Vitesse
Chantal Georgel :
Robert Demachy, issu d’une famille de riches banquiers, épris très
jeune de photographie, membre fondateur en 1888 du Photo-Club de
Paris, réalise en 1903 la photographie d’une « automobile qui
roule sur une route ». C’est l’année de la grande course
automobile Paris-Madrid, interrompue à Bordeaux en raison des
nombreux accidents.
Le cliché, simple de fait, s’intitule
pourtant Vitesse. Ce titre témoigne du sentiment qu’a le
photographe de ce phénomène – la vitesse – qui fait défiler le
temps toujours plus vite et justifie le traitement même de l’image.
L’épreuve a été tirée sur un papier préparé à la gomme
bichromatée, au rendu plus pictural, restituant le « flou » cher
aux pictorialistes. Ceux-ci – dont Demachy qui en fut l’un des
théoriciens – ont en effet cherché à promouvoir un art
photographique qui ne soit pas simple enregistrement du réel, mais «
transcription et non copie de la nature », sans rivaliser avec la
peinture : « Inutile de nous écraser sous les noms de Rembrandt, de
Van Dyck, de Rousseau ou de Millet. Nos visées sont plus modestes »,
écrit Demachy en 1896. Elles consistaient, entre autres, à rendre
compte de la vie moderne.
Toutes les idées
qui transforment une époque ou renouvellent un art, sont dans l’air
du temps. Proust ne l’ignorait pas, qui notait le 7 janvier 1896,
lors de la leçon inaugurale du sociologue Gabriel Tarde (ami de son
père) à l’Ecole libre des Sciences politiques :
M. Tarde a fait une leçon que lui seul, philosophe poète comme M
Darlu pouvait faire, et où pour en faire mieux sentir la grandeur et
la poésie il prolonge à tout moment jusque dans les royaumes des
plantes et des étoiles les lois qui régissent les sociétés.
L’admirable auteur des Lois de l’Imitation devait… faire dans
la sociologie une grande place aux individus, et surtout à ces
individus plus largement assimilables par la société et qu’on
appelle d es grands hommes» : Le grand homme, a-t-il dit,
vient à son heure ou à son heure à lui. Mais pour l’heure de son
pays, il la retardera ou il l’avancera à sa guise ». (In
Le mystérieux correspondant et autres inédits de la collection
de Fallois, 2019)
Proust, avant de
deviner qu’il pouvait en devenir un, attendait depuis longtemps
qu’un « grand homme » lui indique la voie.
Souvent un don charmant gît au fond de nous, qui ne le connaissons
même pas. Et il faut qu’un bon génie éclaire la partie de l’âme
où il est caché, nous le montre, nous enseigne sa vertu. Souvent,
après cette brusque illumination nous laissons le présent précieux
retomber dans l’oubli inutile, jusqu’à ce qun autre bon génie
revienne le prendre et le mettre dans nos mains. Ces bons génies
sont ceux qu’on appelle généralement des hommes de génie. A tous
ceux d’entre nous qui ne sommes pas des hommes de génie, combien
la vie serait sombre et morne si jamais il n’y avait des peintres,
des musiciens et des poètes qui ne les avaient menés à la
découverte du monde extérieur et du monde intérieur. Tel est le
service que nous donnent ces bons génies, , ils nous découvrent à
nous-mêmes des forces ignorées de notre âme que nous grandissons
en les employant. (Le
don des Fées,
Ibid.)
Tel Aladdin, Proust
imaginait que sortirait de la lanterne magique un écrivain
(Bergotte) un peintre (Elstir), un musicien (Vinteuil) ce « cerveau
isolé dans lequel naissent les conceptions nouvelles et autour
duquel s’agrègent par imitation les groupes sociaux, transformant
l’idée minoritaire en loi universelle et faisant lui-même par
contre-imitation – c’est ce qu’enseigne Tarde selon Luc
Fraisse- exception aux lois de sociabilité qu’il avait
inspirées ».)
Quelle surprise que
ce poteau indicateur ne fût pas quelqu’un de son milieu et de son
éducation, mais tel un nouveau Gilbert le Mauvais, la « nonne
de la vitesse » que le destin avait mis sur sa route sous le
costume maculé de graisse de l’ouvrier mécanicien, dans
un univers parallèle aux avenirs concurrents, Alfred et son taxi,
occupé sur sa nouvelle machine, à écrire, à dactylographier
les
pages de
Swann
-c’est l’auteur qui
le dit dans les notes de son article de 1907 - où il a pu se
reconnaître entrer tout vif dans l’éternité, comme ordonnateur
et inspirateur de l’œuvre dans laquelle il était entré par
effraction, puis
s’y répandre jusqu’à en infléchir le sens.
Le
narrateur a beau prêcher la nécessité de l’oubli et la vanité
de l’illusion amoureuse, le
bonheur de la passion demeure et l’œuvre se déploie comme l’outil
de la résurrection. Un petit montage à travers les dernières pages
du Temps retrouvé (comme un raccourci que nous impose la vitesse) le
montre clairement :
Quand j'aimais Albertine, je m'étais bien rendu compte qu'elle ne m'aimait pas et j'avais été obligé de me résigner à ce qu'elle me fît seulement connaître ce que c'est qu'éprouver de la souffrance, de l'amour, et même, au commencement, du bonheur. (…) Tous ces êtres, qui m'avaient révélé des vérités et qui n'étaient plus, m'apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n'avait profité qu'à moi, et comme s'ils étaient morts pour moi. (…) Car lorsque les êtres qui… étaient arrivés malgré nous à détruire nos illusions (…) notre âme les élève de nouveau, les identifie… à des êtres qui nous auraient aimé, et dans ce cas, la littérature, recommençant le travail défait de l'illusion amoureuse, donne une sorte de survie à des sentiments qui n'existaient plus. (…) N'avais-je pas vu souvent en une nuit, en une minute d'une nuit, des temps bien lointains, relégués à ces distances énormes où nous ne pouvons presque plus rien distinguer des sentiments que nous y éprouvions, fondre à toute vitesse sur nous, nous aveuglant de leur clarté, comme s'ils avaient été des avions géants au lieu des pâles étoiles que nous croyions, nous faire ravoir tout ce qu'ils avaient contenu pour nous, nous donner l'émotion, le choc, la clarté de leur voisinage immédiat, qui ont repris une fois qu'on est réveillé la distance qu'ils avaient miraculeusement franchie, jusqu'à nous faire croire… qu'ils étaient un des modes pour retrouver le Temps perdu ?
Doutera-t-on encore qu’Alfred soit la source de l’illumination, alors que dans Albertine disparue, l’amorce qui prépare la révélation du voyage circulaire à laquelle préside Gilberte -la réunion des deux côtés-, est encore un déplacement en automobile permettant comme Proust l’écrit à que Benjamin Crémieux que : «... la dernière page du Temps retrouvé (écrite avant le reste du livre) se [referme] exactement sur la première de Swann. »
J’allai d’ailleurs passer un peu plus tard quelques jours à
Tansonville. Le déplacement me gênait assez, car j’avais à Paris
une jeune fille qui couchait dans le pied-à-terre que j’avais
loué. Comme d’autres de l’arôme des forêts ou du murmure d’un
lac, j’avais besoin de son sommeil près de moi la nuit, et le jour
de l’avoir toujours à mon côté dans la voiture. Car un amour a
beau s’oublier, il peut déterminer la forme de l’amour qui le
suivra. Déjà au sein même de l’amour précédent des habitudes
quotidiennes existaient, et dont nous ne nous rappelions pas
nous-même l’origine. C’est une angoisse d’un premier jour qui
nous avait fait souhaiter passionnément, puis adopter d’une
manière fixe, comme les coutumes dont on a oublié le sens, ces
retours en voiture jusqu’à la demeure même de l’aimée, ou sa
résidence dans notre demeure, notre présence ou celle de quelqu’un
en qui nous avons confiance, dans toutes ces sorties, toutes ces
habitudes, sorte de grandes voies uniformes par où passe chaque jour
notre amour et qui furent fondues jadis dans le feu volcanique d’une
émotion ardente.(…) . Elles deviennent la forme, sinon de tous nos
amours, du moins de certains de nos amours qui alternent entre eux.
Et ainsi ma demeure avait exigé, en souvenir d’Albertine oubliée,
la présence de ma maîtresse actuelle, que je cachais aux visiteurs
et qui remplissait ma vie comme jadis Albertine.
Bien sûr, dans le temps de l’écriture, c’est du 2è Alfred -absent puisque reclus à Paris- qu’il est question, mais « l’émotion ardente » est la même, celle qui à Tansonville fait encore invoquer la fugitive pourtant morte :
Une fois, que j'avais quitté Gilberte assez tôt, je m'éveillai au
milieu de la nuit dans la chambre de Tansonville, et encore à demi
endormi j'appelai : « Albertine ». Ce n'était pas que j'eusse
pensé à elle, ni rêvé d'elle, ni que je la prisse pour Gilberte.
Ma mémoire avait perdu l'amour d'Albertine, mais il semble qu'il y
ait une mémoire involontaire des membres, pâle et stérile
imitation de l'autre, qui vive plus longtemps comme certains animaux
ou végétaux inintelligents vivent plus longtemps que l'homme. Les
jambes, les bras sont pleins de souvenirs engourdis. Une réminiscence
éclose en mon bras m'avait fait chercher derrière mon dos la
sonnette, comme dans ma chambre de Paris. Et ne la trouvant pas,
j'avais appelé : «Albertine », croyant que mon amie défunte était
couchée auprès de moi, comme elle faisait souvent le soir, et que
nous nous endormions ensemble. (TR)
Barathieu :
Le « chronotope » du mobile
a aidé les héros à naître à l’écriture métaphorique et à
l’amour, mais entre les lignes de l’histoire d'un amour et d’une
vocation, se lit celle d’une adoration pour la muse du chronotope,
silencieuse, puis absente, à la figure de mécanicien-secrétaire,
plus vénérée qu’Adonis.
Le roman de formation n’a cessé
d’être en perpétuelle formation. « Mobile » lui
aussi, aussi « mouvant » qu’Albertine, sa sédimentation
comporte des strates aussi nombreuses et éruptives que les souvenirs
et les volcans. C’est ainsi que l’étude de telle ou telle couche
a montré de quelles profondeurs venaient peut-être la cycliste et
le bicycliste, puis leurs métamorphoses, car l’œuvre proustienne
est comme une métempsycose : la même âme semble animer
plusieurs corps humains, non pas successivement mais conjointement,
dans une renaissance éternelle.
Après
avoir beaucoup tourné en rond, nous voici revenus à la case
départ :
La page d’écriture sur les
clochers de Martinville étant la reprise d’un article publié dans
Le Figaro du 19 novembre 1907
sous le titre : « Impressions de route en automobile »,
nous nous proposons de démontrer comment le contexte des promenades
autour de Caen en compagnie du chauffeur Alfred Agostinelli, est
aussi revivifié, à travers la transposition en promenade dans la
carriole du docteur Percepied.
