Henrik Siemirazski Les torches de Néron
Suétone : Vie des douze Césars, Néron
(extraits)
XXXVI. Ses autres meurtres
...Une comète, phénomène qui, suivant l'opinion vulgaire, annonce malheur aux souveraines puissances, avait paru pendant plusieurs nuits consécutives. Troublé par cette apparition, il apprit de l'astrologue Balbillus que les princes avaient coutume de détourner ce funeste présage par des meurtres expiatoires.
Dès lors il n'y eut plus dans ses meurtres ni choix ni mesure: il faisait périr qui il voulait et sous quelque prétexte que ce fût... Il n'accordait qu'une heure aux condamnés pour mourir; et, afin qu'il n'y eût pas de retard, il leur envoyait des médecins qui devaient sur-le-champ "guérir", selon son expression, ceux qui hésitaient, c'est-à-dire leur ouvrir les veines. On dit qu'il voulut donner des hommes vivants à déchirer et à dévorer à un Égyptien glouton qui était habitué à manger de la chair crue et tout ce qu'on lui présentait. Enivré de si monstrueux succès, il dit que nul prince encore n'avait connu toute l'étendue de son pouvoir. Il donna souvent à entendre fort clairement qu'il n'épargnerait pas le reste des sénateurs, qu'il anéantirait cet ordre, et qu'il abandonnerait le commandement des armées aux chevaliers romains et aux affranchis...XXXVIII. Il met le feu à Rome, et chante, pendant cet incendie, la prise de Troie
Cependant il n'épargna ni le peuple ni les murs de sa patrie. Quelqu'un, dans un entretien familier, ayant cité ce vers grec: "Que la terre, après moi, périsse par le feu!", "Non, reprit-il, que ce soit de mon vivant." Et il accomplit son vœu. En effet, choqué de la laideur des anciens édifices, ainsi que des rues étroites et tortueuses de Rome, il y mit le feu si publiquement, que plusieurs consulaires n'osèrent pas arrêter les esclaves de sa chambre qu'ils surprirent dans leurs maisons, avec des étoupes et des flambeaux. Des greniers, voisins de la Maison dorée, et dont le terrain lui faisait envie, furent abattus par des machines de guerre et incendiés, parce qu'ils étaient bâtis en pierres de taille. Le fléau exerça ses fureurs durant six jours et sept nuits. Le peuple n'eut d'autre refuge que les monuments et les tombeaux. Outre un nombre infini d'édifices publics, le feu consuma les demeures des anciens généraux romains... les temples bâtis et consacrés par les rois de Rome..., enfin tout ce que l'antiquité avait laissé de curieux et de mémorable. Il regardait ce spectacle du haut de la tour de Mécène, charmé, disait-il, de la beauté de la flamme, et chantant la prise de Troie, revêtu de son costume de comédien. De peur de laisser échapper cette occasion de pillage et de butin, il promit de faire enlever gratuitement les cadavres et les décombres... Il reçut et même exigea des contributions pour les réparations de la ville, et faillit ainsi ruiner les provinces et les revenus des particuliers.XL. Révolte de l'armée des Gaules. Sécurité de Néron
L'univers, après avoir supporté un tel prince un peu moins de quatorze ans, l'abandonna enfin... Ce fut à Naples, le jour anniversaire du meurtre de sa mère, qu'il apprit le soulèvement des Gaules. Il reçut cette nouvelle avec tant de calme et d'indifférence, que l'on soupçonna qu'il était bien aise d'avoir une occasion de dépouiller, selon le droit de la guerre, les provinces les plus opulentes. Il se rendit aussitôt au gymnase, et prit le plus grand intérêt à voir lutter les athlètes..XLIII. Projets atroces qu'on lui attribue.
On croit que, dès le commencement de la révolte, il avait conçu une foule d'atroces projets dont la nature ne répugnait point à son caractère. Il voulait faire égorger et remplacer les commandants des armées et des provinces, comme des conspirateurs, tous animés d'un seul et même esprit; massacrer, en quelques lieux qu'ils fussent, tous les exilés et tous les Gaulois qui étaient dans Rome; les premiers, pour qu'ils ne se joignissent pas aux insurgés, les autres comme complices et fauteurs de leurs compatriotes; abandonner aux armées le pillage des Gaules; empoisonner tout le sénat dans un festin, mettre le feu à Rome, et en même temps lâcher les bêtes féroces sur le peuple pour l'empêcher de se garantir des flammes. Il fut détourné de ces projets bien moins par le repentir que par l'impossibilité de l'exécution.
