « présenté » à M. de Charlus. Ce contrôleur était un gros homme, laid, bourgeonné, avec une vue basse qui lui faisait maintenant porter ce que Françoise appelait des « lorgnons » (…) c’est qu’on peut tout aussi bien dire de l’amour ce que Léonard disait de la peinture, que c’est cosa mentale.
JE,
NOUS, ON
Proust, Interview dans Le Temps,
13 novembre 1913 :
Déjà, dans ce premier volume, vous verrez le personnage qui
raconte, qui dit : “Je” (et qui n'est pas moi) retrouver tout
d'un coup des années, des jardins, des êtres oubliés, dans le goût
d'une gorgée de thé où il a trempé un morceau de madeleine ; sans
doute il se les rappelait, mais sans leur couleur, sans leur charme ;
j'ai pu lui faire dire que comme dans ce petit jeu japonais où l'on
trempe de ténus bouts de papier qui, aussitôt plongés dans le bol,
s'étirent, se contournent, deviennent des fleurs, des personnages,
toutes les fleurs de son jardin et les nymphéas de la Vivonne, et
les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église, et
tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité,
est sorti, villes et jardins, de sa tasse de thé. (…) Il
me semble que vous pensez qu'il s'agit de subtilités. Oh ! non, je
vous assure, mais de réalités au contraire. Ce que nous n'avons pas
eu à éclaircir nous-mêmes, ce qui était clair avant nous (par
exemple des idées logiques), cela n'est pas vraiment nôtre, nous ne
savons même pas si c'est le réel. C'est du “possible” que nous
élisons arbitrairement. (...)
Journal de Gide, 14 mai 1921 :
Il est gras, ou plutôt bouffi ; il me rappelle un peu Jean Lorrain. Je lui apporte "Corydon" dont il me promet de ne parler à personne ; et comme je lui dis quelques mots de mes Mémoires : "Vous pouvez tout raconter,s'écrit-il; mais à condition de ne jamais dire : "je". Ce qui ne fait pas mon affaire"…
Je ne crois pas aux explications psychanalytiques qui s’appuient sur la mère profanée, le complexe d’Oedipe. Je ne crois pas à l’homme aux rats ; pour moi toutes les histoires colportées à but sensationnaliste ont abusé ceux qui les sollicitaient. Après tout que ne ferait pas un gigolo vieillissant pour un bon pourboire ? Il y a bien un rat pour Proust, c’est le surnom de Lucien Daudet, comme il y a un poney pour Reynaldo Hahn.
Je ne crois pas non plus au sacrifice perpétuel de la mère. C’est une convention sociale du temps. Proust, après une cure en maison de santé, s’est très bien accommodé de la disparition de sa mère (son Narrateur ne la conserve que comme une sorte d’autorité surannée). Il commence à tracer les premières notes de son livre trois ans après la disparition de sa mère, au moment où elle lui a enfin laissé une place -matérielle et intellectuelle- à occuper. Proust ne croit pas plus que sa sexualité soit maladive qu’il ne croît à ses maladies, il a passé tant d’années à se représenter mourant que même suicidaire, il est persuadé de son immortalité.
Proust n’est pas un inverti ; c’est un renversé. Dans son travail sociologique comme dans sa vie sentimentale, il a les pieds au plafond, position qui accentue l’effet de déréalisation et la traversée des apparences.
Dans quelques notes de régie adressées au lui-même écrivain, le « Je » de Proust, niant par la démonstration sa thèse du Contre sainte-Beuve, se confond avec le « chéri Marcel » Narrateur, au moment où il envisage dans une nouvelle réfection du Temps retrouvé, la fusion des moi successifs dans une instance créatrice, qui est plus-que-lui, et dont l’énonciation neutre « créature » n’exclue pas qu’elle se réfère à un « autre » (le conducteur de l’auto qui m’a accompagné un bout de la route.)
Les notes de Proust Anne Herschberg Pierrot (notes du cahier 57) :
On ne connaît pas à ce jour de plan d'ensemble ou de scénarios de la Recherche. Proust a, semble-t-il, sa construction en tête -qu'il développe et ajuste en cours d'écriture. En revanche, le Cahier 57 contient quelques notes scénariques qui ont une fonction de prospective et de mise au point. Une note, ancienne, qui figure au verso de la couverture (folio 1 verso), propose ce schéma narratif de la fin du roman :
Capital : L'articulation de ce chapitre pourra être
1° La parution de l'article me donne désir non pouvoir de travailler et me fait aller dans le monde (ce 1° sans grande importance).