L’emploi
récurrent d'un « nous » désigne une forme conjointe, un
ensemble constitué par je et d’autres personnes ; ce nous est
répété à loisir : 15 fois dans la page « littéraire ».
La répétition insiste de façon redondante sur un nous inclusif :
je + chauffeur, semblant exclure, à force de reprise et d’ignorance
des autres voyageurs, les parents du jeune homme – si peu
mentionnés –, et fonctionner comme un nous exclusif.
Mais il n’en reste pas moins
que l’imaginaire prenant le relais de l’autobiographie, comme il
a ressuscité les parents du narrateur présents dans la carriole du
docteur mais morts en réalité en 1907, a pu implicitement
ressusciter, gardés en réserve, le charme et l’attrait exercés
par le jeune mécanicien monégasque tout juste âgé de dix-neuf
ans, seul chauffeur à bénéficier d’une transfiguration
artistique diffusée à tous les lecteurs du Figaro du 19 novembre
1907, par l’article « Impressions de route en automobile »
et qui flatta tant celui qui eut ainsi les honneurs de la presse.
Sans un tel sentiment, le long passage le concernant (dont nous avons
déjà donné ici ou là tel ou tel extrait) aurait-il pu être écrit
en ces termes … et surtout publié dans un journal tel que le
Figaro ?
Après sa mort accidentelle,
n’écrivait-il pas à André Gide, le 11 juin 1914 :
« C’était un garçon d’une intelligence délicieuse ;
et ce n’est pas du reste du tout pour cela que je l’aimais.
J’ai été longtemps sans m'en apercevoir, moins longtemps que
lui d’ailleurs.»
S’apercevoir de quoi ? De la conscience de l’aimer,
alors que le temps écoulé l’a déjà physiquement transformé
jusqu’à n’en plus faire qu’un cadavre ?
Quand
autrefois à Balbec Albertine m’attendait sous les arcades
d’Incarville et sautait dans ma voiture, non seulement elle n’avait
pas encore « épaissi », mais à la suite d’excès
d’exercice elle avait trop fondu ; maigre, enlaidie par un
vilain chapeau qui ne laissait dépasser qu’un petit bout de vilain
nez et voir de côté que des joues blanches comme des vers blancs,
je retrouvais bien peu d’elle(…)
ce qu’on aime est trop dans le passé, consiste trop dans le temps
perdu ensemble (…)
;
les joues peuvent se creuser, le corps s’amaigrir,(...)
ce petit bout de museau, ce signe où se résume la personnalité
permanente … cet extrait algébrique, cette constante… suffit
S’apercevoir qu’il
était le révélateur, au sens photographique du terme, le bromure
d'argent qui transforme en argent métallique visible les points
impressionnés par la lumière, formant l’image négative, là où
il n’existait qu’une image latente que toute réexposition à la
lumière directe aurait détruite :
Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s'éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle prétend se borner à lui (…) . On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain (…) , en rapprochant une qualité commune à deux sensations… dégagera leur essence en les réunissant l'une et l'autre, pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots.(…) La littérature qui se contente de « décrire les choses », de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur surface, est, malgré sa prétention réaliste, la plus éloignée de la réalité,(…) , car elle coupe brusquement toute communication de notre moi présent avec le passé, dont les choses gardent l'essence, et l'avenir, où elles nous incitent à le goûter encore.
Le projet de Proust, alors même qu’il n’en a pas pris conscience -et peut-être jusqu’au bout – consiste non pas à faire du nouveau mais à mettre fin à la littérature qui le précède, quitte à entretenir le malentendu :
le 6 février 1914
Proust écrit à Jacques Rivière qui deviendra son éditeur
posthume :
Non, si je n'avais pas de croyances intellectuelles, si je cherchais simplement à me souvenir et à faire double emploi par ces souvenirs avec les jours vécus, je ne prendrais pas, malade comme je suis, la peine d'écrire. Mais cette évolution d'une pensée, je n'ai pas voulu l'analyser abstraitement mais la recréer, la faire vivre. Je suis donc forcé de peindre les erreurs sans croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs; tant pis pour moi si le lecteur croit que je les tiens pour la vérité. Le second volume accentuera ce malentendu. J'espère que le dernier le dissipera.
note
du cahier 57 citée
par Anne
Herschberg Pierrot :
Capital. Quand je parlerai contre les notations. On comprendra que Noter ne signifie rien si l'on veut bien songer que les réalités ne nous apparaissent jamais que sous des apparences particulières d'où il faudra les dégager. La grandeur ce sera l'éloignement du bruit d'un aéroplane, la ligne du clocher de St Hilaire, le passé ce sera la saveur d'une madeleine. Noter ne signifie rien, ce qu'il faut c'est traduire. [...] Mais du moins le devoir de traduction est-il le plus haut de ceux qui peuvent incomber aux hommes qui ont reçu le pouvoir d'être des traducteurs. Aussi ne remplissent-ils pas un devoir plus haut mais désertent-ils le devoir le plus haut pour un devoir moins haut quand cédant sans se l'avouer aux conseils de la paresse et de l'impuissance ils cessent d'être des traducteurs pour faire œuvre de citoyens, éclairer le peuple, le maintenir en temps de guerre, lui parler le langage qu'il peut entendre, comme des savants qui croiraient être plus utiles à la jeunesse [s'] ils cessaient de faire des découvertes, pour écrire, en ce style enfantin détesté de l'enfance, les mésaventures de Toto.
Le point de vue généralement adopté (et conforme à la lettre du texte canonique) est que le sens général de la Recherche consiste en une forme de rédemption par l’art, et que la pérennité ou la résurrection ne s’obtient que par le sacrifice de l’homme à la littérature -idée liée à une orientation philosophique « wagnérienne », assez bidermayer et petit-boutgeoise, qui conforte les théories des oppresseurs.
Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et qui bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont ils émanaient, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial. TR
C’est oublier que cette conclusion est celle de 1912,et qu’ il s’est écoulé dix ans depuis ce schéma, ce squelette initial et la mort de Proust, dix ans d’évolution durant lesquels sont apparues avec le personnage d’Albertine et l’irruption de la guerre dans le récit, des lignes de fracture qui ont bouleversé le projet jusqu’à le contrecarrer ou le contredire. Proust étant coutumier d’affirmer tout et son contraire, la conclusion d’origine conserve toute sa validité, alors même qu’elle survient désormais après un blanc, dû à l’inachèvement, mais qui la dépasse, portant le sens au-delà de l’échelle humaine, du temps imparti pour finir : l’œuvre est comme l’affirme l’auteur un roman de l’inconscient, mais plus encore d’un inconscient collectif où sont réconciliées les personnalités multiples de ses auteurs. Le sens littéral, celui de premier degré, n’est pas le sens ultime, puisque avec chaque division du temps univoque, tel qu’il est perçu par l’humain, l’univers s’est élargi ou contracté, et le lieu interprété par le regard de l’observateur, a changé de nature.
Ce qui sauve, le projet de Proust c’est sa fusion avec une instance réparatrice autant que mutilante, une trinité, tres in unum, Atys, Adonis, Agostinelli, le dieu unique dont il est le prophète et le seul à pouvoir proférer le nom secret.
On n’est que par ce qu’on possède, on ne possède que ce qui
vous est réellement présent, et tant de nos souvenirs, de nos
humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-même,
où nous les perdons de vue ! Alors nous ne pouvons plus les
faire entrer en ligne de compte de ce total qui est notre être.
Mais
ils ont des chemins secrets pour rentrer en nous. Et certains soirs
m'étant endormi sans presque plus regretter Albertine – on ne peut
regretter que ce qu'on se rappelle – au réveil je trouvais toute
une flotte de souvenirs qui étaient venus croiser en moi dans ma
plus claire conscience, et que je distinguais à merveille. Alors je
pleurais ce que je voyais si bien et qui, la veille, n'était pour
moi que néant. Puis, brusquement, le nom d'Albertine, sa mort
avaient changé de sens ; ses trahisons avaient soudain repris toute
leur importance.
Toute la pratique de destruction et de reconstruction de Proust pourrait se résumer à la boutade qui servit d’intitulé à la conférence que donna plusieurs dizaines d’années plus tard Philippe K. Dick à Paris, et qui illustre peut-être l’ambition (démesurée) de tout créateur de concurrencer l’œuvre divine : « Ce monde vous déplaît, fabriquez en un autre ! »
Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je ; (…) car cet écrivain, qui, d'ailleurs, pour chaque caractère, aurait à en faire apparaître les faces les plus opposées, pour faire sentir son volume comme celui d'un solide devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme pour une offensive, le supporter comme une fatigue, l'accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde, sans laisser de côté ces mystères qui n'ont probablement leur explication que dans d'autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l'art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n'ont eu le temps que d'être esquissées, et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l'ampleur même du plan de l'architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées. Longtemps, un tel livre, on le nourrit, on fortifie ses parties faibles, on le préserve, mais ensuite c'est lui qui grandit, qui désigne notre tombe, la protège contre les rumeurs et quelque peu contre l'oubli.
Car si comme le proclame Proust
Un
livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne
peut plus lire les noms effacés. (TR)
en novembre 1913, l’interview de Proust au
Temps pour la sortie de
Swann s’achevait par ces lignes :
Si je me permets de raisonner ainsi sur mon livre, poursuit M. Marcel Proust, c'est qu'il n'est à aucun degré une œuvre de raisonnement, c'est que ses moindres éléments m'ont été fournis par ma sensibilité, que je les ai d'abord aperçus au fond de moi-même, sans les comprendre, ayant autant de peine à les convertir en quelque chose d'intelligible que s'ils avaient été aussi étrangers au monde de l'intelligence que, comment dire ? un motif musical. Ce que nous n'avons pas eu à éclaircir nous-mêmes, ce qui était clair avant nous (par exemple des idées logiques), cela n'est pas vraiment nôtre, nous ne savons même pas si c'est le réel. C'est du “possible” que nous élisons arbitrairement. (…) Le plaisir que nous donne un artiste, c'est de nous faire connaître un univers de plus.