XLVII. Néron est abandonné par tout le monde.
Bientôt on lui annonça la défection des autres armées. Il déchira la lettre qu'on lui remit pendant son dîner, renversa la table, brisa contre terre deux vases dont il aimait à se servir... puis il se fit donner du poison par Locuste, le mit dans une boite d'or, et passa dans les jardins de Servilius... Réveillé vers minuit, il s'aperçut que ses gardes l'avaient abandonné. Il sauta de son lit et envoya chercher ses amis. Mais, n'en recevant aucune réponse, il alla lui-même avec peu de monde se présenter chez eux. Il trouva toutes les portes fermées, et personne ne lui répondit. Il revint dans sa chambre: les sentinelles avaient pris la fuite en emportant jusqu'à ses couvertures et la boîte d'or où était le poison. Il demanda aussitôt le gladiateur Spiculus ou quelque autre qui voulut l'égorger. Mais, ne trouvant personne: "Je n'ai donc, dit-il, ni amis, ni ennemis," et il courut comme s'il allait se précipiter dans le Tibre.
XLIX. Ses derniers moments. Ses hésitations. Sa lâcheté. Sa mort
Cependant on le pressait de tous côtés de se soustraire le plus tôt possible aux outrages qui le menaçaient. Il fit donc creuser devant lui une fosse à la mesure de son corps, voulut qu'on l'entourât de quelques morceaux de marbre, si l'on en trouvait, et qu'on apportât de l'eau et du bois pour rendre les derniers devoirs à ses restes. Chacun de ces préparatifs lui arrachait des larmes, et il répétait de temps en temps: "Quel artiste va périr!" Au milieu de tous ces délais, un coureur remit un billet à Phaon. Néron s'en saisit, et y lut que le sénat l'avait déclaré ennemi public, et qu'on le cherchait pour le punir selon les lois des anciens. Il demanda quel était ce supplice. On lui dit qu'on dépouillait le coupable, qu'on lui passait le cou dans une fourche, et qu'on le battait de verges jusqu'à la mort. Épouvanté, il saisit deux poignards qu'il avait sur lui, en essaya la pointe, et les remit dans leur gaine en disant que son heure fatale n'était pas encore venue... Déjà approchaient les cavaliers qui avaient ordre de l'amener vivant. Dès qu'il les entendit, il prononça en tremblant ce vers grec: "Le galop des coursiers résonne à mes oreilles."; puis il s'enfonça le fer dans la gorge, aidé par son secrétaire. Il respirait encore lorsqu'un centurion entra. Feignant d'être venu à son secours, il appliqua sa casaque sur la blessure. Néron ne lui dit que ces mots: "Il est trop tard", et ceux-ci: "Voilà donc la fidélité!". Il mourut en les prononçant. Ses yeux étaient hors de sa tête, et leur fixité saisissait d'horreur et d'effroi tous les spectateurs. Il avait surtout expressément recommandé à ses compagnons qu'on n'abandonnât sa tête à personne, mais qu'on le brûlât tout entier, de quelque manière que ce fût.
LVII. Joie universelle à la nouvelle de sa mort.
Il mourut dans la trente-deuxième année de son âge, le même jour où il avait fait périr Octavie. L'allégresse publique fut si grande que le peuple, coiffé de bonnets de laine, courut çà et là par toute la ville.
CODA
"Un pouvoir ne signale pas seulement sa fragilité quand il fait donner
ses nervis, depuis les préfets galonnés jusqu’aux troupiers bottés, mais
aussi quand il commence à avoir peur des signes. Or, on notera que les
points de fixation de cet acte 23 ont surtout à voir avec des signes :
des mots (le fameux slogan anti-flic), des images, ou plutôt non : la
simple possibilité d’images, accompagnée d’un doigt fourré. Plus
que tout, ce pouvoir, entouré de ses laquais, redoute, non plus
seulement d’être montré dans sa réalité, mais les atteintes symboliques
dont il devient l’objet : il s’est enflammé au moment des parodies de
guillotine, il s’enflamme quant sont décrochés les portraits du roitelet
en mairie, de simples mots le dégondent. Ecorché nu, tout oripeau de
légitimité envolé, la moindre atteinte de cette nature lui est
insupportable. Alors, dans une fureur aveugle, qui dit son état de nerf,
il poursuit tout ce qu’il peut poursuivre (et même ce qu’il ne peut
pas) – on annonce que la justice est lâchée contre ceux qui ont crié le
« suicidez-vous ». Evidemment ça n’est là qu’une course à l’abîme
puisque, ce faisant, il ne cesse d’approfondir les causes qui alimentent
son discrédit. Disons-le lui au cas où il ne le saurait pas : un
pouvoir dans un tel état de retranchement, un pouvoir à ce degré
d’écorchure symbolique, est un pouvoir perdu."
Frédéric Lordon
paru dans lundimatin#188, le 23 avril 2019
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