(important très) 2° Il peut paraître bizarre que sortir pour aller dans le monde puisse créer impression mais rien n'est qu'en nous, monde qu'en nous, et impressions dues à différences de sensibilité (aller en auto pour un peu de la route) 3° Capital. Le temps retrouvé c'est-à-dire toute l'exposition de l'esthétique dans le buffet
4° Capitalissime Mais ce temps éternel ne pouvait se réaliser que par une créature, soumise au temps, ce qui rendait ma tâche bien périlleuse, j'allais en avoir une preuve en entrant dans le salon. Et alors bal costumé etc. (dans lequel je pourrai introduire si je veux que le temps changeant pourra servir de cadre au temps retrouvé […] Et cela finira par Gilberte me proposant de venir à Combray, le bruit de la sonnette de son père et les béquilles du Temps (Gilberte et sonnette douteux.)
Capital : De même que je présenterai comme une illumination à la Parsifal la découverte du Temps retrouvé dans les sensations cuiller, thé etc, de même ce sera une 2è illumination dominant la composition de ce chapitre, subordonnée pourtant à la 1re et peut-être qd je me demande qu'est-ce qui assurera la matière du livre (ou quand je renonce à voyager) que ttes [sic] les épisodes de ma vie ont été une leçon d’idéalisme (et c’est de cette façon que je rappellerai en une seule énumération germanophilie, homosexualité et pour l’amour je pourrai dire à la Lecomte de Lisle ou Olympio « Et toi Amour même » (f13)
Nathalie
Mauriac-Dyer Proust-Procuste :
Le mythe
ne s'embarrasse guère de ce qui contrarie sa logique ou son désir.
Qu’on en juge par un nouvel exemple d’omission. L’image
d’Epinal du testament littéraire de Proust, c’est celle de la
fameuse dictée à Céleste d’un fragment sur la dernière maladie
de Bergotte, en une quasi parfaite réflexivité de la vie dans
l’œuvre romanesque, l’écrivain mourant se mirant dans son
double littéraire. Mais voilà : il existe une tradition
parallèle des ultima verba littéraires, inaugurée par un
article nécrologique de François Mauriac, celle d’une « enveloppe
souillée de tisane » retrouvée près du lit du mort.
Enveloppe qui apparut en 1962 sur l’écran du Portrait-souvenir
consacré à Proust par Roger Stéphane – en contrepoint, par une
coïncidence qui ne saurait être tout à fait fortuite, du récit
par Céleste Albaret des derniers moments de Proust. Enveloppe dans
laquelle seraient venues trouver place les fameuses notes sur
Bergotte, mais enveloppe annotée elle-même par un Proust épuisé à
l’écriture recroquevillée et tremblante : « Au dos de
cette enveloppe qui contient tant de papiers de travail, faire
attention que le dos de l’enveloppe elle-même est un
papier de travail » (je souligne).Le déchiffrement et la
transcription de ces notes au « dos » ont révélé qu’il
y avait esquissé le remontage des fameuses pages
d'Albertine disparue biffées à la fin du cahier XV avec la
substance de l’intrigue, elle aussi disparue, du cahier XIII. Ce ne
fut certes pas suffisant pour combler la faille narrative. Mais c’est
bien l’indice, pathétique, d’un créateur qui prévoit et
pressent où va son roman, à défaut d’avoir eu le temps d’y
parvenir, et consacre ses dernières forces au souci de recomposition
narrative.
Jean
Milly Faut-il changer la fin du roman de Proust ?
Nathalie Mauriac Dyer vient de déchiffrer et d’étudier les griffonnages que voici, tracés par Proust sur un dos d’enveloppe la nuit, semble-t-il, précédent sa mort et considérés jusqu’à maintenant comme illisibles :
Ces rayonnants matins où nous voyons dans l’aurore, un
distributeur de soleil. M. de Guermantes ne l’avait même pas lu/
vu. Est-ce que vous ne vous trompez pas de jour. Cependant que la
personne qui avait l’air de vouloir me prouver
qu’elle était une autre (S de Forcheville Mlle Swann) Me de
Marsantes mena si rondement les choses que Robert longtemps trompé
crut longtemps avoir épousé Mlle de Forcheville et le vieux qui
entretenait la mère depuis tant d’années ne trouvait pas qui
pouvait être cette famille. Les mensonges de la « noce
régulière ». Et pourtant ils étaient à ils habitaient à
Tansonville.