Jeu
de pistes (1909)
Ce jeu n’existe pas dans la Recherche, mais il lui est pour ainsi dire consubstantiel puisque c’est celui auquel tout lecteur perdu dans la forêt est invité à se livrer. Je m’y livre à mon tour sous la variante de la course d’orientation, qui expose à se perdre dans le brouillard. Le guide dans le labyrinthe de jardin transplanté dans la forêt aux chemins qui divergent, sera encore -à tout seigneur tout honneur- Luc Fraisse (
Aux sources de la Recherche), qui, à la suite des remarques sur le petit garçon du
Don des Fées métamorphosé en Gilberte, apporte cette illumination supplémentaire d’un brouillon inconnu de la fin du roman qui bouleverse toutes les perspectives connues sur les antécédents de l’épisode de Tansonville :
A la fin d’Albertine Disparue [comme au début du Temps retrouvé, dans la chrono-logique réversible, qui nous a dès La Prisonnière fait le tableau de la mort de Saint-Loup], le héros séjourne à Tansonville chez Gilberte… En promenade autour de Combray, il découvre que les deux « côtés », de Méséglise (ou de chez Swann) et de Guermantes n’étaient pas si irréconciliables :
Je me rappelle que dans ces conversations que nous avions en nous promenant elle me dit des choses qui plusieurs fois m’étonnèrent
beaucoup.
La première fut : « Si vous n’aviez pas trop faim et
s’il n’était pas si tard, en prenant ce chemin à gauche et en
tournant ensuite à droite, en moins d’un quart d’heure nous
serions à Guermantes. » C’est comme si elle m’avait dit :
« Tournez à gauche, prenez ensuite à votre main droite, et
vous toucherez l’intangible, vous atteindrez les inaccessibles
lointains dont on ne connaît jamais sur terre que la direction, que
(ce que j’avais cru jadis que je pourrais connaître seulement de
Guermantes, et peut-être, en un sens, je ne me trompais pas) le
« côté ».
Le côté de Guermantes est appelé dans les anciens brouillons, le côté de Villebon, ce qui situe la scène dans les sites réels autour d’Illiers. Mais une esquisse allait plus loin ici :
Je [suis] étonné d’apprendre par mon mécanicien qu’en prenant à droite de Chartres la route de Nogent-le-Rotrou, puis en tournant deux ou trois fois à gauche on arrive au château de Villebon. C’est pour moi comme si on me disait qu’après avoir pris un premier chemin et un second chemin on arrive au pays des rêves.
L’ancêtre de Gilberte est ici Alfred Agostinelli, le chauffeur de Proust, qui partant de Cabourg, le menait jusqu’à Caen,, ce qui a nourri en 1907 l’article Impressions de route en automobile (transposé en 1913 dans l’épisode des clochers de Martinville de Du côté de chez Swann), est censé ici promener le héros devenu adulte aux alentours d’Illiers devenant bientôt Combray.
Ces
quatre lignes ouvrent dans l’édifice qu’on pensait à jamais
stable, une série de failles abyssales :
La
faille temporelle :
au premier chef, on apprend que c’est bien Agostinelli qui inspire à Proust le thème de l’identité des deux côtés, au cours d’un voyage en automobile, non plus sur les routes de Normandie, mais d’une escapade sur les lieux-mêmes de l’enfance de Proust, comme si l’auteur avait éprouvé la nécessité de retourner travailler sur motif, et d’implanter son partenaire (qui lui apporte en échange la solution de l’énigme de la conjonction) dans les lieux réels de son passé au moment où il entreprend la rédaction de son monument. Aucune donnée biographiques ne prouve qu’il y ait eu réellement un Retour à Illiers, mais ce voyage viendrait combler un blanc, sinon dans la biographie de Proust, du moins dans celle d’Agostinelli, dont on était sans nouvelles depuis son départ de Versailles fin 1908 pour Monaco, où il se rend au chevet de son frère. Sa présence à Paris (comme son absence concomittante de Cabourg) est attestée de nouveau en 1911, par les démarches que tente Proust auprès de Croisset pour trouver une place d’ouvreuse à Anna dans un théâtre parisien.
La
faille spatiale :
Fraisse ne se risque pas à faire d’hypothèses sur la datation de ce brouillon. Néanmoins, on pourrait suggérer quelques recoupements.
En août 1909, Proust écrit à Geneviève Straus, « je viens de commencer - et de finir - tout un long livre » (Kolb, IX, 163). Le final en miroir du
Temps retrouvé est donc déjà conçu, au moins sous la forme d’un brouillon.
S’il n’y a pas officiellement de « retour à Illiers » il y a bien, au moins par la vertu de Fallois (dans la collection duquel figure le fragment inédit cité par Fraisse et qu’on pourrait désigner par fragment 0 ou α) un « r
etour à Guermantes ».
Dans le passage du
Contre Sainte Beuve que de Fallois intitule
Retour à Guermantes, il réunit quatre fragments des cahiers 7 et 6 de mai-juin 1909, qui paraissent constituer une unité narrative :
fragment A-cahier 7
Les choses sont moins belles que le rêve que nous avons d’elles, mais plus particulières que la notion abstraite qu’on en a. Te souviens-tu comme tu recevais avec plaisir les simples cartes si heureuses que je t’envoyais de Guermantes ? Souvent depuis tu m’as demandé : « Raconte-moi un peu ton plaisir. »(…) Tu me demandais pourquoi, quand tout ce que j’ai vu, sur quoi tu comptais pour me faire plaisir, a été une déception pour moi, Guermantes ne l’a pas été. Hé bien, ce que je cherchais à Guermantes, je ne l’y ai pas trouvé. Mais j’y ai trouvé autre chose. Ce qui est beau à Guermantes, c’est que les siècles qui ne sont plus y essayent d’être encore ; le temps y a pris la forme de l’espace, mais on le reconnaît bien.(…) On sent bien qu’on traverse du temps, comme quand un souvenir ancien nous revient à l’esprit. Ce n’est plus dans la mémoire de notre vie, mais dans celle des siècles.
Le tutoiement situe le fragment dans le cadre de la « conversation avec Maman » que se voulait le
Contre Sainte Beuve, dont la partie concernant la parution dans le Figaro sera recyclée dans la Prisonnière en introduction à la scène de la douche. Au moment de la rédaction de ces pages Maman est morte depuis au moins 4 ans.
Fragment B-cahier 6
–
Mais, si tu étais si bien, pourquoi es-tu revenu ?
–
Voilà. Un jour, contrairement à nos habitudes, nous avions été
faire une promenade dans la journée. À un endroit où nous étions
déjà passés quelques jours auparavant et où l’œil embrassait
une belle étendue de champs, de bois, de hameaux, soudain à gauche
une bande du ciel sur une petite étendue sembla s’obscurcir et
prendre une consistance, une sorte de vitalité, d’irradiation que
n’aurait pas eue un nuage, et enfin cristallisa selon un système
architectural en une petite cité bleuâtre dominée par un double
clocher. Immédiatement je reconnus la figure irrégulière,
inoubliable, chérie et redoutée, Chartres !
(pourquoi redoutée ?
Parce que, fragment C- cahier 6 : Moi je ne voyais au contraire
jamais sans tristesse les cloches de Chartres, car souvent c’est
jusqu’à Chartres que nous accompagnions Maman quand elle quittait
Combray avant nous. Et la forme inéluctable des deux clochers
m’apparaissait aussi terrible que la gare. J’allais vers eux
comme vers le moment où il faudrait dire adieu à Maman.
Combray se situait dans la Beauce jusqu’à la première édition de 1913 (c’est seulement à partir de la seconde édition de 1919 que la ville sera transférée en Champagne en raison de la guerre de 1914). Pour revenir à Paris par le train, comme c’était le cas pour son modèle Illiers, il fallait passer par Chartres, explique Antoine Compagnon. Et voici pourquoi dans le fragment α, le raccourci pour parvenir à Villebon en automobile part de Chartres.
Pour de nombreux commentateurs ce texte est l’ancêtre génétique du séjour de Tansonville :
Compagnon :De longues années après l'enfance passée à
Combray, où l'on se promenait dans la journée, maintenant on a
l'habitude de ne sortir qu'à la nuit: cette situation commune ne
suggère-t-elle pas les nouvelles fonctions que remplissent le séjour
à Guermantes dans les brouillons de 1909 et le séjour à
Tansonville dans Le Temps retrouvé? Dans cette promenade de
la journée faite contrairement à ses habitudes, qui accompagnait le
héros puisqu'il dit «nous »? S'agissant d'un séjour à
Guermantes, l'hôtesse n'était nullement un membre de la famille
Swann comme c'est le cas d'un séjour à Tansonville.
L’hôtesse du Retour à Guermantes est déjà Mme de Villeparisis, dans la voiture de laquelle le Narrateur finira par traverser le bois de Canteloup sur la vieille route qui ramène à Balbec. Cette collusion géographique se double d’autres indices, à savoir que dans le fragment A, Proust accole Guermantes à un cloître dont la description servira finalement à tracer les contours de l’église de Combray.
Ce faisceau d’indices me porte à penser que le fragment α pourrait être une page arrachée des cahiers 6 ou 7, voire d’un cahier détruit parce qu’il aurait contenu des révélations trop claires sur l’origine biographique de l’illumination de Tansonville, dont il n’aurait conservé que cet extrait pour des raisons sentimentales (à moins que, nouvelle faille narrative, il n’ait eu le projet, dans le prolongement de la republication en volume en 1921 de l’article de 1907, d’avouer tôt ou tard les sources intimes de son inspiration, en écrivant une troisième version ouvertement biographique de l’article du Figaro, cette troisième version -car on sait que toute apparition revient sous forme ternaire) remplaçant le « trou » de l’article fantôme du Temps retrouvé que le duc de Guermantes écarte d’un revers de main parce que la duchesse tente de le dissuader de le lire :
L’écrivain avait annoncé des suites à Sodome
et Gomorrhe, c’est-à-dire, puisque
La Prisonnière
et Albertine disparue
formaient les deux parties d’un même Sodome
et Gomorrhe III : un Sodome
et Gomorrhe IV, un Sodome
et Gomorrhe V et peut-être même VI.
Le Temps retrouvé
aurait été remanié, comme les parties précédentes des cahiers de
« mise au net ». Les hypothèses peuvent varier sur la
place précise où l’article aurait reparu, mais son rôle d’étape
dans le cheminement du héros vers la vocation le rend nécessaire.
Pourtant, paradoxalement, ce chaînon
indispensable à l’histoire de la vocation nous est présenté
comme une case vide. Nous ne savons rien, au moment où Proust en
reparle, de son contenu. Il évoque seulement, et encore dans le
vague, des éléments du péritexte : le titre, la signature, la
place en première page. Il nous faut donc nous interroger sur
l’occultation du contenu et sur ce qui prend sa place : c’est
la lecture
qu’en font le héros, puis, à travers son interprétation, les
autres lecteurs. L’intérêt est déplacé de l’objet littéraire
vers sa réception. (…) Le
salon Guermantes est le siège d’une conversation mondaine et
frivole à quatre personnages dont trois sont occupés de tout autre
chose que de l’article. La reconnaissance de Mlle de Forcheville
comme étant Gilberte entraîne une longue digression du narrateur
sur Swann… Le nouvel arrivant a beaucoup de mal à trouver un
biais, celui d’un tableau d’Elstir pour mentionner son article,
ce qui provoque surprise et rejet immédiat, sauf de la part du duc
dont l’appréciation est remise à plus tard.
Reste à examiner, pour corroborer une possible datation du fragment α, comment et quand dans l’esprit de l’auteur, Guermantes s’est substituer à Villebon et s’il a pu jamais y revenir (comme semble le considérer Fallois, alors que le contenu du texte qu’il titre ainsi devrait plutôt s’appeler « Retour de Guermantes »). Pour « revenir à » il faut y être déjà allé…
Le
détour par Guermantes
Bien
qu’il y ait presque autant de reconstitutions textuelles et
chronologiques du « Contre Sainte-Beuve » qu’il y a de
critiques, il semble néanmoins que le grand démarrage de la
Recherche
ou, comme le dit Barthes, « l’acte fédérateur » grâce
auquel Proust reprend les pages du « Sainte-Beuve » pour
les ordonner selon un récit linéaire, se produit au début de l’été
1909.
Année
1909, dimanche 23 mai au soir : Proust griffonne un mot à son
ami Georges de Lauris à propos d’un service que celui-ci lui a
demandé de lui rendre. Incidemment, il lui pose la fameuse question
à laquelle tous les proustiens font un jour ou l’autre référence :
Savez-vous si Guermantes qui a dû être un nom de gens,
était déjà dans la famille Pâris, ou plutôt pour parler un
langage plus décent, si le nom de Comte ou Marquis de Guermantes
était un titre de parents des Pâris, et s’il est entièrement
éteint et à prendre pour un littérateur (…)
En bon aristocrate qui a en
tête les arbres généalogiques de ses amis, Lauris avait dû
répondre à Proust que Guermantes n’était pas apparenté aux
Pâris mais aux Puységur, la branche maternelle de François de
Pâris.
Mais si Guermantes est un nom de la famille Puységur cela revient au
même que si c’était de la famille Pâris. […] Je ne veux fâcher
que des inconnus, qui ne soient pas apparentés à des gens que je
connais et n’ai pas le toupet de Balzac. […] Je voudrais que mon
château n’appartînt pas à la famille dont il porte le nom
(exemple Dampierre aux Luynes) et que si le possesseur actuel existe
au moins le nom du château soit éteint et non parent.
Georges de Lauris ne posera jamais en fait la question de la disponibilité du nom de Guermantes à François de Pâris, comme Proust l’apprendra par hasard en août 1911 en rencontrant ce dernier dans son hôtel à Cabourg . Dans un premier temps, cette absence de réponse ne semble pas trop indisposer Proust, sans doute parce qu’il est si occupé à rédiger le premier volume de la Recherche que la question lui est peut-être sortie de la tête ou qu’il préfère attendre indéfiniment une réponse plutôt que la redemander. Notons simplement que le 27 novembre 1909, lorsque Proust organise à la dernière minute une soirée théâtrale en l’honneur des Plantevignes, des amis de Cabourg montés à Paris, il inclut parmi ses invités François de Pâris, peut-être avec l’espoir que la soirée lui fournira l’occasion de se renseigner directement. Mais sans doute le vicomte n’a-t-il pas pu s’y rendre puisqu’en avril et en juin 1910, Proust réclame toujours à Lauris les renseignements sur Guermantes.
Si
la reconstitution [de
Fallois] est
séduisante, elle est loin cependant de convaincre tout le monde.
Dans l’édition qu’il propose du Carnet
I de Proust —
l’un des cinq petits almanachs que Mme Straus offre à Proust en
janvier 1908 et sur lequel l’écrivain griffonne des notes sur ses
travaux en cours —, Philip Kolb récuse cette reconstitution. Selon
lui, ce carnet de notes, qu’il intitule Le
Carnet de 1908,
constitue « le journal de bord » qui nous renseigne sur
la façon dont les grandes articulations de la Recherche
se sont progressivement imposées à l’esprit de Proust. Or, les
plus importantes de ces articulations, à savoir le thème de
l’inversion et la division en deux côtés qui à la fin se
rejoignent (« le côté de Méséglise » et « le
côté de Villebon ») figurent au verso du feuillet 7 du
Carnet,
précédant donc de beaucoup la première apparition du nom
Guermantes au feuillet 35.
Quant à Tadié et à son équipe, à qui on doit la deuxième
publication de la Recherche
dans la Pléiade, ils préfèrent retenir comme date fondamentale
celle de novembre 1908 quand Proust achète tout un lot de cahiers
d’écolier comme ceux qu’il avait utilisés dans sa jeunesse au
lycée Condorcet et qu’il se met à rédiger fiévreusement sept
cents pages non ordonnées de fragments, notations, études et
portraits dans lesquelles ils reconnaissent un état directement
antérieur de la Recherche.
Faire de Guermantes le sésame de la Recherche s’avère une proposition difficile, malgré Fallois, malgré Barthes, malgré Proust même. Comme on vient de le voir, il y a un côté Villebon, du nom d’un village à quelques kilomètres d’Illiers, avant qu’il y ait un côté Guermantes. Mais par ailleurs, les cahiers 4,5,6,7 et 8 du « Sainte Beuve », que Tadié date de 1908-1909, attestent que, contrairement à ce que suppose Kolb, Proust a déjà fait un large usage du nom quand il pose la question de sa disponibilité à Georges de Lauris. On trouve même dans le cahier 4 la variante « Garmantes » qui représente manifestement un effort de la part de Proust pour maquiller un nom dont il ne savait pas encore s’il pouvait l’utiliser. À l’évidence, Guermantes s’est imposé à Proust progressivement et non pas lors d’une révélation brutale. D’ailleurs peu importe puisque le vrai Villebon avait tout déjà pour figurer convenablement le Guermantes de la Recherche, et, en particulier, un beau château à l’allure un peu médiévale, tel qu’on imagine celui de Geneviève de Brabant, avec « tours crénelées, pont-levis, pignons fleuronnés et douves ». La substitution de Guermantes à Villebon changeait donc peu à l’affaire. Comme l’écrit Philip Kolb, « Proust, vers le mois de mai 1909, se décidant à sacrifier un beau château pour un beau nom, substituera au nom de Villebon celui plus harmonieux de Guermantes ». Mais Proust sacrifiait-il vraiment un beau château ? Guermantes existe. C’est un petit village de moins de deux mille habitants qui se situe non pas dans la Beauce comme Illiers-Combray, mais en Ile-de-France, près de Lagny-sur-Marne, à vingt-cinq kilomètres environ à l’est de Paris. Ce village a d’ailleurs aussi son château, souvent reproduit dans les ouvrages sur l’architecture classique.
Lagny
(Seine et Marne) Château de Guermantes photo extraite du
livre de Suzanne Vernes "Guermantes, de Louis XIII à nos
jours" Editions Ferenczi 1961
Certes,
pour en revenir à Proust, rien ne nous prouve que l’auteur de la
Recherche se soit intéressé au vrai Guermantes. Ce qui est sûr, en
revanche, c’est que déjà en 1903, Proust connaissait le nom
Guermantes pour savoir que c’était la résidence de campagne de la
famille de François de Pâris…
Bien
qu’il soit lié avec Bertrand de Fénelon et Georges de Lauris et
bien qu’il soit de toutes les mondanités du faubourg
Saint-Germain, François de Pâris ne fait pas partie du cercle des
intimes. Une fois, cependant, il se joint à eux, peut-être à
l’instigation de Georges de Lauris, et participe à l’une des
deux expéditions « Ruskin » que Proust organise en avril
1903 pour visiter en automobile avec ses amis les églises et
cathédrales d’Ile-de-France Ce serait en tout cas à cette
occasion que Proust et François de Pâris auraient fait connaissance
ou plus ample connaissance.
La
Correspondance de Proust ne contient que deux lettres à François de
Pâris. Dans un premier temps, Philip Kolb avait pensé que ces
lettres se faisaient suite et qu’elles avaient toutes les deux été
écrites en juin 1908. Il est revenu ensuite sur cette datation en
faisant remonter la deuxième lettre à juillet 1903. [La
première
lettre] de
juillet 1903 se lit comme une invitation intempestive et cajoleuse
que Proust aurait envoyée à François de Pâris trois mois après
les expéditions Ruskin pour lui proposer de se revoir. Il lui
suggère en l’occurrence de le retrouver soit à Paris chez Fénelon
soit, s’il ne peut se rendre à Paris, chez lui à la campagne :
Et encore, la visite à la campagne ne serait possible
que si vous avez un corps de bâtiment isolé et si on peut vous voir
sans que ma venue soit même soupçonnée de vos parents qui seraient
naturellement furieux qu’un étranger s’introduise à Guermantes
je crois que c’est ainsi que s’appelle l’endroit qui a le
bonheur que je n’ai pas, celui de vous voir.
Proust
écrit à François de Pâris pour la deuxième et apparemment
dernière fois de sa vie dans la nuit du 12 juin 1908 en revenant
d’un bal donné par la princesse de Polignac.
Proust aurait fait une remarque complimenteuse au vicomte sur la
beauté de son visage et celui-ci aurait riposté par une allusion
désobligeante. Le ton profondément hautain et méprisant adopté
par Proust (« Vous ne valez pas la peine que je me sois fatigué
à vous écrire tout cela. Mais la vérité le vaut ») atteste
assez de son indignation et suggère que Pâris avait peut-être fait
allusion à sa réputation d’homosexualité — un sujet sur lequel
Proust était d’une susceptibilité à fleur de peau.
Ce long détour pour démontrer que, même s’il n’a pu y pénétrer, Proust a cherché dès 1903 à s’introduire à Guermantes.
Pour en revenir à ce j’ai appelé le fragment α, il faut constater qu’en partant de Chartres, il est impossible par quelque raccourci que ce soit d’arriver à Villebon, mais que l’itinéraire décrit conduit plutôt à Lagny, dont l’église Notre-Dame des Ardents, édifiée sur les ruines de l’abbaye Saint-Pierre fut le siège d’un miracle en 1430, Jeanne d’Arc y ayant ressuscité un enfant mort depuis trois jours. N’est-ce pas cette ancienne abbatiale qui aurait suggéré à Proust le thème de la suite du fragment A du Retour à Guermantes, conçu à coup sûr en 1909 :
Quand on arrive dans la salle du cloître, qui donne entrée au château, on marche sur les tombes des abbés qui gouvernèrent ce monastère depuis le VIIIe siècle, et qui sous nos pas, sont allongés sous les pierres gravées ; une crosse en main, foulant aux pieds une belle inscription latine, ils sont couchés. (…) C’est comme si un cimetière de dix siècles avait été retourné pour nous servir de dallage. La forêt qui descend en pente au-dessous du château, ce n’est pas de ces forêts comme il y en a autour des châteaux, des forêts de chasse, qui ne sont qu’une multiplication d’arbres. C’est l’antique forêt de Guermantes où chassait Childebert, et vraiment, comme dans ma lanterne magique, comme dans Shakespeare ou dans Maeterlinck, « à gauche, il y a une forêt ».