Nous pouvons reconnaître là des linéaments thématiques reprenant des passages supprimés d’Albertine disparue : l’incompréhension par le duc de Guermantes de l’article dans le Figaro, le changement d’identité de Gilberte Swann, le mariage étonnant de Saint-Loup, la méconnaissance par les gens de Combray des véritables liens de parenté. Proust songeait donc à les réutiliser dans une suite, probablement un Sodome IV. Mais beaucoup d’autres éléments abandonnés ne sont pas mentionnés ici. Devaient-ils entrer dans une autre suite encore ? Y aurait-on vu aussi des épisodes comme Paris pendant la guerre, figurant dans les derniers cahiers, mais bien distincts du projet du Temps retrouvé ? On en est réduit aux supputations, à partir d’intentions de l’auteur formulées de façon incomplète et parfois contradictoire.Je veux bien concevoir, comme Mireille Naturel que Proust parsème son texte de « blancs et d’ellipses temporelles »
Ce que l’auteur de la Recherche admire le plus chez son
maître inavoué Flaubert, c’est précisément sa pratique de
l’ellipse temporelle. Dans l’article « À propos du "style"
de Flaubert » du 1er janvier 1920, il écrit ceci :
À
mon avis la chose la plus belle de L’Éducation sentimentale,
ce n’est pas une phrase, mais un blanc. […] un « blanc »,
un énorme « blanc » et, sans l’ombre d’une
transition, soudain la mesure du temps devenant au lieu de quarts
d’heure, des années, des décades […].
Je veux bien concevoir que le désir de l’auteur soit d’ « inachever » son livre afin de le parfaire (encore que Proust ait clairement conscience qu’il n’est pas un auteur du XIXè siècle) :
Mais, malgré la richesse
de ces œuvres où la contemplation de la nature a sa place à côté
de l’action, à côté d’individus qui ne sont pas que des noms
de personnages, je songeais combien tout de même ces œuvres
participent à ce caractère d’être – bien que merveilleusement
– toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les
grandes œuvres du XIXe
siècle ; du XIXe
siècle dont les plus grands écrivains ont manqué leurs livres,
mais se regardant travailler comme s’ils étaient à la fois
l’ouvrier et le juge, ont tiré de cette auto-contemplation une
beauté nouvelle, extérieure et supérieure à l’œuvre, lui
imposant rétroactivement une unité, une grandeur qu’elle n’a
pas (La
Prisonnière).
Mais, ce ne sont pas des blancs « écrits » que produit le remontage du texte, c’est l’apparition d’un trou noir dévorant créé par le passage de la comète Alfred. Agostinelli n’est pas la cause de l’inachèvement, il en est le prétexte, il est la source-miroir. Il remplace la mère infertile par une figure virile explosive, le livre n’est plus une « conversation avec Maman » mais un dialogue avec le conducteur mécanicien du tapis volant (le lit conjugal transporté dans les airs par le génie de la lampe selon la version originale du conte d’Aladdin).
Qu’est-ce que cette « 2è illumination » vers laquelle nous conduit Olympio dans la note du folio 13 du cahier 57 ? « Et toi, Amour même » ?
Hugo :
strophe finales de Tristesse
d’Olympio
Toutes les passions s'éloignent avec l'âge,
L'une emportant son masque et l'autre son couteau,
Comme un essaim chantant d'histrions en voyage
Dont le groupe décroît derrière le coteau.
Mais toi, rien ne t'efface, amour ! toi qui nous charmes,
Toi qui, torche ou flambeau, luis dans notre brouillard !
Tu nous tiens par la joie, et surtout par les larmes.
Jeune homme on te maudit, on t'adore vieillard.
Dans
ces jours où la tête au poids des ans s'incline,
Où l'homme, sans projets, sans but, sans visions,
Sent qu'il n'est déjà plus qu'une tombe en ruine
Où gisent ses vertus et ses illusions ;
Quand notre âme en rêvant descend dans nos entrailles,
Comptant dans notre cœur, qu'enfin la glace atteint,
Comme on compte les morts sur un champ de batailles,
Chaque douleur tombée et chaque songe éteint,
Comme quelqu'un qui cherche en tenant une lampe,
Loin des objets réels, loin du monde rieur,
Elle arrive à pas lents par une obscure rampe
Jusqu'au fond désolé du gouffre intérieur ;
Et là, dans cette nuit qu'aucun rayon n'étoile,
L'âme, en un repli sombre où tout semble finir,
Sent quelque chose encor palpiter sous un voile...