Ce « cimetière de dix siècles retourné » rappelle évidemment celui que deviendra le livre, mais, au surplus, « à gauche, il y a une forêt », l’allusion voilée à
Pelléas et Mélisande renvoyant encore à
Tristan et Isolde de Wagner.
En 1909 et jusqu’en 1916, date de sa mort, la propriétaire de Guermantes était bien, comme l’avait dit Georges de Lauris à Proust, la baronne de Lareinty, née Puységur, l’unique petite-fille d’Eulalie de Brisay et du marquis de Tholozan, et la grand-mère maternelle de François de Pâris.
Ma thèse est que Proust s’il n’a pas pénétré à Guermantes en 1909, s’est bien rendu à Guermantes avec Agostinelli, et que la vue de la façade du château de ce petit Versailles lui a peut-être également suggéré de confondre le lieu de destination de la dernière promenade en compagnie d’Albertine avec ce petit Versailles.
On découvre d’ailleurs à la lecture du blog Proust autrement qu’il a bien existé au moins une visite de Proust à Guermantes :
Pierre
Henry :
Après la parution de " Du
côté de chez Swann ", l'écrivain se rendit brièvement
à Guermantes pour y remercier les propriétaires du château
dont il avait emprunté le nom.
En 1990, lors d'une conversation téléphonique que j'eus avec Pierre Hottinguer, alors occupant et propriétaire des lieux, il m'apprit qu'une bibliothèque du château recelait encore quelques exemplaires de ce premier volume que Proust avait dédicacés lors de sa visite dont la brièveté ne lui permis sans doute pas d'en voir toutes les pièces car il est très grand, beaucoup plus que ne le laisse supposer la photo ci-dessus, choisie pour son ancienneté, d'ailleurs toute relative.
Si l'écrivain en avait visité toutes les pièces, il y a fort à parier qu'il n'aurait pas manqué de s'attarder devant l’ émouvants tableaux que voici (photo également extraite du livre de Suzanne Vernes, voir ci-dessus) et qui représentent, dans sa rayonnante jeunesse et quelques mois avant sa mort prématurée, Albertine de Guermantes !(1799 – 1819).
Quand
bien même cette visite tardive ne serait qu’une « première
visite » et non un retour, à défaut d’avoir vu le portrait
aux mèches noires ou de déchiffrer le nom à demi effacé de
l’éphémère châtelaine sur une tombe, il aurait tout simplement
pu découvrir cette étrange coïncidence en compulsant les livres de
généalogies dont il était friand :
Guermantes
était-il ou non un nom disponible ? Oui,
Conclue
Martine Gantrel.
Le
dernier comte de Guermantes, Emmanuel Paulin Louis Prondre de
Guermantes, arrière-petit-fils de celui qui avait acheté le château
à Pierre Viole, s’était éteint en 1800, laissant Guermantes à
une jeune veuve, Eulalie de Brisay, et à deux fillettes en bas âge,
Albertine et Ernestine de Guermantes. Celles-ci n’ayant pas eu
d’enfants, ce furent ceux qu’Eulalie de Brisay eut de son
remariage avec le marquis de Tholozan qui héritèrent du château.
Destins
croisés
Est-il possible que Proust se fût amouraché d’une morte ou d’une inconnue dont il aurait trouvé le nom dans un « annuaire des châteaux » ? C’est ce qui arrive à son Narrateur :
Et
à vrai dire, comme dans ces calendriers que le facteur nous apporte
pour avoir ses étrennes, il n'était pas une de mes années qui
n'eût eu à son frontispice, ou intercalée dans ses jours, l'image
d'une femme que j'y avais désirée ; image souvent d'autant
plus arbitraire que parfois je n'avais jamais vu cette femme, quand
c'était par exemple, le femme de chambre de Mme Putbus,
Mlle d'Orgeville,
ou telle jeune fille dont j'avais vu le nom dans le compte rendu
mondain d'un journal, parmi « l'essaim des charmantes
valseuses ». Je la devinais belle, m'éprenais d'elle, et lui
composais un corps idéal dominant de toute sa hauteur un paysage de
la province où j'avais lu, dans L'Annuaire des châteaux, que se
trouvaient les propriétés de sa famille. (TR)
Comme la toile de l’araignée, les fissures s’étendent en réseau, et voici que se creuse, en perspective, et dans une troisième dimension la fracture biographique, si l’on cherche à comprendre pourquoi c’est à Gilberte, hôte de Tansonville qu’est assignée finalement le rôle de révélateur de l’union des deux côtés.
Martine
Gantry, poursuivant
la leçon de géographie et de généalogie plus au nord,
donne la clé des événements réels
qui
ont pu conduire l’auteur à
opérer un glissement progressif de Gilberte Swann à la marquise de
Saint-Loup, future duchesse de Guermantes.
Albertine
de Guermantes, passe encore, mais Gilberte duchesse ? C’est
pourtant une dernière petite bombe que Proust préparait pour son
roman, et
par deux fois encore :
Dans
la Fugitive (La Pléiade, édition 1961, page 669,) on peut lire : En
tout cas, Gilberte n’était que depuis peu de temps marquise de
Saint-Loup (et bientôt après, comme on le verra, duchesse de
Guermantes)… puis quelques lignes plus loin, page 670 : …sans
doute ne songent-ils pas à rechercher les causes de l’accident qui
fit de Mlle Swann Mlle de Forcheville, et de Mlle de Forcheville la
marquise de Saint-Loup, puis la duchesse de Guermantes.
L’inachèvement
n’a jamais permis que le lecteur le vît, mais ces notations
éclairent peut-être la tentative de remontage du
scénario de la fin du roman
pendant
l’ultime nuit de Proust sur
« l’enveloppe tachée de tisane ».
Comme
le remarque Nathalie Mauriac Dyer, dans« Proust et l’esthétique
de la clôture intermédiaire » :
Les
révélations relatives à chaque personnage ne feront pas
« pendant » aux épiphanies de la mémoire involontaire,
elles seront disséminées, et placées bien plus tôt dans le récit.
Laissées inachevées aussi : tout porte à croire que les
profils narratifs d’Albertine, de Saint-Loup, de Gilberte, étaient
loin d’être fixés à la mort de Proust en 1922
A
en croire l’Interview de 1913, ces bouleversements étaient prévus
de longue date :
Cette
substance invisible du temps, j'ai taché de l'isoler, mais pour cela
il fallait que l'expérience pût durer. J'espère qu'à la fin de
mon livre, tel petit fait social sans importance, tel mariage entre
deux personnes qui dans le premier volume appartiennent à des mondes
bien différents, indiquera que du temps a passé et prendra cette
beauté de certains plombs patinés de Versailles, que le temps a
engainés dans un tourteau d'émeraude.
Puis,
comme une ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée,
nous apparaît tantôt à notre droite, tantôt à notre gauche, les
divers aspects qu'un même personnage aura pris aux yeux d'un autre,
au point qu'il aura été comme des personnages successifs et
différents, donneront – mais pas cela seulement – la sensation
du temps écoulé. Tels personnages se révéleront plus tard
différents de ce qu'ils sont dans le volume actuel, différents de
ce qu'on les croira, ainsi qu'il arrive bien souvent dans la vie, du
reste.
Voici
ce que Martine Gantrel nous apprend d’une éventuelle Gilberte de
Guermantes :
Le Temps retrouvé
[déplace]
Combray
et en le mettant sur le chemin de l’avancée allemande, en pleine
Champagne… Or, ce détour par l’Ile-de-France,
la Champagne et la Première Guerre mondiale nous ramène aussi,
inopinément, du côté de François de Pâris. C’est en
l’occurrence de l’une de ses cousines qu’il s’agit, Alyette
de Lareinty, la fille de son oncle maternel, Jules Jean Marie de
Lareinty-Tholozan. Cette jeune fille, née en 1892, avait hérité en
1901 du château de Ribécourt, du nom d’une petite commune au
nord-est de la France, entre Noyon et Compiègne. Or, il se trouve
que la commune de Ribécourt et celle de Dreslincourt qui lui était
alors adjacente sont des lieux témoins importants de la Première
Guerre mondiale. En effet, de par leur situation géographique, ces
deux communes se situaient de chaque côté de la ligne de
démarcation où le front des armées française et allemande s’était
stabilisé d’octobre 1914 à mars 1917. Du coup, leur situation
était comparable à celle dans laquelle se trouve Combray dans
Le
Temps retrouvé. La seconde lettre de Gilberte nous montre un
Combray dans une situation bien semblable à celle de ces communes
qui, situées comme Ribécourt et Dreslincourt sur la ligne de
stabilisation du front, ont essuyé pendant de longs mois les
échanges de tirs entre les troupes ennemies stationnées de part et
d’autre. Le rapprochement va même plus loin. De même que
Saint-Hilaire, l’église de Combray, est pilonnée par des tirs
anglais et réduite à néant, les églises de Ribécourt et de
Dreslincourt ont toutes les deux fait partie des églises de France
qui ont été détruites par la guerre. Par contre, le château de
Ribécourt qui avait servi, tout comme Tansonville, de poste de
commandement militaire (le premier aux troupes françaises, le second
aux Allemands), n’avait subi comme lui que des dégâts mineurs.
Finalement, c’est Gilberte elle-même qui n’est pas sans
présenter des points de ressemblance avec la cousine de François de
Pâris. La conduite héroïque d’Alyette de Lareinty qui s’était
engagée comme infirmière bénévole de chirurgie dès le début des
hostilités, lui a en effet valu de recevoir tout de suite après la
guerre la Croix de Guerre avec trois citations à l’ordre de
l’Armée, puis la Croix de la Légion d’Honneur. De même
Gilberte : « Aussi parlait-on dans les journaux avec les
plus grands éloges de son admirable conduite et il était question
de la décorer » A noter qu’Alyette de Lareinty fit don en
1920 du château de Ribécourt au ministère des Anciens Combattants
pour qu’il serve à la rééducation des mutilés. Certes, la
guerre de 14-18 a connu beaucoup de Ribécourt et beaucoup d’Alyette
de Lareinty. Ce qui n’exclut pas non plus la possibilité que
Proust, lecteur avide de journaux jusqu’à la fin de sa vie, et
toujours très au courant de l’actualité du faubourg
Saint-Germain, ait eu d’une façon ou d’une autre connaissance
des hauts faits de la cousine de François de Pâris. Après tout, le
narrateur du
Temps retrouvé ne nous parle-t-il pas de
« contagion » en parlant de la lettre de Gilberte parce
qu’elle « était par certains côtés imprégnée de l’esprit
de Guermantes » ?
Dans
un second temps, il faut revenir sur les rapports entre Gilberte et
Albertine pour tenter de confirmer (que le voyage à Illiers et/ou à
Guermantes du fragment α
ait eu lieu en 1909, 1913, ou même entre ces deux dates) en quoi ce
dernier élément cyclique de suspense du roman de Proust est encore
le produit de sa relation avec Agostinelli, et même le catalyseur
dans la réalité du passage à l’acte qui par amour, conduit les
deux fugitifs à s’enfermer
dans des liens quasi-conjuguaux.
Quand
Agostinelli vient fin 1912 ou début 1913 solliciter un emploi
régulier de chauffeur -qu’il sait qu’il ne peut obtenir puisque
son camarade Albaret l’occupe déjà- il prétend avoir perdu un
précédent emploi. C’est sans doute à sa plus grande surprise que
Proust lui propose la place de secrétaire puisqu’il doit penser
que Robert Ulrich qui remplissait cette fonction en 1909 ou Albert
Nahmias qui lui a succédé en 1910, l’occupe encore. Il est peu
probable que l’emploi perdu soit celui qu’il avait obtenu en 1907
et 1908 dans la compagnie des taxis Unic. On peut même supposer
qu’il a perdu ce poste depuis l’été 1909, si l’on se souvient
que le « charmant chauffeur de Balbec » avait
été rappelé à Paris à la suite de surfacturations aux dépens de
la Cie parce qu’il ne reversait rien des tarifs exorbitants qu’il
réclamait à un client privé (comme par hasard M. de Charlus. Après
quoi il se mettra au service d’un autre particulier (les
Verdurin dans la fiction)
grâce à la complicité de Morel (amant successif, entre autres du
Baron de Charlus, de son frère et de son neveu et compagnon de
débauche d’Albertine. Ne
manque-t-il pas d’aill eurs
quelque
gros gibier au tableau de chasse du véritable Don Juan de La
Recherche ?).
Un
autre document paraît corroborer le fait qu’Agostinelli ne
travaille plus pour Unic en 1909, mais pour Proust à titre privé,
puis peut-être pour un autre client, c’est la mystérieuse lettre
qu’il adresse à Geneviève Straus pour s’excuser de ne pouvoir
se rendre à la « cour brûlée » (résidence d’été
des Straus qui inspire La Raspelière) par
peur des accidents et parce
que son camarade-chauffeur et ceux employés par Bizet lui font
faux-bon :
Ce
qui m’a arrêté en partie, car mon envie tendue et désespérée
de venir eût tout bouleversé pour cela, et ma peine de ne jamais
voir ces muriers si je ne les revois pas cette année. Mais voilà,
j’ai un camarade qui devait me conduire avec son auto et m’attendre
à Deauville pendant que je serais chez vous. Or il a eu le malheur
d’écraser une petite fille qui est morte deux jours après. Il
continue à sortir tous les jours, mais moi j’ai trop peur. J’ai
voulu m’entendre avec un chauffeur d’ici, ce chauffeur a
momentanément été pris par Bardac. Et ils ont écrasé une
deuxième petite fille, qui celle-là est morte sur le coup (…) Et
les autos de louage ici ne sont pas, hélas ! Celles de Jacques,
une encore en a brisé une autre hier, je n’ose pas...
Pourrait-on
subodorer que cet l’épisode
romanesque du
« mauvais chauffeur » ait
un rapport avec les expéditions vers Chartres, Villebon et Illiers
de
notre fragment α
qui auraient fâché Jacques Bizet, constatant que son meilleur
chauffeur était directement entretenu par son meilleur client de
Cabourg (qui
s’était déjà annexé le
vétéran du groupe) pour
effectuer de longues excursions privées ? Il paraît très
singulier en tout cas que Proust ait soigneusement évité de
recourir à l’aide de Bizet pour trouver ou
retrouver
à Alfred un emploi fixe
de chauffeur, alors
qu’il vient de solliciter (toujours par l’intermédiaire de Mme
Straus) un tel poste, successivement pour Ulrich et un étranger
prénommé Corentin. Ce désir jaloux de ne pas mêler Bizet aux
affaire des Agostinelli s’étend même après la mort d’Alfred à
Emile -que Proust réussit à placer chez les Rostand, et à Anna,
lorsqu’il la dissuade de remplir un emploi d’ouvrière dans les
usines d’armement que les relations de Jacques lui auraient
facilement procuré.
Je
sais bien que c’est mal (anti-proustien et Sainte-beuviste)
d’identifier les personnages à des modèles, mais comment
expliquer -autrement que par le supposé talent d’Octave ce curieux
coup de théâtre qui vient faire d’Andrée, ex-complice et
probable maîtresse d’Albertine- la meilleure amie de Gilberte, au
moment où Rachel devient une des favorites de Mme Verdurin ?
Ainsi Gilberte avait maintenant pour amie inséparable Andrée. Quoique celle-ci commençât, surtout à la faveur du talent de son mari et de sa propre intelligence, à pénétrer non pas certes dans le milieu des Guermantes, mais dans un monde infiniment plus élégant que celui qu’elle fréquentait jadis, on fut étonné que la marquise de Saint-Loup condescendît à devenir sa meilleure amie (TR 983/289).
Qu’il reste quelque chose de Jacques Bizet chez Mme Veuve marquise de Saint-Loup s’expliquerait encore par une allusion à la seconde épouse de Jacques, Alice Frankel-Sachs-Bizet qui pour assurer sa position sociale de reine des salons parisiens s’efforça de faire oublier ses origines juives comme Gilberte de Forcheville s’employa à masquer le patronyme Swann en prenant le nom de son beau-père, finalement mari d’Odette.
Mais pourquoi cette rancune tenace ? Parce que « comme il arrive souvent dans la vie » (et dans la littérature), il arrive que d’anciennes amours impossibles trouvent une consolation dans une union vengeresse (« ris donc Paillasse ! ») qui prend l’aspect -métaphorique bien sûr- d’une double trahison. En d’autres termes, dans un accès de jalousie posthume, Proust n’aurait-il pas imaginé -à tort, comme toujours,- que les liens entre Agostinelli et son patron de l’époque, Jacques Bizet, pussent être ou avoir été plus poussés qu’une simple relation d’employeur à employé ?
On se souvient que, dans la fiction, c’est Gilberte qui introduit Albertine dans la roman. Or, l’audition du septuor de Vinteuil -reconstitué par sa fille Léa, autre maîtresse supposée d’Albertine, ce qui implanterait tétrospectivement son apparition anonyme dans la scène de Montjouvain,- provoque chez le narrateur une scène de questionnement furieux destiné à déclencher l’aveu de relation intimes -en voiture- entre Gilberte et Albertine.
Les phrases de Vinteuil me firent penser à la petite phrase et je dis à Albertine qu'elle avait été comme l'hymne national de l'amour de Swann et d'Odette, « les parents de Gilberte, que vous connaissez je crois. Vous m'avez dit qu'elle avait mauvais genre. N'a-t-elle pas essayé d'avoir des relations avec vous ? Elle m'a parlé de vous. – Oui, comme ses parents la faisaient chercher en voiture au cours par les trop mauvais temps, je crois qu'elle me ramena une fois et m'embrassa », dit-elle au bout d'un moment, en riant et comme si c'était une confidence amusante. « Elle me demanda tout d'un coup si j'aimais les femmes. » (Mais si elle ne faisait que croire se rappeler que Gilberte l'avait ramenée, comment pouvait-elle dire avec autant de précision que Gilberte lui avait posé cette question bizarre ?) « Même, je ne sais quelle idée baroque me prit de la mystifier, je lui répondis que oui. » (On aurait dit qu'Albertine craignait que Gilberte m'eût raconté cela et qu'elle ne voulait pas que je constatasse qu'elle me mentait.) « Mais nous ne fîmes rien du tout. » (C'était étrange, si elles avaient échangé ces confidences, qu'elles n'eussent rien fait, surtout qu'avant cela même, elles s'étaient embrassées dans la voiture, au dire d'Albertine.) « Elle m'a ramenée comme cela quatre ou cinq fois, peut-être un peu plus, et c'est tout. »
Insistance répétée, puisque lors du retour à Tansonville, le Narrateur s’efforce d’obtenir la confirmation de cet aveu bizarre de la bouche même de Gilberte.
Ces conversations, que Gilberte affectionnait, me permirent de lui demander si, dans un genre parallèle, Albertine, dont c'est par elle que j'avais entendu la première fois le nom, quand jadis elles étaient amies de cours, avait de ces goûts. Gilberte refusa
de me donner ce renseignement. Au reste, il y avait longtemps qu'il
eût cessé d'offrir quelque intérêt pour moi. Mais je continuais à
m'en enquérir machinalement, comme un vieillard qui, ayant perdu la
mémoire, demande de temps à autre des nouvelles du fils qu'il a
perdu.
Un autre jour je revins à la charge et demandai encore à Gilberte
si Albertine aimait les femmes. « Oh ! pas du tout. - Mais vous
disiez autrefois qu'elle avait mauvais genre. -J'ai dit cela, moi ?
vous devez vous tromper. En tout cas si je l'ai dit mais vous faites
erreur je parlais au contraire d'amourettes avec des jeunes gens. A
cet âge-là, du reste, cela n'allait probablement pas bien loin. »
Gilberte disait-elle cela pour me cacher qu'elle même, selon ce qu'Albertine m'avait dit, aimait les femmes et avait fait à Albertine des propositions ? Ou bien (car les autres sont souvent plus renseignés sur notre vie que nous ne croyons) savait-elle que j'avais aimé, que j'avais été jaloux d'Albertine et (les autres pouvant savoir plus de vérité que nous ne croyons, mais l'étendre aussi trop loin et être dans l'erreur par des suppositions excessives, alors que nous les avions espérés dans l'erreur par l'absence de toute supposition) s'imaginait-elle que je l'étais encore et me mettait-elle sur les yeux, par bonté, ce bandeau qu'on a toujours tout prêt pour les jaloux ? En tout cas, les paroles de Gilberte, depuis « le mauvais genre » d'autrefois jusqu'au certificat de bonne vie et mœurs d'aujourd'hui, suivaient une marche inverse des affirmations d'Albertine qui avait fini presque par avouer des demi-rapports avec Gilberte. Albertine m'avait étonné en cela comme sur ce que m'avait dit Andrée, car pour toute cette petite bande, si j'avais d'abord cru, avant de la connaître, à sa perversité, je m'étais rendu compte de mes fausses suppositions, comme il arrive si souvent quand on trouve une honnête fille et presque ignorante des réalités de l'amour dans le milieu qu'on avait cru à tort le plus dépravé.
L’inversion de cette situation ouvre un nouvel abîme dans la composition de la fin avortée du roman, la possibilité d’une scène fantôme où le même questionnement conduirait soit à un mariage final entre Gilberte et le Narrateur (il a bien formé le projet d’épouser Andrée), soit à ce que Morel-fils du valet de chambre de l’oncle Adolphe- et le seul personnage hétérosexuel du livre se tombent dans les bras, réconciliés enfin sur le cadavre de Saint-Loup après la mort du baron de Charlus.