C'est toi qui dors dans l'ombre, ô sacré souvenir !
Où l'homme, sans projets, sans but, sans visions,
Sent qu'il n'est déjà plus qu'une tombe en ruine
Où gisent ses vertus et ses illusions ;
Quand notre âme en rêvant descend dans nos entrailles,
Comptant dans notre cœur, qu'enfin la glace atteint,
Comme on compte les morts sur un champ de batailles,
Chaque douleur tombée et chaque songe éteint,
Comme quelqu'un qui cherche en tenant une lampe,
Loin des objets réels, loin du monde rieur,
Elle arrive à pas lents par une obscure rampe
Jusqu'au fond désolé du gouffre intérieur ;
Et là, dans cette nuit qu'aucun rayon n'étoile,
L'âme, en un repli sombre où tout semble finir,
Sent quelque chose encor palpiter sous un voile...
C'est toi qui dors dans l'ombre, ô sacré souvenir !
Qu’est-ce que cette illumination ? sinon l’annonce que Proust avait trouvé un sens à ce concept sacré d’Adoration perpétuelle, dont il use dans tous ses projets sauf dans le texte effectivement passé à la postérité (où les autres éléments de découpage en chapitres titrés du Temps retrouvé ne sont d’ailleurs que le fait des premiers éditeurs). Que révèle cet autre « plan » dévoilé à Gaston Gallimard en 1912 ?
« Par exemple, titre général Les Intermittences du cœur. Premier volume, sous-titre : Le Temps perdu. Deuxième volume, sous-titre : L'Adoration perpétuelle (ou peut-être À l'ombre des jeunes filles en fleurs). Troisième volume, sous-titre : Le Temps retrouvé. »
Quand
Proust prend en note l’expression « Adoration
perpétuelle » en tête du folio 11 de l’Agenda de
1906, il paraît ignorer
que ce mode d’adoration eucharistique désigne la
prière ininterrompue de certaines
communautés
religieuses
devant le Saint-Sacrement faite
en expiation d’une profanation de ce même Saint-Sacrement. Le
mot paraît ne lui suggérer
qu’une forme d’amour sacré qui prolonge dans le temps la chaîne
d’union. Le
concept n’a
rien à voir avec une théorie littéraire ou artistique. Au
moment où Proust rédige cette partie de l’Agenda, soit au début
de l’automne de 1909, le diptyque « Le Temps perdu » /
« Le Temps retrouvé » n’a même
pas encore
été conçu.En 1913, sur les épreuves de Du côté de chez Swann, Proust complète la correction de son texte (dialogue entre la tante Léonie et le curé de Combray) en remplaçant « l’Adoration perpétuelle » par « les Rogations », événement à date fixe du calendrier chrétien. Est annoncé sur le volume édité par Grasset comme « à paraître en 1914 » un 2è volume intitulé Le côté de Guermantes. Le sommaire du troisième volume, Le Temps retrouvé, est alors décrit comme composé des épisodes suivants : « A l’ombre des jeunes filles en fleurs – La princesse de Guermantes – Monsieur de Charlus et les Verdurin – Mort de ma grand-mère – Les intermittences du cœur, - Les « vices et les vertus » de Padoue et de Combray. - Madame de Cambremer. - Mariage de Robert de Saint-Loup. - L’Adoration perpétuelle. » ce qui laisse planer une lourde ambiguïté sur le contenu envisagé de cette fin, même si l’« effet Agostinelli » doit déjà avoir opéré un changement de sens du titre récurrent (« à disparaître » mais restauré par la critique) dont la résultante serait déjà l’idée de la création ; il n’y manque que le traumatisme du deuil.
La direction de mon interrogation ne vise qu’à entreprendre une lecture de la Recherche en lecteur « historiquement informé », comme il est à la mode de dire. Lecture orientée sans aucun doute, mais qui explicite les articulations manquantes et les distorsions des épisodes survivants dans lesquelles je ne devine qu’un dénominateur commun, la pénétration du personnage d’Alfred Agostinelli, « créature » anéantie et ressuscitée, - donc hors du Temps.
Disserter ou délirer sur Proust est à la fois flatteur et trompeur : ça donne l’illusion d’être intelligent. C’est comme s’apercevoir qu’on comprend sans l’avoir appris le génousien. Et quand bien cette tentative de lecture renversée ne conduirait qu’à un contre-sens :
Les beaux livres sont écrits
dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous
met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens.
Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont
beaux. (Contre Sainte Beuve)