Billevesées, dira-t-on. Pourtant, en continuant à lire entre les lignes, c’est bien d’un enfant -réel ou fantasmé- de Robert et Gilberte que le Narrateur est destiné à s’amouracher. Les dernières pages du Temps retrouvé introduisent en effet brièvement un nouveau personnage, Mlle de Saint-Loup, vivante image de la réunion des deux côtés, que Gilberte -à qui il a demandé de lui présenter de très jeunes filles- « tente de coller » au narrateur qui y voit déjà un succédané d’Albertine ! Son destin évoqué en trois lignes nous la montre finalement comme l’épouse d’un littérateur obscur ; résumons :
Je vis Gilberte s’avancer. Moi, … je fus étonné de voir à côté d’elle une jeune fille d’environ seize ans, dont la taille élevée mesurait cette distance que je n’avais pas voulu voir…Gilberte, qui tenait sans doute un peu de l’ascendance de sa mère (et c’est bien cette facilité que j’avais, sans m’en rendre compte, escomptée, en lui demandant de me faire connaître de très jeunes filles), tira, après réflexion, de la demande que j’avais faite, et sans doute pour que le profit ne sortît pas de la famille, une conclusion plus hardie que toutes celles que j’avais pu supposer et, revenant vers moi, me dit :« Si vous le permettez, je vais aller chercher ma fille pour vous la présenter… Je suis sûre qu’elle sera une gentille amie pour vous. »… Ce nez charmant… avait la courbe, non point de celui de Swann mais de celui de Saint-Loup. L’âme de ce Guermantes s’était évanouie… la charmante tête aux yeux perçants de l’oiseau envolé était venue se poser sur les épaules de Mlle de Saint-Loup… Je la trouvais bien belle, pleine encore d’espérances. Riante, formée des années mêmes que j’avais perdues, elle ressemblait à ma jeunesse. Et ma présentation à Mlle de Saint-Loup allait avoir lieu chez Mme Verdurin devenue princesse de Guermantes ! Avec quel charme je repensais à tous nos voyages avec Albertine — dont j’allais demander à Mlle de Saint-Loup d’être un succédané.Cette fille, dont le nom et la fortune pouvaient faire espérer à sa mère qu’elle épouserait un prince royal et couronnerait toute l’œuvre ascendante de Swann et de sa femme, choisit plus tard comme mari un homme de lettres obscur, car elle n’avait aucun snobisme.
A l’appui de ma seconde hypothèse sur la clôture en boucle de l’œuvre, assertion quelque peu délirante, je le reconnais, j’invoquerai encore le principe de symétrie en miroir (ou en terme de contrepoint « en crabe » du motif initial) où l’on voit le personnage de Morel se dissoudre en épousant une destinée en plusieurs points comparable à celle de Mlle de Saint-Loup. Après tout, quoique sans doute son âge ne fasse plus de lui un objet de convoitise pour le narrateur, n’est-il pas métaphoriquement, en même temps qu’un moyen d’atteindre indirectement les secrets enfouis d’Albertine et de Robert, c’est-à-dire de restaurer la jeunesse, le temps perdu et les « erreurs de chronologie », un « frère de lait » de la fille de Gilberte ?
Je comprenais, du reste, d’autant moins pourquoi il se faisait que Morel fût reçu comme l’enfant de la maison partout où étaient les Saint-Loup, à Paris, à Tansonville.
Son avant-dernière apparition le montre comme un littérateur stérile, occupé par esprit de vengeance à produire des contes satyriques pour salir la mémoire de son ancien bienfaiteur, dans un style, pastichant Bergotte qui lui vaut un succès inespéré auprès de la coterie de la future princesse de Guermantes :
… Morel qui, ayant su garder dans les journaux, et même dans le monde, la place que M. de Charlus avait, en prenant, les deux fois, autant de peine, réussi à lui faire obtenir… poursuivait le baron d’une haine implacable ; c’était non seulement cruel de la part de Morel, mais doublement coupable, car quelles qu’eussent été ses relations exactes avec le baron, il avait connu de lui ce qu’il cachait à tant de gens, sa profonde bonté. M. de Charlus avait été avec le violoniste d’une telle générosité, d’une telle délicatesse, lui avait montré de tels scrupules de ne pas manquer à sa parole, qu’en le quittant l’idée que Charlie avait emportée de lui n’était nullement l’idée d’un homme vicieux… mais de l’homme ayant le plus d’idées élevées qu’il eût jamais connu, un homme d’une sensibilité extraordinaire, une manière de saint. Il le niait si peu que, même brouillé avec lui, il disait sincèrement à des parents : « Vous pouvez lui confier votre fils, il ne peut avoir sur lui que la meilleure influence. » … Un peu avant la guerre, de petites chroniques, transparentes pour ce qu’on appelait les initiés, avaient commencé à faire le plus grand tort à M. de Charlus. De l’une intitulée : « Les mésaventures d’une douairière en us, les vieux jours de la Baronne », Mme Verdurin avait acheté cinquante exemplaires pour pouvoir la prêter à ses connaissances, et M. Verdurin, déclarant que Voltaire même n’écrivait pas mieux, en donnait lecture à haute voix. Depuis la guerre le ton avait changé. L’inversion du baron n’était pas seule dénoncée, mais aussi sa prétendue nationalité germanique… Un morceau d’un caractère poétique avait ce titre emprunté à certains airs de danse dans Beethoven : « Une Allemande ». Enfin deux nouvelles : « Oncle d’Amérique et Tante de Francfort » et « Gaillard d’arrière » lues en épreuves dans le petit clan, avaient fait la joie de Brichot lui-même… Les articles eux-mêmes étaient plus fins que ces titres ridicules. Leur style dérivait de Bergotte mais d’une façon à laquelle seul peut-être j’étais sensible, et voici pourquoi. Les écrits de Bergotte n’avaient nullement influé sur Morel. La fécondation s’était faite d’une façon toute particulière et si rare que c’est à cause de cela seulement que je la rapporte ici… Morel, qui l’avait longtemps rencontré, avait fait de lui des « imitations », où il contrefaisait parfaitement sa voix, usant des mêmes mots qu’il eût pris. Or maintenant, Morel pour écrire transcrivait des conversations à la Bergotte, mais sans leur faire subir cette transposition qui en eût fait du Bergotte écrit. Peu de personnes ayant causé avec Bergotte, on ne reconnaissait pas le ton, qui différait du style. Cette fécondation orale est si rare que j’ai voulu la citer ici. Elle ne produit, d’ailleurs, que des fleurs stériles.
Sa dernière apparition, théâtralisée, le montre encore, échangeant un salut muet de réconciliation muet mais aussi ambigu que lors de sa première apparition sur le quai de la gare de Doncières, avec celui -juste retour des choses- qui incarne sa jeunesse à Balbec :
Parmi les personnes présentes se trouvait un homme considérable qui venait, dans un procès fameux, de donner un témoignage dont la seule valeur résidait dans sa haute moralité devant laquelle les juges et les avocats s’étaient unanimement inclinés et qui avait entraîné la condamnation de deux personnes. Aussi y eut-il un mouvement de curiosité et de déférence quand il entra. C’était Morel. J’étais peut-être seul à savoir qu’il avait été entretenu par M. de Charlus, puis par Saint-Loup et en même temps par un ami de Saint-Loup [?]. Malgré ces souvenirs, il me dit bonjour avec plaisir quoique avec réserve. Il se rappelait le temps où nous nous étions vus à Balbec, et ces souvenirs avaient pour lui la poésie et la mélancolie de la jeunesse.
Libera me, Domine, de morte aeterna, in die illa tremenda : quando coeli movendi sunt et terra ; dum veneris judicare saeculum per ignem.
Délivre-moi, Seigneur, de la mort éternelle, en ce jour redoutable où le ciel et la terre seront ébranlés ; quand tu viendras éprouver le monde par le feu.
Tremens factus sum ego, et timeo, dum discussio venerit, atque ventura ira. Dies illa, dies irae, calamitatis et miserirae, dies illa, dies magna et amara valde. Dum veneris judicare saeculum per ignem.
C’est la prière ultime du requiem, de l’homme devant son seigneur, comme du prisonnier à son Maître, du soldat que la balle ennemie renverse, tous réclamant la résurrection après l’épreuve du feu en ce jour grandement amer.
Telle est l’oraison que Proust, revenant sur ses pas, au débouché du raidillon de Tansonville, aurait pu prononcer sur la terre labourée d’obus, par dessus les cadavres « de millions d’inconnus [dont la mort] nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu’un courant d’air. » Tel est le sens du sacrifice de M. de Charlus enchaîné pour la libération de ses petits soldats dans la maison de passe devenue son dernier château.
Au temps où il hésite encore entre thé et tisane, biscotte et madeleine, c’est à l’image d’une efflorescence, comparable à l’effervescence qui libère une substance réparatrice et émolliente dans un liquide qu’il songe d’abord.
Proust en 1911, Proust demande à René Gimpel :
« Connaissez-vous le petit jeu japonais (ou chinois ? Lequel?) qui consiste à mettre des petits papiers dans l’eau [qui] se contournent devenant des bonshommes , etc. Pourriez-vous demander à des japonais comment cela s’appelle, mais surtout si cela se fait quelquefois dans du thé, si cela se fait dans de l’eau indifféremment chaude ou froide, et dans les plus compliqués s’il peut y avoir des maisons, des arbres, des personnages, enfin quoi. Et si cela vous ennuie ne le demandez pas. »
La leçon de la guerre, ce n’est pas écraser l’ennemi, ce qui constitue le projet de la société sclérosée et pervertie, mais la conquête de la liberté pour les survivants, c’est parvenir par l’acceptation et l’affirmation de soi à la réalisation personnelle malgré les oppresseurs et les idéologues du profit, dont l’objectif unique est d’entraver l’aspiration à la jouissance pour régner par la contrainte.
Le 18 juillet 1922, Proust aurait encore pu lire ce texte d’Anatole France dans L’Humanité -mais son admiration pour un vieil auteur qui ne le comprenait plus ne l’a sans doute pas poussé jusqu’à consulter un quotidien si peu prisé de la bonne société :
Je vous prie de signaler à vos lecteurs le récent livre de Michel Corday, les Hauts Fourneaux
[1], qu'il importe de connaître. On y trouvera sur les origines de la conduite de la guerre des idées que vous partagerez et qu'on connaît encore trop mal en France ; on y verra notamment (ce dont nous avions déjà tous deux quelque soupçon) que la guerre mondiale fut essentiellement l’œuvre des hommes d'argent, que ce sont les hauts industriels des différents États de l'Europe qui, tout d'abord, la voulurent, la rendirent nécessaire, la firent, la prolongèrent. Ils en firent leur état, mirent en jeu leur fortune, en tirèrent d'immenses bénéfices et s'y livrèrent avec tant d'ardeur, qu'ils ruinèrent l'Europe, se ruinèrent eux-même et disloquèrent le monde. Écoutez Corday, sur le sujet qu'il traite avec toute la force de sa conviction et toute la puissance de son talent. " Ces hommes-là, ils ressemblent à leurs hauts fourneaux, à ces tours féodales dressées face à face le long des frontières, et dont il faut sans cesse, le jour, la nuit, emplir les entrailles dévorantes de minerai, de charbon, afin que ruisselle au bas la coulée du métal. Eux aussi, leur insatiable appétit exige qu'on jette au feu, sans relâche, dans la paix, dans la guerre, et toutes les richesses du sol, et tous les fruits du travail, et les hommes, oui, les hommes mêmes, par troupeaux, par armées, tous précipités pêle-mêle dans la fournaise béante, afin que s'amasse à leurs pieds les lingots, encore plus de lingots, toujours plus de lingots...Oui, voilà bien leur emblème, leurs armes parlantes, à leur image. Ce sont eux les vrais hauts fourneaux. Ainsi, ceux qui moururent dans cette guerre ne surent pas pourquoi ils mourraient. Ils en est de même dans toutes les guerres. Mais non pas au même degré. Ceux qui tombèrent à Jemmapes ne se trompaient pas à ce point sur la cause à laquelle ils se dévouaient. Cette fois, l'ignorance des victimes est tragique.
On croit mourir pour la patrie; on meurt pour des industriels. Ces maîtres de l'heure possédaient les trois choses nécessaires aux grandes entreprises modernes: des usines, des banques, des journaux. Michel Corday nous montre comment ils usèrent de ces trois machines à broyer le monde. Il me donna, notamment, l'explication d'un phénomène qui m'avait surpris non par lui-même, mais par son excessive intensité, et dont l'histoire ne m'avait pas fourni un semblable exemple: c'est comment la haine d'un peuple, de tout un peuple, s'étendit en France avec une violence inouïe et hors de toute proportion avec les haines soulevées dans ce même pays par les guerre de la Révolution et de l'Empire. Je ne parle pas des guerres de l'ancien régime qui ne faisaient pas haïr aux français les peuples ennemis. Ce fut cette fois, chez nous, une haine qui ne s’éteignit pas avec la paix, nous fit oublier nos propres intérêts et perdre tout sens des réalités, sans même que nous sentions cette passion qui nous possédait, sinon parfois pour la trouver trop faible. Michel Corday montre très bien que cette haine a été forgée par les grands journaux, qui restent coupables, encore à cette heure, d'un état d'esprit qui conduit la France, avec l'Europe entière, à sa ruine totale."L'esprit de vengeance et de haine, dit Michel Corday, est entretenu par les journaux. Et cette orthodoxie farouche ne tolère pas la dissidence ni même la tiédeur. Hors d'elle, tout est défaillance ou félonie. Ne pas la servir c'est la trahir." Vers la fin de la guerre, je m'étonnais devant quelques personnes de cette haine d'un peuple entier comme d'une nouveauté que l'on trouvait naturelle et à laquelle je ne m'habituais pas. Une dame de beaucoup d'intelligence et dont les moeurs étaient douces assura que si c'était une nouveauté, cette nouveauté était fort heureuse. "C'est, dit-elle, un signe de progrès et la preuve que notre morale s'est perfectionnée avec les siècles : la haine est une vertu ; c'est peut-être la plus noble des vertus." Je lui demandais timidement comment il est possible de haïr tout un peuple. - Pensez, madame, un peuple entier c'est grand... Quoi ? Un peuple composé de millions d'individus, différents les uns des autres, dont aucun ne ressemble aux autres, dont un nombre infiniment petit a seul voulu la guerre, dont un nombre moindre encore en est responsable, et dont la masse innocente en a souffert mort et passion.
On croirait que rien n’a changé, qu’après est toujours le même, l’illusion de la permanence suffit à nous désespérer. Qu’après fût aussi l’avant, il suffisait de lire Verlaine pour comprendre, comme les institutions le redoutaient, que la sexualité à elle seule menaçait les fondements de l’ordre établi :
Mes amants n’appartiennent pas aux classes riches :
Ce sont des ouvriers faubouriens ou ruraux,
Leur quinze et leurs vingt ans sans apprêts sont mal chiches
De force assez brutale et de procédés gros.
Je les goûte en habits de travail, cotte et veste ;
Ils ne sentent pas l’ambre et fleurent de santé
Pure et simple ; leur marche un peu lourde, va preste
Pourtant, car jeune, et grave en élasticité ;
Leurs yeux
francs et matois crépitent de malice
Cordiale et des mots
naïvement rusés
Partent non sans un gai juron qui les épice
De
leur bouche bien fraîche aux solides baisers ;
Le
champ
Van
Van Gogh Champ aux coquelicots
Dane Mc Dowell
L’herbier de Marcel Proust, entrée La graine et l’herbe :
« Bien que rien ne puisse ramener l'heure / De la splendeur dans l'herbe, de la gloire dans la fleur ; / Nous ne nous affligerons pas, mais trouvons la force dans ce qu’il en subsiste » Marcel Proust connaissait certainement ces vers de William Wordsworth, qui résument parfaitement la conclusion de
La Recherche.
Et je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur emmagasinée par moi, sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se serait développée, et je me trouvais avoir vécu pour elle sans le savoir, sans que jamais ma vie me parût devoir entrer jamais en contact avec ces livres que j’aurais voulu écrire et pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas de sujet(…) cette vie, les souvenirs de ses tristesses, de ses joies, formaient une réserve pareille à cet albumen qui est logé dans l’ovule des plantes et dans lequel celui-ci puise sa nourriture pour se transformer en graine, en ce temps où on ignore encore que l’embryon d’une plante se développe, lequel est pourtant le lieu de phénomènes chimiques et respiratoires secrets mais très actifs. Ainsi ma vie était-elle en rapport avec ce qui amènerait sa maturation. Et ceux qui se nourriraient ensuite d’elle ignoreraient ce qui aurait été fait pour leur nourriture, comme ignorent ceux qui mangent les graines alimentaires que les riches substances qu’elles contiennent ont d’abord nourri la graine et permis sa maturation. Ainsi mon amour pour Albertine, et tel qu’il en différa, était déjà inscrit dans mon amour pour Gilberte, au milieu des jours heureux duquel j’avais entendu pour la première fois prononcer le nom et faire le portrait d’Albertine par sa tante, sans me douter que ce germe insignifiant se développerait et s’étendrait un jour sur toute ma vie.
Je me disais aussi : « Non seulement est-il encore temps, mais suis-je en état d’accomplir mon œuvre ? » La maladie qui, en me faisant comme un rude directeur de conscience mourir au monde, m’avait rendu service (car si le grain de froment ne meurt après qu’on l’a semé, il restera seul, mais s’il meurt, il portera beaucoup de fruits), la maladie qui, après que la paresse m’avait protégé contre la facilité allait peut-être me garder contre la paresse, la maladie avait usé mes forces et comme je l’avais remarqué depuis longtemps au moment où j’avais cessé d’aimer Albertine, les forces de ma mémoire.
Ainsi
dans la seconde lettre de Gilberte, le grand cimetière de cote 307
est-il un immense champs de blé :
Le petit chemin que vous aimiez tant, que nous appelions le raidillon aux aubépines et où vous prétendez que vous êtes tombé dans votre enfance amoureux de moi, alors que je vous assure en toute vérité que c’était moi qui étais amoureuse de vous, je ne peux pas vous dire l’importance qu’il a prise. L’immense champ de blé auquel il aboutit, c’est la fameuse cote 307 dont vous avez dû voir le nom revenir si souvent dans les communiqués.
Comme Alfred, à l’aube de la guerre, le grain est mort, mais il a porté une multitude de fruits.
Van Gogh Champ de blé aux corbeaux
Bis repetita placent, à seule fin de remettre en contexte la citation fameuse :
Ces morts successives, si redoutées du moi qu’elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n’était plus là pour les sentir, m’avaient fait, depuis quelque temps, comprendre combien il serait peu sage de m’effrayer de la mort. Or c’était maintenant qu’elle m’était devenue depuis peu indifférente que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l’éclosion duquel
était,
au moins pendant quelque temps, indispensable cette vie que tant de
dangers menaçaient. Victor Hugo dit : « Il faut que
l’herbe pousse et que les enfants meurent. » Moi je dis que
la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que
nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que
pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe
drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront
faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur
« déjeuner sur l’herbe ».
Qu’est-ce qui fascine dans
Le déjeuner sur l’herbe ? Le miroir de l’antique qui révèle le mensonge social, l’indifférence des êtres vêtus, chassé du Paradis en même temps qu’ils apprenaient la honte, face au corps nu de l’innocence convoitée, le panier de fruits appartenant à des saison incompatibles et qui ne peuvent doc co-exister dans la même corbeille, l’autre corps dévêtu qui émerge de la source dans la lumière, ce groupe surpris à célébrer sur l’accumulation des générations défuntes la soudaine reverdie où se dressent de nouveaux arbres disproportionnés, et pourtant toujours les mêmes, les êtres chassés d’un Paradis qu’ils ont regagné, par quelle magie, par quel sortilège ? Ni la mémoire, ni l’instinct de survie, ni la beauté toute relative de leurs parade et de leur deuil, seule la fusion avec la rémanence d’ un organisme immatériel toujours en croissance, la force cosmique qui préside au retour de la vague de la mer toujours recommencée, ce qui est et n’est pas pour toujours devenir, la célébration de l’orgie apocalyptique et dionysiaque.
Van
Gogh Moissons en Provence
Ce qui est immortel, ce n’est ni l’art, ni l’âme - encore faudrait-il qu’il reste des lecteurs pour parcourir le livre, des spectateurs pourvu d’yeux humains pour observer le tableau que l’usure n’aura pas détruit et d’un corps subtil muni d’oreilles pour percevoir la musique des sphères– ce n’est pas l’auteur, mais le personnage né de sa fantaisie, le dieu que le mortel s’est fabriqué à partir des multiples soi pour en figurer la représentation ; la seule force éternelle, obstinée et aveugle dela nature, le moteur de l’entropie, qui résiste à toute extinction, qu’on l’appelle feu, imagination, talent, foi, essence, mouvement perpétuel, expansion, révolution, qu’il trouve ou non une forme à laquelle s’appliquer, le levier primordial, même en l’absence de point fixe, (cause non causée, équation insoluble, mort-naissance), ce qui traverse les temps et les espaces, la seule force qui ignore les limites, s’accroît ou crée le vide en se nourrissant de sa propre substance, c’est le Désir.